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Tétralogies : Page d'accueil du Phédon - Page d'accueil de la 4ème tétralogie - Texte du dialogue en grec ou en anglais à Perseus |
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(4ème tétralogie : L'âme - 2ème dialogue de la trilogie) |
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Dans le récit que fait Phédon pour Échérate et ses compagnons des propos qu'aurait tenus Socrate dans sa prison au dernier jour de sa vie, juste avant de boire la ciguë, ce dernier vient de terminer le récit de son expérience avec Anaxagore et du changement de direction qui en a résulté dans sa manière de penser et de raisonner, le conduisant à mettre en œuvre ce qu'il a appelé une « seconde navigation » (deuteron ploun, 99d1) dans laquelle il accorde la première place aux logoi pour « examiner en eux la vérité des étants » (99e5-6). Ce qu'il veut dire, c'est qu'il a pris conscience du fait que le logos était l'outil incontournable pour chercher à comprendre le monde dans lequel nous vivons, mais que, tout autant que le vue, il ne nous donnait encore qu'une « image » de celui-ci, mais une image intelligible et non plus visible, et que donc, pour arriver à l'utiliser de manière efficace, après avoir pris conscience du caratère d'« image » de ce à quoi il nous donnait accès, il fallait en comprendre les mécanismes, le pouvoir et les limites et comprendre comment des mots, simples phénomènes sonores ou graphiques sans rapport avec ce qu'ils prétendent désigner, pouvaient pourtant produire du sens et nous donner accès à autre chose qu'eux et comment ils le faisaient. Phédon, ayant conclu le récit de Socrate, ajoute que Cébès et Simmias en approuvèrent le contenu et, à ce moment-là, Échécrate interromp le récit de Phédon pour manifester sa propre admiration. S'ensuit un bref échange en style direct entre lui et Phédon, qui constitue le début de la section ici traduite, avant que ce dernier ne reprenne son récit en rapportant la suite de la discussion entre Socrate et Cébès.
(vers la section précédente : L'autobiographie intellectuelle du Socrate de Platon)
[102a] ...
ÉCHÉCRATE. — Oui, par Zeus, à bon droit en effet ! Car [c'est] de manière étonnante, me semble-t-il, que de manière claire même pour quelqu'un ayant un esprit étroit, celui-ci a tenu ces propos.
PHÉDON.
— Tout à fait en effet, Échécrate, et cela sembla [le cas] à tous ceux [qui étaient] présents.
ÉCHÉCRATE. — Et aussi en effet à nous les absents, mais [t']écoutant à présent. Mais maintenant, quels furent les propos tenus après ceux-là ?
PHÉDON. — Eh bien, si je me souviens bien, après qu'avec lui, sur tout cela, l'accord ait [102b] été atteint, et qu'on se soit mis d'accord sur le fait que chacun des eidè est quelque chose et que les autres qu'eux, en recevant une part de ceux-là mêmes, prennent le qualiticatif correspondant, (2) il posa alors cette question : « Si maintenant, dit-il, tu dis [que] cela [est] ainsi, est-ce que, quand tu dis que Simmias est plus grand que Socrate, mais plus petit que Phédon, tu dis alors que sont en Simmias les deux, et la grandeur, et la petitesse ?
Moi, oui en effet.
Mais alors, dit-il, tu conviens que ce « Simmias surpasse Socrate » (3) tel que c'est dit par les paroles (4) [102c] n'appréhende pas ainsi le vrai ? (5) Car en quelque sorte, Simmias n'a pas dans sa nature de surpasser par cela, le [fait d']être Simmias, mais par la grandeur qu'il se trouve par hasard avoir, ni d'autre part de surpasser Socrate parce que Socrate est Socrate, mais parce que Socrate a de la petitesse par rapport à sa grandeur. (6)
Vrai.
Ni bien sûr d'autre part d'être surpassé par Phédon par le fait que Phédon est Phédon, mais parce que Phédon a de la grandeur par rapport à la petitesse de Simmias.
C'est ça.
Ainsi donc,
Simmias prend le qualificaitf d'être petit et aussi grand, en étant au milieu entre les deux, d'une part du fait de surpasser [102d] par la grandeur en soumettant la petitesse de l'un, d'autre part en concédant à l'autre la grandeur dépassant sa petitesse. » Et en même temps souriant : « Je me donne l'impression de parler à la manière d'un rédacteur de contrats, (7) mais pourtant il en va bien quelque part comme je dis. » Il fut d'accord.
« Eh bien ! je dis cela pour cette raison que je veux que vous pensiez comme moi, car il est clair pour moi que non seulement la grandeur elle-même jamais ne consentira à être en même temps grande et petite, mais encore que la grandeur en nous jamais n'accueillera le petit ni ne consentira à être surpassée, (8) mais de deux choses l'une, soit fuir et s'éloigner [102e] quand s'approche d'elle son contraire, le petit, soit périr lorsque l'autre s'approche, sans consentir à être autre que cela même qu'elle était en supportant et en recevant la petitesse, comme moi, ayant reçu et supporté la petitesse et étant encore celui-là même que je suis, je suis celui-là même petit, mais ça (la grandeur) ne s'est pas résigné, étant "grand", à être "petit". (9) Ainsi donc, de la même façon aussi, le petit en nous ne consent jamais à devenir "grand" ou à [l']être, pas plus qu'aucun des contraires, étant encore cela même qu'il était, (10) en même temps [103a] à devenir et aussi être le contraire, mais ou évidemment il s'éloigne, ou il périt du fait de cette affection.
Tout à fait, dit Cébès,
ça me parait ainsi. »
Et quelqu'un dit parmi les présents, ayant entendu [cela]— mais lequel c'était, je ne m'en souviens pas clairement : « Par les dieux, n'a-t-il pas été convenu dans les propos tenus auparavant par nous du contraire même de ceux tenus à présent, que du plus petit provient le plus grand et du plus grand le plus petit, et que tout simplement, telle est la provenance des contraires, à partir des contraires ? Mais à présent, il me semble être dit que cela ne peut jamais se produire. »
Et Socrate, ayant tourné la tête et écouté : [103b] « Courageusement, dit-il, tu as rafraichi notre mémoire. Néanmoins, tu ne comprends pas ce qui est différent entre ce qui est dit maintenant et ce qui l'était alors. Car alors, il a en effet été dit que la chose contraire provient de la chose contraire, alors que maintenant, que le contraire lui-même ne peut jamais provenir de son propre contraire, ni celui en nous, ni celui dans la nature. (11) Car alors, l'ami, nous parlions des contraires à propos de ceux qui les portent, qualifiant ceux-ci par leur qualificatif (celui des contraires), alors que maintenant [nous parlons] de ceux-là même par la présence desquels portent leur qualificatf les [choses] nommées, [103c] et nous disons que ceux-là mêmes ne consentiront jamais à avoir reçu leur origine les uns des autres. » (12)
Et en même temps regardant vers Cébès, il parla : « Ne serait-ce pas que quelque part, Cébès, dit-il, toi aussi, quelque chose de ce que celui-ci a dit t'a troublé ?
Non, au contraire, dit Cébès, il n'en est pas ainsi pour moi, néanmoins je ne dis pas qu'il n'y a pas beaucoup [de choses] qui me troublent.
Donc sommes-nous tombés d'accord, reprit-il, sans restrictions là-dessus : qu'en aucune manière, un contraire ne sera son propre contraire ?
Tout à fait, dit-il.
Eh bien ! Examine encore aussi ceci avec moi, dit-il, [pour voir] si tu tomberas d'accord avec moi : [il y a] quelque chose [que] tu appelles "chaud", et [quelque chose] "froid" ?
Moi, oui.
Est-ce donc cela-même [que tu appelles] neige et feu ?
[103d] Par Zeus, certainement pas moi !
Mais [c'est] quelque chose d'autre
que le feu, le chaud, et quelque chose d'autre que la neige, le froid ?
Oui.
Mais cela du moins, je pense, te paraît convenable : jamais, étant du moins neige recevant le chaud, comme nous avons dit dans nos [propos] antérieurs, elle ne sera encore cela-même qu'elle était, neige, et chaude, mais, le chaud approchant, ou elle s'éloignera de lui, ou elle périra.
Tout à fait, en effet.
Et donc le feu à son tour, le froid s'approchant de lui, ou se retirera peu à peu, ou périra, et en tout cas n'acceptant jamais de recevoir la froidure et d'être encore cela-même qu'il était, feu, et froid.
[103e] Tu dis vrai, dit-il.
C'est donc, reprit-il, que, dans certains cas similaires, non seulement l'eidos lui-même est jugé digne de son nom à lui pour l'éternité, mais encore autre chose, qui n'est pas ça, mais possède toujours sa forme (morphè) pour autant qu'il soit. (13) Mais avec cela encore, peut-être ce que je dis sera-t-il plus clair : car l'impair doit toujours en quelque sorte recevoir ce nom que précisément nous lui donnons à présent, non ?
Tout à fait, en effet.
Est-ce que [c'est] seul d'entre les étants— c'est cela que je demande— ou aussi quelque chose [104a] d'autre, qui est d'une part pas ce qu'[est] précisément l'impair, mais d'autre part doit également lui-même, en plus de son propre nom, être toujours aussi appelé cela du fait d'être naturellement tel qu'[il ne peut] jamais être séparé de l'impair ?
Mais je dis que c'est par exemple aussi ce que subit la troisité (14) et beaucoup d'autres [nombres]. Mais examine le cas de la troisité. Ne te semble-t-il pas qu'elle doit toujours être appelée par son nom et par celui de l'impair, qui n'est pas celui de la troisité ? Mais pareillement sont naturellement tels et la troisité et la cinquité et la moitié de tous [104b] les nombres, de sorte que, n'étant pas ce qu'[est] précisément l'impair, toujours chacun d'entre eux est impair. Et au contraire, les deux et les quatre (15) et toute l'autre rangée des nombres à son tour, n'étant pas ce qu'[est] précisément le pair, de la même façon, chacun d'entre eux est toujours pair. Tu [en] conviens ou non ?
Comment en effet ne pas [en convenir] ? dit-il.
Ce que maintenant, dit-il, je veux rendre clair, sois[-y] attentif.
C'est donc ceci, qu'il est clair que chacun des contraires ne se reçoivent pas l'un l'autre, mais aussi ceux, autant qu'ils sont, qui, bien que n'étant pas contraires les uns aux autres, possèdent toujours un contraire et que ceux-ci, semble-t-il, ne reçoivent pas non plus cette idea (16) qui serait contraire à celle qui est en eux, mais, celle-ci allant sur [eux], soit en vérité périront, [104c] soit s'éloigneront. Est-ce que nous ne dirons pas que les trois, (17) ou périront ou subiront n'importe quoi d'autre avant d'endurer, étant encore trois, de devenir pair ?
Tout à fait en effet, dit Cébès.
Et pourtant, reprit-il, dualité n'est assurément pas contraire à troisité.
Eh bien ! non en effet.
Donc [ce ne sont] pas seulement les eidè contraires [qui] n'endurent pas d'aller les uns sur les autres, (18) mais certains autres aussi
n'endurent pas les contraires allant sur eux.
[C'est
]très vrai, dit-il, [ce que] tu dis.
Veux-tu donc, reprit-il, que, pour autant que nous [en] soyons capables, nous définissions de quelle sorte ils sont ?
Eh bien ! tout à fait.
[104d] Est-ce que donc, dit-il, Cébès, ce ne serait pas ceux qui obligent ce qu'ils occupent non seulement à acquérir leur propre idea, (19) mais aussi d'autre part toujours celle de quelque chose de contraire à quelque chose. (20)
Que veux-tu dire ?
La même chose que ce que nous avons dit à l'instant, car tu sais sans doute que ce qu'occupe l'idea des trois, (21) il est nécessaire pour eux non seulement d'être trois, mais aussi impair.
Tout à fait en effet.
Sur quelque chose de tel donc, disons-nous, l'idea contraire à cette forme (morphè) qui la parachèverait (22) jamais ne viendrait ?
Non en effet.
Mais [ce qui l']achevait évidemment, [c'était] la [forme] impaire. (23)
Oui.
Mais contraire à celle-ci, celle du pair ?
Oui.
[104e] Sur les trois donc, l'idea du pair jamais ne viendra. (24)
Bien sûr que non !
Exclus donc du pair, les trois. (25)
Exclus !
Non-paire donc, la troisité. (26)
Oui.
Voilà donc ce que j'ai appelé définir quelles sortes [de choses], n'étant pas contraires à quelque chose, pareillement ne reçoivent pas cela, le contraire, comme à présent, la troisité, n'étant pas contraire au pair, ne l'acceuillera pas davantage, car elle apporte toujours avec elle son contraire, comme la dualité celui de l'impair [105a] et le feu celui du froid et d'autres choses en très grand nombre. Mais vois maintenant si tu te [le] définis ainsi : non seulement, [pour] le contraire, ne pas accueillir le contraire, mais encore, [pour] ce qui apporterait quelque chose de contraire à lui sur ce sur quoi il irait, cela même qui apporte la contrariété de ce qui est apporté, ne jamais l'accueillir. (27) Mais rappelle-toi une fois encore, car ce n'est pas déshonorant d'entendre plusieurs fois : les cinq n'accueilleront pas celle du pair, ni les dix celle de l'impair, [eux qui en sont] le double ; et justement, cela même est contraire à autre chose, mais pareillement [105b] n'accueillera pas celle de l'impair, (28) et donc pas non plus le un et demi ni les autres choses semblables, [qui sont] la moitié, celle du tout, (29) et le tiers à son tour et toutes les choses semblables, (30) si bien sûr tu suis et que ça te paraît tel à toi aussi. (31)
Tout à fait, et ça [me] paraît tel à moi aussi, dit-il, et je suis.
Eh bien ! en reprenant, dit-il, depuis le début, parle et ne répond pas avec les mots de ma question, mais en m'imitant. Eh bien ! je veux dire qu'à côté de la réponse dont j'ai parlé en premier, celle [qui est] solide, à partir des propos maintenant tenus, je vois une autre sûreté. (32) Si tu me demandais en effet par quoi qui est apparu dans le corps quelque chose sera chaud, je ne te dirai pas [105c] cette réponse sûre, celle d'un ignorant, que ce par quoi, [c'est] la chaleur, mais celle plus recherchée, à partir des [propos tenus] maintenant, que ce par quoi, [c'est] le feu ; (33), ni, si tu demandais par quoi qui est apparu dans le corps quelque chose est malade, je ne dirai pas que ce par quoi, [c'est] la maladie, mais que ce par quoi, [c'est] la fièvre (34), ni, [si tu demandais] par quoi qui est apparu dans un nombre, il sera impair, je ne dirai pas que ce par quoi, [c'est] l'imparité, mais que ce par quoi, [c'est] l'unité, (35) et pareillement pour tout le reste. Mais vois si maintenant, tu as suffisamment vu (36) ce que je veux dire.
Mais tout à fait suffisamment, dit-il.
Réponds donc, reprit-il :
par quoi qui est apparu dans le corps sera-il vivant ?
Ce par quoi[, c'est] l'âme, dit-il.
[105d] En est-il donc toujours ainsi ?
Comment en effet [ne le serait-ce] pas, reprit-il.
L'âme donc, quoi qu'elle-même occupe, elle vient toujours en apportant sur ça la vie ?
Elle vient assurément, dit-il.
Mais
est-il quelque chose de contraire à la vie ou rien ?
Il est, dit-il.
Quoi ?
[La] mort.
Donc l'âme ne pourra jamais accueillir le contraire de ce qu'elle apporte toujours, comme nous en sommes tombés d'accord auparavant ?
Et tout à fait, dit Cébès.
Quoi donc ? Ce qui n'accueille pas l'idea du pair, (37) comment donc l'avons-nous alors appelé ?
Non-pair, dit-il.
Et ce qui n'accueille pas du juste ? Et celui qui n'accueille pas ce qui favorise la culture ? (38)
[105e] Non-cultivé, dit-il, et l'autre non-juste. (39)
Soit ! Mais ce qui n'accueille pas la mort, comment l'appelons-nous ?
Non-mortel, dit-il.
Et donc l'âme n'accueille pas la mort ?
Non.
Non-mortelle donc l'âme ?
Non-mortelle.
Soit ! dit-il. Disons-nous donc à présent que cela est prouvé ? Que t'en semble ? (40)
Et de manière tout à fait suffisante, en effet, Socrate !
Quoi donc, reprit-il, Cébès ? Si, pour le non-pair, il était nécessaire [106a] d'être non-périssable, (41) les trois pouvaient-ils être autre chose que non-périssables ? (42)
Comment en effet [ne le seraient-ils] pas ?
Donc, si le non-chaud, il [lui] était nécessaire d'être non-périssable,
chaque fois que quelqu'un amènerait du chaud sur de la neige, la neige se retirerait, étant intacte et non-fondue ? Car elle ne perirait bien sûr pas, et ne recevrait pas non plus la chaleur en le supportant. (43)
Tu dis vrai, dit-il.
Et ainsi pareillement, me semble-t-il, si de même le non-refroidissable (44) était non-périssable, chaque fois que sur le feu quelque chose de froid viendrait, jamais il ne s'éteindrait (45) ni ne périrait, mais il disparaîtrait en s'éloignant intact.
Nécessairement, dit-il.
[106b] Donc, n'[est-il] pas aussi, dit-il, nécessaire, à propos du non-mortel, de parler ainsi ? Si vraiment le non-mortel est aussi non-périssable, impossible à l'âme, quand la mort vient sur elle, de périr, car alors vraiment la mort, selon ce que nous avons dit auparavant, elle ne [la] recevrait ni ne serait morte, (46) comme les trois ne seront, avons-nous dit, pairs, ni bien sûr à son tout l'impair, ni non plus certes un feu froid, pas plus bien sûr que la chaleur (47) dans le feu. « Mais qu'est-ce qui empêche », pourrait dire quelqu'un, « en effet [que], l'impair, sans apparaître( / devenir) pair lorsque le pair s'approche, comme [106c] cela a fait l'objet d'un accord entre nous, mais lui-même périssant, du pair soit apparu à sa place ? » (48) À celui qui parlerait ainsi, nous n'aurions pas la possibilité de soutenir jusqu'au bout qu'il ne périt pas, car le non-pair n'est pas non-périssable, quoique, si cela avait fait l'objet d'un accord entre nous, nous aurions facilement pu soutenir jusqu'au bout que, le pair allant sur [eux], l'impair et les trois disparaissent en s'éloignant ; et à propos du feu et de la chaleur, et de tout le reste, nous aurions soutenu jusqu'au bout la même chose, non ? (49)
Tout à fait en effet.
Et donc maintenant, à propos
du non-mortel, si d'un côté, le fait d'être aussi non-périssable avait fait l'objet d'un accord entre nous, l'âme serait, du fait d'être non-mortelle, [106d] aussi non-périssable ; mais si [ce n'était] pas [le cas], il y aurait besoin d'un autre logos. (50)
Mais
il n'y a besoin de rien, dit-il, en tout cas à ce sujet. Difficilement en effet quelque chose d'autre ne recevrait pas la corruption si
ce qui est non-mortel en étant éternel recevait la corruption ! (51)
Mais du moins le dieu, (52) je pense, dit Socrate,
et l'eidos même de la vie (53) et si quelque chose d'autre est non-mortel, ce serait par tous un objet d'accord que ça ne périt jamais. (54)
Certainement par tous les hommes, par Zeus !, dit-il, et certainement aussi plus encore, à ce que je pense, par les dieux.
[106e] Puisque donc le non-mortel est aussi non-corruptible, [l']âme serait-elle autre chose, si elle a chance d'être non-mortelle, qu'aussi non-périssable ? (55)
De toute nécessité !
Donc quand la mort vient sur l'homme, ce qui est mortel de lui d'une part, à ce qu'il semble, meurt,
ce qui est non-mortel d'autre part, intact et non-corrompu, disparaît en s'en allant, s'éloignant de la mort ? (56)
C'est manifeste ! (57)
Plus que tout donc, dit-il, Cébès, [l']âme [serait] non-mortelle et [107a] non-périssable, et à ce qu'il en est, (58) nos âmes seront chez Hadès ? (59)
Certes, pour ma part, Socrate, dit-il, je n'ai sur ces [questions] la possibilité ni de dire autre chose, ni en aucune manière de ne pas ajouter foi à ces propos. Mais si maintenant Simmias ici présent ou quelqu'un d'autre a quelque chose à dire, il ferait bien de ne pas se taire, dans la mesure où je ne vois pas en vue de quel autre moment favorable (60) on pourrait différer en dehors de l'instant présent si l'on veut sur ces [questions], soit dire, soit entendre quelque chose.
Mais vraiment, reprit Simmias, je ne sais moi-même comment je pourrais ne pas [y] ajouter foi à partir des propos qui ont effectivement été tenus. Pourtant, du fait de l'importance [107b] de ce sur quoi sont les propos [tenus], et n'accordant aucun prix à la faiblesse humaine, je suis contraint à avoir encore de la défiance par-devers moi vis à vis des propos tenus. (61)
Pas seulement en effet, Simmias, dit Socrate,
mais tu parles bien de ceux-là et aussi évidemment des soutiens premiers [sur lesquels ils s'appuient], (62) car s'ils sont dignes de confiance pour nous, ils doivent également être examinés d'une manière qui en fasse mieux apparaître l'évidence. (63) Et si vous les distinguez de manière suffisante, (64) à ce qu'il me semble, vous vous laisserez conduire par le logos, au plus loin où il est possible à l'homme de se laisser conduire, (65) et, si cela même devient évident, vous ne chercherez rien au delà. (66)
Tu dis vrai, dit-il.
[107c] Mais cela du moins, dit-il, hommes [que vous êtes], (67)[il est] juste d'y réfléchir jusqu'au bout : que, si tant est que l'âme [est] non-mortelle, elle a donc besoin de sollicitude, non seulement pendant ce temps que nous appelons le vivre, mais pendant la totalité [du temps], et le risque à ce moment-là semblerait aussi être terrible si l'on n'en prenait pas soin. Car si la mort était la séparation du tout, ce serait une aubaine pour ceux qui sont mauvais en mourant d'être séparés à la fois de leur corps et de leur propre mauvaiseté (68) conjointement avec leur âme. Mais maintenant, puisqu'elle parait être non-mortelle, il ne peut [107d] être pour elle aucune autre échappatoire à ses mauvaisetés, ni aucun salut en dehors du fait de devenir la meilleure et la plus raisonnable possible, (69) car [c'est] en ayant rien d'autre [que] l'âme s'en va vers Hadès, sinon son éducation et son mode de vie (70), lesquels sont justement dits au plus haut point, soit bénéficier, soit nuire à celui qui vient de mourir dès le commencement de ce voyage. (71)
Socrate enchaîne sur un mythe eschatologique qui met un terme à la discussion sur le sort de l'âme à la mort en l'absence d'arguments rationnels irréfutables, avant de clore la discussion par la conclusion suivante (Phédon, 114c6-115a9) :
[114c]...Mais [c'est] à cause de tout ce que j'ai exposé en détail [qu']il est nécessaire, Simmias, de tout faire pour avoir part à l'excellence et au bon sens dans la vie ; (72) car belle [est] la récompense et l'espérance grande. [114d] En vérite, affirmer à toute force que, sur ces [choses], il en va comme je l'ai moi-même exposé en détail ne convient pas à un homme ayant quelque intelligence ; que néanmoins il en soit ainsi ou à peu près ainsi concernant nos âmes et leurs habitations, puisque en effet l'âme paraît bien être non-mortelle, cela me semble à la fois convenir et valoir le risque pour qui pense qu'il en va ainsi, car beau [est] le risque et il est nécessaire en de telles [matières] comme de pratiquer des incantations sur soi-même, et c'est bien pourquoi moi-même, depuis un moment, je fais durer le mythe ! (73) Mais, pour ces [raisons], il faut qu'il soit confiant en ce qui concerne sa propre [114e] âme, l'homme qui, dans sa vie, envoie promener les autres plaisirs, ceux relatifs au corps, et à ses parures, comme étant étrangers et [le] conduisant à accomplir tout le contraire, mais s'applique à ceux relatifs au [fait d']apprendre et, en parant son âme avec rien d'autre que sa propre parure, modération [115a] et aussi justice et courage et liberté et vérité, (74) attend ainsi le voyage vers Hadès pour se mettre en chemin quand le destin l'appelle. Et vous donc, dit-il, Simmias et Cébès et les autres, dans l'avenir à un moment ou à un autre, chacun de vous se mettra en chemin, mais moi, dès maintenant il m'appelle, dirait un homme faisant dans la tragédie, mon destin et il est à peu près l'heure pour moi de me diriger vers le bain, car il [me] semble en effet être mieux de boire la drogue une fois baigné plutôt que de causer des tracas aux femmes pour baigner un cadavre.
(1) Pour quelques commentaires
sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction
aux extraits traduits de La République.
Pour ce travail j'avais à ma disposition les éditions du texte grec du dialogue et les traductions suivantes :
- Le texte grec du Phédon de John Burnet (OCT 1903) et la traduction de Victor Cousin
(1846) disponibles sur le site de Philippe Remacle
- Le texte grec et la traduction en anglais du Phédon disponibles sur le site Perseus, repris du volume 1 de l'édition des œuvres de Platon en 12 volumes, Euthyphro, Apology, Crito, Phaedo, Phaedrus, Translated by Harold North Fowler, Loeb Classical Library vol. 36, Cambridge, MA, 1914.
- Platon, Phédon, texte grec établi et traduit en français par Léon Robin, dans les œuvres complètes de Platon publiées dans la collection Budé, Tomes IV - 1ère partie, Les Belles Lettres, Paris, 1926
- La traduction en français du Phédon par Léon Robin dans le volume I des œuvres complètes de Platon en 2 volumes publiée dans la collection La Pléiade, Paris, 1950
- Platon, Apologie de Socrate, Criton, Phédon, traduction en français de E. Chambry, Classiques Garnier, reprise dans la collection GF Flammarion, n° 75, Paris, 1965
- Platon, Phédon, texte grec établi et traduit en français par Paul Vicaire, dans les œuvres complètes de Platon publiées dans la collection Budé, Tomes IV - 1ère partie (nouvelle édition), Les Belles Lettres, Paris, 1983
- Platon, Phédon, traduction en français, introduction et notes par Monique Dixsaut, GF Flammarion n° 489, Paris, 1991
- Platon, Apologie de Socrate, Criton, Phédon, traduction de Bernard et Renée Piettre, Les classiques de la philosophie, Le livre de Poche, LGF, Paris, 1992
- Le texte grec du Phédon, édité par E. A. Duke, W. F. Hicken, W. S. M. Nicoll, D. B. Robinson et J. C. G. Strachan dans le volume I des « Platonis Opera » dans la collection Oxford Classical Texts (OCT), Oxford, 1995 (<==)
(2) « Le fait que chacun des eidè est quelque chose et que les autres qu'eux, en recevant une part de ceux-là mêmes, prennent le qualiticatif correspondant » traduit le grec einai ti hekaston tôn eidôn kai toutôn talla metalambanonta autôn toutôn tèn epônumian ischein, mot à mot : « être quelque_chose chacun des eidè et de_ceux_là les_autres recevant_une_part d'eux-mêmes ceux-ci le qualificatif prendre ».
Le mot le plus important de ce membre de phrase est eidôn, génitif pluriel d'eidos (eidè au nominatif pluriel), qui est l'un des mots que l'on traduit par « formes » lorsqu'on suppose qu'il fait référence à ce qui est au cœur de la supposée « théorie des formes / idées » qu'on attribue à Platon, où il est en concurrence avec le mot idea, de sens voisin, tous deux issus de racines renvoyant à la vue, avec le sens premier d'« aspect extérieur, apparence ». Comme je l'ai indiqué dans la note 33 à ma traduction de la secton précedente, c'est là la première des quatre occurrence de ce mot dans le Phédon où l'on peut lui supposer ce sens « technique » et il a auparavant déjà été utilisé 11 fois, toujours dans des sens usuels, de « forme, apparence » ou de « genre, sorte, espèce », c'est-à-dire renvoyant à ce qui est commun à un ensemble de « choses » (au sens le plus large possible de ce mot) partageant une « apparence », au départ purement visuelle, ou plus généralement, des caractéristiques communes, de quelque nature qu'elles soient, sensibles et/ou intelligibles, qui invitent à les considérer de ce point de vue comme un groupe, potentiellement justiciable d'une appellation commune. Tous les traducteurs que j'ai consultés le comprennent en ce sens « technique » ou supposé « platonicien » et comprennent einai ti (« être quelque chose ») en un sens « existentiel » :
- Cousin : « (on lui eut accordé que) toute idée existe en soi, et que c'est de la participation que les choses ont avec elle qu'elles tirent leur dénomination »
- Robin (Budé) : « (on se fut mis d'accord sur) l'existence réelle de chacune des formes, sur la participation à ces formes de tout ce qui n'est pas elle et qui en reçoit la dénomination », avec une note disant : « En participant à l'Idée, la chose lui devient homonyme (78e) »
- Robin (Pléiade) : « (on se fut mis d'accord sur) l'existence singulière de chaque nature et sur le fait que, d'un autre côté, les choses qui participent à ces natures, portent le nom de celles-ci », avec une note sur nature qui dit : « Le Beau-en-soi, le Grand-en-soi, qui ne sont que ce qu'ils sont, dans l'unicité de leur nature, de ce qui, techniquement, s'appelle leur Forme ou, traditionnellement, leur Idée: ce dernier terme, simple décalque du terme grec que traduit forme, ne fait pas néanmoins contresens, puisque la forme dont il s'agit est une essence intelligible. Les choses de l'expérience sensible sont seulement « homonymes » à ces natures uniques, et, pour elles, exister individuellement, c'est avoir part éventuellement à ces réalités permanentes. »
- Chambry : « (tombés d'accord sur) l'existence réelle de chacune des formes, et que c'est de la participation que les autres choses ont avec elle qu'elles tirent leur dénomination »
- Vicaire : « (admis que) chacune de ces formes existe et que tout ce qui participe à ces formes en reçoit la dénomination »
- Dixsaut : « (reconnu que) chacune de ces Formes existe et est une chose déterminée, et que les autres choses reçoivent leur dénomination de leur participation à ces Formes »
- Piettre : « (être convenus que) chacune de ces formes existe et que tout ce qui par ailleurs participe de ces formes reçoit d'elles leur dénomination », avec une note sur existe qui dit : « Formes ou Idées (eidos). Le terme eidos a été employé pour la première fois en 78e, et va revenir beaucoup plus fréquemment (avec idea qu'on peut considérer comme synomyme) dans cette dernière partie du texte. »
Il convient toutefois de noter que le mot eidos n'est pas mis ici par Phédon dans ce qui se présente comme une reproduction quasi-littérale des propos de Socrate et de ses interlocuteurs sous forme de dialogue direct, comme c'est le cas pour la presque totalité du Phédon, mais dans un court résumé fait par lui d'une discussion qui semble avoir impliqué tous les présents, qu'il introduit par une mise en garde sur la fidélité de sa mémoire (« si je me souviens bien » (hôs egô oimai)). Ce mode de présentation qui interromp un récit qui, avant et après, se veut une transcription littérale des propos de Socrate et sème le doute sur ce qui est « résumé » ici par Phédon peut être vu justement comme un moyen d'attirer l'attention du lecteur sur ce mot et de l'inviter à se demander si c'est bien celui qu'avait employé Socrate lui-même et, en fin de compte, quel sens précis il faut lui donner ici. Or l'accord que rapporte Phédon ne cherche pas à fixer un vocabulaire technique qui serait celui de la supposée « théorie des formes / idées », puisqu'il ne porte que sur un seul mot et que Socrate va, peu après, dans des propos que Phédon rapporte en reprenant le récit mot pour mot de la discussion avec lui, utiliser d'autres mots de sens voisin, idea (6 occurrences) et, dans une moindre mesure, morphè (2 occurrences), laissant au lecteur le soin de déterminer quel sens spécifique il donne à chacun de ces mots, en commençant par supposer que, si le Socrate de Platon emploie des mots différents, c'est qu'il parle de choses différentes, et que chacun de ces mots garde le même sens tout au long de la discussion avant d'en venir éventuellement, si ces hypothèses sont intenables dans tel ou tel cas, à se rabattre sur l'idée que l'un des mots désigne la même chose que l'autre dans ce cas, ou que le mot employé à cet endroit à un sens différent du sens qu'il avait dans ses emplois antérieurs. Il convient donc de commencer par examiner plus en détail sur quoi porte l'accord rapporté par Phédon à propos du seul mot eidos. Cet accord porte sur deux points : (1) « chacun des eidè est quelque chose » (einai ti hekaston tôn eidôn) et (2) c'est d'une relation restant à préciser (décrite ici au moyen du verbe metalambanein) que les autres qu'eux (les eidè) tirent des « qualificatifs » (eponumiai), c'est-à-dire des mots (onomata) qui leur sont « posés dessus » (epi). Il n'est pas question ici d'une unique « forme / idée » qui donnerait son (unique) nom à ce qui y « participerait », mais de quelque chose (ti) qui justifie l'emploi d'un mot (parmi d'autres) à propos de « choses » par rapport auxquelles ce mot est pertinent parce que ces « choses » présentent des caractéristiques qui sont celles associées à cet eidos, ou, dit autrement, sont de cette « sorte » (l'un des sens d'eidos). La question est donc de savoir si ce mot est employé ici de manière cohérente avec d'autres emplois qu'en fait Socrate dans d'autres dialogues dans des contextes similaires.
