© 1999, 2001, 2013, 2015 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 2 août 2015 |
Platon et ses dialogues :
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(Édition de mars 2013 : la traduction a été revue et la plupart des notes ont été réécrites et amplifiées suite à ma nouvelle traduction de l'analogie de la ligne (République VI, 509c5-511e5) d'octobre 2012 qui m'avait conduit à une nouvelle compréhension de cette analogie, ouvrant elle-même sur une nouvelle compréhension de l'allégorie de la caverne, dont j'avais esquissé les grandes lignes dans la note finale à ma traduction de l'analogie.)
Note d'août 2015 : la version de mars 2013 de cette page a été revue après la mise en ligne de la seconde version, datée de juin 2015, de la traduction commentée de l'analogie du bon et du soleil, qui précède immédiatement l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne. La traduction n'a pas été modifiée, seules certaines notes ont été revues à la lumière d'une analyse plus fouillée de l'analogie du bon et du soleil.)
(vers la section précédente : l'analogie de la ligne)
[514a] (3) Eh
bien ! après cela, dis-je (4)
, représente-toi d'après une épreuve telle que celle-ci
notre nature par rapport à l'éducation et au fait de ne pas être
éduqué. (5)
Visualise (6) donc
des hommes (7) comme dans une habitation souterraine ressemblant à une
caverne (8),
ayant l'entrée ouverte à la lumière sur toute la longueur
de la caverne, dans laquelle ils sont depuis l'enfance, les jambes et le cou
dans des chaînes pour qu'ils restent en place et [514b]
voient seulement devant eux, incapables donc de tourner leur tête du fait
de la chaîne ; et encore la lumière sur eux, venant d'en
haut et de loin, d'un feu brûlant derrière eux ;
et encore, entre le feu et les enchaînés, une route au-dessus,
le long de laquelle figure-toi qu'est construit un mur, semblable aux palissades
placées devant les hommes par les faiseurs de prodiges (9),
par dessus lesquels ils font voir leurs prodiges. (10)
Je vois, dit-il
Eh bien vois (11)
maintenant le long de ce mur des hommes portant [514c]
et des ustensiles de toutes sortes dépassant du mur et des statues d'hommes [515a]
et autres animaux en pierre et en bois et façonnés de toutes les manières possibles (12), certains, comme c'est probable, faisant entendre des sons (13),
d'autres restant silencieux parmi les porteurs.
Étrange (14),
dit-il, [l']image [que] tu dis (15), et enchaînés étranges !
Semblables à nous, repris-je ; ceux-ci en effet, pour commencer,
d'eux-mêmes et les uns des autres, penses-tu qu'ils aient pu voir autre
chose que les ombres tombant sous l'effet du feu sur la [paroi] de la caverne
qui leur fait face ?
Comment donc, dit-il, si en effet ils sont contraints de garder leur tête
immobile [515b]
tout au long de leur vie ?
Mais quoi des [objets] transportés ? Ne [serait-ce] pas pareil pour ça ?
Et comment !
Eh bien ! sans doute, s'ils étaient capables de dialoguer entre
eux (16), les [choses] présentes étant les mêmes, ne crois-tu pas qu'ils prendraient
l'habitude de donner des noms à ces [choses] mêmes qu'ils voient ? (17)
Nécessairement.
Et quoi encore si de plus la prison produisait un écho en provenance
de la [paroi] leur faisant face ? Chaque fois qu'un des passants ferait
entendre un son, penses-tu qu'ils pourraient croire que le son entendu vient
d'ailleurs que de l'ombre qui passe ?
Par Zeus, certes non !
[515c]
Très certainement, repris-je, ceux-là ne pourraient tenir pour
le vrai (18) autre
chose que les ombres des objets fabriqués. (19)
De toute nécessité, dit-il. (20)
Examine maintenant, repris-je, leur délivrance et leur guérison
des chaînes et de la déraison (21) :
que serait-elle si, de manière naturelle, (22)
il leur arrivait ce que voici ? Chaque fois que (23)
quelqu'un aurait été délivré et serait contraint
subitement (24) à se lever et aussi à tourner le cou et à marcher
et à élever son regard vers la lumière, mais en faisant tout cela, éprouverait
de la douleur et en outre, du fait des scintillements, serait incapable de voir distinctement (25) ce dont [515d]
auparavant il voyait les ombres, que penses-tu qu'il dirait si quelqu'un lui
disait qu'auparavant il voyait des balivernes (26)
alors que maintenant, un peu plus proche de ce qui est et tourné vers
des [choses] qui sont plus (27),
il porte un regard empreint de plus de rectitude (28),
et [si] de plus,
chacune des [choses] qui passent (29), [les lui] montrant (30),
[il] le contraignait en questionnant à discerner dans ses réponses
ce que c'est ? (31)
Ne penses-tu pas qu'il serait dans l'embarras (32)
et qu'il croirait les [choses] vues auparavant plus vraies que celles maintenant
montrées ? (33)
Et même de beaucoup ! dit-il.
[515e]
Et si donc en outre on le contraignait à porter son regard vers la lumière
elle-même, (34) que ses yeux lui feraient mal (35)
et qu'il se déroberait en se retournant vers ce qu'il est capable de voir distinctement,
et qu'il tiendrait cela pour réellement plus clair (36)
que ce qui serait montré ?
C'est ça, dit-il.
Si alors, repris-je, de là quelqu'un le tirait de force (37)
tout au long de la montée rocailleuse et escarpée (38),
et ne le lâchait pas avant de l'avoir tiré dehors à la lumière
du soleil, est-ce qu'il ne s'affligerait pas [516a]
et ne s'indignerait pas d'être tiré, et, quand il serait arrivé
à la lumière, ayant les yeux pleins de l'éclat [du soleil] (39),
ne pourrait pas même voir une seule des [choses] maintenant dites vraies ? (40)
Probablement pas, dit-il, du moins pas tout de suite. (41)
Accoutumance donc (42),
je suppose, [voilà ce dont] il aurait besoin pour peu qu'il ait l'intention de voir par lui-même les [choses] d'en haut, (43) et
tout d'abord [ce sont] sans doute les ombres
[que,] le plus facilement, il verrait distinctement, et après cela les images (44)
dans les eaux des hommes
et celles des autres [choses], et plus tard encore ceux-là mêmes (45), puis à partir de ceux-là (46), les [objets] dans le ciel et le ciel lui-même, (47)
il pourrait probablement plus facilement les contempler de nuit, en dirigeant son regard vers (48) la [516b]
lumière des astres et de la lune, que de jour [en le dirigeant] vers le soleil et celle du soleil. (49)
Comment donc n'[en serait-il] pas [ainsi] ?
À la fin (50) donc,
je suppose, [c'est] le soleil, non pas des reflets de lui (51)
dans les eaux ou en quelque autre place (52),
mais lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre (53),
[qu']il pourrait voir distinctement et contempler tel qu'il est. (54)
Nécessairement, dit-il.
Et après ces [étapes], il déduirait alors par un raisonnement
à son sujet (55)
que c'est lui qui produit les saisons et les années et qu'il supervise
tout [516c]
ce qui est dans le domaine vu (56),
et que, de ces [choses] qu'eux-mêmes voyaient (57), [il est] d'une certaine manière, de
toutes, responsable. (58)
C'est évident, dit-il, qu'après cela, il en viendrait à
ça !
Et quoi encore ? Se remémorant (59)
sa première habitation et la sagesse (60)
de là-bas et ses compagnons de chaînes d'alors, ne penses-tu pas
que lui, d'une part, se déclarerait heureux (61)
du changement et qu'eux par contre, il les prendrait en pitié ?
Tout à fait !
Et puis, les honneurs et les louanges, si certaines avaient cours alors entre
eux, et les prérogatives accordées à celui qui observait
de la manière la plus pénétrante (62)
ce qui passait et se souvenait le mieux de ce qui avait coutume de passer en
premier, ou en dernier, [516d]
ou ensemble, et donc pour cela le plus capable de deviner ce qui allait arriver,
crois-tu qu'il en aurait encore le désir (63)
et qu'il envierait ceux d'entre eux qui étaient honorés et investis
du pouvoir, ou qu'il subirait l'[affection] d'Homère
et préférerait mille fois être « un cultivateur
travaillant
à gages pour un autre homme sans ressources » (64)
et subirait n'importe quoi plutôt que cette manière de se faire
une opinion (65) et
cette vie là ?
[516e]
C'est ça, dit-il, je le pense moi aussi : tout subir plutôt
que de se résigner à cette vie là !
Et maintenant, réfléchis en toi-même à ceci (66),
repris-je. Si en sens inverse un tel [homme], [re]descendant (67)
vers son siège (68),
s'[y r]asseyait, est-ce qu'il n'aurait pas les yeux pleins d'obscurité, (69) venant subitement du soleil ?
Tout à fait certes, dit-il.