Le texte pertinent pour ce faire est la discussion sur les différents eidè (« sortes ») de couches(/lits) au début du livre X de la République, dans laquelle Socrate cherche à nous faire comprendre la différence qu'il fait entre eidois et idea de manière en grande partie arbitraire (le choix aurait parfaitement pu être inverse sans que cela change rien au sens de ses propos, puisque ce qui seul compte, c'est la différence qu'il fait entre les deux), et le fait que ce n'est justement que par cette différence que ces deux mots de sens très voisins doivent se comprennent, et non pas à partir de l'un ou l'autre des sens spécifiques de chacun, et cette différence qui leur donne sens ensemble, c'est que l'un, eidos, désigne quelque chose qui est d'origine humaine, alors que l'autre, idea, désigne quelque de très proche, mais qui est d'origine divine, c'est-à-dire justement pas d'origine humaine. En effet, lorsqu'il dit que « nous avons l'habitude de nous poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom » (eidos ti hen hekaston eiôthamen tithesthai peri hekasta ta polla hois tauton onoma epipheromen, République X, 596a6-7), il met les eidè en relation avec la problématique du nommage, c'est-à-dire avec les créations humaines que sont les mots, et en utilisant pour ce faire le verbe tithenai (« poser ») au moyen (tithesthai), forme proche du réflexif qui renvoie à l'intérêt que le sujet prend dans l'action (d'où ma traduction par « nous poser »), il cherche à faire comprendre que ces eidè sont des créations de chacun par lesquels chacun donne sens aux mots qu'il utilise, entend ou lit, qui évoluent tout au long de sa vie, et non pas des « idées » transcendantes, immuables, hors du temps et de l'espace et s'imposant à tous ; par contre, lorsqu'il en vient aux ideai, dans une formule qui reprend le même eiothamen (« nous avons l'haitude de ») pour nous inviter à faire le parallèle avec la formule concernant les eidè, la formulation se dédouble en une partie qui nous concerne et qui décrit l'usage que nous faisons des ideai à partir de la manière dont nous en parlons, à l'aide de l'exemple du fabriquant de lit, lorsque nous disons que c'est « en fixant le regard sur l'idea » de lit (pros tèn idean blepôn, République X, 596b7, blepôn étant pris ici au sens analogique renvoyant à la « vue » de l'esprit) que le fabriquant de lit fabrique des lits, et une partie distincte qui concerne l'origine de ces ideai et qui n'a plus « nous » comme sujet, dans laquelle il dit que « de l'idea elle-même du moins, aucun des producteurs n'est le producteur » (tèn ge idean autèn, dèmiourgei oudeis tôn dèmiourgôn, République X, 596b9-10), ce qui fait clairement la distinction entre eidè d'origine humaine et ideai « transcendantes », dont il attribue l'origine à un dieu, c'est-à-dire à un être intelligent, et même plus intelligent que l'homme, qu'il qualifie de « jardinier / planteur » (phutourgon, République X, 597d5, seule occurrence de ce mot dans tous les dialogues) et compare aussi à un roi (basileus, République X, 597e7), pour nous faire comprendre que son travail ressemble plus à celui d'un jardinier semant des graines dont germeront des produits qui n'ont rien de commun dans l'apparence avec la graine qui leur a donné naissance, ou à celui d'un législateur posant les lois (de la nature, dans son cas) qui fixent des règles de comportement de ses sujets et non pas des modèles auxquels ils doivent ressembler physiquement qu'à celui d'un créateur de modèles qu'il s'agirait ensuite d'imiter, et que donc ces ideai ne sont pas des modèles que la nature cherche à imiter, comme le peintre imite le lit matériel fabriqué par l'artisan, le seul qui réponde à l'idea de lit et sur lequel on puisse dormir (ce qui n'est le cas ni du lit peint, ni de l'idea de lit, ni encore du mot « lit »), mais des principes d'intelligibilité permettant de comprendre le monde qui nous entoure, et qu'elles constituent la cible des eidè que nous nous posons, sans pour autant être ce dont elles ne sont que des ideai, les « ça-même » (ta auta), les pragmata (« faits / choses ») qu'elles ne font que rendre compréhensibles à l'esprit humain en tant que tel, avec ses contraintes et ses limites (auxquelles s'ajoutent pour chacun les limites propres de sa nature individuelle).
On peut par ailleurs se rappeler ce qu'a dit Socrate dans la section précédente sur ce qu'il appelait sa « seconde traversée », dans laquelle il avait décidé « en ayant recours aux logoi, d’examiner en eux la vérité des étants » (Phédon, 99e5-6) tout en étant conscient du fait que « celui qui examine dans des logoi les étants, les examine [tout autant] dans des images que celui [qui les examine] dans des actes / faits (en ergois) » (Phédon, 100a1-3, compris comme je l'explique en note 53 sur la traduction de cette section), déclarations dans lesquelles il est bien question de logoi au sens le plus général, comme je l'explique dans la note 52 sur la traduction de cette section : rechercher dans les logoi la vérité des étants, cela suppose de commencer par admettre que les mots ne sont pas les choses qu'ils ne font que désigner, plus ou moins bien selon les personnes, et de chercher ensuite à bien comprendre les limites de cet outil et d'identifier les pièges dans lesquels il ne faut pas tomber. Et la première chose qu'il faut bien comprendre, c'est que, comme l'a montré la discussion de République X sur les lits, les mots n'ont de sens que par la médiation des eidè que chacun se pose pour leur donner sens, mais qu'il y a des ideai dont ils ne sont pas les créateurs, qui garantissent l'« objectivité » de ce dont on parle et constituent des cibles pour les eidè que chacun se pose et fait évoluer tout au long de sa vie, rendant possible qu'on parvienne à se comprendre tant bien que mal avec ces mots qui ne nous apprennent rien par eux-mêmes sur ce qu'ils désignent. Contrairement à ce que dit le Socrate du Théétète (qui n'est pas le Socrate de la République et du Phédon, comme je l'explique dans la page de ce site intitulée Les Socrates de Platon), le logos n'est pas « l'entrelacement des mots » (onomatôn sumplokèn, Théétète, 202b5-6), mais, comme le dira l'Étranger d'Élée dans le Sophiste, « l'entrelacement des eidè les uns avec les autres » (tèn allèlôn tôn eidôn sumplokèn, Sophiste, 259e5-6), eidè devant être compris au sens défini au livre X de la République et constituant la seule chose que peut manipuler notre esprit humain, les ideai n'en étant que des cibles lointaines hors de l'esprit humain (au contraire des eidè), représentées dans l'allégorie de la caverne par les astres du ciel. Il est donc normal que la discussion rapportée ici se focalise sur les eidè et non sur les ideai, qui apparaîtront plus tard, puisqu'il y est question de logoi et de noms (onomata). Mais il faut aussi admettre que Socrate vise ici tous les mots signifiants, noms aussi bien qu'adjectifs et verbes, qui prennent tous sens pour chacun de nous par le même mécanisme des eidè, qu'ils renvoient à des réalités visibles, matérielles et périssables ou à des notions abstraites et intemporelles. Le mécanisme qui permet de donner sens aux mots pour produire un logos porteur de sens est le même dans tous les cas et passe par la médiation des eidè que chacun se pose (tithesthai), explicitement ou implicitement, à cet effet depuis qu'il commence à apprendre à parler, et commence, ce faisant, à associer dans un premier temps des images purement visuelles à des mots avant que de commencer à leur donner du sens par des procédés plus sophistiqués qui ne reposent plus sur les seules images visuelles.
Et donc, lorsque Phédon dit que les participants se sont mis d'accord sur le fait que « chacun des eidè est quelque chose » (einai ti hekaston tôn eidôn), il ne faut pas chercher dans ces mots l'affirmation d'on ne sait trop quelle « existence » de « formes » ou « idées » transcendantes.
Le fait de remplace « être » par « exister » ne fait en rien progresser la compréhension tant qu'on ne précise pas de quelle « existence » on parle, et le fait d'affirmer l'« existence « réelle » des eidè n'impose en rien de les considérer comme transcendantes. Une pensée dans ma tête « est réellement » une pensée dans ma tête. « Être quelque chose » (einai ti) ne s'oppose qu'à « n'être rien » (ouden einai), mais ne préjuge en rien du « quelque chose » (ti) que l'on est, n'implique aucunement que ce « quelque chose » soit une forme / idée éternelle. On est dans le logos et n'importe quel mot ou expression peut prendre la place du ti (« quelque chose ») sans remettre en cause le fait qu'en disant cela de ce dont on parle, on le dit bien « être quelque chose ». Si je dis qu'un eidos est une pensée dans l'esprit d'une personne par laquelle elle donne sens à un mot qu'elle emploie, je dis tout autant qu'un eidos « est quelque chose » que si je dis que c'est une idée transcendante hors du temps et de l'espace à laquelle participeraient toutes les « choses » matérielles et périssables auxquelles je donne ce nom. Simplement, ce n'est pas la même chose, mais c'est « quelque chose » (ti) dans les deux cas, quelque chose de différent dans chacun des deux cas, mais « quelque chose » (ti) dans les deux cas. Toute la suite de la discussion va se focaliser sur les ambiguïtés que peut receler l'usage d'un mot ou d'une expression à propos d'un sujet, renvoyant au problème que posera l'Étranger d'Élée dans le Sophiste, à l'articulation entre la partie « historique » de la longue parenthèse qu'il ouvre dans la septième caractérisation du sophiste pour mettre en évidence la possibilité du logos faux et sa partie « constructive » qui va mettre en évidence les règles de fonctionnement du logos, lorsqu'il se propose d'expliquer « de quelle manière nous pouvons bien appeler par de multiples noms le même ça dans chaque cas » (kath' hontina pote tropon pollois onomasi tauton touto hekastote prosagoreuomen, Sophiste, 251a5-6), c'est-à-dire comment nous pouvons faire d'un sujet, quel qu'il soit, le sujet d'une multitude d'attributions le mettant en relation avec d'autres mots, noms (Socrate est un sculpteur), adjectifs (Socrate est laid) ou verbes (Socrate parle), qui établissent des relations dans le logos entre les eidè que chacun associe aux mots utilisés (plus ou moins différents d'une personne à une autre), et dont toute la question est de savoir si elles reflètent adéquatement ou pas ce qui est le cas au niveau des étants en cause. Et, à ce point de la discussion, on n'en est pas encore à se demander si, par exemple, « laid » dans « Socrate est laid » n'est qu'une notion dans la tête de celui qui le dit (ce qui est « être quelque chose », même si ce « quelque chose » n'est « quelque chose » que pour celui qui le dit, encore que, pour les autres, c'est au moins un mot, ce qui est aussi « être quelque chose ») ou si ce mot renvoie à « quelque chose » qui ne dépend pas de celui qui l'utilise, ni de ceux qui l'entendent. La question pertinente à propos de n'importe quoi n'est pas « est-ce que c'est ou est-ce que ça n'est pas ? », mais « qu'est-ce que c'est ? », quelle est l'étance (ousia) de cet étant (on) ? », ou plus généralement, pour ne pas penser qu'il n'y a pour chaque étant (on) qu'une seule ousia (« étance ») qui soit pertinente, « quels sont les attributs (ousiai) pertinents par rapport à ce sujet (on) », de manière pérenne ou temporaire, et une réponse par « c'est une chimère », « c'est un mot » ou « c'est un rêve » énonce pour Platon tout autant une « étance » (ousia) que « c'est un cheval », « c'est beau » ou « il dort » (qu'on peut reformuler sous la forme « il est dormant » pour faire apparaître le verbe « être »), puisque dans tous les cas, on dit « c'est ».
Et si Phédon utilise le mot eponumia, qui signifie étymologiquement « nom posé sur (epi) », et non pas simplement onoma (« nom »), il faut le comprendre en ayant présent à l'esprit les propos de l'Étranger du Sophiste que je viens de citer : dans la plupart des cas, nous associons dans le logos des mots (onomata) à des « sujets » dont ce n'est pas le nom, si tant est que tout ce qui peut être sujet ait un nom dont on puisse dire que c'est son nom, le seul qui mérite cette appellation, ce qu'Aristote, infidèle à Platon, appellerait son ousia (traduit dans ce cas plutôt par « essence » que par « étance »). C'est la raison pour laquelle, plutôt que de traduire eponumia par « nom », surtout avec l'article « le » au singulier devant (tèn eponuman), ce qui serait ignorer le préfixe ep(i) au début du mot et le sens général du propos de Socrate, ou par « surnom », qui en serait la transposition en français, mais avec un mot dont le sens n'est pas le même en français et qui fait perdre ce que Platon veut faire comprendre ici, et en tenant compte du fait qu'onoma en grec a un sens plus général que « nom » en français au sens grammatical qui l'oppose par exemple à « adjectif » ou « verbe », un sens plus proche de celui de « mot », je le traduis par « qualificatif », plus ouvert sur le fait que ce n'est pas nécessairement le nom de ce dont on parle, mais un mot que celui qui parle considère comme pertinent à propos du sujet en cause, en ajoutant « correspondant », qui explicite le sens de l'article défini présent en grec : c'est le qualificatif, non pas parce qu'il est le seul pertinent, mais parce qu'il est celui qui découle de la pertinence supposée par celui qui parle de l'eidos qu'il associe à ce nom, quel qu'il soit, relativement au sujet en cause.
En fait, lorsque Platon utilise le mot eidos dans le sens que je décris ici, il n'en change pas fondamentalement le sens collectif usuel, celui de « sorte, espèce » (évolution de son sens premier individuel d'« apparence (pour la vue) »). Ce qu'il fait, c'est constater que le logos est rendu possible pour l'homme par son aptitude à reconnaitre du « même » et du « autre », du semblable et du différent dans ce qu'il perçoit, en s'affranchissant pour cela de certains « détails », et pour commencer de la position dans l'espace et dans le temps, ou en se concentrant sur certains aspects seulement de ce qu'il examine au-delà même de l'« unité » supposée de ce qui est à l'origine de ces perceptions : une même image visuelle d'une personne peut être analysée simultanément en formes, couleurs, membres, organes apparents, corps et vêtements, position couchée, assise ou debout, mouvement, etc., et une même séquence sonore d'un air d'opéra peut être analysée pour y distinguer plusieurs instruments de musique, une voix, des paroles, des notes, un rythme, des bruits de fond de l'environnement, etc., et chacune de ces composantes est identifiée par analogie (du « même ») avec d'autres composantes de perceptions anlogues dans le passé, et correspond donc dans chaque cas à un eidos spécifique, c'est-à-dire un ensemble de caractéristiques sensibles ou purement intelligibles que partagent en commun tout ce qui appartient à cette « sorte » (eidos) de « choses » ou de « notion », qu'a développé dans sa pensée celui qui fait cette analyse, et qu'il est susceptible de faire évoluer au fil de nouvelles analyses de perceptions similaires. Que les mots prennent naissance dans cette notion de « même » nous est suggéré par Socrate dans l'allégorie de la caverne, lorsqu'il dit à propos des prisonniers enchaînés au fond de la caverne, incapables de bouger les membres et la tête et n'ayant la possibiité de voir que les ombres sur la paroi de la caverne qui leur fait face, c'est-à-dire que les images fournies par la vue, que « s'ils étaient capables de dialoguer entre
eux, les [choses] présentes étant les mêmes, ne crois-tu pas qu'ils prendraient
l'habitude de donner des noms à ces [choses] mêmes qu'ils voient ? », et le fait qu'il dise cela des prisonniers enchaînés, qui représentent l'état initial de tout être humain, montre que cette possibilité est là dès l'origine et commence à se manifester dans l'apprentissage du langage. C'est ce même rôle fondamentale de la possibilité d'identifier du « même » et du « autre » dans tout ce que nous percevons et pensons, et donc de se poser des eidè associés à des mots, qui explique que, dans son « mythe vraisemblable », Timée fasse du « même » et du « autre » deux des composants de l'âme humaine, en tant que sources du logos qui la spécifie. Et c'est pourquoi Parménide, à la fin de sa conversation avec Socrate dans laquelle il n'est pas parvenu à trouver une explication valable et résistant à sa critique de ce que sont les eidè / ideai (lui ne fait pas la différence entre les deux) conclut que « si
de fait maintenant, Socrate, au contraire on ne laisse pas être des eidè des étants, ayant porté son regard sur tout ce qu'on examine en
ce moment même et d'autres [choses] semblables, et qu'on ne définit
pas un certain eidos unique de chacun, on n'aura nulle part où
tourner sa pensée, en ne laissant pas une idean de chacun des étants être toujours la même,
et ainsi, on détruira tout à fait la puissance du dialegesthai » (Parménide, 135b5-c2), en quoi il rejoint d'Étranger du Sophiste qui dit, en prélude à sa définition du logos par « l'entrelacement des eidè les uns avec les autres » (tèn allèlôn tôn eidôn sumplokèn, Sophiste, 259e5-6) citée plus haut dans cette note, que « c'est l'anéantissement le plus définitif de tout logos, le [fait de] disjoindre chaque [étant] de tous les autres » (teleôtatè pantôn logôn estin aphanisis to dialuein hekaston apo pantôn, Sophiste, 259e4-6) : si l'on ne peut regrouper des étants en « sortes / espèces » (eidè) justiciables de noms, pas de logos possible, et cela ne préjuge pas de la nature sensible / visible ou seulement intelligible de ce qui sert à définir des « sortes / espèces » (eidè) et à leur donner des noms (noms au sens grammatical, adjectifs ou verbes).
Cette manière d'envisager le logos dans sa relation avec ce qu'il cherche à représenter et à faire comprendre repose sur un certain nombre de convictions de Platon qu'il convient de bien avoir en tête pour tirer profit de ses dialogues en ne les lisant pas avec les « œillères » d'Aristote.
La première de ces convictions est que le logos cherche à décrire quelque chose, le monde qui nous entoure, qui a une objectivité propre par rapport à laquelle nous sommes dans un premier temps passifs vis à vis des actions qu'il peut avoir sur nous en sollicitant nos sensations et notre intelligence (ce qui justifie le terme de pragmata pour en parler, substantif dérivé du verbe prattein, qui signifie « faire, agir »), qui fait qu'on ne peut pas dire n'importe quoi à son sujet et que donc un logos peut être vrai ou faux.
La seconde de ces convictions est que le savoir n'est pas dans les mots (onomata), mais dans un au-delà des mots, par définition indicible (puisque justement au-delà des mots), que chacun doit construire dans son esprit. Et cet au-delà, c'est précisément l'ensemble des eidè que chacun se pose pour donner sens aux mots qu'il emploie et des relations qu'il suppose entre ces eidè en cherchant à être le plus proche possible des ideai qui en sont les cibles et des relations qu'elles entretiennent entre elles et qui donnent justement à chacun d'eux son sens. Un bon exemple de cette distanciation par rapport aux mots nous est donné par Platon dans l'analogie de la ligne : dans l'analogie elle-même, lorsque Socrate donne un nom à chacun des quatre pathèmata (« affections / états d'esprit ») dans l'âme qu'il associe à chacun des quatre segments qu'il vient de décrire, il donne comme nom au second sous-segment du perçu par l'intelligence « noèsis » (que je traduis à ce point par « appréhension par l'intelligence (noûs, dont dérive noèsis) »). Mais lorsqu'il revient sur l'analogie et la résume dans la discussion sur la dialektikè comme couronnement de l'éducation des philosophes, alors qu'il conserve le même nom pour les trois autres pathèmata, il remplace noèsis par « epistèmè » (« savoir », République VII, 533e8), dans un contexte où il est impossible pour le lecteur de douter que c'est de la même chose qu'il parle, puisqu'il fait référence à l'analogie proposée antérieurement et garde leur nom initial pour les trois autres pathèmata (que d'ailleurs il appelle à ce point « moirai » (« parts / lots ») et non plus « pathèmata » (« affections / états d'esprit ») !). Et pour tout arranger, il utilise à ce point noèsis pour désigner autre chose, à savoir, l'ensemble formé par les deux pathèmata / moirai du perçu par l'intelligence ! Tout cela n'est pas manque d'attention de sa part, mais au contraire actions délibérées pour tester l'attention du lecteur et lui faire toucher du doigt par l'exemple le fait que ce ne sont pas les noms en eux-mêmes qui font connaître ce qu'on veut leur faire désigner, mais les relations qu'ils entretiennent les uns avec les autres dans les logoi où ils apparaissent. C'est au lecteur de se rendre compte par le contexte que Platon parle bien de la même chose quand il l'appelle une première fois noèsis et une seconde fois epistèmè, et que par contre il parle de deux choses différentes en utilisant le même mot noèsis dans chacune des deux discussions. Et non seulement de s'en rendre compte dans le cas d'espèce, ce qui n'est, somme toute, pas trop difficile, mais d'en tirer les conséquences par généralisation dans sa compréhension de ce qu'est le logos et de ce que sont les mots par rapport à ce qu'ils servent à désigner. Et cette manière de faire permet à la fois de ne pas absolutiser les mots en créant un vocabulaire « technique » (comme le ferait Aristote) et de présenter ce dont il est question sous des jours différents, chacun des mots utilisé pour en parler tirant avec lui des éclairages complémentaires induits par les autres usages que l'on peut en faire dans d'autres contextes. Ainsi, parler de « pathèmata » (« affections / états d'esprit ») à propos de ce qu'il associe aux quatre segments de la ligne, c'est mettre l'accent sur notre passivité par rapport à ce qui active nos sens et notre intelligence, au moins dans un premier temps (on ne choisit pas ce qu'on voit ou entend, et pas toujours ce à quoi on pense, qui peut justement dépendre de ce qu'on voit et entend), et, par complémentarité, sur le caractère « objectif » de ce qui « active » nos sens et notre intelligence ; en parler comme de « moirai » (« parts / lots »), c'est mettre l'accent sur le fait que nous ne sommes pas tous égaux par rapport à ces « sollicitations » venues de l'extérieur et que tous ne sont sans doute pas capables, selon le « lot » qui est le leur, de progresser jusqu'à l'état d'esprit le plus abouti, celui de la « compréhension » (noèsis) et du « savoir » (epistèmè).
En conclusion, on est bien ici dans une problématique d'attribution de noms et, si l'on a présente à l'esprit la discussion de la République sur les différentes sortes de lits, considérée comme le lieu où Socrate montre le plus explicitement la différence qu'il fait entre eidos et idea quand cette différence est importante, l'utilistion ici d'eidos par Phédon est parfaitement cohérente avec les propos du Socrate de la République. (<==)
(3) On remarquera que Socrate a remplacé une formulation construite autout du verbe einai (« être ») (« Simmias est plus grand que Socrate » (Simmian Sokratous meizô einai)), par une formulation qui évite ce verbe, mais veut dire la même chose : « Simmias surpasse Socrate » (Simmian huperechein Sokratous). Cela n'est sans doute pas innocent et participe à nous faire comprendre par l'exemple que ce ne sont pas les mots qui comptent, mais le sens qu'ils véhiculent au moyen des eidè, sens qui découle du contexte. (<==)
(4) « Paroles » traduit le mot grec rhèma (ici au datif pluriel rhèmasi), substantif dérivé du verbe eirein, qui signifie « dire, parler », dans un sens proche de celui de legein, dont dérive logos. Mais le sens de rhèma est beaucoup plus restreint que celui de logos, et se contente de désigner des « mots » ou des assemblages de mots, des « paroles », des « phrases » quand en particuier il est opposé à onoma (« mot »), mais sans la moindre notion de « raison » ou de « sens » de ces paroles. Dans le Sophiste, l'Étranger d'Élée donne à ce terme un sens « grammatical » de « verbe » en l'opposant à onoma (« nom »), en faisant deux catégories distinctes de mots, l'une désignant des activités, l'autre des « objets / choses ». Mais ce sens spécialisé ne se trouve que dans le Sophiste. Dans le Théétète, quand le Socrate mis en scène dans ce dialogue utilise l'expression rhèmata kai onomata, par exemple en Théétète, 206d1-5 pour donner une défiintion du logos, il faut la comprendre comme signifiant « expressions / phrases et mots » et non pas comme « verbes et noms. (<==)
(5) Comme je le disais dans la note 2, on est bien ici dans une problématique d'analyse fine de la manière dont les mots doivent se comprendre selon le contexte des phrases (rhèmata) dans lesquelles ils sont utilisés. En suggérant que les paroles n'appréhendent pas le vrai, Socrate veut pointer les ambiguïtés du langage, dans lequel les mots ne doivent pas se comprendre individuellement les uns des autres, mais dans le tout que forme une proposition, si bien que le même mot peut prendre des sens différents selon le contexte et que des combinaisons de mots différents peuvent vouloir dire la même chose, comme ici « Simmias est plus grand que Socrate » (Simmian Sokratous meizô einai)) et « Simmias surpasse Socrate » (Simmian huperechein Sokratous). Cela peut nous paraître trivial, mais il faut se mettre dans la situation de l'époque de Socrate à Athènes, où, dans le contexte d'une démocratie naissante qui donne potentiellement la parole à tous les citoyens pour intervenir dans les affaires publiques et être jurés dans les tribunaux (il y avait cinq cents jurés dans le tribunal qui a condamné Socrate !), les Athéniens découvraient le pouvoir des mot sous l'influence des rhéteurs comme Gorgias et des sophistes comme Protagoras, et où les gens se bousculaient pour aller écouter des conversations comme celle qu'imagine Platon dans l'Euthydème, qui nous paraissent aujourd'hui du plus parfait ridicule et difficilement imaginables de nos jours (et même si c'est un produit de l'imagination de Platon et qu'il a un peu forcé la charge, il n'a pu le faire qu'à partir de situations réelles du même genre). Quand on applique le mot « dépasse » (huperechein) ou « plus grand » (meizô) à Simmias, cela ne signifie pas la même chose que quand on lui applique le nom « Simmias » ou le qualificatif « homme », et pourtant les formulations sont similaires. Simplement, la phrase ne s'arrête pas là, et les mots qui suivent modulent le sens des mots qui ont précédé. Une proposition faite de mots doit se comprendre comme un tout dans lequel ce sont les relations entre mots et non pas les mots pris individuellement et supposés de sens univoque qui sont signifiants. Cela nous paraît une évidence, mais ça ne l'était pas pour tout le monde à l'époque de Socrate et Platon, ou des beaux parleurs pouvaient soutenir que l'erreur n'existe pas dans le logos; qu'un logos est nécessairement vrai (il faut près de la moitié du Sophiste à l'Étranger d'Élée pour commettre ce qu'il considère comme un « parricide » contre son vénérable concitoyen Parménide en établissant la possibilité du logos faux (pseudès logos)). (<==)
(6) « Simmias n'a pas dans sa nature de surpasser » traduit le grec ou pephukenai Simmian huperechein, dans lequel pephukenai est l'infinitif parfait actif du verbe phuein, qui signifie « pousser, faire naître, faire croître », et aussi « être né dans telles ou telles conditions ou avec telles ou telles dispositions ». C'est de ce verbe que dérive phusis, qui signifie « nature », mot français dérivé de l'équivalent latin de phusis, natura, dérivé de nascere (« naître »), équivalent latin de phuein. Socrate précise aussitôt ce qu'il entend par cette formule : ce n'est pas « par le [fait d']être Simmias » (tôi Simmian einai) que Simmias « dépasse », en d'autres termes, « dépasser » (huperechein), sans plus de précisions, n'est pas toujours vrai de Simmias, mais est conjoncturel, et vrai seulement par rapport à certaines personnes ou objets. C'est ce que signifie l'emploi du verbe tugchanein, sous la forme tugchanei, que j'ai traduite par « il se trouve par hasard », pour rendre sensible en français le fait que tugchanein est à la racine du mot tuchè, qui signifie « chance (bonne ou mauvaise) fortune, hasard » et évoque l'idée d'obtenir quelque chose par hasard. Et si le fait de « dépasser » ne doit rien à la nature de Simmias, le fait de « dépasser Socrate » ne doit rien à la nature de Socrate, mais seulement à une relation conjoncturelle de l'un par rapport à l'autre sur le plan de la taille au moment où ces propos sont tenus (il a pu y avoir dans le passé un moment où Simmias, encore enfant, était plus petit que Socrate déjà adulte). Tout cela nous semble trivial de nos jours, mais nous montre la difficulté qu'il a pu y avoir du temps de Socrate et Platon à clarifier une certain nombre de notions relativement au langage pour des gens qui ne faisaient pas encore clairement la différence entre des mots et ce qu'ils prétendent désigner. Aristote tentera de mettre de l'ordre dans tout ça, en particulier en introduisant ce qu'il appellera « catégories », mais il devra pour ce faire, créer un langage spécifique (un métalangage grammatical) et il ne parviendra pas, au contraire de Platon, à se défaire de l'idée que le verbe einai (« être ») a un ou des sens par lui-même (sur cette question, voir la note 24 à ma traduction de Théétète, 184b3-187a9 sous le titre Du savoir perception au savoir opinion). (<==)
(7) « Parler à la manière d'un rédacteur de contrats » traduit le grec suggraphikôs erein, dans lequel suggraphikôs est un adverbe formé sur l'adjectif suggraphikos, lui-même dérivé de suggraphè, nom qui désigne toute sorte d'écrit en prose, et en particulier un contrat ou un accord écrit. C'est la seule occurrence de cet adverbe, non seulement dans tous les dialogues, mais dans tous les classiques grecs disponible sur le site Perseus, et l'on n'y trouve aucune occurrence de l'adjectif dont il dérive. On ne trouve que deux occurrences de suggraphè dans les dialogues, l'une en Phèdre, 235c4, où le mot désigne des ouvrages écrits en prose, et l'autre en Lois, XII, 953e6, où le mot désigne un accord écrit à valeur contractuelle. Par contre, le mot est fréquent chez Démosthène (115 occurrences, dans des contextes judiciaires). Le LSJ donne comme traduction de suggraphikôs erein dans l'entrée pour suggraphikos « speak like a book » (« parler comme un livre »), mais je pense que, dans l'esprit de Platon, l'idée plus spécifique de « contrat » et la connotation juridiques sont prévalentes. Il est en effet en train de mettre en évidence les ambiguïtés du langage et il nous donne là un texte dans lequel il semble qu'il ait tout fait pour le rendre le plus incompréhensible et ambigu possible, comme on peut penser que le faisaient délibérément certains rédacteurs de contrats pour berner l'un des signataires moins au fait du jargon juridique au bénéfice de l'autre (qu'on pense aujourd'hui aux contrats d'assurance). Voyons donc de plus près ce texte, qui est en grec, en l'éclatant sur trois lignes pour mieux faire ressortir les parallèles et les différences entre les deux clauses problématiques et en donnant la traduction mot à mot sous chaque ligne :
houtôs ara ho Simmias epônumian echei smikros te kai megas einai, en mesôi ôn amphoterôn,
(ainsi donc le Simmias qualificatif prend petit aussi et grand être, au milieu étant des_deux)
(1) tou men tôi megethei huperechein tèn smikrotèta hupechôn,
(du d'une_part par_la grandeur surpasser la petitesse soumettant)
(2) tôi de to megethos tès smikrotètos parechôn huperechon
(par_le d'autre_part la grandeur de_la petitesse fournissant dépassant).
La première chose que l'on peut remarquer, c'est que Platon s'est bien gardé d'utiliser les noms des personnes impliquées, Socrate comme étant plus petit que Simmias, et Phédon comme étant plus grande que lui, et se contente d'employer une tournure usuelle en grec, ho men..., ho de...(« l'un..., l'autre...), qui laisse à chacun le soin de déterminer lequel est « l'un », lequel est « l'autre ». Cela ne serait pas trop grave si la suite levait l'indétermination, et, avec une telle tournure, on attendrait une formule symétrique du genre : « la grandeur de l'un (Phédon) fait apparaître sa petitesse (à lui, Simmias), la petitesse de l'autre (Socrate), sa grandeur (à lui, Simmias) », mais ce n'est pas ce que fait Platon, qui commence la dissymétrie dès la formule ho men..., ho de...(« l'un..., l'autre...), dont le premier membre est au génitif (tou men), dont on ne sait s'il complémente tôi megethei (« par la grandeur ») ou tèn smikrotèta (« la petitesse »), les deux étant théoriquement possibles, même si la proximité invite plutôt à le rapprocher du premier, et le second membre au datif (tôi men), qui en fait le complément d'attribution du participe présent au masculin parechôn (« fournissant / procurant / accordant / permettant / concédant »), pendant dans cette seconde clause du participe présent masculin hupechôn (« soumettant »). Si l'on retrouve sans suprise dans les deux clauses les mots megethos (« grandeur »), au datif megethei la première fois, à l'accusatif megethos la seconde, et smikrotès (« petitesse »), à l'accusatif smikrotèta la première fois, au génitif smikrotètos la seconde, on retrouve aussi dans les deux clauses le verbe huperechein (« surpasser »), à l'infinitif présent actif huperechein la première fois, au participe présent actif à l'accusatif neutre huperechon la seconde, ou elle appele le complément au génitif tès smikrotètos (« de la petitesse », le « de » étant justifié en français dans le cas de la traduction du verbe par « se tenir (echein) au-dessus de (huper) », qui en est le sens littéral, mais disparaissant avec une traduction par « surpasser »). Par contre, on trouve dans chaque clause un autre verbe dérivé d'echein (« tenir, posséder, avoir »), différent dans chaque cas, mais y jouant le même rôle de verbe principal au participe présent nominatif masculin singulier de la proposition qui constitue la clause, dont le sujet implicite est dans les deux cas Simmias, et si l'un, hupechein (« soumettre ») semble être l'opposé de huperechein (« surpasser »), dans lequel huper (« au-dessus ») a été remplacé par hup(o) (« au-dessous »), l'autre, parechein (« fournir / procurer / accorder / permettre / concéder »), est construit sur le préfixe para- (« auprès de, à côté de ») qui nous sort de l'opposition « au-dessus / au-dessous », et aucun des deux n'intervient dans un sens où il est l'opposé de huperechein pris au sens de « surpasser / dépasser (par la taille) ». Pour tenter que comprendre, et donc de traduire cette réplique, il faut supposer que l'une des deux clauses évoque la cas où Simmias est grand et l'autre le cas où il est petit ; mais le fait que dans ce qui précède ces deux clauses, il mentionne « petit » avant « grand » n'impose pas que ce soit la première clause qui traite du cas ou Simmias est petit et la seconde le cas où il est grand, une formulation en miroir étant parfaitement possible. Si l'on se tourne vers les traductions que j'ai consultées, le résultat est le suivant (pour faciliter la lecture, j'ai mis au début de chacune des deux clauses, entre parenthèses après son numéro, ce qu'elle implique pour Simmias (petit ou grand)) :
- Cousin : « Ainsi Simmias est appelé à la fois petit et grand, et il est entre les deux,
(1 : grand) surpassant la petitesse de l'un par la supériorité de sa grandeur,
(2 : petit) et reconnaissant à l’autre une grandeur qui surpasse sa petitesse. »
- Robin (Budé) : « De la sorte, par conséquent, la dénomination qui appartient à Simmias, c'est aussi bien « être grand » que « être petit », puisqu'il est entre les deux
(1 : petit) et qu'à la grandeur de l'un, pour que celle-ci dépasse, il soumet sa petitesse,
(2 : grand) tandis qu'à l'autre ce qu'il présente, c'est sa grandeur, qui dépasse la petitesse de celui-ci »
- Robin (Pléiade) : « Donc de cette manière, « être grand », aussi bien qu'« être petit », voilà les dénomations que possède Simmias,
puisqu'il est intermédiaire entre l'un et l'autre :
(1 : petit) à la
grandeur de l'un, pour en être dépassée, soumettant sa petitesse,
(2 : grand) présentant à l'autre sa grandeur qui dépasse
cette petitesse »
- Chambry : « Ainsi donc Simmias est appelé à la fois petit et grand,
et il est entre les deux,
(1 : petit) laissant dépasser sa petitesse par la grandeur de l'un,
(2 : petit) et reconnaissant à l'autre une grandeur qui dépasse sa petitesse »
- Vicaire : « De cette manière, Simmias est appelé petit aussi bien que grand, puisqu'il est entre les deux
(1 : petit) et qu'il situe sa petitesse au-dessous de la grandeur de l'un, pour que cette grandeur le dépasse,
(2 : grand) tandis qu'à l'autre il présente sa grandeur, qui dépasse la petitesse de celui-ci »
- Dixsaut : « En conséquence, Simmias possède comme dénomination aussi bien « petit » que
« grand », puisque, se situant entre les deux,
(1 : petit) il soumet d'une part sa petitesse à la grandeur du premier pour en être dépassé;
(2 : grand) et présente d'autre part sa grandeur à la petitesse du second afin de la dépasser »
- Piettre : « On donne donc de la sorte à Simmias aussi bien la dénomination "grand" que la dénomination "petit", puisqu'il se situe entre les
deux,
(1 : petit) laissant sa petitesse être dépassée par la grandeur de l'un,
(2 : grand) et présentant sa grandeur
pour qu'elle dépasse la petitesse de l'autre »
On voit que la plupart des traducteurs, sauf deux, comprennent la première clause comme concernant le cas ou Simmias est qualifié de « petit » par rapport à un autre (Phédon, dans ce cas) et la seconde clause comme concernant le cas ou Simmias est qualifié de « grand » par rapport à un autre (Socrate, dans ce cas), c'est-à-dire supposent que les cas sont traités dans l'ordre ou Socrate les a énoncés (sauf que Robin, dans les deux traductions, inverse l'ordre suivi par Platon dans cet énoncé initial !). Les deux exceptions sont d'une part Cousin, qui commence par le cas de Simmias grand et termine par celui de Simmias petit, et, de manière pour le moins surprenante, Chambry, qui s'est tellement pris les pieds dans la traduction qu'il traite les deux fois du même cas, celui de Simmias petit ! C'est dire si Platon a réussi son objectif de nous proposer une phrase délibérément ambiguë !
En ce qui me concerne, j'ai retenu les options grammaticales et sémantiques suivantes : dans la seconde clause, ce qui me paraît le plus naturel, dès lors qu'on fait jouer aux deux participes présents hupechôn (« soumettant ») et parechôn (que je traduis par « concédant ») le même rôle dans les deux clause, celui de verbe principal, avec comme sujet implicite Simmias, c'est de considérer tôi, datif renvoyant à « l'autre », en l'occurrence Phédon, comme complément d'attribution de ce verbe et l'ensemble to megethos (accusatif neutre) tès smikrotètos huperechon (accusatif neutre) (« la grandeur surpassant (passant au dessus de) la petitesse »), qui renvoie donc à la petitesse de Simmias devant Phédon, d'où la traduction de l'article par « sa », comme complément d'objet de ce participe présent. Dès lors que cette clause fait référence à la petitesse de Simmias, la première doit faire référence à se grandeur (par rapport à Socrate) et donc « l'un » faire référence implicite à Socrate, ce qui interdit donc de considérer le tou initial de la clause comme complément de tôi megethei et en fait donc un complément de tèn smikrotèta. On arrive ainsi à la traduction que je propose :
« Ainsi donc, Simmias prend le qualificatif d'être petit et aussi grand, en étant au milieu entre les deux,
(1 : grand) d'une part du fait de surpasser par la grandeur en soumettant la petitesse de l'un,
(2 : petit) d'autre part en concédant à l'autre la grandeur dépassant sa petitesse ».
J'ai donc raisonné en commençant par la seconde clause, qui me semblait plus claire. Pour les traducteurs qui aboutissent
à l'ordre inverse, ils ont raisonné en commençant par la première clause et en supposant que le tou initial (« de l'un », génitif) était complément de ce qui suit immédiatement, c'est-à-dire toi megethei (« par la grandeur »), ce qui veut dire que ce qui était en cause ici c'était pour eux la grandeur « de l'un », en l'occurrence Phédon, opposée donc à la petitesse de Simmias, que celui-ci était donc dit « soumettant » (hupechon) à la grandeur de Phédon. Mais du coup, l'infinitif actif huperechein devenait difficile à traduire, puisqu'il s'appliquait à la grandeur et qu'on aurait donc plutôt attendu un passif s'il devait être associé aux mots « par la grandeur » (datif) (c'est d'ailleurs par un passif que le traduisent Robin pour la Pléiade, Dixsaut et Piettre). Ce choix fait, il fallait que la seconde clause concerne le cas où c'est la grandeur de Simmias qui l'emportait, ce qui était rendu possible en choisissant un sens approprié pour le verbe parechein et en considérant que la grandeur dont il était question était celle de Simmias et la petitesse celle de Socrate, ce qui était possible puisque les deux mots étaient précédés de l'article défini, mais sans aucune indice déterminant pour faire cette attribution d'une manière plutôt que de l'autre.
Si je prend la peine de rentrer dans ce détail d'analyse grammaticale, ce n'est pas pour faire le pédant, dans la mesure où le sens général est évident pour tous au-delà des mots spécifiques et, comme je l'ai dit au début, aurait pu être exprimé de manière beaucoup plus simple et symétrique, c'est parce que je suis convaincu que ces ambiguïtés, impossibes à rendre en français, où il faut choisir entre l'une ou l'autre option pour chaque clause et s'assurer que chacune traite d'un cas différent de l'autre, ont été voulues par Platon et qu'il s'est donné de la peine pour la rendre la plus ambiguë possible et, en grec, moins à cheval que le français sur l'ordre des mots dans la phrase, effectivement susceptible d'être comprise dans les deux sens, justement pour nous faire toucher du doigt les ambiguïtés inévitables du langage. Et c'est pour faire toucher cela du doigt à un lecteur français que j'ai pris la peine de faire ces analyses grammaticales sur le grec. Et en fin de compte, il me semble que c'est pour attirer l'attention du lecteur sur cette ambiguïté tout en réglant un compte avec les juristes et autres rédacteurs de contrats qui cherchent délibérément ces ambiguïtés, de son temps comme aujourd'hui, pour servir leurs intérêts et duper les non-initiés, qu'il a conclu cette réplique par une référence au langage des contrats. Il était donc nécessaire à mon sens de nous attarder sur la formulation par des mots de quelque chose qui n'avait besoin que de peu de mots (et certainement pas ceux-là) pour être compris, le fait que « grand » et « petit » n'ont de sens que dans des comparaisons faisant intervenir plusieurs « termes » et ne sont donc pas des qualificatifs, des attributs, des étances (ousia), inséparables de ce à quoi on les attribue et indépendantes du contexte dans lequel elles sont formulées, et que donc une même personne ou un même objet peut justifier des deux qualifications selon ce à quoi on le compare, ou d'aucune des deux tant qu'on ne s'intéresse pas à sa taille par rapport à autre chose.
Et finalement, dans le cas d'espèce,
les deux compréhensions, prises ensemble comme un tout, disent la même chose, simplement dans un ordre différent !... (<==)
(8) Socrate oppose ici « la grandeur elle-même » (auto to megethos) et « la grandeur en nous » (to en hèmin megethos), c'est-à-dire la notion de grandeur abstraction faite de toute instanciation de cette notion dans quelque chose qui serait dit grand, à justement des instanciations de cette notion dans des personnes (ou choses) particulières que l'on qualifierait de grandes et ce qu'il veut dire, c'est que ce n'est pas parce que cette notion abstraite, qui n'existe que dans la pensée, est appliquée à une circonstance matérielle concrète qu'elle cesse d'être une notion abstraite et qu'elle change de sens. L'eidos qu'une personne s'est formée dans sa pensée en repérant des similitudes entre situations différentes où le mot « grand » était employé et qu'elle associe à ce mot n'a aucune raison de changer parce qu'on l'applique à une nouvelle situation particulière justement parce qu'elle est similaire avec celles où elle a utilisé ou entendu utiliser ce mot, ou un mot voisin qui évoque la même chose, ni parce qu'une autre similitude, évoquant un autre mot, par exemple « petit », apparaît simultanément dans ce contexte à propos de la même personne (ou du même objet) par rapport à autre chose. Dire que Simmias « est » grand (ou petit) n'a pas les mêmes implications que dire que cette personne « est » Simmias car la première affirmation est conjoncturelle et résulte d'une comparaison de Simmias avec une autre personne ou autre chose à un moment donné, alors que la seconde associe un nom de manière pérenne à cette personne. Simmias ne peut pas être à la fois Simmias et Socrate, alors qu'il peut être à la fois grand par rapport à Socrate et petit par rapport à Phédon au moment où ces propos sont tenus, quand bien même à un autre moment, lorsqu'il était enfant, Simmias a pu être petit par rapport à Socrate. Et dans tous les cas, « grand », « petit », « Simmias », « Socrate », « Phédon », ne sont que des mots, qui ne sont pas ce à quoi on les applique, mais sont là seulement pour permettre de rendre compte d'une réalité complexe dans laquelle ces mots ne prennent sens que par rapport à la réalité dont ils cherchent à rendre compte. Toute tentative de comprendre eidos (et a fortiori idea) au sens que j'ai exposé dans la note 2 et la notion de « participation » qui guide l'emploi des mots par des analogies avec le sensible / matériel situé dans l'espace et le temps, c'est-à-dire de les confondre avec ce qu'il ne font que « qualifier » d'une manière ou d'une autre, est vouée à l'échec. C'est ce que n'ont compris ni le Parménide mis en scène par Platon dans le dialogue éponyme, ni son plus brillant élève Aristote. Un principe de nommage (eidos) ou d'intelligibilité (idea) n'est pas quelque chose qui se divise en « parts » ou se « matérialise » d'une manière ou d'une autre « dans » ce qui y « participe », car cette « participation » n'est qu'une opération de l'esprit, ce qui ne veut pas dire que ces eidè / ideai n'« existent » pas, mais que cette « participation » bien réelle est d'un autre ordre. Si l'on a associé le mot « grand » à des règles qui en précisent le sens (un eidos), ce n'est pas pour que ce sens change quand on l'applique à une instance particulière, bien au contraire, sauf à ce que cet eidos soit le résultat d'un découpage par un mauvais boucher et n'ait pas suivi les articulations naturelles (cf. Phèdre, 265e1-3 pour l'image du découpage en eidè comparé au travail d'un boucher, qui doit suivre les articulations naturelles), c'est-à-dire résulte d'une mauvaise compréhension du mot en cause par la personne qui l'emploie ou l'entend, et nécessite donc de sa part une évolution de l'eidos qu'elle y associe. (<==)
(9) « Ça (la grandeur) ne s'est pas résigné, étant "grand", à être "petit" » traduit presque mot à mot le grec ekeino ou tetolmèken, mega on, smikron einai, dans lequel, le pronom neutre ekeino renvoie à to megethos (« la grandeur »), neutre en grec, au début de la réplique. Le problème sous-jacent est la question de savoir comme il faut comprendre une phrase comme to megethos mega estin, qui se traduit en français par « la grandeur est grande », à ceci près qu'en grec, tout est au neutre et qu'en français, le fait de devoir accorder l'adjectif au nom féminin « grandeur » pollue la compréhension en obligeant à mettre l'adjectif au féminn, ce qui invite à comprendre que c'est la grandeur elle-même, en tant que notion abstraite, qui est « grande », ce qui n'a aucun sens. Et comme le grec n'avait pas au temps de Platon de signes de ponctuation, il ne pouvait pas mettre mega entre guillemets, comme je le fais pour « grand » qui le traduit, pour suggérer que mega (« grand ») ne doit pas être compris comme une qualification de la notion abstraite de megethos (« grandeur), mais comme le nom donné à cette notion, qui, en tant que notion, ne peut recevoir que ce nom et pas un autre comme celui de « petit ». On est là au point où Platon se heurte aux limites du langage pour essayer, avec le langage, de faire comprendre comment fonctionne le langage, et ce, à une époque où n'existait pas encore un métalangage grammatical pour parler des différentes sortes de mots (nom, verbe, adjectif pronom, etc.), et de leurs différentes fonctions dans la phrase, et où la distinction entre le mot (le « signifiant ») et ce qu'il désigne (le « signifié ») échappait à la plupart des gens. La grandeur, en tant que concept, notion, eidos ou idea, quel que soit le nom qu'on veut donner à ce que c'est selon le point de vue sous lequel on l'examine, n'est ni grande, ni petite, ni rouge, ni jaune, ni en repos, ni en mouvement, ni rien de ce qui peut s'exprimer avec des mots autres que ceux qui renvoient à l'idée de « grand », et c'est précisément cela qui est extraordinairement difficile à faire comprendre et à exprimer. Comment parvenir à faire comprendre qu'elle est « quelque chose » (ti), mais quelque chose d'immatériel et que de ce fait, ce qu'elle nomme ne s'applique pas à elle, que l'eidos par lequel elle prend sens dans l'esprit de chacun et l'idea qui en est la cible ne sont pas pertinents pour un eidos en tant qu'eidos ? « Grand » est le nom qu'on associe à un eidos, mais le nom n'est pas la chose qu'il désigne et c'est un des éléments de l'eidos que de fixer ce par rapport à quoi il est pertinent. L'eidos que chacun associe à « grand » se forme et évolue tout au long de la vie à partir de la multiplicité de plus en plus grande des instances où l'on a entendu le mot (ou un mot de même sens) utilisé. Et l'une des premères choses que cet eidos spécifie est que la notion de « grand » est relative, que rien n'est « grand » ou « petit » dans l'absolu, mais seulement par comparaison avec les souvenirs de situations similaires qui impliques plusieurs sujets de même genre : une personne ne peut être dite « grande » que par rapport à d'autres personnes, un enfant que par rapport à d'autres enfants, un arbre que par rapport à d'autres arbres et, parmi les arbres, un séquoia que par rapport à d'autres séquoia (si bien qu'un jeune séquoia d'une centaine d'années peut être considéré comme « grand » en tant qu'arbre par quelqu'un qui n'a jamais vu de séquoias auparavant, alors qu'il est petit en tant que séquoia), un animal que par rapport à d'autres animaux et, parmi les animaux, un éléphant que par rapport à d'autres éléphants (si bien qu'une personne qui n'a jamais vu d'éléphants auparavant peut considérer un éléphanteau comme un « grand » animal alors qu'il est « petit » en tant qu'éléphant), etc.. Tout ceci montre la complexité et l'évolutivité en fonction de l'expérience de chacun du simple eidos qu'il se pose pour donner sens au mot « grand », qui dépend en plus d'une multitude d'autres eidè qui participent à cet eidos (je ne peux avoir de référence dans l'eidos pour « grand » aux séquoias ou aux éléphants que si je connais ces noms et sais quelque chose de ce qu'ils désignent, que par exemple un séquoia est un arbre, un éléphant un animal, etc.), si bien que tous les eidè sont interdépendants les uns des autres et n'ont de sens que comme un tout. Et l'une des choses que finira par inclure l'eidos pour « grand », quand on aura commencé à réaliser que tous les mots ne renvoient pas à des « étants » matériels, est que ce mot n'a de sens que pour des « étants » matériels, et donc n'en a aucun pour un eidos. Et quand je dis que to megethos mega estin (« la grandeur est "grand" »), je ne fais que dire que l'eidos que j'associe au nom megethos (« grandeur ») est le même que celui que j'associe au mot mega (« grand »), rien de plus. Il ne peut donc être celui que j'associe au mot smikron (« petit »). Et cela est vrai non seulement dans l'abstrait, mais encore dans chaque instance d'utilisation de ces mots. Lorsque je dis que Simmias est « grand », je ne dis pas cela de Simmias tout seul, mais dans une situation spécifique où je mets en rapport Simmias avec une autre personne, en l'occurrence Socrate, soit parce que les deux sont simultanément visibles l'un à côté de l'autre, soit parce que j'évoque dans mon souvenir cette autre personne lorsque je vois Simmias ou pense à lui. Et ce n'est que parce que tel est le contexte de mes propos que je peux les tenir. Et si, dans ce même contexte, Phédon intervient aussi, soit parce qu'il est présent aussi, soit parce que je pense à lui, ce sont deux « faits » (pragmata) différents qui me font dire « Simmias est grand » et « Simmias est petit », le premier qui fait intervenir Simmias et Socrate, le second qui fait intervenir Simmias et Phédon. Et rien n'empêche donc que ces deux faits ne soient que les composantes d'un « fait » plus large dont ils ne sont que des parties issues de l'analyse que j'en fait et que donc les deux affirmations « Simmias est grand » et « Simmias est petit » soient vraies simultanément sans que cela remette en cause le sens de « grand » et le sens de « petit », ni ne suppose quoi que ce soit de changé pour Socrate, qui, pris isolément, n'est ni grand, ni petit. (<==)
(10) « Étant encore cela même qu'il était » traduit le grec eti on hoper èn (mot à mot « encore étant cela_même_que il_était »). L'emploi de l'imparfait èn (« il était ») dans ce contexte de changement possible pour exprimer la permanence pour quelque chose d'un état antérieur supposé immuable, que l'on trouvait déjà quelques lignes plus haut, dans les mots « être autre que cela même qu'elle était » (einai heteron è hoper èn, 102e3), et qui alterne avec l'emploi du present, comme dans « étant encore celui-là même que je suis » (eti ôn hosper eimi, 102e4-5), est sans doute à l'origine de l'expression to ti èn einai (« le fait d'être [encore] ce qu'on était ») utilisée par Aristote pour parler de l'ousia (voir par exemple Métaphysique Δ, 1017b22-23 ; Métaphysique Z, 1028b29-30), traduit dans ce cas par « essence », en tant que l'une de ses catégorie, et non au sens plus général d'« étance » que donne Platon à ce mot qui, pour lui, désigne n'importe quoi que l'on peut attribuer à un « étant » (on) c'est-à-dire à un sujet au sens grammatical, au moyen du verbe einai (« être »), c'est-à-dire finalement toutes les « catégories » d'Aristote. Ce que ces expressions cherchent à désigner, c'est, à propos d'« étants » qui sont ou que l'on suppose pour les besoins du raisonnement soumis au changement, ce que, parmi toutes les choses qu'on peut les dire être, ne peut pas ne pas être ce à quoi on s'intéresse sans périr ou disparaître, par oppositon à celles qu'il peut être de manière passagère et ne plus être sans pour autant cesser d'être. (<==)
(11) Avant de commenter ces propos de Socrate dans leur ensemble, il convient de se pencher sur l'expression « dans la nature » (en tèi phusei) utilisée ici par Socrate en opposition à « en nous » (en hèmini). On peut commencer par remarquer que le second membre de cette opposition, « en nous » (en hèmin), est le même que celui qui était opposé en 102d7-8 à propos de la grandeur (to megethos) dans l'expression « la grandeur en nous » (to en hèmin megethos) à « ça-même » (auto) dans l'expression « la grandeur elle-même » (auto to megethos) en 102d6, ce qui conduit à assimiler « -même » (auto) à « dans la nature » (en tèi phusei). Mais pour comprendre cette expression, il faut la rapprocher de cette même expression utilisée en République X, 597b6 à propos de l'une des trois « sortes » (eidè) de couches / lits dont il est question dans la discussion (cf. République X, 597b5-15), à côté de celle que produit le menuisier (la couche / lit matérielle sur laquelle on peut se coucher) et de celle que produit le peintre (l'image de couche / lit sur laquelle on ne peut pas se coucher et qui ne répond donc pas à l'idea de couche / lit), auxquelles on peut ajouter la quatrième « sorte », que Socrate ne mentionne jamais explicitement, mais qui est pourtant partout dans la discussion, le mot klinè (« couche / lit ») sur lequel on ne peut pas non plus se coucher, et qui n'est que le nom associé à l'idea de couche / lit, ou plutôt à l'eidos de couche / lit que se pose (tithesthai) chaque personne qui utilise, entend ou lit ce mot pour lui donner un sens. Cette « sorte » (eidos) de couches / lits qui est dite « dans la nature » (en tèi phusei), c'est l'idea de couche / lit (qui, elle non plus, ne répond pas à l'idea de couche / lit, puisqu'on ne peut se coucher sur une idea, pas même sur celle de couche / lit), dont Socrate attribue la « production » à un dieu (cf. note 2). Ce rapprochement de deux expressions différentes, d'un côté la grandeur elle-même (auto), de l'autre les contraires dans la nature (en tèi phusei), à chaque fois opposée à « en nous » (en hèmin) montre que c'est bien l'idea qu'a en tête Socrate avec elles deux et confirme que c'est bien la discussion sur les différentes sortes de couches / lits qui est en arrière-plan de cette discussion, non seulement ici, mais aussi dans l'emploi du mot eidos, lorsqu'il a été convenu que « chacun des eidè est quelque chose et que les autres qu'eux, en recevant une part de ceux-là mêmes, prennent le qualiticatif correspondant ».
Ceci étant dit, si l'on considère maintenant la réplique de Socrate dans son ensemble, il y met en évidence trois choses :
- le pragma, mot que j'ai traduit par « chose », mais dont le sens est beaucoup plus ouvert, puisque c'est le substantif dérivé du verbe prattein, qui veut dire « accomplir, faire, agir », en particulier par opposition à paschein (« subir, éprouver, être affecté »), qui désigne donc ce qui agit sur nos sens et notre intelligence et qu'on essaye d'appréhender, d'identifier et de comprendre. Cette « chose » que nous isolons par l'esprit dans l'ensemble de ce que nous voyons ou à quoi nous pensons, nous pouvons lui attribuer de multiples qualificatifs (cf. Sophiste, 251a5-6, où l'Étranger d'Élée dit que « nous appelons par de multiples noms le même ça dans chaque cas » (pollois onomasi tauton touto hekastote prosagoreuomen)) qui, en tant que mots, renvoient chacun à une idea par le biais de l'eidos que chacun associe à ce mot.
- l'idea en tant que telle (auto), qui est dite « dans la nature » (en tèi phusei), pour suggérer qu'elle n'est pas « extérieure » à notre « monde », mais que, d'une certaine façon, elle en fait partie, comme la graine qui est à l'origine de ses créatures ou les lois qui les gouvernent (cf. note 2), dans la mesure où c'est le démiurge créateur de ce monde qui en est aussi le créateur dans la nature, où elles « germent » pour donner naissance à de multiples instances obéissant aux « lois » qu'elles posent (cf. République X, 597c1-5).
- les instances de cette idea dans les pragmata (« choses ») pour lesquelles elle est pertinente, c'est-à-dire qui y « participent », de manière permanente (par exemple un homme par rapport à l'idea d'homme) ou temporaire (par exemple un homme par rapport à l'idea de fièvre) et que donc nous qualifions à l'aide du « nom » associé à cette idea, voulant dire par là que ce pragma obéit aux principes d'intelligibilité que suggère l'idea : ainsi, lorsqu'on dit que Simmias est grand par rapport à Socrate, le pragma auquel on s'intéresse, ce n'est pas Simmias tout seul, ou Socrate tout seul; mais Simmias comparé à Socrate.
Et ce que dit ici Socrate, c'est que ce qui et vrai de l'idea en tant que telle, est vrai dans toutes ses instanciations, puisque c'est ce qui la constitue en tant qu'idea, et que donc ce n'est pas parce que l'idea de grand est appliquée à un pragma (« chose ») auquel peut convent aussi l'idea de « petit » sous un autre point de vue, que cela remet en cause l'idea de grand, pas plus d'ailleurs que l'idea de petit, qui se trouvent toutes deux pertinentes pour ce pragma sous diffférents points de vue (si l'on veut considérer que le pragma, c'est Simmias), ou pour deux pragmata faisant intervenir la même personne (si l'on veut considérer que le pragma (au sens de « fait » plutôt que de « chose » dans ce cas) pour lequel l'idea de grand est pertinente pour Simmias est la comparaison entre Simmias et Socrate, et que le pragma (« fait ») pour lequel l'idea de petit est pertinente pour Simmias est la comparaison entre Simmias et Phédon).