Et alors ces ombres, si de nouveau (70) il lui fallait entrer en compétition, pour se former des opinions (71)
[sur elles], avec ceux qui ont toujours été enchaînés,
au moment où il aurait la vue faible, [517a]
avant que ses yeux ne fussent rétablis --et le temps ne serait pas court,
tant s'en faut ! jusqu'à l'accoutumance--, (72) ne prêterait-il pas
à rire et ne dirait-on pas de lui qu'étant monté là-haut,
il est revenu les yeux endommagés, et que ça ne vaut vraiment
pas la peine d'essayer (73) d'aller là-haut ? Et celui qui entreprendrait
de les délivrer et de les faire monter, si tant est qu'ils puissent
le tenir en leurs mains et le tuer, ne le tueraient-ils pas ? (74)
À toute force ! dit-il.
(vers la seconde partie : le commentaire de Socrate)
(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)
(2) Traduction de 514a1-17a7 initialement publiée sur le site en 1999, revue et enrichie une première fois de notes plus abondantes et d'une traduction de la section 517a8-519c7 en 2001, puis revue à nouveau en 2013, surtout au niveau des notes, pour prendre en compte ma compréhension nouvelle de l'analogie de la ligne et ses implications sur la compréhension de l'allégorie de la caverne. (<==)
(3) Les références aux pages de l'édition Estienne sont celles fournies par l'édition des Platonis Opera, Oxford Classical Texts, édition ancienne de John Burnet. Chaque référence constitue un lien vers le texte grec correspondant au site Perseus (pour la manière d'afficher le texte grec si ce n'est pas lui qui s'affiche, voir les instructions données dans la page de présentation des extraits traduits de la République). (<==)
(4) C'est Socrate
qui parle et c'est toujours Glaucon qui est son interlocuteur dans cette section.
« Après cela » traduit le grec meta tauta, mot à mot « après ces [propos] ». L'allégorie de la caverne, qui ouvre le livre VII de la République, est indissociable des deux analogies qui l'ont précédée à la fin du livre VI, l'analogie du bon et du soleil et l'analogie de la ligne. L'ensemble constitué par ces trois « images » est la réponse donnée par Socrate à la question posée par Adimante en 506b2-4 et reprise par Glaucon en 506d2-5 sur to agathon (« le bon ») après que Socrate ait introduit, en 505a2, hè tou agathou idea (« l'idée du bon ») comme « l'objet d'étude le plus important » (megiston mathèma). Socrate, ne s'estimant pas en mesure de donner sur le sujet une réponse certaine, et convaincu que, quand bien même il en aurait été capable, ses interlocuteurs n'auraient pas été en mesure de comprendre, propose de procéder par analogie (analogon, 508b13), en comparant le rôle du bon dans l'ordre intelligible, c'est-à-dire dans le fonctionnement de notre intelligence pour appréhender ce qu'elle est faite pour appréhender, au rôle du soleil dans l'ordre visible, c'est-à-dire dans le fonctionnement de nos yeux pour voir ce qu'ils sont faits pour voir. Mais cette première analogie, simplement posée dans la section qui se termine en 509c4, est ensuite éclairée par deux autres « images », l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne. L'analogie de la ligne compare les modes d'appréhension dont nous disposons en tant qu'être humains dans les deux registres, que Socrate assimile à deux « royaumes » (cf. 509d1-4 et l'emploi du verbe basileuein, « régner », commenté dans la note 3 à ma traduction de l'analogie de la ligne), et suggère que, dans chaque ordre, nous disposons de deux modes d'appréhension, selon qu'on considère ce qui s'y offre à notre perception directement ou à travers des « images » (eikones), au sens le plus large que l'on peut donner à ce terme, qui inclut en particulier les mots en tant qu'« images » de ce qu'ils désignent. Il suggère au passage que cette même relation d'image à original existe entre la « population » du « royaume » du soleil, le visible, et celle du « royaume » du bon, l'intelligible, en ce sens que les réalités visibles sont en quelque sorte « images » de réalités intelligibles et il désigne par le même terme eidos (« apparence ») ce qui est perceptible par les hommes dans l'un et l'autre registre, pour bien montrer que, dans les deux cas, ce ne sont que des « apparences », pour nous, être humains, conditionnées par les possibilités et les limites spécifiques des organes des sens aussi bien que de l'intelligence, et non pas les réalités elles-mêmes. L'analogie de la ligne se termine sur l'attribution par Socrate d'un nom à chacun des quatre modes de perception ainsi mis en évidence, noèsis (« appréhension par l'intelligence ») pour la perception directe des réalités intelligibles, dianoia (« réflexion ») pour la perception de ces réalités à travers leurs « images » intelligibles, pistis (« confiance ») pour la perception directe