À partir de l'exemple du « grand » on peut préciser la différence entre l'idea unique de « grand » et l'eidos propre à chacun par lequel il donne sens au mot « grand ». L'idea de « grand », c'est-à-dire l'idea associée au mot « grand », ou à n'importe quel mot dans quelque langue que ce soit qui correspond à cette idea, peut se décrire en français par une formule du genre « Est dite "grande" toute « chose » dont la taille réelle, et non pas la taille apparente pour la vue de celui qui parle, qui dépend de sa position par rapport à l'objet en cause, ou plus généralement la mesure, que celle-ci puisse être chiffrée (comme une distance) ou pas (comme une douleur) est supérieure à une moyenne dépendant de la sorte de « choses » dont ladite chose fait partie dans la pensée de celui qui parle ou à la taille ou mesure d'autres « choses » de quelque sorte que ce soit avec lesquels il décide dans son esprit de la comparer (par exemple tous les objets, animés et inanimés, qui se présentent à sa vue au moment où il parle, quelle qu'en soit la nature) ». Et si la formulation de cette idea peut changer d'une personne à une autre et être rendue plus ou moins rigoureuse et exhaustive, l'idea qu'elle cherche à exprimer, elle, est immuable et ne change pas au gré de ces formulations. Elle fera toujours intervenir une idée de comparaison entre choses différentes. Par contre, on constate que cette « définition » met en jeu d'autres ideai, comme celle de taille, de mesure (et donc de nombres et d'unités de mesure), et plus globalement de comparaison, d'apparence, de vue, sans lesquelles elle ne peut se comprendre. À ce niveau, celui de l'idea, nul besoin d'inclure les référentiels en nombre potentiellement infini fournissant la « norme » de taille ou de mesure pour chaque sorte d'« objet », référentiels qui ne participent aucunement à la compréhension de l'idea. Par contre, chaque personne, au fil de sa vie, doit constituer un eidos évolutif qui inclura un nombre de plus en plus grand de référentiels de taille et de mesure pour des sortes de choses de plus en plus nombreuses au fur et à mesure de l'accroissement de ses connaissances. Sa compréhesion du mot « grand » évolue donc dès les premières années de sa vie selon deux registres complémentaires. Le premier est le registre de l'intelligibilité de l'idea, qui l'amènera en particulier à comprendre que « grand » est une notion relative et que rien ne peut être dit « grand » (ou « petit », son contraire, dont la compréhension évolue en parallèle et à partir des mêmes référentiels de taille et de mesure) de manière absolue, mais toujours seulement dans le cadre d'une comparaison avec autre chose, simultanément présent dans le champ de vision ou simplement évoqué par la pensée à partir de souvenirs, et que d'autre part on peut pour chaque sorte de « choses », fixer une norme de taille ou de mesure différente, spécifique à cette sorte de « choses », si bien que la même « chose » peut être considérée comme « grande » pour la sorte de « choses » à laquelle il appartient, mais petite par rapport à des « choses » d'autres sortes. Et le second registre d'évolution de l'eidos qu'il associe à « grand » est le registre des référentiels qu'il devra se constituer au fil des ans et de l'accroissement de ses connaissances, étant entendu que rien n'impose a priori la nature et le nombre des « sortes » d'objets pour lesquelles il doit se constituer des référentiels de taille ou de mesure. Il peut ainsi par exemple commencer par se constituer dans l'enfance un référentiel de taille pour les êtres humains en général au fur et à mesure qu'il est amené par les circonstances de la vie à en rencontrer de plus en plus et à partir de la manière dont il entend d'autres personnes utiliser le mot « grand » (ou le mot « petit ») à propos de ces personnes, puis l'affiner en faisant intervenir des tranches d'âge (ce qu'est « grand » pour un enfant de dix ans est « petit » par rapport à un adulte), ou encore le sexe, s'il constate que les femmes sont en moyenne moins grandes que les hommes, voire l'ethnie, s'il constat que les personnes d'une certaine origine ont tendance à être en moyenne plus grandes, ou plus petites, que les personnes d'une autre origine (par exemple, les pygmées sont sensiblement plus petits que la plupart des hommes d'autres ethnies), et aussi apprendre à reconnaître les cas où une différence importante peut être en fait une anomalie, comme dans le cas des nains. De même, dans le cas des animaux et des plantes, il peut se constituer des référentiels de taille à différents niveaux de regroupement, en commençant au niveau de « familles » assez large (les plantes en général, les animaux en général) et en complétant ces référenciels grossiers par des référentiels plus spécalisés au fur et à mesure qu'il apprend à distinguer les espèces de manière de plus en plus fines et qu'augmente le nombre des espèces dont il a connaissance (par exemple, les fourmis sont des insectes de petite taille, mais, parmi les fourmis, il y a des espèces dans lesquelles les membres de l'espèce sont toujours plus grands que les membres d'autres espèces de fourmis). Et ce travail n'est jamais terminé tant qu'il vit et peut enrichir et affiner ses connaissances. Et de même, il pourra se constituer avec l'expérience un référentiel de ce qu'il considère comme un « grande » douleur, ou une « grande » fête ou une « grande » envie, etc.. Et ainsi de suite pour toutes les autres sortes de « choses » auxquelles sa vie le confronte, des fournis aux montagnes, des fortunes aux pouvoirs, des microbes à l'espace intersidéral (ce qui implique qu'il généralise la notion de « grand » non seulement à des « choses » mesurables, comme des tailles, des distances ou des fortunes, mais aussi à des sensations, comme des joies ou des peines, des plaisirs ou des craintes, et à des abstractions, comme des connaissances ou des possibilités). (<==)
(12) Pour Socrate qui a décidé « en ayant recours aux logoi, d’examiner en eux la vérité des étants » (Phédon, 99e5-6), la première question à résoudre est celle de la manière dont fonctionne le logos et dont il permet, avec des mots qui n'ont par eux-mêmes aucun rapport avec ce qu'ils prétendent désigner et ne sont que des modulations sonores ou des signes dessinés, d'avoir accès à autre chose qu'eux, à des « étants » qui ne sont pas ces mots. Et la question ne se limite pas à donner des noms aux « choses » (pragmata) indépendamment les unes des autres, il faut encore comprendre ce que signifie le fait d'utiliser un mot qui n'est pas son « nom » (à supposer que chaque « chose » ait un et un seul « nom » qui lui soit propre) à propos de quoi que ce soit, par exemple « grand » à propos de Simmias, c'est-à-dire de lui donner un « sur-nom » (eponumia), et ce, avec un mot (« grand » dans l'exemple) qui n'est le « nom » de rien de tangible, mais qui pourtant doit « être quelque chose » (einai ti, 102b1) si l'on veut que le logos ait un sens. On est donc bien dans des questions d'eponumia (« sur-nom / qualificatif », 103b7, 8), d'eponomazein (« qualifier (par un « nom » ajouté) », 103b7), d'onomazein (« nommer », 103b8) et de différence entre la « chose » (pragma, 103b3, 3) qui reçoit un « sur-nom / qualificatif » (eponumia) et ce dont ce « sur-nom / qualificatif » est le « nom », l'idea dont chacun doit se faire une idée à l'aide d'un eidos qu'il se pose (tithesthai) à cette fin et fait évoluer tout au long de sa vie et qui est donc « quelque chose », et quelque chose qu'il ne faut pas chercher ailleurs que « dans la nature » (en tèi phusei, cf. note précédente), même si c'est immatériel et invisible pour les yeux, et qu'il ne faut surtout pas chercher à se représenter par des analogies avec le sensible / tangible / matériel, même si nous sommes obligés d'utiliser des mots qui évoquent cela pour en parler. Il ne cherche nullement à poser on ne sait trop quel « monde des eidè / ideai » dont notre monde matériel en constant devenir serait une pâle copie !... Et c'est donc bien de logos au sens le plus usuel du terme qu'il est question en 99e5-6, lorsqu'il décrit sa « seconde traversée » et il n'y a aucune raison de trouver ce mot embarassant (cf. la note 52 à ma traduction de la section précédente). (<==)
(13) « Non seulement l'eidos lui-même est jugé digne de son nom à lui pour l'éternité, mais encore autre chose, qui n'est pas ça, mais possède toujours sa forme pour autant qu'il soit » traduit le grec mè monon auto to eidos axiousthai tou hautou onomatos eis ton aei chronon, alla kai allo ti ho esti men ouk ekeino, echei de tèn ekeinou morphèn aei, hotanper èi, mot à mot « pas seulement ça-même le eidos être_jugé_digne du de_ça-même nom dans le toujours temps, mais aussi un_autre quelque_chose qui est d'une_part pas celui-là, possède d'autre_part la de_ça forme toujours pourvu_que_du_moins il_soit ». Dans l'exemple du froid et de la neige :
- l'eidos dont il est question dans cette phrase est l'eidos que chacun associe au mot « froid » et cet eidos, qui est, pour paraphraser ce que dit Socrate de l'eidos en République X, 596a6-7 et qui en est comme la « définition » (« nous avons l'habitude de nous poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom »), ce que nous nous posons dans ce cas pour la pluralité à laquelle nous attribuons le nom « froid », c'est-à-dire pour toutes les « choses » que nous qualifions de « froides » ;
- le « nom » dont cet eidos est jugé digne pour l'éternité, formule pompeuse pour traduire le fait qu'il est indissociablement associé au nom qu'il sert à définir, est « froid », qui est aussi applicable à « autre chose, qui n'est pas ça », c'est-à-dire qui n'est pas l'eidos qui donne sens à « froid », en l'occurrence, la neige ;
- le « autre chose, qui n'est pas ça », c'est-à-dire qui n'est pas « froid » en tant qu'eidos, c'est la neige, qui possède effectivement la propriété d'être toujours froide tant qu'elle est (neige).
Socrate ne parle pas de « propriété » comme je le fais, mais utilise le mot morphè pour désigner ce que possède toujours la neige au regard de « froid », et toute la question que pose cette phrase est de comprendre pourquoi il choisit ce mot, distinct à la fois d'eidos et d'idea, mais de sens très voisin. Le Bailly donne pour morphè les sens de « forme, d'où forme du corps, figure, extérieur » avec des exemples à propos d'hommes, de dieux ou de plantes, ou de la taille, parfois en bonne part au sens de « beauté » ; et encore « forme, apparence », éventuellement à propos de songes et de fantômes, et aussi avec un renvoi à République, II, 380d, où le mot est en concurrence avec eidos (et idea) ; et encore « forme, sorte, espèce », avec un renvoi à République, III, 397c5, où Socrate, parlant des différentes manières de parler, évoque le cas des orateurs qui utilisent des rythmes et des harmonies « de toutes sortes » (pantopadas morphas) pour produire leurs effets. L'exemple de République, II, 380d est intéressant car on y trouve dans la même phrase les mots idea, eidos et morphè dans un contexte non « métaphysique », puisqu'il y est question de légiférer sur ce qui doit être interdit aux poètes, en l'occurrence de présenter des dieux qui se métamorphosent pour tromper les hommes : « penses-tu, demande Socrate à Adimante, que le dieu soit un magicien / imposteur et capable de propos délibéré de se montrer à des moments différents sous des ideai différentes, tantôt en devenant lui-même [autre] et en altérant son propre eidos en de multiples morphai... ». Ici, j'ai suggéré que Socrate utilise les mots eidos et idea (qu'il n'a pas encore utilisé, mais qui va bientôt faire son apparition) dans le sens qu'il leur a donné dans la discussion sur les différentes sortes de lits au livre X de la République. Reste donc à voir le sens qu'il peut donner ici à morphè et pourquoi il ne parle pas d'idea. La première remarque qu'il convient de faire est que, de même qu'il y a un eidos de « froid », indissociablement associé au mot « froid », il y a un eidos de « neige », indissociablement associé au mot « neige », différent de l'eidos associé au mot « froid ». Si donc les eidè sont associés à des mots, ils ne se partagent pas, sauf à ce que les mots soient de synonymes parfaits, ce qui n'est pas le cas de « froid » et « neige », comme vient de l'admettre Cébès. Mais si l'eidos reste attaché à un mot auquel il donne sens et ne se partage pas, il n'en va pas de même pour l'idea, qui est un principe d'intelligibilité qui est au-delà des mots spécifiques (l'idea est indépendante de la langue qu'on parle, ce qui permet d'apprendre d'autres langues que sa langue natale en dépassant les mots pour accéder aux ideai vers lesquelles ils pointent par la mediation d'eidè) et qui ne peut se penser ou s'exprimer qu'au moyen de mots (voir note 11, avec l'exemple de « grand »). L'idea de neige implique un état cristallisé de l'eau qui ne peut se produire qu'en-dessous d'une température considérée comme « froide » par l'être humain par rapport aux températures athmosphériques permettant la vie, si bien que l'idea de froid est inséparable de l'idea de neige. Mais l'idea est un principe d'intelligibilité qui parle à l'esprit / intelligence (noûs) et se traduit en mots et le logoi. Il n'en reste pas moins que la participation à une idea, ici l'idea de froid pour la neige, se traduit de manière plus concrète et sensible : avant de dire que la neige participe à l'idea de froid, qui implique pour la comprendre qu'on comprenne la notion de température comme quelque chose de mesurable et qu'on comprenne aussi la notion de « chaud », voire de « tiède » et qu'on en vienne à comprendre que ces notions de chaud, de tiède et de froid ne se comprennent que l'une par rapport aux deux autres et correspondent à des plages de valeurs de températion autour d'un point moyen propre à l'homme qui correspond à la température qui lui cause le moins de désagréments dans le sens du froid ou dans le sens du chaud, un enfant commence par percevoir des sensations lorsqu'il s'approche d'un feu ou touche un bloc de glace, ou lorsqu'il se trouve en plein soleil par un jour d'été canicculaire ou au contraire en altitude dans une montagne enneigée au milieu de l'hiver sans mouffles pour protéger ses mains et sans bonnet pour protéger ses oreilles, auquel il apprend à associer les mots « chaud » et « froid ». Et l'on peut penser que c'est cela, la dimension « physique / sensible » qui manifeste une idea à nos sens, que Platon appelle morphè. Cette manière de faire la distinction entre les trois mots,
idea, eidos et morphè, est parfaitement cohérente avec leur emploi dans la phrase de République, II, 380d1-4 citée plus haut, dans un contexte où rien ne laisse supposer que ces mots ont un sens spécifiquement « platonicien » : ce dont il est d'abord question, c'est de la possibilité pour un dieu de changer à volonté l'idea même de ce qu'est un dieu, créature parfaite à tous points de vue et parfaitement bonne, en assumant des identités qui dégradent cette idea (la traduction en français ici d'idea par « idée » est tout à fait adaptée) ; il est ensuite dit que, pour ce faire, le dieu change d'eidos par des métamorphoses qui impliquent changement de nom (Zeus se métamorphose en cygne (pour Léda), en serpent (pour Perséphone), en coucou (pour Héra), en étalon (pour Dia), en aigle (pour Égine et Ganymède), en taureau blanc (pour Europe), en pluie d'or (pour Danaé), en nuage (pour Io), voire usurpe l'identité d'un autre dieu, Apollon, ou Artémis (pour Callisto)) et qui l'amènent à assumer de multiples morphai (« formes / apparences extérieures »), celles des différents animaux ou phénomènes météorologiques en lesquels il se métamorphose (mot dans lequel on retrouve justement la racine grecque morphè).
Mais l'idea de froid est une notion complexe, dans la mesure où, comme celle de grand, elle est relative (cf. Théétète, 152b), si bien que l'eidos que se pose chacun pour donner sens au mot « froid » peut être différent de celui que se posent d'autres personnes et qu'aucun n'atteint rigoureusement l'idea de froid. Dans ces conditions, Platon, faisant parler Socrate, préfère ne pas tout de suite introduire le terme idea et en rester à la perception « physique » de ce qu'implique cette idea, plus accessible au plus grand nombre : dire que la neige est froide est quelque chose que même un enfant peut percevoir en mettant ses mains dans la neige dès qu'il a commencé à donner un sens au mot « froid », c'est-à-dire qu'il a commencé à se forger (inconsciemment) un eidos associé à ce mot. Si la « forme (morphè) » de la neige peut se reconnaître à l'œil et que donc morphè dans son sens premier est justifié pour elle, ce n'est plus le cas pour la « forme (morphè) » de « froid », mais il n'en reste pas moins que cette « forme » reste perceptible par les sens et que l'emploi de morphè dans un sens « analogique » peut se justifier dans son cas aussi. En fait, les trois mots idea, eidos et morphè ont à peu près le même sens premier, celui d'apparence pour la vue, et tous trois évoluent vers des sens analogique de « sorte, espèce », mais des trois, celui qui est le moins usuel dans ces sens dérivès est morphè. Il est donc compréhensible que Platon l'ait conservé pour faire référence à ce qui est le plus proche du sens premier. (<==)
(14) Je traduis par le néologisme « troisité » le grec trias, qui fait partie de ces mots en -as, -ados introduits par les pythagoriciens pour parler des nombres en tant que concepts, ideai, et non pas en tant que résultat du comptage d'un ensemble particulier contenant ce nombre d'éléments, qui serait ici, dans le cas de « trois », treis, que l'on va rencontrer un peu plus loin (cf. 104c1, etc.). On a rencontré dans la section précédente, en 101c5, le mot duas, traduit par « dualité » (cf. la fin de la note 77 à ma traduction de la section précédente), et aussi, en 101c7, le mot monas (traduit par « unité »). Certains traducteurs, comme Robin, traduisent ce mot par « triade » (et duas par « dyade »), mais une telle traduction, qui n'est en fait qu'une francisation du mot grec a l'inconvétient de transformer ce mot en un mot « savant » dont le sens n'est pas clair pour la plupart des gens, en particulier avec « triade » qui a pris de nos jours un sens qui renvoie plutôt à la mafia chinoise qu'à un concept pythagoricien. Quant au mot « trinité », il est trop connoté dans un autre registre pour être utilisable ici. Une autre option est de le traduire par « Trois » avec une majuscule, pour des traducteurs qui mettent une majuscule à tous les mots qui font référence à une idea (par exemple, le Beau, ou le Bien) mais cette graphie n'est pas nécessairement claire pour certains lecteurs. Utiliser un néologisme comme je le fais oblige le lecteur à s'arrêter dessus et à chercher à comprendre ce qu'il veut dire. Et la terminaison par le suffixe -ité est suffisamment fréquente en français pour que les lecteurs comprennent vite le sens du néologisme : la « troisité », c'est la qualité d'être trois, en tant que telle, sans référence à un ensemble particulier de trois éléments, la « quatrité », d'être quatre, la « cinquité », qu'on va rencontrer bientôt, d'être cinq, etc., tout comme l'unité, c'est la qualité d'être un et la dualité, la qualité d'être deux. Dans la suite de cette traduction, j'utilise le mot « troisité » pour traduire le mots trias et le mot « trois » pour traduire treis, et « les trois » quand il est substantivé par l'article, qui en grec est au pluriel (cf. sur ce point la note 19 à ma traduction de la section précédente). (<==)
(15) En passant des nombres impairs aux nombres pair, Socrate passe des noms en -as (trias, pemptas) désignant les nombres en tant qu'abstractions par des mots utilisés au singulier, aux noms de nombres utilisés au pluriel parce que renvoyant toujours, au moins dans la pensée, à une pluralité, pour indiquer le nombre d'éléments de cette pluralité, c'est-à-dire aux noms de nombres utilisés en référence à des instances particulières ayant ce nombre d'éléments, même si l'on ne précise pas de quelle pluralité spécifique on parle et qu'elle peut être n'importe quoi. Ce changement de point de vue ne veut bien sûr pas dire qu'il n'y aurait de notion de nombre que pour les nombres impairs (Socrate avait utilisé duas (« dualité ») auparavant dans la section précédente avant de parler dans cette section de trias (« troisité »), mais seulement suggérer implicitement que la propriété d'être pair ou impair est aussi bien une propriété du concept du nombre considéré que des instances où ce nombre est pertinent : si par exemple un groupe de personnes a la propriété d'être constitué de deux personnes, ou de quatre, il a la propriété d'être « deux, ou « quatre » (c'est-à-dire que l'un ou l'autre de ces mots est pertinent à son propos), et il a donc aussi la propriété d'être « pair » (on peut dire à son propos qu'il contient un nombre « pair » de personnes). (<==)
(16) Dans cette formulation générale, Socrate utilise le mot idea, plutôt que celui de morphè, qu'il avait utilisé peu avant à propos de la neige et du froid, dans la mesure où il passe d'un exemple qui doit être le plus clair possible pour le plus grand nombre à un principe général qui fait appel à l'intelligence et peut donc s'affranchir de la dimension « sensible » qu'il a associée à morphè (cf. note 13). De plus, il a pris des exemples, trois et impair, deux et pair, qui manipulent des notions élémentaires qui ne font pratiquement pas appel aux sens pour être perçues, mais dont l'idea est claire pour à peu près tous ceux qui connaissent ces mots et que donc, pour la plupart des personnes, l'eidos ne diffère de l'idea que par le fait d'être lié à un mot. (<==)
(17) Dans ce qui a précédé, Socrate a parle de hè trias au singulier avec article, utilisant le nom trias (génitif triados, dont vient le français « triade », que j'ai traduit par « la troisité », cf. note 14) pour parler du trois en tant que nombre dans l'abstrait. Ici, il utilise l'adjectif treis au neutre pluriel tria substantivé par l'article (ta tria), comme peu avant, il avait parlé de ta duo kai ta tettara (« les deux et les quatre », 104b2) comme exemples de « pair », faisant donc référence à des instances d'ensembles de trois éléments. Le pluriel ici a donc une double fonction : d'une part parce qu'en grec, comme je l'ai signalé en note 15, les noms de nombres sont toujours utilisés au pluriel puisque, même s'il s'agit d'une seul ensemble de trois éléments, il y a plusieurs éléments dans cet unique ensemble ; et d'autre part, parce que ce que dit Socrate est vrai de tous les ensembles de trois éléments et donc le pluriel fait aussi référence à la multiplicité des ensembles de trois (éléments). (<==)
(18) En énonçant le principe général en 103e5-5 et en présentant l'exemple de l'impair et du trois destiné à l'éclairer, Socrate s'est placé dans une problématique de nommage : « l'eidos lui-même est jugé digne de son nom (axiousthai tou hautou onomatos) à lui pour l'éternité » (103e3-4), « l'impair doit toujours en quelque sorte recevoir ce nom (toutou tou onomatos tugchanein) que précisément nous lui donnons à présent » (103e6-7), « quelque chose d'autre... doit également lui-même, en plus de son propre nom (meta tou heautou onomatos), être toujours aussi appelé cela (touto kalein) » (104a1-2). Ce sont donc les eidè qui sont au premier plan, en tant que ce qui donne sens aux noms / mots. Et c'est bien d'eidè qu'il est à nouveau question ici, avec un verbe, epienai (au participe présent actif à l'accusatif neutre pluriel epionta), que je traduis par « aller sur » dans la formule « aller les uns sur les autres » traduisant le grec epionta allèla, et à nouveau, plus loin dans la réplique, dans la formule « les contraires allant sur eux » (ta enantia... epionta), verbe qui évoque, avec le préfixe epi (« sur ») l'image de mots « allant sur » ce sur quoi on les applique parce qu'ils font partie de la pluralité qui partage le nom auquel est associé cet eidos (cf. République X, 596a6-7), ou, dans le cas qui nous occupe, de plusieurs pluralités qui partagent chacune un nom auquel est associé un eidos différent, l'une, qui ne contient qu'un élément, est la notion même d'« impair », et l'autre, qui contient une infinité d'éléments, est l'ensemble des nombres impairs. Et de fait, ce que j'ai appelé « la notion même d'impair », avant d'être une idea indépendante du nom qu'on lui donne, est d'abord un eidos associé par chacun à un mot, « impair » en français ou peritton en grec, pour lui donner sens. (<==)
(19) Ce dont il est question ici, ce sont les eidè que nous associons aux mots dont nous qualifions ce dont nous parlons. Mais chacun de ces eidè véhicule une idea qui, elle, n'est pas la création de chacun, comme c'est le cas pour les eidè, qui, eux, sont posés par chaque personne pour donner sens aux mots qu'elle utilise et qui peuvent évoluer dans le temps. L'image véhiculée ici par le verbe katechein (à l'aoriste kataschè utilisé ici et que j'ai traduit par « ils occupent », est l'idée d'un mot qui est appliqué sur quelque chose que va « occuper » ou « envelopper » (autre sens possible de katechein) l'eidos associé à ce mot, qui porte avec lui l'idea qui est sa cible. Et c'est cette idea que va « acquérir » (echein, à l'infinitif aoriste ischein) ce à quoi on attribue le nom. Et ce qu'essaye de faire comprendre ici Socrate c'est qu'un même nom, et donc l'eidos qui lui est associé, peut véhiculer plusieurs ideai (ainsi, dans l'exemple qu'il va prendre, le mot « trois » véhicule, ou implique, à la fois l'idea de trois et celle d'impair, et aussi celle de nombre (entier)). (<==)
(20) Les derniers mots de la seconde partie de cette réplique sont incertains et ont donné lieu à de nombreuses conjectures. Les plus anciens manuscrits donnent le texte alla kai enantiou autôi aei tinos (mot à mot « mais aussi d'un_contraire à_ça(-même) toujours d'un_certain », en gras les mots problématiques), leçon retenue par Burnet. Une autre famille de manuscrits donne le même texte dans un ordre différent : alla kai enantiou aei tinos autôi. Robin, pour son édition Budé, donne le texte alla kai enantiou tôi aei tinos (c'est-à-dire laisse tomber le au au début de autôi), qu'il traduit « mais encore celle d'un contraire qui toujours a un contraire ». Je traduis le texte proposé par Duke et al. dans leur édition nouvelle (1995) du tome I des Platonis Opera pour les OCT, qui est alla kai enantiou au tôi aei tinos (c'est-à-dire qu'ils lisent comme deux mots distincts le au et le tôi de autôi), dans lequel tôi est la forme attique du datif neutre singulier de tis (« un certain »). On trouvera dans l'apparat critique de cette édition récente l'ensemble des variantes et conjectures de ce texte, que je ne reproduis pas toutes ici. Pour expliquer en partie cette difficulté textuelle, il convient de se rappeler qu'au temps de Platon, on écrivait les textes comme des suites de lettres majuscules sans espaces entre les mots, sans ponctuation et sans signes diacritiques (accents et esprits).
Ceci étant, si le sens général est clair du fait des exemples, le mot à mot pose problème, en particulier parce que Socrate utilise de multiples pronoms dont l'antécédent
n'est pas toujours évident à déterminer et un arrangement de mots qui ne facilite pas la compréhension. Ainsi, dans la lecture autôi, datif neutre (ou masculin, mais pas féminin, ce qui exclut qu'il renvoie à idea, qui est féminin) singulier, qui peut vouloir dire « à ça » ou « à ça-même », qui est complément de enantiou (« contraire à... » appelant un datif), on ne voit pas à quoi ce autôi peut renvoyer, dans la mesure ou ce ne peut pas être à idea, puisque cela voudrait dire que l'eidos renvoie à la fois à une idea et à son contraire, ce qui a été exclus. Dans la lecture au (« d'un autre côté ») tôi (« à quelque chose »), on est en présence de deux indéfinis, enantiou tinos tôi (en remettant les mots dans un ordre plus naturel pour un français), qui sont en fait deux formes (génitif et datif) du même adjectif / pronom indéfini : « de quelque chose de contraire à quelque chose », qui ne nécessitent pas qu'on détermine à quoi ils renvoient puisque justement c'est indéfini. Et il semble bien que Platon ait fait exprès d’emboîter ces mots les uns dans les autres, comme s'il voulait obliger son interlocuteur (et son lecteur) à réfléchir pour comprendre son propos, ce qui expliquerait la réponse de Cébès, qui semble en effet ne pas comprendre ce qu'il vient de dire (à l'oral, comme dans le grec écrit d'alors, il n'y a pas de séparation entre les mots, en tout cas ici entre les mots du groupe de mots allakaienantiouautôiaeitinos), ce qui laisse ouverte la question de savoir si les lettres autôi et les sons résultants doivent se comprendre comme un ou deux mots. (<==)
(21) « L'idea des trois » traduit le grec hè tôn triôn idea, où c'est l'adjectif treis au pluriel qui est utilisé, et non pas le nom trias, qui est toujours au singulier. Et c'est encore l'adjectif, au datif pluriel trisin qui est utilisé dans la suite de la réplique pur dire qu'« il est nécessaire pour eux d'être trois ». On peut s'étonner qu'au moment où il parle de l'idea, Socrate n'utilise pas justement le mot qu'il utilisait auparavant pour faire référence à cette idea, le mot trias (« troisité » dans ma traduction). Mais c'est que justement, ce nom est celui par lequel il désigne cette idea particulière et que cela reviendrait à parler de l'idea d'une idea ! Et de plus, contrairement aux eidè, qui sont spécifiquement destinés à donner sens à des mots, parler ici de l'idea de troisité (trias) reviendrait à suggérer que ce nom est le nom de cette idea, alors que justement une idea n'est pas liée à un nom spécifique. En parlant de l'idea des trois, il fait référence à l'idea, la même pour tous et quel que soit le mot spécifique utilisé pour les qualifier (treis, tres, tria, trois, three, drei, tre...), qui est la cible de tous les eidè que se posent le gens pour donner sens à ces mots lorsqu'ils se trouvent devant des instances qui justifient pour eux l'usage de l'un ou l'autre de ces mots pour identifier le nombre l'éléments de ce dont ils parlent. Et dans un tel cas, avec une notion finalement relativment élémentaire, les eidè sont dans la plupart des cas très proches de cette idea, à ceci près justement que l'idea ne fixe pas le nom associé, même si, pour en parler, on peut lui donner un nom (trias en l'occurrence), qui n'est pas à proprement parler son nom, mais le nom associé à l'eidos qui donne sens au mot que j'utilise pour parler de cette idea. (<==)
(22) « L'idea contraire à cette forme (morphè) qui la parachèverait » traduit de manière presque littérale le grec hè enantia idea ekeinèi tèi morphèi hè an touto apergazètai. Dans ce membre de phrase, il faut considérer le groupe de mots « à cette forme qui la parachèverait » comme un seul groupe nominal décrivant à quoi l'idea contraire serait contraire, c'est-à-dire comme désigant l'impair, dont l'idea contraire est le pair, qui ne pourra jamais venir sur (epi, premier mot de la réplique) les trois. Ce dont il est ici question, sur (epi) lesquels peuvent venir se poser des ideai, ce ne sont pas des ideai mais des instances matérielles concrètes pour lesquelles cette idea est pertinente, c'est-à-dire des « trois » (quelque chose), trois personnes, trois chevaux, trois lits..., et non pas la troisité ((hè trias). Et, sur ces instances de « trois » quelque chose, quoi que ce soit, vient se poser une autre ideai qui est inséparable de la troisité, l'idea d'impair, qui a un contraire, l'idea de pair. Sur chaque « trois (quelque chose) » vient donc se poser l'idea d'impair qui « parachève » (apergazetai) cette instance en lui donnant sa forme (morphè) « matérielle » (cf. note 13), puisqu'il s'agit d'une instance, pas de l'idea elle-même, et ce que dit Socrate, c'est que cette situation qui impose de parchever n'importe quel trois quelque chose en lui donnant la forme (morphè) de l'impair exclut que l'idea contraire, celle du pair, puisse venir se poser sur ce quelque chose, qui est nécessairement impair, puisque trois. Socrate reste parfaitement cohérent dans ses usages des termes eidos, idea et morphè. (<==)
(23) Le texte grec, concis, de cette réplique de Socrate est Eirgazeto de ge hè perittè (mot à mot « achevait mais évidemment l'impaire ». Le mot morphè, féminin en grec comme « forme » en français, et aussi comme idea en grec, n'est pas repris ici, mais il n'y a pas de doute que c'est bien morphè et non idea qui est ici sous-entendu après hè perittè (« l'impaire », nominatif), puisque Socrate en fait le sujet du verbe ergazesthai (« travailler, produire, faire, accomplir », que je traduis ici par « achever » pour une raison qui va bientôt devenir claire), ici sous la forme eirgazeto (troisième personne du singulier de l'imparfait de l'indicatif), utilisé à l'imparfait pour renvoyer à sa réplique précédente, où il avait utilisé le verbe dérivé apergazesthai, que j'ai traduit par « parachever », ce qui explique ma traduction d'ergazesthai par « achever », justement pour rendre en français la proximité des deux verbes), dont le sujet était morphè via le relatif hè (« qui », féminin). (<==)
(24) C'est bien l'idea qui « vient sur » une instance pour laquelle cette idea pourrait être pertinente et qui lui fait prendre la « forme » (morphè) qui lui correspond. (<==)
(25) Le mot grec que je traduis par « exclus » est amoira, pluriel neutre de l'adjectif amoiros formé sur le nom moira, qui signifie « part, portion », mais aussi « lot, sort, destinée », par adjonction du alpha privatif au début. Et ce qui est ici dit comme n'ayant pas part (a-moiros) au pair, c'est ta tria, c'est-à-dire les instances de trois, c'est-à-dire toutes des choses qui, étant trois, sont considérées par celui qui leur applique le mots « trois » comme un unique objet de pensée, un unique « sujet », auquel convient ce qualificatif. (<==)
(26) Ici, on passe des instances de « choses » qui sont « trois » (treis) à l'idea de « troisité » (trias). Et Socrate ne dit pas que la troisité est impaire (perittè), mais qu'elle est « non-paire » (anartios), utilisant ici encore un mot commençant par le alpha privatif, et ce n'est pas la même chose, car traduire ce mot par « impaire », qui est le sens donné par le Bailly, comme le font Dixsaut et Piettre, c'est supposer que « pair » a un contraire, « impair », et un seul, et que donc ce qui n'est pas pair est nécessairement impair, ce qui ne serait pas le cas si, au lieu de « pair », on avait utilisé la qualification de « blanc » et au lieu d'« impair » la qualification de « noir » : il est vrai de dire que ce qui est blanc ne peut être noir, mais il est faux de dire que ce qui n'est pas blanc est noir, si bien que « non-blanc » n'est pas la même chose que « noir ». En utilisant ici le mot « non-pair » (anartios) plutôt qu'« impair » (perittos), Socrate laisse la porte ouverte à des situations où une idea peut en impliquer une autre qui n'a pas nécessairement un seul contraire qu'elle exclut, mais peut exclure une pluralité, voire une infinité (par exemple dans le cas des couleurs) d'autres qualifications incompatibles avec elle. (<==)
(27) La phrase qui commence à « Mais vois maintenant si tu te [le] définis ainsi » (All hora dè ei houtôs horizèi), conclut la séquence initiée par Socrate en 104c11, lorsqu'il a demandé à Cébès : « Veux-tu donc que, pour autant que nous [en] soyons capables, nous définissions de quelle sorte ils sont ? », après avoir affirmé que « non seulement les eidè contraires n'endurent pas d'aller les uns sur les autres, mais certains autres aussi n'endurent pas les contraires allant sur eux », en reprenant le verbe horizein (« délimiter » au sens premier, « définir » en un sens spécialisé), alors à la première personne du pluriel (dans laquelle il s'incluait), ici à la seconde personne du singulier moyen (d'où ma traduction par « si tu te définis », qui ne vise plus que Cébès), qu'il avait déjà repris au début de cette réplique, en disant : « Voilà donc ce que j'ai appelé définir quelles sortes [de choses]... » (ho toinun elegon horisasthai...). Ce sont les trois seules occurrences dans le Phédon de ce verbe cher à Aristote (75 occurrences rien que dans sa Métaphysique, soit plus que dans tous les dialogues de Platon réunis, où l'on n'en compte que 71 occurrences), et il se pourrait bien que ce soit justement, de la part de Platon, une pierre dans le jardin d'Aristote, encadrée par deux remarques en passant, comme entre parenthèses, qui, si c'est bien le cas, prennent une tout autre saveur : au début les mots « pour autant que nous [en] soyons capables » (ean hoioi t' ômen) et aussitôt après la phrase ici examinée, dans la même réplique, les mots « car ce n'est pas déshonorant d'entendre plusieurs fois » (ou gar cheiron pollakis akouein).