des réalités visibles, eikasia (« conjecture ») pour leur perception à travers des « images », et la suggestion que « ce sur quoi » (eph' hois) porte chacun de ces modes d'appréhension pris dans cet ordre participe de moins en moins à la vérité (alètheia), dont il a fait par ailleurs l'équivalent dans l'ordre intelligible de la lumière dans l'ordre visible. L'allégorie de la caverne est destinée à illustrer de manière quasi cinématographique la manière dont l'intelligence humaine peut progresser à travers ces divers modes de perception tout au long d'un processus éducatif pour tenter de s'approcher de la vérité, ce qui va lui permettre d'« illustrer » picturalement ces « ce sur quoi » (eph' hois) porte chacun de ces modes d'appréhension à l'aide d'un exemple qui devrait être celui qui nous importe le plus, la connaissance de la vérité sur l'homme (anthrôpos) (gnôthi sauton, « apprends à te connaître toi-même »). (<==)
(5) « Représente-toi
d'après... » traduit le grec apeikason,
du verbe apeikazein,
formé du préfixe apo- et du verbe eikazein,
lui-même
de même racine que le mot eikôn, « image, tableau,
reflet (dans un miroir), simulacre, fantôme », dont vient
le français « icône ». Apeikazein veut
dire « représenter
d'après un modèle, copier », ou encore « se
représenter
par l'imagination, conjecturer, assimiler, comparer ». On a rencontré le mot eikôn, traduit alors par « image », dans l'analogie de la ligne qui précède l'allégorie, où il joue un rôle central (voir notes 13, 14 et 21 à ma traduction de l'analogie) dans la distinction entre les deux sous-segments de chaque segment, celui du visible et celui de l'intelligible. C'est en particulier le fait de s'appuyer ou pas sur des eikones (« images ») qui distingue la démarche intellectuelle du premier sous-segment de l'intelligible de celle du second et ce qui constitue, dans ce second segment, celui de l'intelligible, des eikones, ce sont non seulement tous les objets et êtres visibles, animaux, plantes et objets fabriqués dont il avait été question à propos du second sous-segment du visible, mais aussi les dessins ou modèles que peuvent produire les géomètres et autres savants pour s'aider dans leurs recherches et leurs démonstrations, et surtout les mots eux-mêmes, qui ne sont encore que des « images » de ce qu'ils désignent. En demandant à Glaucon d'apeikazein, en lui proposant donc une eikôn, Socrate se situe donc délibérément dans une démarche caractéristique du premier sous-segment de l'intelligible. On notera que c'était déjà le mot eikôn qui avait été utilisé à propos de l'analogie du navire sans pilote, au livre VI (cf. 487e5, 487e6, 488a1, 489a5, 489a8) et que déjà auparavant, au livre III, en 401b2, Socrate parlait de contrôler les poètes pour qu'ils ne présentent dans leurs œuvres que tèn tou agathou eikona (« l'image du bon »), avant de généraliser cette exigence à toutes les catégories d'artistes (dèmiourgoi). En d'autre termes, le mot eikôn, qui évoque de par sa racine l'idée de ressemblance dans toutes sortes de registres, ne renvoie pas qu'à des images visibles, mais aussi, comme c'est le cas ici, à des « images » d'ordre littéraire exprimées à travers des mots.
« Une épreuve » traduit le grec pathei,
datif du mot pathos, dérivé du verbe paschein, dont
le sens le plus général est « subir » par opposition à « agir », « éprouver (une affection, une sensation, un sentiment) », qui est aussi à la racine du mot pathèma qu'on vient de trouver dans la conclusion de l'analogie de la ligne (cf. 511d7 et la note 74 à ma traduction de l'analogie), où je l'ai traduit par « affection » (au sens de « quelque chose qui affecte le sujet »).
Le « tableau » qui suit, et qui doit nous aider à nous faire
une « image » de ce qu'est pour nous l'éducation, n'est donc
pas purement statique, mais dynamique, et on doit le prendre du point de vue
de celui qui « subit » ce dont il sera question : plutôt
qu'un « tableau », c'est donc un « film » qui nous est proposé,
et nous devons nous identifier dans ce film aux enchaînés qui « subissent » ce qui va nous être raconté. Il n'y a pas de mot français
qui rende parfaitement le sens de pathos ainsi employé. Et il
est possible que, même pour les lecteurs grecs de Platon, l'idée
de « se faire une image » d'après un « pathos » ait semblé incongrue. « Épreuve » conserve, plus que d'autres
mots auxquels on pourrait penser, comme « situation », « conjoncture », « condition », l'idée de quelque chose qu'on subit (« expérience », autre traduction possible de pathos, a aujourd'hui un sens trop « concret » et « scientifique » pour quelque chose qui reste de l'ordre de l'imaginaire)
et rejoint en quelque sorte, par le sens que le mot prend en photographie, l'ordre
de l'image dans lequel on se situe.
« Notre nature » : « nature » traduit
le grec phusin, nom qui vient du verbe phuein, qui veut
dire « pousser, faire naître, faire croître ».
La phusis
(dont vient le mot français « physique »), c'est
donc la « nature », mais en tant qu'elle résulte
d'un processus, d'une « croissance » (sens premier de phusis).
C'est le processus autant que le résultat,
jamais achevé, auquel il conduit. Ici encore, la vision dynamique prime
sur la vision statique. On pourrait presque traduire ici phusin par « croissance », son sens premier, ou encore par une périphrase rendant mieux compte des registres de sens du mot comme « le développement de notre nature ».
« Par rapport à l'éducation et au
fait de ne pas être éduqué » : « éducation » traduit le grec paideia, et « fait de ne pas être éduqué », apaideusia.
Paideia vient du verbe paideuein, lui-même construit sur
la racine pais, enfant. La paideia, c'est donc au sens premier
le processus éducatif qui transforme l'enfant en homme fait, c'est-à-dire,
non pas le processus de croissance naturelle par l'alimentation (trophè,
du verbe trephein, qui veut dire « épaissir, rendre compact,
engraisser », et de là, « nourrir »), qui concerne tous les
êtres vivants, mais plus spécifiquement ce qui fait l'homme par
opposition aux autres animaux, à savoir, la « culture » de l'esprit,
du logos, l'instruction qui développe son aptitude à avoir
part à l'ordre de l'intelligible (voir en Lois,
VII, 788a1-2, la mention côte à côte de trophèn
et de paideian au début d'un livre consacré à l'« éducation » des enfants au sens large, et toute la suite de ce livre pour la distinction
entre les deux et des précisions sur la paideia). Il est intéressant
de noter que le mot paideia est très proche du mot paidia,
lui aussi dérivé de pais, mais via le verbe paizein, « se comporter comme un enfant, jouer, s'amuser », et qui veut dire « jeu d'enfant, jeu, amusement ». Cette parenté n'est d'ailleurs
pas que linguistique pour Platon, pour qui, comme le montre le livre VII des
Lois précédemment cité, la paidia est, ou
devrait être, pour les enfants le premier stade de la paideia (voir
en particulier Lois,
VII, 793d7, sq. et 797a7,
sq., et aussi 819a8-d3,
pour la place des jeux dans l'éducation des enfants). Remarquons encore
que si paideia décrit un processus, apaideusia décrit
plutôt un état, celui d'être apaideutos, c'est-à-dire
de ne pas avoir reçu de paideia.
Ce dont il va être question dans cette « épreuve » que
nous propose Socrate, c'est de phusis, mais pas de n'importe quelle phusis,
pas de la phusis des « physiciens » qui écrivaient des
Peri phuseôs, mais de notre phusis (hèmeteran
phusin) : on n'est pas loin du gnôthi sauton (« apprends à te connaître toi-même »)...
Et le moyen qui nous est proposé pour approfondir cette connaissance
de soi, ce n'est pas l'exposé magistral d'une « théorie », mais une « image », une analogie, une « ressemblance » (autre traduction possible d'eikôn) proposée à travers des mots, que nous devons nous approprier et « décoder » :
en effet, quand Socrate nous demande de « nous représenter d'après
(apeikazein) » ce qu'il va nous décrire notre nature, ou plus précisément le développement de celle-ci, ce qu'il nous
propose est bien déjà une analogie, pas la réalité
qu'il veut nous aider à découvrir. Il nous demande d'imaginer,
pas de théoriser, et d'imaginer à partir d'une image qu'il nous
propose. De ce fait, on peut déduire deux conséquences :
d'une part, que le passage par l'image, par la représentation, est une étape indispensable
pour arriver à la connaissance; d'autre part, que le travail qui permet
de passer de l'image à la réalité dont elle est l'image
ne peut être fait que par chacun pour soi. Le maître peut montrer
à l'élève, mais il ne peut montrer que du sensible, du
visible, ou, par le biais du langage, solliciter l'imagination de l'élève,
mais pas faire pour lui le travail qui permet de passer de l'image à
l'intelligible dont elle est image. Cela, chacun doit le faire pour soi-même.