C'est qu'en effet, cette recherche de « définition » que propose Socrate à Cébès pose deux problèmes principaux. Le premier est qu'elle ne se propose pas de définir un mot, ni même une « chose », mais quelque chose qui se manifeste dans des manières de parler et auquel Socrate ne donne aucun nom particulier, si bien qu'il en parle toujours par périphrase. Et le secon problème, c'est justement de savoir si ces « définitons » qui remplacent une périphrase par une autre, clarifient ou obscurcissent la compréhension de ce qu'il cherche à « définir », et en fin de compte, si ce ne sont pas les exemples plus que les supposées « définitions » qui nous font progresser dans la compréhension de ce dont il parle. Mais voyons plutôt ce qu'il en est :
(1) 104c7-9 : « non seulement les eidè contraires n'endurent pas d'aller les uns sur les autres, mais certains autres aussi n'endurent pas les contraires allant sur eux » (ouk ara monon ta eidè ta enantia ouch hupomenei epionta allèla, alla kai all' atta ta enantia ouch hupomenei epionta, 20 mots) : c'est ainsi que Socrate introduit ce qu'il propose de définir ; |
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(2) 104d1-3 : « Est-ce que donc, ce ne serait pas ceux qui obligent ce qu'ils occupent non seulement à acquérir leur propre idea, mais aussi d'autre part toujours celle de quelque chose de contraire à quelque chose » (ar' oun tade eiè an, ha hoti an kataschèi mè monon anagkazei tèn hautou idean auto ischein, alla kai enantiou autôi aei tinos;, 23 mots) : première proposition de délimitation / « définition » par Socrate, sur laquelle tique Cébès (« Que veux-tu dire ? ») ; |
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(3) 104e7-8 : « quelles sortes [de choses], n'étant pas contraires à quelque chose, pareillement ne reçoivent pas cela, le contraire » (poia ouk enantia tini onta homôs ou dechetai auto, to enantion, 11 mots) : rappel par Socrate, au début de la réplique finale, de ce qu'il a cherché à définir, plus succincte que la formulation (1) qu'il en a donnée pour introduire la recherche de définition ; |
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(4) 105a2-5 : « non seulement, [pour] le contraire, ne pas accueillir le contraire, mais encore, [pour] ce qui apporterait quelque chose de contraire à lui sur ce sur quoi il irait, cela même qui apporte la contrariété de ce qui est apporté, ne jamais l'accueillir » (mè monon to enantion to enantion mè dechesthai, alla kai ekeino, ho an epipherèi ti enantion ekeinôi, eph' hoti an auto ièi, auto to epipheron tèn tou epipheromenou enantiotèta mèdepote dexasthai, 31 mots) : ce qu'il propose finalement à Cébès d'accepter comme « définition », sans même lui laisser le temps de répondre ! |
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De ces quatre propositions, (3) reformule (1) et ces deux propositions présentent deux manières pour Socrate de parler (sans lui donner de nom) de ce qu'il cherche à « définir », et (4) reformule (2), chacune de ces deux propositions se proposant de « définir » ce dont parle Socrate (par périphrases). Avec (1), Socrate se plaçait au niveau des eidè, c'est-à-dire de ce par quoi nous donnons sens à des mots. Avec (2), il s'élevait au niveau des ideai qui sont la cible unique des eidè que chacun se pose pour lui. Avec (3), il se situait aussi bien au niveau des instances (les trois (ta tria) dans l'exemple qui précède immédiatement) que des ideai (la troisité (hè trias)). Avec (4), que j'ai traduit en restant au plus près du grec et sans chercher à clarifier la formulation de Platon, qui devrait pourtant être, en tant que définition proposée, la formulation la plus claire et la plus concise, on est au contraire sur la formulation la plus élaborée et la moins aisément compréhensible, qui utilise le même mot « contraire » (enantion) pour désigner chacun de deux contraires, si bien qu'on ne sait pas toujours auquel des deux le mot fait référence, et que ça change d'une partie de la formule à l'autre, qui emploie deux fois de suite le démonstratif eikeino pour renvoyer à deux choses différentes, qui parle ensuite d'« apportant » (epipheron) et d'« apporté » (epipheromenon), laissant au lecteur le soin de déterminer qui est qui et ce qui est apporté à quoi par quoi, et qui de plus introduit un terme nouveau, enantiotès, qui désigne la notion, l'idea, de « contraire » en tant que telle, abstraction faite de toute instance de celle-ci, alors que jusqu'à présent, il n'avait été question que de « contraires » (enantia), c'est-à-dire d'instances de choses contraires les unes aux autres. Enantiotès est un terme rare, même s'il utilise une dérivation fréquente en grec, le suffixe -tès, équivalent grec du français « -(i)té » que j'ai utilisé pour forger « troisité » à partir de « trois », ce qui le rendait facilement compréhensible par la plupart des grecs qui comprenaient le mot enantios (« contraire ») dont il dérive. Mais il n'en reste pas moins que c'est un mot « savant » et que, là où l'on trouve dans les dialogues plus de sept cents occurrences d'énantios (« contraire »), dont 63 dans le Phédon (33 rien que dans la section ici traduite), on ne trouve que quatre occurrences d'enantiotès (« contrariété » au sens de « fait d'être contraire ») dans l'ensemble des dialogues, celle-ci étant la seule dans tout le Phédon (une autre est Lysis, 216b7, sur la question de savoir si c'est le fait d'être contraire qui pousse à l'amitié (philia) ou le fait d'être semblable, et les deux dernières sont Théétète, 186b6 et b7, sur la question de savoir si ce sont les sens ou autre chose qui détermine la contrariété entre des perceptions sensibles). Et sur l'ensemble des classiques grecs disponibles sur le site Perseus, on ne trouve que 19 occurrences de ce mot, les quatre mentionnées dans les dialogue de Platon et les quinze autres dans des ouvrages d'Aristote, dont onze dans la Métaphysique (et Perseus ne propose qu'un nombre limité d'ouvrages d'Aristote). Or checher à définir quelque chose qui met en jeu des notions simples, comme ici « contraire », au moyen de mots « savants » et peu usités n'est sans doute pas la meilleure manière de procéder si l'on veut être compris, surtout lorsqu'il s'agit d'une « définition ». On peut alors se demander si le choix de ce terme rare n'est pas de la part de Platon une manière d'imiter le style des définitions d'Aristote. Qoui qu'il en soit, la question qui se pose est alors de savoir si (4) est plus clair que (2) et si l'une ou l'autre de ces formulations fait mieux comprendre ce dont a parlé Socrate en (1) et (3), et surtout si ces formulations apportent quelque chose à la compréhension de ce qui a été illustré par des exemples, et en fin de compte si les « définitions » seules, sans les exemples, auraient permis de comprendre ce dont Socrate parlait, mieux que s'il n'avait fait que donner les exemples sans chercher à les généraliser dans une « définition » (sur la question des différences d'attitude entre Platon et Aristote vis à vis des définitions, on pourra se reporter à la page de ce site intitulée Théétète et Sophiste, qui compare ces deux dialogues, tous deux centrés sur une recherche de « définition », celle du savoir (epistèmè) pour le Théétète et celle du sophiste pour le Sophiste, mais qui arrivent à des résultats complètement différents, aucune des deux n'étant menée par le Socrate de la République, du Phédon et de la plupart des autres dialogues, celle du Théétète étant menée par un Socrate dont Platon attribue la paternité à Euclide de Mégare et qui est plutôt dans l'approche d'Aristote en ce qui concerne les définitions, et celle du Sophiste par un étranger anonyme natif d'Élée, la patrie de Parménide, qui, lui, ne parle pas de « définition » au singulier, mais de logoi (multiples et complémentaires) à propos du sophiste (cf. par exemple Sophiste, 218b8-c1, où l'Étranger parle « à propos du sophiste, [de] cherch[er] à rendre clair par un logos ce qu'il peut bien être », où ce sont les traducteurs et commentateurs déformés par Aristote qui veulent que logos ait à cet endroit le sens de « définition ») et représente l'attitude de Platon et de son Socrate, celui du Phédon en particulier, sur cette question).
Mais cet interlude sur la recherche d'une définition n'est pas seulement une pique à destination d'Aristote sur l'intérêt des définitions formelles bardées de mots abstraits, il a un autre intérêt, peut être encore plus important, qui est lié au premier problème que j'ai mentioné à son propos au début de cette note, le fait que Socrate cherche la définition de quelque chose à quoi il ne donne jamais de nom ! Et ce que Platon cherche à nous faire comprendre, à nous et à Aristote, par cet échange, c'est que ce n'est pas le nom qui nous fait connaître la chose nommée et qu'on peut parfaitement parler de quelque chose et le comprendre sans jamais lui donner de nom. En d'autres termes, le savoir n'est pas dans les noms, mais au-delà des noms, dans ce qui se forme dans l'esprit de chacun par le biais de logoi, pensés ou exprimés, par oral ou par écrit, grâce aux relations que l'on établit entre les eidè que nous associons aux mots que nous utilisons et qui pointent vers des ideai qui les rendent intelligibles, et que ce n'est donc pas parce qu'on a donné un nom à quelque chose qu'on le connaît. On peut parfaitement ne pas comprendre quelque chose dont on connaît le nom
et comprendre quelque chose dont on ne connaît pas le nom, voire qui n'a pas de nom.
Pour terminer, je donne ci-après la traduction de (4) par les différents traducteurs que j'ai consultés :
- Cousin : « non seulement le contraire n'admet pas son contraire, mais tout ce qui apporte avec soi un contraire, en se communiquant à une autre chose, n'admet rien de contraire à ce qu'il apporte avec soi » ;
- Robin (Budé) : « ce n'est pas seulement le contraire qui ne reçoit pas en soi le contraire, mais aussi cette forme qui avec elle apporte un contraire quelconque dans l'objet quelconque auquel elle survient, et jamais la forme même qui apporte ne reçoit en elle la contrariété de ce qu'elle apporte » ;
- Robin (Pléiade) : « ce n'est pas seulement le contraire qui ne reçoit pas en lui son contraire : c'est encore ce terme qui, à l'encontre de ce contraire apporte avec lui quelque contraire ; et, quel que soit d'ailleurs l'objet sur lequel vient s'appliquer ce terme, c'est lui, le terme apportant ce contraire, qui se refuse à recevoir la contrariété du contraire qu'il apporte » (Robin, qui est toujours le plus verbeux dans ses traductions, s'est ici surpassé !) ;
- Chambry : « non seulement le contraire n'admet pas son contraire, mais ce qui apporte quelque chose de contraire à ce qu'il approche n'admet jamais le contraire de ce qu'il apporte lui-même » (cette traduction aurait été moins ambiguë si Chambry avait inversé l'ordre de mots « quelque chose de contraire » et « à ce qu'il approche » et écrit « ...ce qui apporte à ce qu'il approche quelque chose de contraire... », « quelque chose de contraire » voulant dire « quelque chose qui a un contraire ») ;
- Vicaire : « ce n'est pas seulement le contraire qui n'admet pas le contraire, mais tout ce qui apporte un contraire dans l'objet où il survient, et jamais cela même qui apporte n'admet la contrariété de ce qui est apporté par lui » ;
- Dixsaut : « ce n'est pas seulement le contraire qui ne peut recevoir son contraire, mais il y a aussi le cas de ce qui apporte un contraire déterminé à l'objet, quelqu'il soit, vers lequel il peut bien aller ; et jamais le terme qui apporte le contraire n'admettra la contrariété de ce qui est apporté par lui » ;
- Piettre : « ce n'est pas seulement le contraire qui ne reçoit pas son contraire, mais aussi cela qui apporte en soi quelque chose de contraire à ce qu'il approche ; et cette forme même qui apporte ne reçoit jamais le contraire de ce qui est apporté par elle ».
Il est à peu près sûr que tous les efforts des traducteurs pour rendre compréhensible la formulation de Platon ne résultent pas d'une analyse grammaticale de la phrase à traduire et d'elle seule, mais s'appuient sur les exemples donnés auparavant, froid et neige par rapport à chaud, trois et impair par rapport à pair, et, sans ces exemples en tête pour valider leurs résultats, ils seraient bien en peine d'en arriver à une traduction compréhensible. Dans le cas de ma traduction, cela donne le résultat suivant : « non seulement, [pour] le contraire (le chaud / le pair), ne pas accueillir le contraire (le froid / l'impair), mais encore, [pour] ce qui apporterait quelque chose de contraire à lui (à lui, le chaud / le pair ; quelque chose de contraire à lui : le froid / l'impair) sur ce sur quoi il irait (l'apporteur : l'idea de neige / la troisité ; ce sur quoi il irait : de la neige / des trois quelque chose), cela même qui apporte la contrariété de ce qui est apporté (ce qui est apporté : le froid par l'idea de neige / l'impair par la troisité ; la contrariété de cela : le chaud / le pair), ne jamais l'accueillir (ne jamais accueillir quelque chose qui apporte le chaud pour la neige / le pair pour les trois quelque chose) ». Ce sont les exemples qui permettent de valider la « définition », pas la « définition » qui permet de comprendre les exemples ! Et c'est bien pour cela que Socrate, sans même laisser à Cébès le temps de dire s'il fait sienne la « définition » proposée, s'empresse de revenir aux exemples. La messe est dite...
(<==)
(28) « Cela même (le double que constitue dix par rapport à cinq, ce que Socrate vient de mentionner) est contraire à autre chose, mais pareillement n'accueillera pas celle de l'impair » : cet autre contraire du dix en tant que double, et non plus en tant que pair, c'est la moitié, et Socrate fait constater ici qu"un nombre entier qui est double d'un autre nombre entier est nécessairement pair et n'accueillera donc pas la contrariété (du pair) qu'est l'impair. Dix est donc pair à un double titre : d'une part directement, parce que dix est pair, d'autre part indirectement, parce que dix est le double de cinq. Par contre, Socrate nous laisse le soin de remarquer que, si être « double » implique être « pair », être « moitié », le contraire de « double », n'implique pas d'être « impair », le contraire de « pair ».
Le mot grec que j'ai traduit par « pareillement » est homôs, adverbe dérivé de l'adjectif homos, qui signifie « même, semblable, pareil », et signifie donc « de même, également, pareillement ». Curieusement, la plupart des traducteurs le comprennent dans le sens d'une opposition (Cousin : « et ce double lui-même, bien que son contraire ce ne soit pas l'impair, ne recevra pourtant pas l'idée de l'impair » ; Robin (Budé) : « le Double, au demeurant, est aussi en lui-même, contraire d'aurte chose ; mais pourtant, c'est la nature de l'impair qu'il ne recevra pas en lui » ; Robin (Pléiade) : « et, quoique le double soit lui-même effectivement le contraire d'un autre terme, c'est néanmoins la contrariété constituée par l'Impair qu'il ne recevra pas » ; Chambry : « il est vrai que ce double lui-même est le contraire d'autre chose, et cependant, il n'admettra pas l'idée de l'impair » ; Vicaire : « le Double est à son tour le contraire d'autre chose, et pourtant il n'admettra pas l'idée de l'Impair » ; Dixsaut : « ce dernier (le double), au demeurant, est en lui-même aussi le contraire de quelque chose d'autre, et cependant, il ne recevra pas cette contrariété qu'est l'impair » ; Piettre : « et certes le double est en plus par lui-même le contraire d'autre chose, et pourtant il ne recevra pas la forme contraire du pair »). (<==)
(29) « Pas non plus le un et demi ni les autres choses semblables, [qui sont] la moitié, celle du tout » : du double, on passe aux moitiés (entières ou pas), en commençant par la moitié de trois, qui est un et demi. « Les autres choses semblables » (talla ta toiauta), ce sont toutes les moitiés des nombres entiers successifs, et pour préparer la généralisation suivante, Socrate passe du « double » au « tout entier » (holon, qui signifie « tout » en tant que totalité pensée comme un « tout », et non pas comme pluralité composée de la juxtaposition d'éléments pensés distinctement les uns des autres, qui serait pan).
« Celle du tout » prend ici la place de « celle de l'impair », sur quoi se termine le membre de phrase précédent, qui parlait du double en tant que n'accueillant par l'impair. À partir de ce membre de phrase, il n'est plus question de « pair » et d'« impair », mais de « tout » (holon) et d'une multitude de « contraires », qui n'ont pas de nom générique, mais qui sont tous, dans notre langage moderne, des « fractions » pensées par rapport à leur numérateur, considéré comme « tout », que le dénominateur soit inférieur au numérateur (résultat supérieur à un ; cas de cinq pensé comme moitié de dix, ou un et demi comme motié de trois) ou supérieur (résultat inférieur à 1 ; cas du tiers, qui va suivre), auxquelles Socrate ne fait référence qu'à travers des exemples, généralisés par une formule de même sens que notre « etc. » (ici talla ta toiauta (« les autres choses semblables »)). (<==)
(30) « Et le tiers à son tour et toutes les choses semblables » : « toutes les choses semblables (panta ta toiauta), ce sont cette fois toutes les fractions dont le dénominateur est supérieur au numérateur, et qui conduisent donc à une valeur inférieure à un. Toutes ces fractions, en tant que fractions d'un nombre plus grand, ne représentent donc qu'une partie de ce dont elles sont une fraction, pas le « tout » (holon) de ce que décompte ce nombre. (<==)
(31) J'ai essayé de traduire cette seconde partie de la longue réplique de Socrate qui a commencé par une proposition à Cébès de « définition » d'on ne sait pas trop quoi, en restant au plus près du grec, y compris, quand c'était possible, pour l'ordre des mots et sans chercher à expliciter ce qui n'est qu'implicite ou sous-entendu, pour des raisons qui vont apparaître au fil de cette note.
La première chose qu'il convient de remarquer relativement à cette seconde partie, qui enchaîne sans interruption avec la propositon faite à Cébès d'une « définition » d'on ne sait trop quoi sans lui laisser le temps de l'approuver ou de la contester, c'est qu'alors que Socrate prétend rappeler des choses dites auparavant, rien de ce qui est dit ici n'est la répétition de propos antérieurs ! Il a été rapidement question en 104a8 de la cinquité (hè pemptas) et le terme « moitié » (hèmisu) a été employé pour dire que les nombres impairs formaient la moitié de tous les nombres (entiers), mais c'est tout, alors que Socrate introduit ici coup sur coup a un rythme effréné et dans des formules elliptiques les couples de contraires que sont le double et la moitié, le tiers et le triple, etc., et plus généralement le tout et la partie, en ne mentionnant que l'un des deux contraires de chaque paire, sauf dans le cas du double et de la moitié, où les deux termes apparaissent, mais le plus éloignés possibles l'un de l'autre, avec l'exemple au milieu du un et demi (to hèmiolion), qui est la motié du trois (sans que cela soit dit explicitement). Et pour tout arranger, Socrate fait une référence implicite au mot enantiotès (« contrariété ») qu'il vient d'introduire dans sa proposition de « définition » de manière inverse à l'usage qu'il en a fait dans la « définition » : en effet, dans celle-ci, il parle, pour quelque chose sur quoi irait une idea qui apporte avec elle l'un de deux contraires (par exemple l'idea de l'impair apportée par la troisité sur un trois quelque chose), de ne jamais accueillir « cela même qui apporte la contrariété de ce qui est apporté », en grec auto to epipheron tèn tou epipheromenou enantiotèta, c'est-à-dire dans l'exemple d'un trois quelque chose, auquel l'impair est apporté par la troisité, la contrariété de l'impair, c'est-à-dire le pair. Or ici, le texte élliptique traduit par « les cinq n'accueilleront pas celle du pair » est ta pente tèn tou artiou ou dexetai (mot à mot : « les cinq la du pair pas ça_accueillera »), dans laquelle ce à quoi renvoie le tèn (article défini « la », accusatif féminin singulier), ne peut être que le seul mot féminin de la phrase précédente (la « définition »), que l'on trouve dans l'expression similaire tèn tou epipheromenou enantiotèta (« la du étant_apporté contrariété »), ce qui conduit, en introduisant le mot sous-entendu, à : « les cinq n'accueilleront pas la contrariété du pair », c'est-à-dire, si l'on remplace le terme savant « contrariété » (enantiotès) par le mot dont il dérive, to enantion (« le contraire »), « les cinq n'accueilleront pas le contraire du pair », c'est-à-dire l'impair, ce qui est à l'évidence faux, et oblige à comprendre ces mots comme signifiant « les cinq n'accueilleront pas la contrariété que constitue pour l'idea héritée le pair (en tant que contraire de l'impair, qui leur est apporté par la cinquité) ». Bref, dans un cas, enantiotès suivi du génitif doit se comprendre comme « le contraire du... », dans l'autre cas comme « le contraire qu'est le... ». Bravo pour la clarté !
Et si l'on essaye d'imaginer la scène, avec un Cébès qui vient de se faire rabrouer par Socrate quand il a avoué n'avoir pas compris sa première proposition de définition
(la formule (2) de la note 27, pourtant plus concise que la définition qu'il vient de proposer (formule (4)), qui vient de subir un flot de paroles de Socrate sur lesquels les traducteurs, à tête reposée et avec tout leur temps pour examiner un texte écrit s'arrachent les cheveux, on peut penser que quand Socrate lui demande « est-ce que tu me suis et es-tu d'accord ? », son acquiescement est de pure forme et qu'il n'ose pas avouer une fois encore qu'il n'a rien compris, ou en tout cas, pas grand chose. Faut-il en déduire que Socrate, et derrière lui, Platon, fait exprès d'être sibyllin, et, si oui, pourquoi le ferait-il ?
Pour comprendre ce qui se passe ici, il faut resituer la discussion en cours dans l'ensemble du dialogue, et commencer par admettre que Platon ne cherche pas dans le Phédon à démontrer l'immortalité de l'âme, pour la bonne raison qu'il sait que c'est impossible aux hommes dans cette vie incarnée. Si ce n'était pas le cas, et s'il avait une preuve contraignante de ce fait, pourquoi proposerait-il plusieurs arguments, dont aucun n'est convaincant et dont il n'a pas de peine à montrer les limites et les failles avant d'en venir à celui qui serait contraignant ? Dans le Ménon, il ne propose pas au jeune esclave de son interlocuteur plusieurs manières de trouver la longueur du côté du carré double en superficie d'un carré donné. Il sait que sa démonstration est rigoureuse et que, si l'esclave ne la comprenait pas, ce ne serait pas parce qu'elle est fausse, mais parce que son esprit n'en aurait pas saisi toutes les articulations. Ici, dans le Phédon, Socrate propose à Cébès une argumentation qui vient après plusieurs autres qui ont échoué à convaincre ses interlocuteurs et qui se voudrait cette fois rigoureuse et fondée sur des raisonnements logiques contraignants, comme les aimait son élève, puis collègue, Aristote, qui, lui, croyait cette « démonstration » possible si l'on respecte les règles de sa chère logique et qu'on utilise les mots dans le sens qui convient. Or Platon sait que ce n'est pas le cas et voudrait arriver à le faire comprendre aux lecteurs et, si possible, à son ami. Et cet argument supposé contraignant, il en fait le dernier proposé dans le dialogue, et, au contraire des arguments précédents, il n'en fait pas la critique et enchaîne aussitôt l'argument fini, sur un mythe, ce qui est le dernier recours, quand la raison a atteint ses limites, pour faire taire les deux parties alogoi de l'âme , le thumoeides (« amour-propre ») (cf. République, IV, 441c2 pour l'application de l'adverbe alogikôs (« d'une manière ne faisant pas appel à la raison ») à l'activité du thumoeides) et les epithumiai (« désirs, passions »), qui dominent respectivement l'âme de Cébès et celle de Simmias confrontées à un Socrate dont l'âme est dominée par la partie logikon, mais une partie logikon qui connaît ses limites (sur le principe de scénarisation de certains dialogues en faisant jouer aux différents interlocuteurs le rôle d'une des trois parties de l'âme mises en évidence au livre IV de la République et illustrée par l'image du chariot ailé du Phèdre (cf. Phèdre, 246a6-b4 et 253c7-e5), c'est-à-dire en les présentant comme dotés d'une âme dans laquelle c'est la partie qu'ils jouent qui domine, voir la page de ce site intitulée Aux âmes, citoyens !, qui détaille cette scénarisation dans le cas de la République). Platon est donc confronté à une situation où il doit développer l'argument le plus solide sur le plan logique qu'il est capable de produire sur la question de l'immortalité de l'âme, ou en tout cas un argument suffisament solide pour emporter l'adhésion d'un Cébès dont l'âme est dominée par sa partie intermédiaire, l'amour-propre, tout en sachant d'avance que cet argument ne sera pas contraignant pour la raison pure, c'est-à-dire qu'il lui faudra développer des raisonnements dont il sait d'avance qu'ils sont viciés, mais qui doivent avoir une apparence suffisante de vraisemblance pour emporter l'adhésion d'une âme qui est dominée par son amour-propre, pas par sa raison (ce qui est typiquemment l'art spécifique du sophiste). Et, selon son habitude, qui est de ne pas servir les réponses prédigérées à ses lecteurs, mais de leur laisser le soin de les trouver par eux-mêmes, seule manière de faire en sorte qu'ils se les approprient, plutôt que d'en montrer lui-même les failles, il va laisser ce soin à ses lecteurs (à commencer par Aristote, s'il veut jouer le jeu) à titre de test final au terme de la tétralogie centrale sur l'âme (Banquet - Phèdre / Répubique / Phédon). Mais pour que l'exercice fonctionne, il faut que les failles du raisonnement ne soit pas trop visibles, et que les lecteurs aient du travail à faire pour les identifier, ce qui incite à utiliser un langage que je qualifiais à l'instant de « sibyllin », tout en semant le discours de questions destinées à inciter le lecteur à entrer dans le jeu, comme le « pour autant que nous [en] soyons capables » (une manière de piquer l'amour-propre de Cébès) au début de cette séquence de recherche de « définition » de quelque chose auquel il ne donne pas de nom, le « tu me suis ? » adressé à Cébès qui termine cette réplique de Socrate (et auquel, Cébès, piqué dans son amour-propre, n'ose pas répondre que non), et le « rappelle-toi une fois encore » entre les deux, qui invite le lecteur à chercher dans sa mémoire, et dans le texte qu'il lit, quelque chose qui n'y a jamais été dit ! Et bien sûr, Platon ne dit pas qu'il sait que sa « démonstration » est délibérément « foireuse », car s'il l'avait fait, le dialogue n'intéresserait plus personne et personne ne le lirait, et le résultat est que ceux qui s'en aperçoivent pensent être plus forts que Platon alors que c'est lui qui les manipule !...
Au point où nous en sommes,
Socrate n'a encore fait que de mettre en évidence un principe général qu'il va ensuite appliquer au cas de la mort par rapport à l'âme, le fait que certaines ideai impliquent de manière incontournable une autre idea qui rend impossible pour ce pour quoi cette première idea est pertinente que ça puisse accueillir le contraire de la seconde idea, bien que ce ne soit pas le contraire de la première. Pour faire comprendre ce principe général, il a pris deux types d'exemples, les premier d'ordre physique (le froid et la neige, le chaud et le feu), les seconds d'ordre mathématique (le trois et l'impair), qui ont l'avantage à la fois de donner une apparence de « scientificité » au discours et de faire intervenir des notions élémentaires facile à comprendre pour tous. Et il l'a fait en utilisant des termes assez concrets pour parler des relations entre ideai et de celle entre des ideai et ce à quoi elles s'appliquent, comme « recevoir » (dechomai), « s'approcher » (prosienai), « s'éloigner » (upexienai), « subir » (paschein), « endurer » (hupomenein), et aussi « périr » (apollunai) , qui nous prépare à la problématique de l'âme à la mort, à laquelle il va maintenant arriver pour y appliquer le principe général qu'il vient de mettre en lumière.
(<==)
(32) Le mot traduit ici par « sûreté » est asphaleia, substantif dérivé de l'adjectif asphalès, qui signifie au sens premier « qui ne fait pas glisser / tomber / chanceler / vaciller / chavirer », soit « ferme, solide, sûr ». On trouve cet adjectif en 100d8 (au superlatif asphalestaton) et 100e1, losque Socrate décrit sa nouvelle manière de voir les choses du fait de sa « seconde traversée » en disant que « que [ce soit] par le beau [que] toutes les belles [choses sont / deviennent] belles, cela en effet me semble être le plus sûr pour répondre aussi bien à moi qu'à un autre, et en m'en tenant à cela, je pense ne jamais me tromper, mais être en terrain sûr (asphales einai) », et à nouveau substantivé par l'article en 101d2, lorsqu'il conseille à Cébès de s'« attach[er] à cette fameuse sûreté du soutien » (echomenos ekeinou tou asphalous tès hupotheseôs). (<==)
(33) Dès ces premières lignes, on commence à se trouver, non en terrai sûr / solide (asphales), mais au contraire en terrain terriblement glissant, et il semble bien que Socrate est ici en train de faire passer à la trappe tout ce qu'il a dit dans les propos rappelés dans la note précédente. Le premier indice de cela est le choix des adjectifs qualifiant les deux manières de répondre qu'il oppose ici : s'il réutilise asphalès (« sûr / solide / ferme »), il lui adjoint amathès, que j'ai traduit par « celle [la réponse] d'un ignorant », adjectif dérivé, avec un alpha privatif au début, du verbe manthanein, qui signifie « apprendre, étudier, savoir, comprendre », dont viennent entre autres mathètès (« étudiant ») et mathèma (« étude, objet d'études, connaissance »), qui fait au pluriel mathèmatata, dont dérive « mathématiques ». Quelque chose d'amathès, c'est donc quelque chose qui traduit le manque d'éducation, de connaissances, bref, l'ignorance. Ce n'est guère flatteur pour ce que disait Socrate de sa seconde navigation dans la section précédente, et cela donne l'impression qu'il revient à ce qu'il y critiquait justement à propos des penseurs qui l'avaient précédé. Et cette impression est confirmée par l'adjectif qu'il oppose à ça, kompsos, que je traduis ici par « recherché » et qui signifie « paré avec soin, élégant, joli, chic,
spirituel, ingénieux » ou encore, en mauvaise part, « subtil,
affecté », qui est souvent utilisé à propos de sophistes et a presque toujours un sens péjoratif chez Platon (sur cet adjectif, voir la note 13 à ma traduction de la mise en parallèle du bon et du soleil), mais qui est apte à flatter l'amour-propre de Cébès.
Mais il y a plus grave encore, car la réponse « recherchée » qu'il propose de substituer à la réponse « sûre » qui serait « celle d'un ignorant », manifeste ue erreur logique. Ce qui a été dit auparavant c'est que le feu (pur) est toujours chaud (thermon), pas que le chaud est toujours feu, ce qui veut dire que tout ce qui deveint chaud ne le devient pas nécessairement par l'effet du feu. Il suffit d'ailleurs pour mettre en évidence l'erreur commise par Socrate de prendre l'exemple contraire du froid qu'il a utilisé en même temps : parce que la neige est toujours froide, cela n'implique pas que tout ce qui est froid le doit à la neige ! En fait, Socrate sait parfaitement ce qu'il fait en choisissant délibérément l'exemple du feu, et pas celui de la neige, et, en disant cela, il entre dans le jeu des « physiciens » qu'il critiquait auparavant, qui avaient fait du « feu » (pur) l'un des quatre éléments (avec l'« air », l'« eau » et la « terre »), et donnaient donc à ce mot (comme aux trois autres) un sens beaucoup plus large que celui de « feu » au sens usuel renvoyant à quelque chose qui brûle, par exemple du bois dans une cheminée. Quelque part, cette notion élargie de « feu » comme un des quatre éléments était une approche des anciens de la notion d'« énergie », comme les trois autres éléments, air, eau et terre, étaiet une approche des trois états de la matière, gazeux (air), liquide (eau) et solide (terre). Mais ce sens était justement réservé à une élite de ce que l'on appellerait aujourd'hui des « scientifiques », qui avaient une conception purement « physique » et matérielle du monde et qui utilsaient le logos pour développer leur théories sans en avoir compris les mécanismes, position que Socrate critiquait justement dans la section précédente, et vis à vis desquels le qualificatif de kompsoi est parfaitement adapté dans l'esprit de Platon. Certes, sans aller jusqu'à ces hautes considérations de physique, on peut simplement remarquer que pur a en grec, comme « feu » en français, des sens analogiques, dont celui de « fièvre », mais d'une part, jouer avec la pluralité des sens d'un même mot sans prévenir n'est pas la meilleure façon de mener un raisonnement rigoureux, même si l'on respecte les règles de la logique, et d'autre part, Socrate va parler plus spécifiquement de la fièvre dans le second exemple de réponses « recherchées » qu'il donne aussitôt après celui-ci, en utilisant un mot plus spécialisé, puretos, ce qui suggère qu'il prend ici pur (« feu ») en un sens plus général, même si l'exemple ne concerne que les corps (sômata), mot qui, au sens premier, désigne le corps humain, en particulier par opposition à l'âme, ce qui convient naturellement dans le contexte de la discussion en cours, mais qui peut aussi avoir un sens beaucoup plus général, comme le mot français « corps » qui le traduit, et désigner n'importe quel « corps », vivant ou pas, comme quand en français on parle de la loi de la chute des corps, ou de corps célestes.