Dans le Ménon, Socrate
peut bien montrer au serviteur de Ménon des figures tracées sur
le sol, mais la découverte du « théorème » géométrique
dont il est question, en tant qu'il est une vérité « transcendante » qui s'impose à l'esprit de tout homme « raisonnable », doit être
le fait du jeune homme. Ici, la « figure » qui nous est proposée
est de l'ordre du pur discours, du logos, elle n'est faite que de mots,
les mots de l'« allégorie » qui va suivre, mais elle reste une « figure », une « image » que nous devons nous approprier en
tant que telle, en tant qu'image (apeikazein), pour pouvoir ensuite y
découvrir, chacun pour soi, une vérité sur nous-mêmes
que le discours du maître ne peut nous servir toute faite.
Comme je l'ai déjà souligné, les termes mis par Platon dans la bouche de Socrate, pathos, phusis, paideia, mettent l'accent
sur un processus plutôt que sur un état. Et j'ai dit aussi que
pathos met l'accent sur le caractère « passif » de l'homme
qui subit ce processus. On verra dans l'allégorie qui va suivre que tout
le problème est justement le passage d'une situation de pure passivité,
l'apaideusia, à une situation où l'on devient actif, acteur
de sa propre éducation, de sa propre paideia : le maître
peut délivrer le prisonnier de ses chaînes, mais il ne peut gravir
le chemin à la place de l'élève. Platon peut proposer les
images qui mettent sur la voie, mais c'est au lecteur d'en tirer les conclusions
sur lui-même et sur son comportement...
Que Platon nous suggère cela au moment où il va nous parler de
l'éducation devrait faire réfléchir ceux qui veulent à
tout prix trouver des « théories » dans les dialogues. Platon
montre ici qu'il est parfaitement conscient de la vanité du procédé
qui consiste à servir des « théories » toutes faites au
lecteur ; il s'agit seulement d'alimenter sa propre réflexion, de solliciter sa « nature (phusis) » d'animal doué de logos, de
le mettre en mouvement à l'aide d'images, d'allégories, de mythes,
de ces « images » de conversations que sont les dialogues, mais en fin
de compte, chacun doit faire pour lui-même le chemin vers le point le plus haut qu'il pourra atteindre hors de la caverne, celui qui l'approchera le plus du soleil... Platon n'a pas l'intention de nous donner les réponses, ses
réponses, mais seulement de nous apprendre à penser par nous-mêmes...
En ce sens, ce dont il s'agit ici, aussi bien dans l'allégorie qui nous
est proposée que dans l'attitude que nous devons avoir à son égard,
c'est bien en quelque sorte d'une « épreuve » : il s'agit
de savoir si nous serons capables de passer de l'état passif dans lequel
nous place notre « nature » initiale d'apaideutoi, celle qui n'a pas encore atteint son plein développement, à
l'état actif de celui qui prend en mains sa destinée et se met
en chemin sur la route de la paideia, vers les sommets hors de la caverne, pour
revenir mieux armé dans la caverne qui est notre demeure terrestre...
(<==)
(6) « Visualise » traduit le grec ide, impératif aoriste du verbe horan, « voir », dont dérivent aussi bien le mot eidos que le mot idea, deux des termes principaux utilisés par Platon pour parler des « apparences » aussi bien visibles qu'intelligibles qui s'offrent à notre appréhension et que les tenants d'une supposée « théorie des formes/idées » de Platon ont l'habitude de traduire par « formes » ou « idées ». En proposant à Glaucon et aux autres auditeurs, et à nous lecteurs, même si ce n'est qu'à l'aide de logoi, de mots, l'« image », le « tableau », que constitue cette « allégorie », dans laquelle il fait référence à des réalités de l'ordre du visible, une caverne, des hommes enchaînés, un feu, des statues d'hommes et d'animaux, des ombres, des reflets dans l'eau, des astres, le soleil, etc., pour « illustrer » son propos, Socrate attend bien de ses interlocuteurs et lecteurs qu'il « visualisent » tout ce dont il parle, même si ce n'est qu'avec les yeux de l'esprit. En d'autres termes, il fait appel à leur faculté imaginative pour mettre en branle leur aptitude à raisonner abstraitement. (<==)
(7) « Des hommes » traduit le grec anthrôpous, accusatif pluriel de anthrôpos, mot qui désigne l'homme en tant qu'espèce (c'est le mot qui est à la racine de mots français comme anthropologie, « étude de l'homme », ou anthropophage, « mangeur d'hommes »), c'est-à-dire en tant qu'il se distingue d'autres espèces animales comme le cheval ou le chien, ou encore des dieux, qui se caractériesent, eux, par leur immortalité, et non pas l'homme en tant représentant mâle de cette espèce, par opposition à « femme », qui serait, en grec, anèr, andros, par opposition à gunè.
Comme je l'ai annoncé par anticipation dans la
note conclusive sur l'analogie de la ligne, qui précède juste l'allégorie, ce mot, et ce qu'il désigne, vont jouer un rôle majeur dans cette allégorie (voir note 77 à ma traduction de l'analogie de la ligne). Ici le mot est utilisé pour identifier les sujets du processus éducatif dont Socrate nous dit qu'il va nous offrir une eikôn (« image »). Mais ce mot va revenir plusieurs fois dans l'allégorie, pour désigner cette fois l'un des objets de connaissance auxquels les hommes en tant que sujets doués de logos, et donc capables de connaissance, sont confrontés, et pour les identifier à différents niveaux de connaissance possible, correspondant aux différents pathèmata identifiés à la fin de l'analogie de la ligne. Ce sont les hommes qui sont sujets de l'éducation, et ce sont les hommes qui sont l'objet principal sur lequel doit se concentrer cette éducation : c'est bien, comme je l'ai déjà laissé entendre dans les notes 4 et 5, ce que suggère le gnôthi sauton (« apprends à te connaître toi-même ») du temple de Delphes dont Socrate avait fait l'un de ses préceptes favoris et dont le sens est non pas tant « apprends à te connaître toi-même en tant que tu es Socrate ou Glaucon ou tel autre encore », mais surtout « apprends à te connaître toi-même en tant que tu es un anthrôpos », c'est-à-dire « cherche à comprendre ce qui fait la perfection (aretè) propre de l'Homme afin de t'efforcer tout au long de ta vie d'atteindre la perfection qui peut être la tienne en tant qu'homme dans le contexte qui est le tien et avec les potentialités propres dont t'a doté la nature ».
Plus spécifiquement, ces hommes enchaînés que nous décrit Socrate au début de l'allégorie, ce sont, si l'on se souvient de ce qu'il disait en Alcibiade, 130c5-6, à savoir, que hè psuchè estin anthrôpos, que c'est l'âme (psuchè) qui constitue l'homme (anthrôpos), les âmes des hommes, et plus spécifiquement le principe raisonnable en elles doué de logos, le logistikon, ces âmes prisonnières de leur corps qui les enchaîne en ne leur permettant d'avoir accès au monde qui les entoure qu'à travers les données des sens et les « apparences » (eidè) que peuvent en appréhender leur intelligence (cf. note 5 à ma traductionde l'analogie de la ligne). (<==)
(8) « Comme
dans une habitation souterraine ressemblant à une caverne » traduit
le grec hoion en katageiôi oikèsei spèlaiôdei.
Dans ce membre de phrase, on ne parle pas de « caverne », spèlaion
en grec (dont vient le préfixe français « spéléo- »),
mais de quelque chose qui est spèlaiôde, mot formé
en ajoutant à spèlaion le suffixe -ôdès,
où l'on peut voir une contraction de spèlaio-eidès,
c'est-à-dire « en forme de caverne » (-eidès renvoyant
à eidos, « forme », dérivé d'une des formes
du verbe horan, « voir », voir note précédente),
ou, avec P. Chantraine, « Dictionnaire étymologique de la langue
grecque », un suffixe dérivé du verbe ozein, « sentir,
exhaler une odeur », concurrent justement du suffixe -eidès
pour signifier « qui ressemble à » (on retrouve en français
aussi un appel à l'analogie de l'odorat dans des expressions comme « cette
affaire sent la magouille »). Il n'est question de « caverne (spèlaion) » proprement dite que dans la suite de la phrase, lorsqu'on dit que la lumière
pénètre « sur toute la longueur de la caverne ».
Le mot revient ensuite en 515a8
pour parler de « la partie de la caverne » sur laquelle se projettent
les ombres que voient ses occupant, et ne se retrouve ailleurs dans Platon qu'à
la fin de ce livre VII de la République, en 539e3,
pour dire qu'au terme de leur formation dialectique, les aspirants gouvernants
devront « descendre à nouveau dans cette caverne » pour
subir les dernières épreuves avant d'être admis à
gouverner.
Ce qui est ici qualifié de spèlaiôdei, c'est une
oikèsis, mot que j'ai traduit par « habitation ». Comme
le mot français « habitation », le mot grec oikèsis
(ici au datif, oikesei), désigne d'abord le fait, l'action,
d'habiter ou de s'établir quelque part avant d'en venir à désigner
le lieu de cette habitation. Oikèsis dérive en effet
du verbe oikein, « habiter », lui-même dérivé
du mot oikos , « maison, lieu d'habitation, lieu de résidence » (d'où vient, en association avec nomos, « loi, règle », le composé oikonomia, « administration de la maison », et par extension, « administration, gouvernement », qui a donné « économie » en français).