Bref, Socrate est en train de se transformer devant nous, et devant un Cébès que son amour-propre empêche de donner l'impression qu'il ne suit pas et qui est plutôt flatté par les arguments pseudo-« scientifiques » et se donnant l'apparence de la rigueur logique qu'il lui sert, en un sophiste et il va donc falloir faire très attention à tout ce qu'il va dire à partir de maintenant !... (<==)
(34) Dans la continuité de ce que je disais dans la note précédente, on peut certes penser que ce second exemple n'est qu'une reformulation du premier avec des termes plus spécialisés, où la chaleur devient la maladie et le feu, la fièvre, mais si tel est le cas, quel intérêt cela avait-il de commencer par utiliser une formulation plus générale si c'était pour la limiter au cas particulier énoncé ensuite ? Par ailleurs, le sous-entendu de cette substitution est que toute maladie se manifeste par de la fièvre. Or, si l'on peut dire que tout fièvre est symptôme de maladie, la réciproque, le fait que toute maladie donnerait de la fièvre, n'est pas vraie. On est donc ici dans le même cas que pour le passage de la chaleur au feu (cf. note précédente). (<==)
(35) Ici, la substitution de l'unité à l'imparité est encore plus osée. Il est intéressant de voir comment Monique Dixsaut dans ses notes sur sa traduction du Phédon, tente de montrer que Socrate n'a pas ici retourné sa veste par rapport à ce qu'il a décrit dans la section précédente comme sa « seconde traversée » et ne retombe pas ici dans les travers qu'il y dénonçait chez ses prédécesseurs, et comment elle utilise des argumentations sophistiquées faisant appel aux pythagoriciens pour « sauver » ses propos et leur donner un sens rigoureux, mais à partir du moment où l'on admet que, comme je l'ai expliqué dans la note 31, Socrate sait avant même de commencer ses raisonnements, qu'ils ne pouvaient être rigoureux et n'ont qu'à avoir l'apparence de la raison pour calmer Cébès-thumos, et que c'est en toute connaissance de cause qu'il devient « recherché / raffiné » (kompsos), c'est-à-dire joue pour un temps le sophiste, face à un interlocuteur qui n'est pas capable de raisonnements logiques rigoureux, mais a seulement besoin d'être rassuré face à la peur de la mort, il n'y a rien à sauver et il suffit de chercher le sens de ses propos à un niveau qui pouvait être celui de Cébès, qui n'ose dire qu'il ne suit pas vraiment. Dire que c'est par l'unité que se produit l'imparité, c'est tout simplement dire de manière détournée à l'aide de mots savants (« unité » traduit monas) qu'un nombre est impair quand, si on le divise par deux, il y a une unité de plus dans une des « moitiés » que dans l'autre, et il faut le penser de manière très concrète, à partir d'un ensemble d'éléments comptés (des personnes, des chevaux, des pièces de monnaie, etc.) que l'on veut diviser en deux groupes, si possible contenant le même nombre d'élements. Quel que soit le nombre d'élements dont on part, si ce nombre est impair, il y aura toujours un et un seul élément de plus dans un groupe que dans l'autre. C'est donc bien cette unité (monas) en trop qui « fait » que ce nombre est impair, perittos en grec, qui, avant de signifier « impair », évoque l'idée de supplément, de surplus, de dépassement, à partir d'une forme de substantivation de la préposition peri, dont un des sens est « au-dessus, par-dessus » (par opposition à artios (« pair »), qui, lui, substantive de la même manière un advebe évoquant l'idée de précison, de quelque chose qui tombe juste). Mais on n'est plus du tout ici dans une « logique » analogue à celle qui fait passer du feu à la chaleur ou de la neige au froid et le raisonnement qui lie l'unité à l'imparité ne ressemble à rien de ce qui peut être déduit par analogie des exemples donnés auparavant ! Que Cébès suive toujours, comme il va le prétendre en réponse à la question de Socrate qui termine cette réplique, est donc proprement impossible !... Il suffit d'ailleurs de voir tous les développement que propose Monqiue Dixsaut, qui avoue elle-même s'appuyer sur des argumentations d'un de ses collègues, Maurice Caveing, dont elle loue « une longue familiarité avec la pensée et le vocabulaire de la mathématique grecque » (note 315 à sa traduction du Phédon), pour explique ce passage de l'unité à l'impair, pour se convaincre que Cébès, dans le flot d'une conversation suivie menée par un Socrate pressé qui sait qu'il ne lui reste que quelques instants à vivre et qui ne lui donne pas le temps de souffler dans le brouhaha d'une cellule de prison surpeuplée et avec la charge affective d'assister aux derniers moments d'un maître et ami, en était bien incapable.
Mais qu'on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas. Je ne prétend pas que Socrate, le Socrate mis en scène par Platon en tout cas, aux derniers instants de sa vie, s'est mis à devenir un sophiste. Je prétends qu'il sait, ou plutôt que Platon qui le met en scène sait, et veut nous faire comprendre, dans le contexte d'une mise en scène inventée de toutes pièces par lui (sur l'invraisemblance de cette mise en scène, dont Platon se désolidarise en faisant dire à celui qui raconte la scène qu'il n'était pas présent, voir le paragrape consacré au Phédon dans la section intitulée Des prologues pleins d'invraisemblances et d'incohérence de la page de ce site intitulée Les Socrates de Platon), qu'il n'y a pas, et ne pourra jamais y avoir, pour des êtres humains incarnés, de réponse certaine à la question de ce qui se passe à la mort. On pose pour expliquer l'homme un principe immatériel que l'on appelle psuchè (« âme »), mais en fin de compte, en le disant immatériel, on dit ce qu'il n'est pas (ce n'est pas un corps ou une partie d'un corps), mais on ne dit pas ce qu'il est (Platon parle des activitées attribuables à l'âme, mais jamais de ce qu'elle est en elle-même). La question sous-jacente est celle de savoir, pour le dire en termes plus modernes, s'il est possible d'expliquer le tout de l'homme, et en particulier de sa pensée, de sa capacité d'abstraction et de sa raison, exclusivement comme le produit de processus physico-chimiques dans des cellules matérielles soumises à des sollicitations externes d'autres cellules du même « corps » ou de son environnement, et, si ce n'est pas possible, d'essayer de comprendre ce qu'il faut supposer en plus à la fois en lui et dans le monde qui l'entoure, monde de matière et de pensée, pour rendre compte de tout ce que nous pouvons constater à son propos et de ce que cela implique au moment de la mort. L'objectif du Phédon n'est pas de démontrer l'immortalité de l'âme, mais, faute de le pouvoir, d'essayer d'arriver à l'hypothèse la plus vraisemblable et la plus cohérente avec toutes les données de l'expérience sur ce quelque chose que l'on appelle par convention partagée « âme » (psuchè) et d'en déduire ce que cela implique pour conduire une vie d'homme la meilleure possible, la plus conforme au bon (to agathon) pour lui, individuellement et collectivement, de manière cohérente avec ces hypothèses, sachant que le réponse ne sera jamais une certitude démontrable mais supposera de prendre le « beau risque » (kalos kindunos, 114d6) d'accepter de conduire sa vie de manière cohérente avec ce qui nous aura paru les hypothèses les plus probables, même si ce choix conduit à devoir accepter une mort injuste lorsque son refus conduirait à des choix de vie incohérents avec les hypothèses acceptées. Mais Platon sait aussi que l'homme ne se limite pas à la raison, et que justement, ce qui le meut, ce n'est pas la raison (le cocher du char ailé du Phèdre), mais les deux autres parties alogoi (dénuées de « raison ») de ce qu'il appelle psuchè (« âme »), le thumoeides (« amour-propre », le cheval blanc du char ailé du Phèdre) et les epithumiai (« besoins / désirs / passions corporels », le cheval noir du char ailé du Phèdre, cf. Phèdre, 246a6-b4 et 253c7-e5), et que donc, pour agir (ou subir, dans le cas présent, sans réagir) conformément aux choix de la raison, il faut trouver des arguments pour convaincre les deux « chevaux ». Et si le cheval blanc, l'amour-propre, qui réagit aux mots et non pas aux pulsions corporelles, se trouve flatté qu'on « raisonne » avec lui, sans qu'il se rendre compte du caractère spécieux de certains arguments utilisés, quand le moment fatal est proche et que le temps presse, alors, à la guerre comme à la guerre, la raison est en droit de faire feu de tout bois pour l'apaiser. Comme va l'avouer Socrate lui-même aussitôt après avoir parlé du « beau risque », « il est nécessaire en de telles [matières] comme de pratiquer des incantations sur soi-même » (114d6-7), où « pratiquer des incantations » traduit le verbe epaidein, qui évoque l'idée de chants visant à charmer ou fasciner, qui n'ont plus grand chose à voir avec des arguments rationnels et s'apparentent plutôt à la méthode Coué ! Même la partie rationnelle de l'âme, quand elle atteint ses limites, a besoin d'« incantations » et de mythes pour suppléer à ce que la raison ne peut fournir. (<==)
(36) « Vois si tu as suffisamment vu... » traduit le grec hora ei ikanôs oisth(a)..., dans lequel on trouve deux formes verbales de verbes signifiant au sens premier « voir » : hora, impératif présent du verbe horan, qui signifie « voir » (avec les yeux), et oistha, parfait du verbe eidô, dont le sens est aussi « voir », qui fait à l'aoriste 2 eidon (dont dérive le mot eidos (« apparence (pour la vue) » au sens premier) et à l'infinitif idein, dont dérive idea, de sens voisin d'eidos, et dont le parfait oida, parfois considéré comme aussi le parfait du verbe horan, prend le sens d'un présent, « savoir », selon le raisonnement implicite « j'ai vu, donc je sais ». Mais il s'agit d'un savoir qui est plutôt le « savoir » fondé sur la seule vision occulaire des prisonniers restés dans la caverne, où ils ne voient que des ombres, ou au mieux les statues dont ce sont les ombres, que l'epistèmè de ceux qui en sont sortis. Il me semble qu'ici, il est préférable d'en rester au registre du « voir », quitte à prendre ce mot au sens analogique : « vois si maintenant tu sais suffisamment ce que je veux (dire) », qui serait la traduction littérale ne passe pas trop bien en français, où l'on utiliserait plutôt le verbe « comprendre » que le verbe « savoir », mais « comprendre » ne fait pas partie des sens listés pour oida dans le Bailly, si bien qu'en rester pour la traduction de oisth(a) au sens premier de « voir », compris ici de manière analogique comme renvoyant à la vue de l'esprit reste le meilleur compromis, me semble-t-il, et met en évidence que le grec en reste à ce registre. (<==)
(37) Il a été question de l'idea du pair (hè tou artiou idea) en 104e1. Auparavant, il avait été question de l'idea de trois (hè tôn triôn idea) en 104d5-6, référencée aussi sous le nom de hè trias, que j'ai traduit par « la troisité ». En réutilisant le mot idea ici, Platon, à travers Socrate, veut nous faire réfléchir sur la question de savoir si l'âme individuelle qu'il a en tête pour essayer de montrer son immortalité est aussi une idea, et si donc l'analogie évoquée est transposable. Car après tout, si j'imagine une famille de trois personnes (le père, la mère et un enfant), sur lequel est venu se poser l'idea de « trois », il est tout à fait possible que cette famille devienne « paire » si naît un second enfant, et que donc ce soit maintenant l'idea du pair qui soit sur cette famille, sans que cela veuille dire que l'idea du pair soit venue sur l'idea de l'impair, ni sur l'idea de trois (la troisité). Qu'il y ait une idea de l'âme commune à toutes les âmes individuelles, cela est certain, mais que chaque âme individuelle soit une idea distincte, ce n'est plus du tout la même chose et Platon n'accepterait probablement pas cela. Ce qui ressemble le plus à l'idée que chaque âme individuelle serait une idea dans les dialogues, c'est ce que dit le Socrate du Théétète en 184d1-5 lorsqu'il évoque une idea qui serait en charge de faire le lien entre les données perçues par les différents sens pour en arriver à la notions d'« étants » qui seraient la source commune de toutes ces perceptions diverses et en ferait la synthèse, idea à laquelle il propose de donner justement le nom de psuchè (« âme »), sauf à trouver un meilleur nom. Mais ce n'est pas le Socrate de la République, du Phédon et de la plupart des autres dialogues qui est mis en scène par Platon dans le Théétète, et sa compréhension du terme idea n'est justement pas la même, comme je l'explique dans la note 6 à ma traduction de Théétète, 134b3-187a9 sous le titre Du savoir perception au savoir opinion.
La supposée « démonstration » ne repose que sur un parallèlisme purement formel d'expressions dans lesquelles on substitue un mot à un autre alors que les mots ainsi substitués renvoient à des choses qui ne sont pas de même nature et que ce changements de nature invalide la pertinence du parallèlisme. Il suffit, pour s'en rendre compte, de remplacer psuchè (« âme ») par pneuma (« souffle de vie, respiration »), notion qui, pour beacoup de Grecs de l'époque de Socrate et Platon, pouvait justement être confondue avec celle de psuchè (« âme ») mais en évoquant quelque chose de matériel, et l'on « démontrera » ainsi que la respiration (pneuma) ne peut cesser à la mort puisque l'idea de respiration (pneuma) est incompatible avec celle de mort ! Toute la difficulté vient du fait qu'on passe d'une notion matérielle (la respiration) à une notion immatérielle (l'âme conçue comme immatérielle) et que, de ce fait, la plupart des gens, ont d'énormes difficultés, voire sont incapables, de faire clairement la distinction entre l'idea, nécessairement unique, d'une notion (l'idea de pair, l'idea de trois, l'idea de pneuma (« souffle de vie, respiration »), l'idea d'âme (psuchè)...) et les instances de cette idea, potentiellement multiples, dès lors que cette notion renvoie à quelque chose d'immatériel. Une idea est par nature, non pas même « éternelle » ou « immortelle », mais sans relation avec le temps, alors que les instances de cette idea, lorsqu'elles sont multiples, et même si cette idea est celle de quelque chose d'immatériel, peuvent avoir, à leur manière, part au temps, sans que cela implique matérialité. Et c'est très exactement le cas de l'âme. L'idea d'âme, unique, n'a pas part au temps, mais les instances de cette idea, bien qu'immatérielles, y ont part d'une certaine manière puisque liée à quelque chose, un corps, qui y a part, et le fait que l'idea d'âme, comme toutes les ideai, n'ait pas part au temps, ne prouve rien, ni dans un sens, ni dans l'autre, sur l'« éternité » (qui n'est pas la même chose que le fait de n'avoir pas part au temps) ou la non-mortalité des âmes individuelles, qui, bien qu'immatérielles si elles existent, ne sont pas des ideai.
Et c'est cela le point important, qu'il convient de bien comprendre concernant cet argument. Si Platon et son Socrate ne sont pas dupes de son caractère essentiellement formel et du fait qu'il ne prouve rien, ils savent aussi qu'il n'y a pas d'argument déterminant pour prouver le contraire de manière rigoureuse, et que donc le débat reste ouvert et que nous ne pouvons rien affirmer de catégorique sur ce qui advient à l'âme, si quelque chose de ce nom existe, au moment de la mort du corps. Tout ce que peut faire l'homme au moyen de sa raison, c'est de chercher à mieux comprendre ce que pourrait être ce que les hommes appellent psuchè, mot que nous traduisons par « âme », c'est-à-dire quelque chose qui serait nécessaire pour expliquer le comportement constaté des être humains doués de raison au-delà du corps matériel. Et c'est bien la raison, le logos (dans tous les sens de ce mot, mais principalement dans celui de « raison »), qui est le nœud de la question. Platon le suggère en supposant une âme tripartite dont il laisse entendre que seule la partie logikon pourrait être « immortelle », les deux autres étant liées au corps, l'une, la partie « désirante » (epithumetikon), aux besoins corporels dont la satisfaction n'est pas automatique comme le sont par exemple la respiration pour survivre et la digestion pour renouveler le corps et lui permettre de croître, c'est-à-dire principalement la faim, la soif et l'appétit sexuel, en ce que leur satisfaction dépend de choix de la volonté, qui peuvent être en conflit les uns avec les autres à un moment donné (il n'y a qu'à la naissance que l'animal naissant est spontanément attiré pas le sein de sa mère, mais même cet instinct suppose de sa part un mouvement volontaire), et l'autre, la partie thumoeides, qui ne réagit, de manière irrationnelle, qu'aux mots perçus par les oreilles ou lus par les yeux et aux situations externes appréhendées par la vue, pas à des besoins corporels. Et la question qui se pose alors, et qui se pose encore aujourd'hui, peut se schématiser par l'exemple suivant (mis en scène dans le Ménon) : comment l'esprit / intelligence (noûs) de l'homme est-il capable de percevoir le caractère rigoureux et « vrai » de la proposition selon laquelle un carré construit sur la diagonale d'un carré donné a une superficie double du carré de départ, alors que la notion même de carré, de ligne, de diagonale, de superficie, de double, etc. sont des abstractions pures qui ne sont pas appréhendables par les sens ? Ramener cela, pour parler le langage moderne, à des processus physico-chimiques dans des neurones reste encore aujourd'hui un véritable challenge... (<==)
(38) Je traduis par la périphrase « ce qui favorise la culture » le mot grec mousikon, qu'il est impossible de rendre en français par un seul mot sans perdre le sens qu'il avait en grec. Sa transcription pure et simple serait « musical », mais ce mot en français n'a pas du tout le sens du mot grec. À la racine de ce mot, on trouve le mot mousa, qui signifie « muse » et évoque pour les Grecs d'alors les neuf Muses, divinités patrones de la plupart des arts, et pas seulement de ce que nous appelons la musique. Les arts des Muses, ce sont donc toutes les disciplines artistiques et intellectuelles par opposition aux activités artisanales. Dans la République, Socrate développe le programme de formation des futurs gardiens de la cité autour de deux types d'activités : la gumnastikè pour le développement du corps et la mousikè pour le développement de l'esprit. Être mousikos, c'est donc avoir cultivé son esprit, avoir développé sa culture générale, être « cultivé », « instruit ».
Socrate fait ici la différence entre le premier et le second cas, celui du juste (dikaion) et celui de l'attitude vis à vis de la culture (mousikon) en ce qu'il évoque le premier avec un sujet neutre (to), qui laisse entendre qu'il ne laisse pas la notion de « juste » aux seuls êtres humains,
mais y admet aussi des actes, des comportements, voire des choses, alors qu'il évoque la culture avec un sujet masculin (ho, « celui qui »), suggérant que ce dont il est question là est quelque chose de spécifiquement humain, concernant uniquement des personnes, qui choisissent ou non de cultiver l'art de Muses. (<==)
(39) On pourrait traduire les deux mots amouson et adikon par « inculte » et « injuste » respectivement, mais on perdrait alors en français la similitude de forme avec le mot anartion, que j'ai traduit par « non-pair », et non pas par « impair », mots qui tous en grec commencent par le alpha privatif, équivalent du préfixe in- du français. Le problème ici, c'est que le mot grec usuel pour dire « impair » est peritton, qui est construit sur une autre racine qu'artion (« pair ») et ne laisse donc pas deviner le mot dont il est le contraire. C'est la raison pour laquelle, en 104e5, pour préparer ce qui est dit ici, Socrate avait qualifié la troisité (hè trias) de « non-paire » (anartia) et non pas d'« impaire » (perriton), pour conserver la même racine au nom des deux contraires, et permettre ici à l'argument de fonctionner de manière purement formelle. (<==)
(40) Ce qui intéresse ici Socrate, ce n'est pas ce que lui-même pense de l'argument, mais ce qu'en pense Cébès et s'il le convainc.
Notons qu'en disant l'âme « non-mortelle » (athanatos), on précise quelque chose qu'elle n'est pas, et non pas quelque chose qu'elle est, tout comme d'ailleurs en la disant immatérielle, ou non-matérielle, on dit autre chose qu'elle n'est pas, mais toujours pas ce qu'elle est. (<==)
(41) Anoletros est dérivé, par adjonction au début du alpha privatif, du mot oletros (oletros : « perte, ruine », mais aussi « mort »), substantif dérivé du verbe ollunai, qui signifie « perdre, faire périr, détruire, anéantir », dont Socrate a utilisé depuis le début de cette discussion le composé apollunai, où le prééfixe apo- ajoute une idée de complétude (« complètement, tout à fait, jusqu'au bout »), pour décrire l'une des options qui s'offrait à un contraire refusant d'accueillir son contraire, ou le contraire d'un contraire qui lui est indissociablement lié:
- en 102d9-e2, à propos de la grandeur en nous : « mais de deux choses l'une, soit fuir et s'éloigner quand s'approche d'elle son contraire, le petit, soit périr lorsque l'autre s'approche » (alla duoin to heteron, è feugein kai hupekchôrein hotan autôi prosièi to enantion, to smikron, è proselthontos ekeino apolôlenai) ;
- en 103a1-2, à propos d'un contraire à l'approche de son contraire : « mais ou évidemment il s'éloigne, ou il périt du fait de cette affection » (all' ètoi aperchetai è apollutai en toutôi tôi pathèmati) ;
- en 103d7-8, à propos de neige à l'approche du chaud : « mais, le chaud approchant, ou elle s'éloignera de lui, ou elle périra » (alla prosiontos tou thermou è hupekchôrèsein autôi è apoleisthai) ;
- en 103d10-11, à propos du feu à l'approche du froid : « le feu, le froid s'approchant de lui, ou se retirera peu à peu, ou périra » (to pur... prosiontos tou psuchrou autôi è upexienai è apoleisthai) ;
- en 104b10-c1, à propos d'ideai à l'approche de l'idea contraire d'une idea indissociablement associée à elles : « mais, celle-ci allant sur [eux], soit en vérité périront, soit s'éloigneront » (all' epiousès autès ètoi apollumena è hupekchorounta) ;
- en 104c1-3, à propos de trois quelque chose : « Est-ce que nous ne dirons pas que les trois, ou périront ou subiront n'importe quoi d'autre avant d'endurer, étant encore trois, de devenir pair ? » (è ou phèsomen ta tria kai apoleisthai proteron kai allo hotiounpeisesthai, prin hupomeinai eti tria onta artia genesthai).
Je le traduis par « non-périssable » dans la continuité de ma traduction d'ollunai par « périr » dans les occurrences listées ci-dessus, plutôt que par « impérissable » pour conserver à tous les termes commençant par le alpha privatif une traduction en « non- » de manière à conserver le parallélisme formel de tous ces termes, qui est le fondement de l'argumentation, comme on l'a vu plus haut. Cette notion est donc plus large que celle de « mort » (thanatos) et d'« immortel / non-mortel » (athanatos), réservées par Socrate aux êtres vivants et, comme on vient de le voir, il l'utilise à propos d'abstractions ou de « qualités » sans qu'on sache trop quel sens il lui donne dans de tels cas. En fait, les occurrences rappelées ci-dessus montrent qu'il combine dans ses explications des analogies spatiales variées (« fuir » (feugein), « s'éloigner » (hupekchôrein), « se retirer » (upexienai), « s'approcher » (prosienai), « aller sur » (epienai)) et une analogie que l'on pourrait qualifier de « génétique » ou « temporelle », toujours la même, celle justement suggérée par le verbe ollunai (« périr »), qui évoque la mort, même lorsque ce dont il parle, ce sont des ideai, qui sont par nature sans relations avec le temps et l'espace, et dont il est de ce fait extrêmement difficile de parler autrement que par analogies, avec tous les risques que cela comporte.
Mais il convient aussi de remarquer que « périr » (apollunai) est à chaque fois présenté comme l'une de deux options, l'autre étant un déplacement spatial, ce qui n'a guère plus de sens à propos d'ideai, et qu'ici, la non-périssabilité du non-pair (et dans la suite, du non-chaud et du non-refroidissable) reste une hypothèse non démontrée, introduite par un « si » (ei). (<==)
(42) Socrate parle ici de ta tria (« les trois ») et non pas de hè trias (« la troisité »), c'est-à-dire d'instances de « choses » qui sont trois, comme le montre le pluriel, qui confirme que, dans l'eprit des grecs, cette expression est pensée comme renvoyant à une pluralité de trois éléments, et non pas au nombre « trois » dans l'abstrait. Or, tout le problème est là. Car rien n'est « trois » comme on est « homme » ou « cheval » ou « lit », ou même « beau », ou « juste », ou « grand », ou « chaud ». C'est le problème qui est en arrière-plan des questions que se pose Socrate en 96e1-97b7 sur la manière dont on passe de un à deux aussi bien par rapprochement de choses semblables que par découpage en deux de quelque chose qui était un au départ et de ce qui est un et ce qui est deux avant et après une telle opération. En fait, c'est par la pensée que nous regroupons des éléments pour les considérer comme un tout dans le contexte qui est le nôtre à ce moment-là et en fonction de ce à quoi nous nous intéressons dans ce contexte. Et c'est celui qui compte qui décide de ce qu'il considère comme une « unité » au moment où il compte : un soldat peut être considéré comme une « unité » par quelqu'un qui veut savoir combien il y a de soldats dans un régiment, et un régiment peut être considéré comme une « unité » par quelqu'un qui veut savoir combien de régiments défilent sur les Champs-Élysées le 14 juillet ou de combien d'« unités » dispose le pays auquel il envisage de déclarer la guerre. Et le nombre résultant de ce comptage, bien qu'ayant une certaine « objectivité » puisqu'il serait le même pour toutes les personnes qui compteraient la même chose (sans se tromper dans le comptage), n'est une propriété d'aucun des « éléménts » pris en considération dans ce comptage, n'« existe » que dans la tête de personnes ayant décidé de compter ce qu'elles considèrent comme des « unités » pour ce comptage dans quelque chose qu''elles ont décidé de considérer comme un « tout » (qu'il s'agisse de compter des « éléments » distincts dans un ensemble de tels éléments ou des « unités » de meure dans une grandeur que l'on veut mesurer à l'aide d'une « unité » de mesure appropriée) et prend la forme d'un mot qui n'a de sens que pour les personnes parlant la langue dans laquelle il est le nom d'un nombre. Le caractère parfaitement arbitraire de ces nombres devient encore plus évident lorsqu'on parle de mesures au moyen d'« unités » de mesure, choisies de manière parfaitement arbitraire, comme on pourra le voir dans la page de ce site intitulée Adieu Pythagore !, qui commente quelques brefs échanges entre Socrate et Théétète en Théétète, 204d4-12. En fin de compte, « trois » n'est la propriété de rien « dans la nature », au contraire de « cheval » ou « lit », ou « beau », ou « vivant », mais seulement d'une représentaton mentale de celui ou celle qui compte et décide de ce qui est compté et de l'« unité » utilisée pour ce comptage. Et la non-parité qui accompagne le résultat « trois » du comptage n'est la propriété induite que de cette représentation mentale, pas de ce qui constitue l'ensemble compté ou mesuré en lui-même, et encore moins de chacun de ses « éléments » comptés comme « unités », car, si c'était le cas, n'importe quel objet mesuré serait à la fois pair et impair selon l'unité de mesure que l'on choisirait pour le mesurer, que l'on peut toujours choisir pour que le résultat soit à volonté pair ou impair, par exemple impair si l'on choisit cet objet comme unité (mesure résultante égale un, impair), pair si l'on choisit la moitié de cet objet comme unité de mesure (mesure résultante égale deux, pair), ou encore, s'il s'agît de trois personnes, impair si l'on compte les têtes qui dépassent derrière un mur, pair si l'on compte les pieds, seuls visibles derrière une cloison qui ne laisse voir d'eux que le bas de leurs jambes. C'est le nombre trois en tant que résultat de comptage, peu importe ce que l'on compte, c'est-à-dire en fin de compte la troisité, qui est impaire et ne pourra jamais être paire, et donc vis-à-vis de laquelle l'imparité est « impérissable », mais cela ne rend pas impérissable ce qui a été compté trois, sinon il suffirait de mettre trois personnes côte à côte et de les compter trois pour les rendre impérissables !... Et quand on dit que la troisité est « impérissable », il faut bien voir ce que cela veut dire, car cela ne peut être dit que de manière « analogique ». Comme je l'ai déjà dit dans la note 37, une idea, en tant que telle, est sans rapport avec le temps, et non pas éternelle, non-mortelle / immortelle, non-périssable / impérissable, toutes notions qui n'ont aucun sens par rapport à une idea, qui est une abstraction visée par l'esprit humain par un processus dont la première étape est toujours de faire abstraction du temps et de l'espace pour s'attacher à des ressemblances qui, justement, ne dépendent ni de l'instant, ni du lieu, mais se retrouvent de manière suffisamment approchée dans des instances distinctes perçues à des endroits différents et/ou à des moments différents (ce peut être à des endroits différents au même moment, comme par exemple les vaches d'un troupeau vues ensemble ; à des moments différents au même endroit, comme par exemple les colonnes d'un temple vues jour après jour au même endroit ; ou à des moments différents à des endroits différents, comme par exemple des personnes assises sur un banc qui ne sont jamais les mêmes d'un jour à l'autre).
En fait, ce que ne voit pas Cébès, c'est que la troisité est non-paire en tant que troisité, c'est-à-dire en tant qu'une idea particulière dont c'est l'une des propriétés, alors que le non-pair est non-périssable en tant qu'idea, et que ceci serait vrai de n'importe quelle idea. Or, si de fait, les propriétés spécifiques d'une idea particulière se transmettent à ce pour quoi l'idea est pertinente (ainsi l'idea de non-pair / impair avec la troisité), les propriétés des ideai en tant qu'ideai ne se transmettent pas
à ce pour quoi l'idea est pertinente (la « non-périssabilté » prêtée de manière analogique au non-pair en tant qu'idea, et non pas en tant que non-pair), car, si c'était le cas, toutes le propriétés des ideai en tant qu'ideai se transmettrait à tout ce pourquoi n'importe quelle idea est pertinente et, comme il y a au moins une idea pertinente à propos de n'importe quoi, tout ne serait qu'ideai. (<==)
(43) Le problème de la différence entre l'idea et des instances de cette idea est encore plus voyant avec le cas de la neige, surtout lorsque Socrate utilise le mot atèktos, qui signifie « non-fondu » et qui renvoie donc à la manière spécifique dont la neige disparait lorsqu'elle est chauffée. Sur le plan grammatical, dans la première partie de la phrase, il est question de chaleur venant « sur de la neige » (epi chiona), sans article, et dans la seconde partie, de « la neige » (hè chôn), avec article, qui « se retire, intacte et non-fondue » (hupexèiei... sôs kai atèktos), c'est-à-dire qu'on commence avec une certaine neige, située dans le temps et l'espace, susceptible d'êttre touchée et prise dans ses mains, par exemple pour en faire une boule, alors que dans la seconde partie, LA neige dont on dit qu'elle ne fond pas ne peut être que l'idea de neige, qui, seule, ne peut fondre (ne serait-ce que parce que « fondre », pas plus que « périr », n'a de sens pour une idea), le fait que DE LA neige visible et tangible en un certain point de l'espace fonde sur place sous l'effet de la chaleur étant une évidence expérimentale.
Mais ce que montre ce raisonnement, qui va d'une instance à l'idea, c'est que le problème est en fait lié à nos manières de parler. Que voulons-nous dire quand nous disons que de la neige « fond » ? Pour le dire en termes modernes, nous voulons dire qu'une certaine quantité de « matière » à laquelle nous donnons le nom ambigu d'« eau », qui désigne à la fois un composé chimique de formule H2O, et ce composé dans son état liquide à température ambiante, passe d'un état cristallisé auquel nous donnon le nom de « neige » (chiôn en grec) à son état liquide auquel nous donnons le nom d'« eau » (hudor en grec, où le nom est encore plus ambigu que le mot français, puisqu'il peut aussi désigner l'un des quatre éléments et, en fin de compte tout ce qui est à l'état « liquide ») sous l'effet de la chaleur. Si donc nous considérons que « neige » (chiôn en grec) est le nom d'un état particulier de l'eau (l'idea de neige), il est vrai de dire que la neige (en tant qu'état) ne « fond » pas. Ce qui « fond » sous l'effet de la chaleur, c'est une certaine quantité d'eau-élément chimique, située à un certain moment à un certain endroit dans l'état de « neige », qui, sous l'effet de la chaleur, passe de l'état « neige » à l'état « liquide ». Mais dans cette opération, l'état auquel nous donnons le nom de « neige », en tant que l'un des états possible de l'élément chimique que nous appelone « eau », ne change pas, c'est de l'eau, située dans le temps et l'espace, qui change d'état. Mais l'état « neige » de l'eau n'est pas de même nature que des instances d'eau dans cet état. En tant qu'état, ce n'est rien de concret, c'est une idea qui se traduit par des mots rendant intelligible ce que l'on entend par « neige », une formule, un logos, dont un exemple serait pour nous « la neige est un état cristallisé de l'eau à des températures avoisinant zéro degrés centigrades, que prend dans la haute atmosphère de la vapeur d'eau dans certaines situations avant de tomber en précipitations sous forme de flocons blancs ». Platon n'aurait pas exprimé cela en ces termes précis, mais il ne pouvait ignorer que la neige, tout comme la glace, fondait et se transformait en eau et que donc neige, glace et eau liquide étaient trois « états » d'un même « élément », quels qu'aient pu être les mots spécifiques qu'il utilisait pour en parler. et quelle que soit la « définition » exacte qu'il donnait de chiôn (« neige ») au moyen d'un eidos posé par lui à cet effet pointant vers l'idea de neige (qui est la même qu'on emploie le mot chiôn ou le mot « neige », ou encore le mot « snow » ou n'importe que autre mot renvoyant à cette idea), il savait faire la différence entre l'idea de neige, qui, en tant qu'idea, c'est-à-dire en tant que principe d'intelligibilité, ne fondait pas, ne périssait pas, ne se déplaçait pas, n'était ni chaude, ni froide, ni blanche, ni d'aucune autre couleur, ni légère, ni lourde, ne tombait pas du ciel, bref, n'avait aucunes propriétés physiques, et de la neige tangible, c'est-à-dire de l'eau dans l'état auquel nous donnons le nom de « neige », et lui de chiôn, blanche, froide, qui était tombée quelque part un jour donné et s'était accumulée sur le sol de cet endroit, et qui, elle, fondrait un jour ou l'autre sous l'effet du réchauffement de l'atmosphère, ou tout simplement parce que quelqu'un la prendrait dans ses mains chaudes. Mais cette impossibilité pour l'idea de neige de fondre n'implique rien pour les instances d'eau-élément ayant à un moment donné en un lieu donné, c'est-à-dire ayant part au temps et à l'espace, au contraire des ideai, pris cet état de « neige », que justement la chaleur peut lui faire perdre sans que cela implique quoi que ce soit pour l'idea (unique) de neige. En fait, c'est l'idea de neige elle-même qui implique que la neige concrète, c'est-à-dire de l'eau qui répond à l'idea de neige, ne peut exister que dans une certaine plage de températures et fond sous l'effet de la chaleur pour devenir de l'eau à l'état liquide.
La transposition au cas de l'âme n'est donc pertinente que si l'on considère « âme » comme une idea unique impliquant la vie pour ce vis à vis de quoi elle est pertinente, mais alors, il n'est plus question d'« âmes » multiples et individualisées. (<==)
(44) « Non-refroidissable » traduit le grec apsukton, qui est un terme rare dont c'est la seule occurrence dans tout le corpus grec disponible sur le site Perseus, et le seul exemple donné par le Bailly et le LSJ, et qui est donc peut-être un néologisme forgé par Platon pour parler du chaud au moyen d'un mot commençant par un alpha privatif, pour respecter le parallèlisme avec les formulations antérieures, c'est-à-dire pour le caractériser par quelque chose qu'il n'est pas. Mais ici, le mot psukton n'existe pas dans les dictionnaires, et Platon le suppose sans doute comme adjectif verbal du verbe psuchoun, qui signifie « refroidir », à partir du nom psuchos, qui signifie « fraîcheur, froid », mot très voisin de psuchè (« âme »), mais qui semble sans rapport étymologique avec lui. Parler du feu comme « non-refroidissable », c'est suggérer que la nature du feu, c'est de produire de la chaleur et que donc, s'il cesse de produire de la chaleur et donc se refroidit, il cesse d'être un feu. (<==)
(45) De même qu'à propos de la neige, Socrate a utilisé un mot, atèktos (« non-fondue ») qui renvoie à la manière spécifique dont de la neige « disparaît / périt », à propos du feu, il utilise ici un verbe, aposbennunai (« s'éteindre »), qui renvoie à la manière spécifique dont un feu (compris ici au sens premier désignant des objets en train de brûler) disparaît / périt, c'est-à-dire à quelque chose qui fait partie de l'idea de feu au même titre que « fondre » fait partie de l'idea de neige. (<==)
(46) « Non-mortel » traduit le grec athanaton en conservant la règle de parallèlisme que je me suis imposée de traduire tous les mots commençant par un alpha privatif par un mot de la forme « non- » plutôt que par un mot commençant par « in- » (ici « immortel ») pour pouvoir mettre en évidence la différence entre anartion (« non-pair ») et perriton (« impair ») (cf. note 39). « Non-périssable » traduit le grec anôlethron (cf. note 41). Thanatos et holethros sont deux mots de sens voisins, évoquant tous deux la mort, la ruine, la perte. Platon fait ici de athanatos (« non-mortel ») une propriété spécifique des êtres vivants doués d'une âme (psuchè), au même titre que non-pair pour la troisité, non-refroidissable pour le feu ou non-chaud pour la neige, et va, comme pour les cas précédents, examiner ce qui se passe si l'on fait l'hypothèse que non-mortel implique non-périssable pour l'âme, qui, en tant qu'inséparable de la notion de vie qu'elle apporte à un corps, ne peut accepter le contraire de la vie, c'est-à-dire la mort, et est donc « non-mortelle », sans qu'on sache ce que le mot « mort » signifie pour l'âme (c'est justement toute la question), et en déduire qu'elle devrait, dans ce cas, aussi être « non-périssable », comme le seraient le « non-pair », le « non-froid », le « non-chaud », etc., dans les hypothèses évoquées auparavant. Mais, comme on l'a vu dans les notes précédentes, ce parallélisme n'est valide que si l'âme est une idea. Et, si c'est le cas, d'une part, il ne s'agit plus des âmes infividuelles, mais de l'idea d'âme, unique, comme toutes les ideai, et d'autre part, elle ne doit pas ce caractère non-périssable au fait d'être l'idea d'âme, mais au seul fait d'être une idea, et il n'y a pas besoin de démonstration pour cela, il suffit de comprendre ce qu'est une idea. Mais ça, c'est un autre problème, et c'est finalement le problème sous-jacent à toute cette discussion : parvenir à faire la différence entre une idea et des instances de cette idea, en particuler quand les instances de cette idea sont immatérielles. (<==)
(47) « La chaleur » traduit le grec thermotès, substantif dérivé de l'adjectif thermos (« chaud »). On passe donc ici d'un qualité appréhendable par les sens, le fait d'être thermos (« chaud »), à une abstraction, la notion de chaleur, indépendamment de situations spécifiques où quelqu'un ou quelque chose est « chaud », c'est-à-dire finalement à l'idea de « chaleur ». Le terme semble rare avant Platon (aucune occurrence dans les textes disponobles sur Perseus d'auteurs antérieurs à Platon). Par contre, on le trouve dans le corpus hippocratique, c'est-à-dire dans des textes médicaux contemporains de Socrate, ce qui suggère que c'est probablement dans cet environnement « scientifique » qu'il est apparu, et que c'est donc plutôt un terme de spécialistes. Quoi qu'il en soit de ce mot, on en revient toujours au même point : ce qui ne supporte pas son contraire, ce n'est pas une instance pour laquelle telle ou telle qualité se trouve pertinente, mais peut cesser de l'être dans le temps, mais l'idea correspondant à cette qualité, et toute la question est de savoir quel est le statut des âmes individuelles. Sont-elles des ideai du simple fait qu'elles sont immatérielles ? Que peut vouloir dire « instance » pour quelque chose d'immatériel. Faut-il admettre qu'il y a une idea de chaque personne, une idea de Socrate distincte de l'idea d'Alcibiade, de celle de Cébès et de celle de Platon, et en fin de compte de celle de tous les autres êtres humains de tous les temps ? Mais dans la discussion sur les différentes sortes de couches / lits au livre X de la République, Socrate insiste sur le fait qu'une idea n'est la création d'aucun être humain et, dans la suite de ce même livre, dans le mythe d'Er, il insiste sur le fait que le sort des âmes individuelles n'est pas déterminé par le dieu et que chacun choisit librement le style de vie qu'il mène, ce qui suggère que chaque personne a au moins une part de responsabilté dans ce que devient son âme, et que donc on ne peur considérer ce qui distingue les âmes individuelles les unes des autres comme une création du dieu à laquelle l'homme dont c'est l'âme ne prend aucune part. Et d'ailleurs, on ne voit pas comment on pourrait concilier le fait que chaque âme individuelle est l'idea d'une personne unique avec la métempsychose, qui suppose des âmes se réincarnant dans des vies successives différentes les unes des autres et indéterminées tant qu'elles n'ont pas été vécues. Et finalement, une telle hypothèse revient à admettre que ces idea que seraient les âmes individuelles ont part au temps, ce qui est contradictoire avec l'idée même d'idea, qui n'a part ni au temps, ni à l'espace. (<==)
(48) « Qu'est-ce qui empêche [que], l'impair, sans apparaître( / devenir) pair lorsque le pair s'approche, comme cela a fait l'objet d'un accord entre nous, mais lui-même périssant, du pair soit apparu à sa place ? » traduit le grec ti kôluei artion to peritton mè gignesthai, epiontos tou artiou, hôsper hômologètai, apolomenou de autou, ant' ekeinou artion gegonenai (mot à mot : « quoi empêche pair le impair pas apparaître / devenir, venant_sur le pair, comme cela_a_fait_l'objet_d'un_accord_entre_nous, périssant mais lui, à-la_place_de lui pair être_apparu »). La première remarque qu'il convient de faire à propos de ce texte est que c'est le même verbe, gignesthai (« naître, advenir, devenir »), qui est utilisé dans les deux parties de la phrase, la première fois à l'infinitif présent gignesthai avec to peritton (« l'impair », avec article) comme sujet, la seconde fois à l'infinitf parfait gegonenai avec artion (« du pair », sans article) pour sujet. Certes, le sens du verbe gignesthai est relativement ouvert, mais dans une dscussion aussi serrée, où l'on attendrait au moins de la précision dans le vocabulaire, ce double emploi dans des sens potentiellement différents ne facilite pas la compréhension. Voici comment les traducteurs que j'ai consultés traduisent ce passage :
- Cousin : « Que l'impair ne puisse devenir pair par l'arrivée du pair : nous en sommes convenus ; mais qui empêche que l'impair venant à périr, le pair ne prenne sa place ? » ( « prenne sa place » traduit le groupe de mots ant' ekeinou gegonenai) ;
- Robin (Budé) : « qui empêche l'Impair, tout en ne devenant pas pair, ainsi qu'on en est tombé d'accord, à l'approche du Pair, de cesser en revanche d'exister en lui-même pour devenir pair au lieu de ce qu'il était ? » ;
- Robin (Pléiade) : « qu'est-ce qui empêche, d'une part, que l'impair, ainsi qu'on en est tombé d'accord, ne puisse devenir pair à l'approche du pair, et, d'autre part, que l'impair ayant été anéanti, du pair ne naisse à sa place ? » ;
- Chambry : « qu'est-ce qui empêche que l'impair, quoique, nous en sommes convenus, il ne devienne pas pair à l'approche du pair, ne périsse et d'impair ne devienne pair ? » ;
- Vicaire : « qui empêche l'Impair, sans qu'il devienne pair à l'approche du Pair — comme nous en sommes convenus — de cesser d'exister par lui-même pour que du pair naisse à sa place ? » ;
- Dixsaut : « qu'est-ce qui empêche qu'à l'approche du pair — et étant admis que l'impair ne peut pas devenir pair — l'impair ne soit détruit, et que du pair survienne à sa place ? » ;
- Piettre : « mais qu'est-ce qui empêche que l'impair, sans devenir pair à l'approche du pair, comme nous en sommes convenus, ne périsse cependant en lui-même, pour que le pair naisse, à sa place ? ».
Deux seulement traduisent gignesthai par le même verbe français (« devenir ») dans ses deux occurrences, Robin pour Budé et Chambry, et le moins que l'on puisse dire est que leurs traductions laissent sceptique, puisque, supposant que c'est « l'impair » qui et sujet du verbe dans les deux cas, après avoir affirmé qu'il ne « devient » pas pair, ils finissent par dire qu'il le « devient » après avoir cessé d'exister (Robin) ou péri (Chambry) ! Mais qu'est-ce qui peut « devenir » quelque chose après avoir cessé d'exister ?!... On en revient toujours à la même question : de quoi parle-t-on lorsque les mots « impair » et « pair » sont substantivés par l'article ? De l'impair et du pair en tant qu'ideai (comme le suggèrent Robin pour Budé et Vicaire en mettant une majuscule au mot), ou de quelque chose par rapport auquel « impair », ou « pair » est pertinent, qui ne peut être qu'un nombren résultat d'un comptage, et non pas une propriété des « choses » comptées elles-mêmes ? Et l'on en revient toujours à la même question : que signifie précisément apollunai (que j'ai traduit par « périr ») dans ce contexte, en particulier si ce qui est en cause est une idea ?
Au-delà de ces questions de vocabulaire, l'objection ici présentée après que Socrate ait fait l'hypothèse que, dans les alternatives rappelées dans la note 41, ce n'était pas l'option de « périr » (apollunai) qui était retenue (« si, pour le non-pair, il était nécessaire d'être non-périssable... », « si le non-chaud, il [lui] était nécessaire d'être non-périssable... », « si de même le non-refroidissable était non-périssable... », « si vraiment le non-mortel est aussi non-périssable... »), est celle où tout cela serait « périssable ». Car l'accord ne s'est fait que sur le fait que deux contraires ne pouvaient coexister en même temps dans quelque chose, pas sur la manière dont une transition pouvait éventuellement se produire pour passer dans quelque chose d'un contraire à son contraire, transition qui, comme l'a rappelé Socrate au début de cette discussion, en réponse à l'objection de l'interlocuteur non nommé qui pensait qu'il était en train de se contredire par rapport à ce qui avait été dit auparavant, a été préalablement admise dans l'argument qui faisait naître une chose (pragma) contraire de la chose (pragma) contraire (« il a en effet été dit que la chose (pragma) contraire provient de la chose (pragma) contraire, alors que maintenant, que le contraire lui-même (auto) ne peut jamais provenir de son propre contraire, ni celui en nous, ni celui dans la nature », 103b2-5). Et les deux options entre lesquelles est proposé le choix auquel est confronté un contraire à l'« approche » de son contraire, périr ou se déplacer dans l'espace, sont à peu près aussi difficiles à appréhender, surtout quand il s'agit d'ideai, qui ne sont en rapport ni avec le temps, ni avec l'espace. (<==)
(49) Socrate met les points sur les i. Il n'y a pas eu d'accord sur la manière dont un contraire « réagit » face à son contraire. L'option « temporelle », cesser d'« exister » pour céder la place à son contraire, décrite par le verbe ollunai (« périr »), reste à ce point une hypothèse parmi d'autres, l'aternative étant un déplacement spatial (s'en aller, fuir...), quoi que cela puisse vouloir dire. Ici, il fait un pas en affirmant que « le non-pair n'est pas non-périssable » (to anartion ouk anôlethron estin), sans donner de justification, alors que quelques instants auparavant, il avait examiné ce qu'on pourrait conclure « si, pour le non-pair, il était nécessaire d'être non-périssable » (ei tôi anartiôi anagkaion èn anôlethrôi einai), se demandant s'il en résulterait pour « les trois » (ta tria), c'est-à-dire pour trois quelque chose, d'être aussi non-périssable(s), ce que Cébès avait admis sans hésitations, alors que c'est tout sauf évident si l'on comprend ta tria (« les trois ») comme faisant référence, non pas au nombre trois, mais à un groupe de trois quelque chose (cf. note 42). Ce que suggère ici Socrate pour ébranler les certitudes de Cébès et des autres auditeurs, c'est que, quelle que soit la manière dont on comprend ta tria (« les trois »), on ne peut pas dire ça non-périssable. Si on le comprend comme faisant référence à un ensemble de trois n'importe quoi, c'est doublement faux : faux d'une part parce que le fait pour ces trois quelque chose d'être trois (par exemple trois personnes dans une pièce, trois chevaux dans un champ, trois lits dans un dortoir) est, dans la plupart des cas, purement conjoncturel (mais pas, par exemple, pour les trois angles d'un triangle) et peut donc évoluer dans le temps (une personne quitte la pièce, l'un des chevaux, qui se trouve être une jument, met bas un poulain, on ajoute un lit dans le dortoir), et il suffit d'un seul exemple de changement de nombre d'éléments pour montrer que le caractère non-périssable du non-pair ne se transmet pas automatiquement à ce qui est compté par un nombre impair ; faux d'autre part parce que le fait d'être trois n'est la propriété d'aucun des trois quelque chose pris isolément, et que donc la non-parité de l'ensemble qu'ils forment ne peut se transférer aux éléments qui le composent, dont aucun pris isolément n'est « trois ». D'ailleurs, dans l'exemple d'un groupe de trois personnes dans une pièce, si l'on suppose qu'il est composé de deux hommes et d'une femme, les deux hommes ne sont pas plus « impairs » du fait de faire partie d'un groupe de trois personnes que « pairs » du fait de faire partie d'un groupe de deux hommes. Bref, le caractère non-périssable supposé du non-pair ne se transmet pas aux éléments d'un ensemble compté trois. Et si l'on comprend ta tria (« les trois ») comme faisant référence au nomre trois dans l'abstrait, c'est-à-dire en fin de compte à la troisité (hè trias), ce sont les notions mêmes de « périssable » et de « non-périssable » qui perdent leur sens vis à vis d'ideai, tout comme celle de déplacement spatial, qui serait l'alternative à la non-périssabilité, dans la mesure où les ideai sont sans rapport avec le temps et l'espace.
En fait, Cébès et ses amis emploient des mots sans en préciser, ou en faire préciser, le sens
(ils ne se posent jamais la question de savoir quelle différence Socrate fait entre « mort » (thanatos) / « mourir » (thnèiskein, le verbe de même racine) et ollunai (« périr ») et entre athanatos (« non-mortel ») et anôlethros (« non-périssable »), alors même que c'est au cœur du problème en discussion, ni ce que pourrait vouloir dire pour le non-pair de « fuir » (feugein), « s'éloigner » (hupekchôrein), « se retirer » (upexienai), ou au contraire « s'approcher » (prosienai), « aller sur » (epienai), ou autre terme évoquant un déplacement dans l'espace, comme ceux qu'on trouve dans les propos de Socrate qui décrivent ici ce que serait l'aternative à « non-périssable » pour « le non-pair et les trois » : « le pair allant sur [eux], l'impair et les trois disparaissent en s'éloignant » (notons d'ailleur que dans cette formule, « disparaissent » traduit le grec oichetai, présent du verbe oichesthai, dont le sens premier est « aller, venir », et plus spécifiquement, quand il s'agit de personnes « s'en aller, partir », et quand il s'agit de choses « s’en aller, être perdu, passer, disparaître, périr », ce qui fait que son sens rejoint en partie le sens d'ollunai (que j'ai traduit par « périr »), raison pour laquelle Socrate le précise en ajoutant apionta (« en s'éloignant »), participe présent du verbe apienai (« s'éloigner »), verbe dont la connotation spatiale est indubitable) ; ils utilisent ces mots dans un sens supposé connu et compris de tous, comme le font, avec leur langage spécialisé, les géomètres que critique Socrate dans l'analogie de la ligne (cf. République VI, 510c2-d3), et construisent des raisonnements avec eux qui doivent plus à l'analogie de structure des mots et de leurs assemblages qu'à la rigueur logique des raisonnements sur les ideai vers lesquelles pointent ces mots. Mais Socrate n'a pas le temps, dans le peu d'instants qui lui restent avant de boire la ciguë, de reprendre avec eux une longue réflexion sur les eidè par lesquels chacun d'eux donne sens aux mots et les ideai vers lesquels ils pointent, et son objectif ici, où il sait qu'il n'a pas de démonstration irréfutable sur l'éventuelle « survivance » de l'âme à la mort, n'est pas de leur fournir une preuve qu'il sait ne pas pouvoir leur fournir, mais de les rassurer au moyen d'arguments qu'ils acceptent sans se rendre compte qu'ils ne tiennent pas à l'examen plus attentif (que Socrate va leur conseiller de faire une fois lui mort (cf. 107c1)), et surtout de leur faire comprendre les conséquences de cette incertitude définitive sur la manière de conduire sa vie (cf. 107c2-d5).
Le fond du problème est bien le rapport des mots aux « faits / choses » (pragmata) auxquels on les applique et qui ne sont pas ces mots eux-mêmes. Ou, pour le dire dans l'autre sens, les mots ne sont pas les « faits / choses » (pragmata) que l'on cherche à décrire avec eux et ce sont les « faits / choses » (pragmata) qui imposent leur « loi » aux mots pour faire de leurs assemblages des logoi vrais, pas le contraire. « Pair » ou « impair » est une propriété qui n'est pertinente que pour un nombre, pas pour ce qui est dénombré par ce nombre. « Neige » est le nom d'un état de l'eau qui suppose une température qui correspond à une plage de températures qui sont qualifiées de « froides » et toute personne qui sait ce qu'est la neige sait qu'elle fond si la température remonte, non pas parce qu'on ne sait trop quelle « neige » aurait « péri » ou serait « partie » on ne sait où, mais simplement parce que l'état de l'eau pour laquelle le mot « neige » était pertinent a changé sous l'effet de la chaleur de telle manière que ce mot n'est plus pertinent, sans pour autant que le mot ait changé de sens et sans qu'il puisse maintenant ne plus impliquer le froid. De même le feu correspond à un certain phénomène physique qui, sous certaines conditions, peut affecter des matériaux pour les réduire progressivement en cendres en produisant de la chaleur, Mais ce phénomène n'est pas éternel, comme chacun le sait, et un feu s'éteint si on ne renouvelle pas le combustible ou qu'on l'étouffe ou l'arrose avec de l'eau, et, dans ce cas, il cesse progressivement de produire de la chaleur si bien que le mot « feu » finit par n'être plus pertinent pour ce qui reste de ce qu'il a brûlé, qui devient « froid » sans que cela veuille dire que le feu est devenu froid, le mot « feu » n'étant justement pertinent que pour un état des matériaux considérés qui produit de la chaleur. Dans tous les cas, ce qui évolue, ce ne sont pas les mots utilisés, qui changeraient de sens au gré de l'évolution des phénomènes auxquels on le a associés à un moment donné de manière pertinente, mais la pertinence de tel ou tel mot pour décrire un phénomène susceptible d'évoluer dans le temps d'une manière qui fait que certains mots qui étaient pertinent à un moment donnné ne le sont plus à un autre moment, sauf justement à changer le sens des mots au gré des événements. Et lorsqu'un mot devient non pertinent par rapport à quelque chose pour lequel il était antérieurement pertinent, tout ce qu'implique de manière nécessaire ce mot (par exemple « impair » pour « trois », « froid » pour « neige » ou « chaud » pour « feu ») cesse d'être pertinent pour ce pourquoi ce mot n'est plus pertinent. Et chercher à exprimer ça à travers des analogies spatiales (« fuir », « s'éloigner », etc.) ou « temporelles » (« périr ou terme équivalent impliquant une cessation dans le temps) ne peut que compliquer les choses pour des personnes qui ne font pas la différence entre les mots et les choses auxquelles on les applique. Platon a essayé de faire comprendre ce rapport à l'aide des notions d'eidos (ce par quoi nous donnons sens aux mots que nous utilisons) et d'idea (la cible « objective » de ces eidè, la même pour tous parce que liée au « faits / choses » (pragmata), pas aux mots), en prenant pour cela des exemples simples qui pouvaient parler à tout le monde, des tables et des lits (voir la discussion sur les différentes sortes de couches / lits au livre X de la République), dont nous connaissons la nature et la ou les finalités puisque ce sont des hommes qui les conçoivent et les fabriquent (et non pas des dieux comme le monde qui nous entoure, qui nous est de ce fait moins compréhensible) et que nous les utilisons tous de manière quotidienne (cf. République X, 596b8, où Socrate parle de lits et de tables « dont nous, nous nous servons » (hais hèmeis chrômetha)), mais il faut croire que c'était trop simple pour des personnes qui attendaient de lui de hautes considération sur le beau, le juste et le bon, et qui n'ont pas compris que pour arriver à comprendre de telles considération, il fallait commencer par le b-a-ba des tables et des lits et de la manière dont fonctionne le logos pour représenter des « faits / choses » (pragmata) par des mots porteurs de sens décrivant une « réalité » objective qui leur impose sa « loi ». (<==)
(50) Socrate enfonce ici le clou en confirmant qu'il n'y a pas eu accord sur le fait que non-mortel (athanaton) impliquait non-périssable (anôlethron). (<==)
(51) En d'autres termes, qu'est-ce qui pourrait ne pas être corruptible si même ce qui est éternel est corruptible ! Cette réplique de Cébès est typique de sa manière de « raisonner ». Au lieu de chercher à comprendre ce que veut dire Socrate par les mots « non-mortel » (athanaton) et « non-périssable » (anôlethron) et quelle différence il fait entre les deux, voyant qu'il met en doute le lien entre ces deux notions en contestant que « non-mortel » implique « non-périssable », il introduit dans la discussion deux termes nouveaux, phthora (« corruption, perte, ruine, dissolution », dérivé du verbe phtheirein, qui signifie « détruire, dévaster, ruiner, gâter, pourrir, séduire », de sens voisin d'ollunai, « perdre, détruire, se perdre, périr », dont dérive anôlethron (« non-périssable »)), et aidion (« éternel »), qui fait passer de l'idée de quelque chose qui n'arrive jamais suggérée par le alpha privatif de athanaton (« non-mortel ») ou anôlethron (« non-périssable »), à l'idée de quelque chose qui dure toujours. Mais remplacer un mot par un mot de sens voisin sans plus de précisions n'est ni un argument, ni une explication. Dire que quelque chose ne périt, ou ne meurt, jamais ou qu'il dure toujours ne sont que des manières différentes de dire la même chose, sauf à préciser la différence que l'on fait entre « mourir » et « périr » si l'on en fait une, ce qui est le cas si l'on affirme qu'être non-mortel n'implique pas nécessairement être non-périssable, comme le suggère justement Socrate. Et ce n'est pas en introduisant un troisième terme, non-corruptible (adiaphthoron), appelé par l'emploi par Cébès du mot phthora (« corruption ») dont il dérive, comme va le faire Socrate dans sa réponse en 106e6, que l'on va résoudre le problème. Car si le lien entre non-mortel et non-périssable n'est pas nécessaire, pourquoi le serait-il plus entre non-mortel et non-corruptible, ou entre non-mortel et éternel ? Bref, Cébès ne fait que jouer avec les mots. (<==)
(52) « Le dieu » traduit le grec ho theos, au singulier avec article. Theos n'est pas en grec un nom propre, mais un nom commun, comme anthrôpos (« homme »). Il faut donc comprendre cette expression comme on comprendrait la formule ho anthrôpos (« l'homme ») dans une phrase comme « l'homme est mortel » (ho anthrôpos thnètos estin) ou « l'homme est un animal doué de logos » (ho anthrôpos logikos zôion estin), c'est-à-dire comme désignant une espèce, pas un individu particulier. (<==)
(53) « L'eidos même de la vie » traduit le grec auto to tès zôiès eidos en laissant non traduit le mot eidos. La question qu'on peut se poser ici est celle de savoir pourquoi, si l'on admet les différences de sens que j'ai présentées dans la note 2 entre eidos et idea à partir de la discussion sur les différentes sortes de couches / lits au livre X de la République, Socrate parle ici d'eidos, qui est une création humaine différente pour chacun et évolutive dans la vie de chacun, destinée à donner sens aux mots qu'il emploie, et non pas d'idea, qui est la cible objective de tous ces eidè, unique et la même pour tous. Il me semble que la raison en est que parler ici de l'idea de la vie comme impliquant la non-mortalité serait justement supposer le problème résolu en considérant que c'et cela LA vérité qui s'impose à tous. Or la discussion a montré et continue de montrer que, si tous sont d'accord sur le fait que la mort (thanatos) est le contraire de la vie (zôiè) (cf. 105d6-9), dans ces formulation « vie » et « mort » ne sont que des mots dont justement le sens n'est pas clair pour tous, mais renvoie à d'autres familles de mots de sens voisin, la famille des mots dérivés d'ollunai (« périr »), et aussi celle que vient d'introduire Cébès, histoire de compliquer un peu le problème, des mots construit autour de phtheirein (« détruire, dévaster, ruiner, gâter, pourrir, séduire »). Or le grec permet facilement de créer des mots dérivés d'autres mots, par exemple en ajoutant à un mot existant (ou supposé) le préfixe a- (alpha privatif) pour générer à la demande des « contraires », si bien qu'on se retrouve ici avec trois mots de structure similaire et de sens voisin, athanatos (qui, notons-le, signifie étymologiquement « privé de mort » et non pas « non-mortel », qui devrait plutôt être athnètos, qui n'existe pas), anôletros (qui est construit, non pas sur ôlethros, qui n'existe pas, mais sur olethros (« perte, ruine, mort ») et est en concurrence ave anolethros (omicron au lieu d'omega après an-, qu'on trouve chez Homère en Iliade, XIII, 761), si bien qu'on peut se demander si le an- initial d'anôlethros est un alpha privatif auquel s'ajoute un nu pour l'euphonie devant une autre voyelle, ou un ana- dont le alpha final s'est combiné avec le omicron initial d'olethron pour donner un omega, préfixe qui peut avoir en compostion le sens de « faire le contraire », ici de la ruine impliquée par olethros), et adiaphthoros (« non-corruptible », à partir de diaphtora (« destruction, perte, ruine »), dans lequel le préfixe dia ajoute à phthora (« perdition, perte, ruine ») une idée de « jusqu'au bout ») et que la discussion tourne autour de la question de savoir si l'un entraîne l'autre sans qu'à aucun moment, on ne se soit demandé quel était le sens spécifique de chacun d'eux, ou au moins celui dans lequel on le prenait dans cette discussion, et quelles étaient les différences entre les uns et les autres. Tout cela montre que l'eidos que chacun des participants à la discussion associe à des mots comme zôiè (« vie »), thanatos (« mort »), olethros (« perte, ruine, mort »), diaphtora (« destruction, perte, ruine ») est loin d'être stable et que les ideai vers lesquels ils pointent sont encore très lontaines et confuses, la plupart ne sachant même pas si ce sont des mots différent pour une même idea, ou si chacun pointe vers de multiples ideai dont certaines sont communes à plusieurs de ces mots. Et le fait que le grec permette de leur fabriquer des contraires à volonté ne simplifie pas le problème quant au sens de ces contraires, c'est-à-dire aux ideai vers lesquels ils pointent. Bref, tout le monde est d'accord pour dire qu'il y a un contraire de ce qu'ils désignent par le mot zôiè (« vie »), mais dès qu'il s'agit de préciser ce qu'est ce contraire, on est dans le brouillard, ce qui suggère que leur compréhension du mot zôiè (« vie ») est elle aussi loin d'être claire pour eux quand on commence à en chercher les limites. Parler avec eux de l'idea de la vie serait donc leur faire trop d'honneur.
Mais s'il y a autant d'eidè de la vie que de participants à la discussion, pourquoi en parler au singulier, comme s'il n'y en avait qu'un seul, le même pour tous ? Socrate en a donné implicitement l'explication dans ce qui a précédé, en parlant du dieu au singulier. Eidos au singulier doit se comprendre aussi comme un singulier à sens pluriel, renvoyant à une pluralité, même si chacun, sauf probablement Socrate, pense naïvement qu'il est le même pour tous et que les autres comprennent ces mots comme lui les comprend, comme le montre le fait qu'aucun ne demande de précisions sur le sens qu'il faut leur donner et sur les différences qu'il faudrait faire entre eux, et que Cébès introduit un nouveau terme, phthora (que j'ai traduit par « corruption »), sans même prendre la peine de préciser en quoi il désignerait quelque chose de différent de ce dont il a été question jusque là (car si ce n'était pas le cas, à quoi bon l'introduire ?!), « estim[a]nt n'avoir plus en aucune
manière, ni à [lui] ni aux autres, à donner de logos à
[son] sujet, comme [si c'était] [une] chose en tous points évidente » (République VI, 510c6-d1). On notera d'ailleur que, dans l'analogie de la ligne dont sont extraits ces mots, le Socrate de Platon ne parle que d'eidè, jamais d'ideai.
On notera pour finir que, lorsque Socrate suggère que
« l'eidos même de la vie » est non-mortel, il ne veut pas dire que c'est cet eidos, en tant qu'eidos, qui est non-mortel, ce qui serait faux puisque c'est chacun qui pose pour lui l'eidos qu'il associe à chaque mot qu'il emploie (ici « vie ») et le fait évoluer tout au long de sa vie au fur et à mesure que sa compréhension de ce mot s'affine, et que donc tous ces eidè que se pose une personne n'existent que dans sa pensée et disparaissent avec elle, mais veut dire que cet eidos inclut pour tous l'idée que la mort est le contraire de la vie et que donc la vie, en tant qu'ideai, et non pas en tant que la vie particulière d'une personne particulière, doit impliquer la non-mortalité, c'est-à-dire l'impossibilité d'admettre son contraire (quel que soit le nom qu'on lui donne) tout en restant ce qu'elle est, c'est-à-dire « vie ». (<==)
(54) La référence au(x) dieu(x) est suggérée à Socrate par l'introduction par Cébès du mot aidion (« éternel ») et, avec la référence à « l'eidos même de la vie », on a là deux des éléments majeurs associés à l'âme : le fait qu'elle apporte la vie (cf. 105d3-4) et le fait qu'elle nous relie au divin (cf. Phédon, 80a10-b5), qu'elle constitue une sorte de « part divine » en nous (theou moira / theia moira, cf. note 32 à ma traduction de République VI, 489d10-495b7 sous le titre Comment les aptitudes à la philosophie sont gâtées). Toute la question ici débattue est justement de savoir si cette « part divine » qui est dans l'âme lui assure par contagion l'éternité qui est celle des dieux, si cela en ferait ce « quelque chose d'autre non-mortel » (allo ti athanaton) qu'évoque ici Socrate.
Mais finalement, Socrate, en remplaçant « non-périssable » (anôlethon) par « ne jamais périr » (mèdepote apollusthai) dans sa conclusion de cette réplique, qui reformule le aidion (« éternel ») de Cébès pour suggérer que tout le monde serait d'accord pour dire que le non-mortel (athanaton) « ne périt jamais », ne fait encore que jouer avec les mots. Mais comme son objectif n'est pas de démontrer quelque chose qu'il sait indémontrable, mais de rassurer ses interlocuteurs, en particulier Simmias et Cébès, dont on a vu en note 31 qu'ils « personnifient » les deux parties inférieures et alogikon (« non douées de raison ») de son âme, et si ces « jeux » de mots leur suffisent, et vu le temps compté qui lui reste pour parler, pourquoi chercher plus loin et les inquiéter, ce qui serait le résultat contraire à celui qu'il recherche. On est là dans ce que Socrate lui-même décrira bientôt comme des « incantations », qui sont le dernier recours en la matière et qu'il convient de pratiquer sur soi-même quand la raison atteint ses limites (cf. 114d6-7).
Cela veut-il dire que Platon a renoncé
à convaincre ses lecteurs ? Non, bien sûr ! Seulement, ces lecteurs aussi doivent admettre que la question de la survie éventuelle de l'âme ne peut recevoir de réponse rationnelle irréfutable et ne le pourra jamais et que nous avons tous en nous une part (en fait, deux) qui n'est pas dans le rationnel et qu'il faut calmer dans la mesure où c'est cela qui, en fin de compte, nous meut et non pas la raison (le cocher du char ailé du Phèdre, qui doit en passer par les chevaux pour faire bouger le char de son corps), et qu'il est important aussi que la raison elle-même soit consciente de ses limites et ne tombe pas dans le piège des mots, et quel meilleur moyen pour l'amener à cela que de lui donner en spectacle des « jeux » de mots pris pour des arguments rationnels, à charge pour elle de ne pas s'y laisser piéger. Le Phédon est le dialogue dans lequel le Socrate de Platon veut nous convaincre qu'il convient, « en ayant recours aux logoi, d’examiner en eux la vérité des étants » (99e5-6), et c'est aussi celui où il veut nous faire toucher du doigt les limites du logos / raison, car l'un ne va pas sans l'autre : croire qu'on a démontré de manière irréfutable quelque chose qui n'est pas à la portée de l'intelligence humaine, ce n'est pas accéder à la vérité, mais au contraire se bercer d'illusions, même si ce que l'on croit à tort avoir démontré se trouve être vrai, car c'est prendre ce qui n'est en fin de compte qu'une opinion vraie pour un savoir. (<==)
(55) Socrate a conclu sa réplique précédente en disant que tout le monde devrait être d'accord sur le fait que ce qui est non-mortel (athanaton) « ne périt jamais » (mèdepote apollusthai) (et Cébès a abondé dans son sens en disant que ce devrait être le cas, non seulement de tous les hommes, mais aussi des dieux), et il veut maintenant faire découler du fait que « le non-mortel (athanaton) est aussi non-corruptible (adiaphthoron) », mot qui n'est pas de la famille d'ollunai (« périr »), à laquelle appartient par contre apollunai, dont apollusthai est l'infinitif présent moyen, mais à celle de phthora (« corruption ») l'un des mots nouveaux que vient d'introduire Cébès en 106d3, qu'il est aussi « non-périssable » (anôlethron), mot qui, lui, est de la même famille qu'apollusthai (« périr »), même si la parenté de racine entre les deux mots est moins visible que celle entre phthora et adiaphthoron, ce qui veut dire qu'il n'y a aucune raison de passer par cet intermédiaire pour passer de mèdepote apollusthai (« ne périt jamais ») à anôlethros estin (« est non-périssable ») ! Mais comme Cébès a introduit ce mot nouveau, Socrate veut lui faire plaisir pour emporter son adhésion en faisant croire que ce mot nouveau change tout et résoud le problème, qui plus est, d'une manière qui, pour Cébès, emporterait d'adhésion même des dieux... Croire qu'on est là en face de raisonnements rationnels !... Reste que Socrate est une fois encore dans l'hypothétique : « l'âme serait-elle (an eiè, optatif avec an, equivalent à un conditionnel) autre chose, si elle a chance d'être non-mortelle, (ei athanatos tugchanei ousa, avec emploi, en plus du ei (« si »), du verbe tugchanein, qui évoque l'idée de chance, de hasard, de bonne ou mauvaise fortune) qu'aussi non-périssable ? ». Lui au moins n'est pas dupe de ces jeux de mots. Il ne fait que dire ce que Cébès a envie d'entendre en reprenant ses mots. (<==)
(56) Les éditeurs et les traducteurs considèrent cette réplique comme une affirmation et la terminent par un point. Mais la ponctuation n'existait pas au temps de Platon et il me semble, après ce que j'ai dit auparavant et au vu de la clause restrictive hôs eoiken (« à ce qu'il semble »), qu'il est préférable de la considérer comme une nouvelle question à Cébès et de la terminer par un point d'interrogation.
Une nouvelle fois, Socrate utilise des analogies spatiales pour parler de l'âme, décrite ici comme « ce qui est non-mortel » (to athanaton), qui « intact et non-corrompu, disparaît en s'en allant, s'éloignant de la mort » (sôn kai adiaphthoron, oichetai apion hupekchôrèsan tôi thanatôi), empilant l'un derrière l'autre trois verbes qui évoquent l'idée de départ (oichesthai), de mouvement spatial (apienai), d'éloignement (hupekchôrein), déjà tous utilisés dans ce qui a précédé, sans qu'on sache ni où, ni vers où se fait ce déplacement, que Socrate ne pourra « illustrer » que par un mythe. (<==)
(57) La réponse de Cébès que je traduis par « C'est manifeste » est en grec phainetai, qui pourrait aussi bien se traduire par « il semble ». Le caractère catégorique de ses précédentes réponses et le fait que le sens premier de phainesthai est « briller, paraître au jour de manière évidente, manifeste » invite a la traduire comme une affirmation d'évidence, pas de doute. (<==)
(58) « À ce qu'il en est » traduit de manière presque littérale l'expression tôi onti, forme adverbiale construit sur le participe présent au datif du verbe einai (« être »), généralement traduite par « en réalité, réellement, véritablement ». Je la traduis ainsi de manière littérale pour faire apparaître le fait que, pour insister sur la « réalité », le caractère « vrai », de quelque chose, le grec ne fait que redonder le verbe einai (« être ») sous des formes différentes. Un autre mot de même sens est ontôs, qui n'est encore que la forme adverbiale du même participe présent, qu'on pourrait transposer en français par « étantamment » ou expliciter par « à la manière d'un étant ». Mais si, comme le laisse entendre l'Étranger d'Élée dans le Sophiste (cf. note 24 à ma traduction de Sophiste, 259d9-264b10 sous le titre La possibilité du faux logos), le verbe einai n'a aucun sens par lui-même et ne prend de sens que par les « attributs », les « étances » (ousiai) qu'il introduit, explicitement ou implicitement, le fait de le redonder ne lui donne pas par magie un sens qu'il n'a pas. (<==)
(59) « Chez Hadès » (en haidou) est une formule consacrée pour désigner la demeure du dieu Hadès (l'équivalent grec du dieu Pluton), roi des enfers, c'est-à-dire la demeure des morts.
Ici encore, la question se pose de savoir si cette réplique de Socrate est affirmative ou interrogative. Notons pour commencer que la première partie de la réplique, psuchè athanaton kai anôlethron, mot à mot « âme non-mortelle et non-périssable » ne contient pas de verbe. On peut penser qu'estin (« est ») est sous-entendu, ce qui est généralement le cas dans de telles formulations, mais rien n'interdit de penser, en tenant compte du contexte, que ce qui est sous-entendu, c'est le an eiè (« serait ») qui terminait l'avant-dernière réplique de Socrate, où il utilisait pratiquement les mêmes mots avec un « si » devant « non-mortelle ». Certes, Cébès semble avoir accepté sans hésitations l'hypothèse faite par Socrate, mais celui-ci peut parfaitement expliciter la conclusion qui en résulte sous forme une fois encore interrogative pour lui demander d'en confirmer l'acceptation. C'et l'option que je prends, en cohérence avec ma compréhensions de toute cette discussion comme mettant en scène un Socrate qui sait, lui, que tous ces arguments ne prouvent rien et ne sont que des « jeux » de mots, et veut seulement voir s'ils satisfont ses interlocuteurs moins avancés dans leur maîtrise des pièges du logos, c'est-à-dire moins dialektikoi au sens que Platon donne à ce mot, celui de maîtres dans l'art d'utiliser le dialegesthai, la pratique du dialogue, pour accéder au vrai dans les limites de ce que permet la nature humaine. (<==)
(60) « Moment favorable » traduit le mot grec kairos, dont le sens premier est celui de mesure convenable et qui, appliqué au temps désigne le moment opportun, l'occasion à ne pas manquer. Ce que veut dire ici Cébès, c'est que, dans la mesure où Socrate est sur le point de mourir, c'est là la dernière opportunité de discuter avec lui de ce sujet et que donc ceux qui ne seraient pas convaincus n'auront plus d'autre occasion de lui présenter leurs objections ou leurs doutes et d'entendre ce qu'il pourrait dire en réponse. (<==)
(61) Simmias semble être plus difficile à convaincre que Cébès. Si l'on admet ma suggestion que ces deux personnages « jouent » dans le dialogue le rôle des deux parties inférieures de l'âme face à Socrate-raison cherchant à calmer les deux autres parties de son âme à l'approche de la mort imminente, ou, si l'on préfère, de deux personnes dont l'âme est dominée par l'une ou l'autre de ces deux parties dialoguant avec un Socrate dont l'âme est dominée par sa partie logikon, Cébès dont l'âme est dominée par la partie thumoeidè, c'est-à-dire l'amour-propre, la partie de l'âme qui réagit de manière « épidermique » et non pas rationnelle à des mots et des situations, et Simmias dont l'âme est dominée par la partie epithumètikon, c'est-à-dire les désirs et pulsions issues du corps dont la satisfaction n'est pas automatique, mais suppose un choix volontaire, faim, soif, pulsion sexuelle, il est normal que cette partie de l'âme plus liée au corps se pose plus de questions sur la séparation du corps et de l'âme et soit moins facile à convaincre par de simples paroles que la partie qui « est conduite par l'exhortation et le logos » (Phèdre, 253d7-e1). C'est aussi celle qui fait le moins confiance à la raison (logos) humaine pour résoudre des problèmes qui la dépassent, même si elle en perçoit l'importance (megethos) : elle n'accorde aucune valeur à ce qu'elle considère comme une faiblesse humaine (tèn anthrôpinèn astheneian atimazôn, « n'accordant aucun prix à la faiblesse humaine »), suggérant par là que malgré le logos dont est doté l'être humain, il reste sans force, sans pouvoir (asthenès) devant les problèmes qui se posent à lui, non pas lui, Simmias, personnellement ou telle ou telle autre personne, mais l'espèce humaine dans son ensemble, rejoignant par là une remarque de Platon dans la Lettre VII, où il parle de « l'[outil] privé de force des logoi » (to tôn logôn asthenes, Lettre VII, 343a1), dans lequel asthenes est l'adjectif, substantivé dans cette expression, que je traduis par « privé de force », auquel renvoie le astheneia de notre réplique du Phédon, que je traduis par « faiblesse », mais dont le sens étymologique est « manque (alpha privatif au début) de force (sthenos) » (mais « manque de force humain » sonne moins bien que « faiblessse humaine »). Mais comme l'explique Socrate au centre du dialogue, cette déficience du logos humain ne doit pas nous conduire à devenir misologues (misologoi, 89d1), c'est-à-dire à prendre en haine le logos parce qu'il n'est pas capable de résoudre tous les problèmes qui se posent à nous, comme justement celui du sort de l'âme à la mort, ce qui serait la pire forme de misanthropie, puisque c'est le logos, aussi faible soit-il, qui distingue l'homme des autres animaux. (<==)
(62) « Des soutiens premiers [sur lesquels ils s'appuient] » traduit le grec tas hupotheseis tas protas. Comme je l'ai fait dans ma traduction de l'analogie de la ligne, et pour les raisons que j'en donne dans la note 21 à cette traduction, je traduis ici hupothesis par « soutien », qui en est le sens étymologique, en ajoutant entre crochets une explicitation de l'image des « soutiens » dans ce contexte de raisonnements. Ce que dit ici Socrate à Simmias, et à toute la compagnie, c'est que ce ne sont pas seulement les conclusions, ni même la dernière étape du raisonnement, dont il faut se méfier, mais toutes les étapes du raisonnement depuis les premières propositions qui leur ont servi de point de départ et qui en sont donc les « soutiens » ultimes.(<==)
(63) « S'ils sont dignes de confiance pour nous » traduit le grec ei pistai humin eisin, dans lequel pistai est le nominatif féminin pluriel de l'adjectif pistos, qui signifie « qu'on peut croire, digne de confiance », mot de même racine que pistis, (« confiance »), le nom donné par Socrate dans l'analogie de la ligne à l'état d'esprit associé au second sous-segment du vu (cf. République VI, 511e1). On peut voir là pour Socrate une manière de suggérer que les raisonnements qui ont précédé, s'ils ne sont fondés que sur la pistis (« confiance »), ne sont encore que des « raisonnements » de prisonniers qui ne sont pas sortis de la caverne, mais ont seulement réussi à se libérer des liens qui le y retenaient immobiles, c'est-à-dire prisonniers de l'illusion que les « choses » sont telles que la seule vue par les yeux nous les montre (les ombres sur la paroi de la caverne).
« Ils doivent également être examinés d'une manière qui en fasse mieux apparaître l'évidence » traduit le grec homôs episkepteai saphesteron. À la notion de « confance » (pistis), se substitue ici celle de « clarté », d'« évidence », suggérée par l'adverbe saphesteron, dérivé de saphès, qui signifie « clair, évident, manifeste », et le travail à accomplir est décrit par l'adjectif verbal d'obligation episkepteos dérivé du verbe episkopein, qui signifie « faire porter son regard / sa réflexion (skopein) sur (epi) ». Chacun de nous l'obligation de ne pas s'en tenir à la confiance dans les propos d'autres personnes, fût-ce Socrate, mais de chercher à examiner lui-même le sujet depuis le début en cherchant à le dominer et à parvenir à la plus grande clarté / évidence possible pour l'esprit humain au moyen du logos, quelles qu'en soient les limitations intrinsèques. (<==)
(64) « Si vous les distinguez de manière suffisante » traduit le grec ean autas ikanôs dielète. Après l'idée de confiance et l'idée d'évidence, il est maintenant question de « suffisance » : l'adverbe ikanôs est dérivé de l'adjectif ikanos, qui signifie « qui va bien, suffisant, convenable ». Et cette idée de suffisance s'applique à un verbe, diairein, dont dielète est le subjonctif aoriste actif à la seconde personne du pluriel, qui signifie « diviser, séparer, distinguer ». Socrate suggère donc ici que l'important, c'est de bien différentier les choses dont on parle, comme cela n'a justement pas été fait dans la discussion qui a précédé entre les mots athanaton (« non-mortel »), anôlethron (« non-périssble ») et adiaphthoron (« non-corruptible »), ce qui invite à se méfier des raisonnemens conduits avec ces mots. (<==)
(65) « Vous vous laisserez conduire par le logos, au plus loin où il est possible à l'homme de se laisser conduire » traduit le grec akolouthèsete tôi logôi, kath' hoson dunaton malist' anthrôpôi epakolouthèsai. Le verbe (ep)akolouthein, sans (première occurrence) ou avec (seconde occurrence) le préfixe ep(i)-, évoque l'idée de quelqu'un qui accompagne ou suit, qui se laisse conduire par quelqu'un ou quelque chose, et suggère donc que c'est le logos qui dirige l'homme. Et ce que dit ici Socrate, c'est qu'il y a des limites à ce qui est accessible à l'homme sous la conduite du logos, comme le laissait entendre à sa manière Simmias en parlant de la faiblesse humaine (anthrôpinè astneneia, cf. note 61). (<==)
(66) « Si cela même devient évident, vous ne chercherez rien au delà ». La question se pose de savoir à quoi renvoie le auto (« cela même ») qui doit devenir évident (saphes). S'agit-il de la conclusion du raisonnement qui prouverait l'immortalité de l'âme s'il était mieux conduit et mené avec plus de rigueur, en ayant mieux distingué les différents éléments du problème et le sens des termes employés pour lui chercher une réponse, ou du fait qu'il faut admettre qu'il y des limites à ce à quoi le logos peut nous conduire et que la réponse à la question de l'immortalité de l'âme est au-delà de ces limites ? Tout ce que j'ai dit auparavant suggère que c'est plutôt en ce second sens qu'il faut comprendre les propos tenus ici par Socrate. (<==)
(67) « Hommes [que vous êtes] » traduit l'expression ô andres qu'utilise Socrate pour s'adresser, non plus seulement à Simmias, mais à toutes les personnes présentes. Andres est le vocatif pluriel d'anèr, qui signife « homme » par opposition à « femme » (gunè). L'interjection ô suivi d'un nom de personne au vocatif est classique pour s'adresser à une personne, et en général, on ne la traduit pas et on se contente de mettre le nom de la personne (ainsi ô Simmia dans la réplique précédente, ô Socrates dans la dernière réplique de Cébès, en 107a2, ou ô Cébès, dans la réplique de Socrate à laquelle il répondait) ; elle peut aussi être suivie d'un qualificatif plutôt que du nom de la personne (par exemple, ô hetaire (« Camarade »), en 68b2, ou ô xene (« Étranger ») pour s'adresser à l'Étranger d'Élée dans le Sophiste et le Politique), ou du nom de la personne précédé d'un qualificatif (par exemple ô makarie Simmia (« Bienheureux Simmias »), en 69a6). Dans l'Apologie, Socrate s'addresse à ses juges par la formule ô andres Athenaioi (« Athéniens »), ou tout simplement ô andres (« Messieurs »), et dans le Banquet, Alcibiade, dans son discours, s'adresse aux convives par l'expression ô andres (« Messieurs »). Ici, dans le contexte de cette discussion, et en tenant compte du fait que ce qu'il va dire s'addresse potentiellement à tout les hommes (et même aux femmes), on peut penser que ce ô andres est plus qu'un simple « Messieurs » s'adressant seulement aux présents. C'est ce que j'ai voulu rendre perceptible en traduisant littéralement andres par « Hommes » plutôt que par « Messieurs » et en ajoutant entre crochets « que vous êtes ». C'est à ses interlocuteurs en tant qu'un échantillon masculin d'êtres humains que Socrate s'adresse. (<==)
(68) Je traduis hoi kakoi par « ceux qui sont mauvais » plutôt que par le plus classique « les méchants » et kakia par « mauvaiseté » pour la même raison qui me fait traduire to agathon par « le bon » plutôt que par « le bien », qui est de donner à ces termes l'extension maximale qu'ils ont en grec, qui ne se limite pas au registre exclusivement moral du bien et du mal, des bons et des méchants. Les kakoi qu'a en vue ici Socrate, ce ne sont pas seulement celles et ceux qui sont « méchants » avec les autres, mais aussi celles et ceux qui sont mauvais vis à vis d'eux-mêmes, qui ont un comportement qui, sans nécessairement porter préjudices aux autres, au moins pas directement, est nuisible pour eux-mêmes et dégrade leur âme. Et finalement, si c'est nuisible pour eux-mêmes, c'est nuisble pour la « cité » tout entière, en fait la société, puisque cela veut dire qu'il n'y tiennent pas le rôle qu'elle serait en droit d'attendre de ses citoyens pour le plus grand bien de tous. (<==)
(69) « La meilleure et la plus raisonnable possible » traduit le grec hos beltistèn te kai phronimôtatèn. Phronimôtaten est l'accusatif féminin singulier du superlatif de l'adjectif phronimos, qui qualifie une personne faisant preuve de phronèsis. Le Bailly donne comme sens de ce mot « I. action de penser d'où 1. pensée, dessein, 2. perception par l’intelligence, sentiment, intelligence d’une chose ; II. p. suite 1. intelligence raisonnable, raison, sagesse, 2. particul. intelligence ou sagesse divine, 3 sentiment d’orgueil en bonne ou mauvaise part » et le LSJ en anglais donne « purpose, intention, 2. thought, 3. sense, 4. judgment, 5. arrogance, pride, II. practical wisdom, prudence in government and affairs ». Ce mot recouvre donc une grande plage de sens autour des notions de pensée, intelligence, raison, sagesse, mais de sagesse pratique, de bon sens, plutôt que de savoir théorique et spéculatif. Et de fait, les sens donnés pour phronimos sont « sensé, qui a sa raison, qui est dans son bon sens ». (<==)
(70) « Éducation » traduit paideia et « mode de vie » traduit trophè. Il faut comprendre ces deux mots comme décrivant de manière générale, le premier la formation tout au long de la vie (et pas seulement dans l'enfance) de l'esprit et le second celle du corps (le sens premier de trophè est « nourriture »), qui ne se limite pas à le nourrir, mais implique de lui donner de bonnes habitudes de conduite en l'entraînant à éviter les excès. On peut penser à la maxime de Juvénal mens sana in corpore sano. (<==)
(71) On peut rapporcher cette réplique de Socrate de ce qu'il dit à la fin de l'Apologie, en 40c5-41c7, à ceci près que, si dans le deux textes, on retrouve l'option du néant et celle d'un « voyage » de l'âme vers un autre « lieu », dans l'Apologie, Socrate n'évoque que très succinctement l'idée d'un jugement qui déterminerait le sort bon ou mauvais de l'âme du défunt en fonction de sa vie terrestre, et insiste plutôt sur le plaisir qu'il aurait à pouvoir discuter avec les héros et poètes du passé, sans plus risquer de se faire condamner à mort pour cela !... En fait, l'idée que, même si l'on ne peut le démontrer de façon certaine, l'éventualité de la « survie » de l'âme est une éventualité au moins vraisemblable et non cantradictoire avec ce que l'on sait, et que, dans cette éventualité, le sort de l'âme pourrait dépendre de son comportement dans sa vie avec un corps, et que, dans ces conditions, il pourrait être préférable pour nous de prendre soin de notre âme en cette vie pour lui ménager un meilleur sort à la mort du corps, est déjà, deux mille ans avant, l'idée du pari de Pascal. (<==)
(72) « Excellence » traduit le grec arètè, souvent traduit par « vertu », ce qui lui donne une connotation par trop exclusivement morale. Pour une justification de cette traduction, on pourra se reporter à la section aretè de mon introduction au Ménon. « Bon sens » traduit le grec phronèsis. Sur ce mot, voir la note 69 ci-dessus. Plus haut, j'ai traduit phronimos, de même racine, par « raisonnable », mais traduire ici phronèsis par « raison » par souci de cohérence serait trompeur en orientant trop la pensée vers l'usage purement spécultif de la raison. (<==)
(73) Le Socrate de Platon ne peut pas plus clairement affirmer qu'aucune des tentatives de démonstrations de la non-mortalité de l'âme qui ont précédé tout au long du dialogue, pas même la dernière (celle présentée dans cette page) qui avait le plus l'apparence de la rationalité, n'est vraiement contraignante et conclusive de manière convaicante pour tous. et le « beau risque » (kalos kindunos) dont il parle ici, c'est bien, comme je l'ai déjà signalé dans la note 71, le pari de Pascal avant la lettre.
Et il avoue ici que même la raison, quand elle atteint ses limites, a besoin de se rassurer par des mythes (auquel il reconnaît prendre plaisir en faisant durer celui qu'il vient de proposer ici en guise de conclusion) et des « incantations » (« pratiquer des incantations » traduit le verbe epaidein, qui évoque l'idée de chants à pouvoir quasi-magique), mais des incantations qu'elle doit pratiquer sur elle-même et non pas aller chercher auprès de chamans ou autres sorciers. (<==)
(74) « Modération et aussi justice et courage et liberté et vérité » : les trois premières qualités ici listées par Socrate en tant que parures naturelles de l'âme sont trois des quatre qualités qu'il évoque dans la République lorsqu'il fait le parallèle entre la cité et l'âme, et qu'il met en évidence dans l'une et l'autre : la modération (sôphrosunè) et la justice sont les deux qualités que l'on attend de tous les citoyens, et de toutes les parties de l'âme, le courage est plus spécifiquement attendu des gardiens de la cité et de la partie thumoeidè de l'âme, mais peut être partagé par tous. La quatrième qualité, qui n'est pas mentionnée ici, c'est la sophia (« sagesse »), qui est plus spécifiquement attendue des dirigeants de la cité et, dans l'âme, de la partie logikon. Si elle n'est pas mentionnée ici, c'est qu'elle n'est pour lui qu'une cible inaccessible en cette vie, dans laquelle le mieux que peut faire une personne, c'est d'être philosophos, ami / amoureux de cette sophia (« sagesse »). Par contre, il ajoute deux qualités qui, elles aussi, sont à rechercher par tous, et par toutes les parties de l'âme, la liberté, c'est-à-dire, dans ce contexte, le fait de ne pas être esclave de ses passions, et la vérité, c'est-à-dire le fait de ne pas « jouer » avec le logos, qui est ce qui nous consitue être humain (anthrôpos), d'une manière qui travestit le vrai, mais de ne l'utiliser, dans la mesure des capactiés de chacun en ce domaine, que pour chercher et dire le vrai, ou en tout cas ce que l'on estime vrai, en acceptant de remettre en cause ses propres opinions si d'autres nous en montrent la fausseté de manière convaincante pour nous. (<==)
Le tableau suivant liste les 17 occurrences d'eidos, les 8 occurrences d'idea et les 2 occurrence de morphè, trois mots de sens voisin, dans le Phédon, ainsi que leur traduction dans chaque cas par les différents traducteurs que j'ai consultés. Eidos apparaît quatre fois (sur un total de 17 occurrences) dans la section ici traduite, idea six fois (sur un total de 8 occurrences) et on y trouve les deux occurrences de morphè. Ces occurrences sont en plus gros caractères que celles dans le reste du Phédon. Les mots eidos et idea sont les deux mot associés à la supposée « théorie des formes / idées » que l'on attribue généralement à Platon, dans laquelle on les considère généralement comme synonymes et comme désignant ce qui constituerait la « réalité » immuable et immatérielle dont le monde sensible n'offrirait que des « copies » soumises au devenir. Je conteste cette lecture et pense que Platon fait la différences, dans certains contextes au moins, entre eidos et idea (et morphè, qui s'ajoute ici à ces deux mots pour désigner encore autre chose), et que la clé pour comprendre cette différence est fournie par la discussion sur les différents eidè (« sortes ») de couches(/lits) au début du livre X de la République, comme je l'explique dans la note 2 ci-dessus. Comme le montre ce tableau, toutes les occurrences d'eidos et d'idea en dehors de la section ici traduite (en petits caractères dans le tableau) utilisent ces deux mots dans des sens usuels et pas dans le sens supposé « platonicien » qui ferait référence à cette théorie. Je pense avoir montré dans les notes à la traduction de cette section que leur emploi dans celle-ci dans un sens plus spécialisé est parfaitement cohérent avec le sens que je suppose que leur donne Platon dans cette discussion à la fin de la République.
Dans ce tableau « non traduit » signifie que le mot lui-même n'est pas traduit, mais que c'est l'ensemble dont il fait partie qui est reformulé en français comme un tout : ainsi par exemple, en 87a2, on trouve les mots grecs prin eis tode to eidos elthein, à propos de l'âme, que l'on peut traduire par « avant qu'elle vienne dans cette forme-ci (la forme humaine dotée d'un corps). Cousin traduit « avant que d'entrer dans le corps », traduction qui est une explicitation de ce que Platon avait en tête en parlant de « cette forme-ci », pas une traduction du mot eidos.
Les mots en rouge sont ceux que ce traducteur utilise indiféremment pour traduire à l'occasion à la fois eidos et idea. Lorsque le mot est souligné, cela veut dire que ce traducteur utilise le mot pour traduire à la fois eidos et idea dans la section ici traduite, c'est-à-dire dans la partie du Phédon où le mot est supposé avoir un sens spécifiquement « platonicien » en lien avec la supposée « théorie des formes / idées ». Le tableau permet de voir que, même dans ce contexte restreint où ces deux mots sont censés avoir un sens « technique », seule Dixsaut traduit les 4 occurrences d'eidos par le même mot français (forme, mais elle l'utilise aussi pour traduire idea dans le mythe final, où le mot n'a plus ce sens « technique ») et les 6 occurrences d'idea par le même mot français (caractère), différent de celui utilisé pour traduire eidos.
| De quoi ? | Cousin | Robin (B) | Robin (P) | Chambry | Vicaire | Dixsaut | Piettre | |
| Eidei (73a2) | humaine | forme | forme | forme | forme | forme | forme | forme |
| Eidos (73d9) | de l'enfant dont c'était la lyre | image | image | image | image | image | idée | figure |
| Eidei (76c12) | humaine | forme | forme | forme | forme | forme | forme | forme |
| Eidè (79a6) | d'étants (visibles / invisibles) | sortes | espèces | espèces | espèces | espèces | espèces | espèces |
| Eidèi (79b4) | - id - | espèces | espèces | espèces | espèces | espèces | espèces | espèces |
| Eidèi (79d10) | - id - | classes | espèces | espèces | espèces | espèces | espèces | espèces |
| Eidos (87a2) | du corps | non traduit | forme | apparence | forme | forme | forme visible | forme |
| Eidè (91d1) | d'harmonie | non traduit | espèce | nature | espèce | nature | structure | espèce |
| Eidos (92b6) | d'homme | forme | forme | forme | forme | forme | forme | forme |
| Eidos (98a2) | de cause | non traduit | espèce | espèce | espèce | forme | espèce | forme |
| Eidos (100b4) | - id - | connaissance | espèce | espèce | nature | forme | espèce | espèce |
| Eidôn (102b1) | (sont quelque chose) | idée | formes | nature | formes | formes | Formes | formes |
| Eidos (103e3) | d'un contraire | idée | forme | nature essentielle | Idée abstraite | forme | Forme | Forme |
| Eidè (104c7) | contraires | non traduit | formes | natures essentielles | formes | formes | Formes | formes |
| Eidos (106d6) | de la vie | essence et idée |
forme | nature | forme | forme | forme | Forme |
| Eidos (110c9) | de couleur de la Terre | non traduit | non traduit | sorte | non traduit | non traduit | non traduit | non traduit |
| Eidos (110d2) | de la Terre | aspect | aspect | sorte | aspect | non traduit | sorte | forme |
| Idean (104b9) | d'un contraire | essence | qualité | nature essentielle | idée | forme idéale | caractère | forme idéale |
| Idean (104d2) | d'un contraire | idée | nature | nature essentielle | forme | forme | caractère | forme |
| Idea (104d6) | des trois | idée | nature | nature | élément | idée | caractère | forme |
| Idea (104d9) | contraire à l'impair | idée | nature | essence | idée | forme idéale | caractère | forme |
| Idea (104e1) | du pair | idée | nature | non traduit | idée | forme idéale | caractère | forme |
| Idean (105d13) | du pair | idée | nature | nature | idée | idée | caractère | forme |
| Idean (108d9) | de la Terre | idée | nature | forme | forme | forme | forme | forme générale |
| Ideas (109b6) | des creux de la Terre | figure | forme | forme | forme | forme | formes | forme |
| Morphèn (103e5) | de contraires | forme | caractère | forme | forme | caractère | caractère propre | caractère |
| Morphèi (104d10) | de contraires | concept | caractère | forme | forme | caractère essentiel | structure | caractère essentiel |