Cette habitation qui « sent la caverne (spèlaiôdei) » est
aussi décrite comme katageios, « souterraine ».
Ces adjectifs incitent à comprendre oikèsis comme désignant
le lieu d'habitation plutôt que l'acte d'habiter (et alors, on n'est
pas loin de l'image donnée par le mythe final du Phédon,
de ces « creux (koila) » de la terre que nous
habitons et prenons pour sa partie « supérieure » (Phédon,
109b-110c)). Mais on peut se demander si ce qui intéresse le plus
Platon, c'est la description du lieu, de la caverne, ou la description
de l'état de ces hommes qui sont « comme s'ils
habitaient sous terre un lieu caverneux ». Ce « comme (hoion) » redouble
l'image, en faisant de la description une image dans l'image. Ceci nous
invite à ne pas accorder trop d'importance à la « caverne » elle-même,
qui n'est qu'une « idée » (spèlaio-eidès)
utilisée dans une comparaison (hoion en...) à l'intérieur
même de l'allégorie pour décrire l'« obscurantisme » de
ces prisonniers qui ne font pas l'effort de chercher plus loin que le
petit monde clos et sombre dans lequel ils sont confinés et « demeurent », c'est-à-dire qui se contentent des données de leurs sens, de ce qu'ils peuvent voir et entendre.
(<==)
(9) « Les
faiseurs de prodiges » traduit le grec tois thaumatopoiois, composé
dans lequel on retrouve le mot thauma (pluriel thaumata, qu'on
trouve à la fin de la phrase), « prodige, merveille, objet d'étonnement ».
Ce terme n'est sans doute pas choisi au hasard, puisqu'en Théétète,
155d2-4, Socrate fait du thaumazein, du fait de s'étonner,
l'origine de la philosophie. Les « phénomènes » que nous
voyons doivent provoquer notre étonnement pour que nous commencions à
chercher plus loin que les apparences et ayons une chance de nous mettre un
jour en route vers la lumière. C'est pourquoi traduire thaumatopoiois
par « montreurs de marionnettes », comme le font la plupart des traducteurs
(E. Chambry, Budé ; L. Robin, Pléiade ; R. Baccou, Garnier ;
B. Piettre, Nathan ; M. Dixsaut, Bordas ; P. Pachet, Folio ;
T. Karsenti/Y. Prélorentzos, Hatier ; G. Leroux, GF Flammarion ; ou, en anglais, « exhibitors
of puppet-shows », P. Shorey, Loeb ; « puppeteers », G. M.
A. Grube, Hackett ; « puppet-handlers », A. Bloom, Basic Books)
en spécialisant à partir du contexte un mot grec qui n'a pas un
sens aussi précis, c'est « trivialiser » un texte qui ne laisse
rien au hasard et priver le lecteur de « résonnances » destinées
justement à éveiller son « étonnement »...
Même chose pour la traduction du grec « pro tôn
anthrôpôn », « devant les hommes »,
par « entre eux et le public » (E. Chambry, T. Karsenti), « entre
eux et les spectateurs » (M. Dixsaut), « devant le public » (B.
Piettre, J. Cazeaux), pour ne rien dire d'un R. Baccou qui fait simplement
disparaître ces « hommes », ou d'un
L. Robin qui va plus loin dans la description de son spectacle de marionnettes
en ajoutant au texte de Platon des précisions techniques qui n'y sont
pas : « pareil à la cloison que les montreurs
de marionnettes placent devant les hommes qui manœuvrent celles-ci et
au dessus de laquelle ils présentent ces marionnettes au regard
du public » (pour rendre
le grec « hôsper tois thaumatopoiois pro tôn anthrôpôn
prokeitai ta paraphragmata, huper hôn ta thaumata deiknuasin » que
j'ai traduit par « semblables aux palissades placées
devant les hommes par les faiseurs de prodiges, par dessus lesquels ils font
voir leurs prodiges »). Même si hoi anthrôpoi peut
vouloir dire « les gens » (traduction utilisée
par P. Pachet), toute traduction qui gomme le fait que le mot utilisé est le même que celui qui a été utilisé au début de la phrase pour désigner les prisonniers masque le fait que cette nouvelle analogie dans l'analogie, introduite cette fois par hôsper (« comme »), qui assimile le mur qui borde la route à la palissade qui masque les faiseurs de prodiges à leur public est destinée en fait à nous inciter à voir les prisonniers comme les spectateurs des « prodiges (thaumata) » que constitue le monde qui les entoure.
Plutôt donc que de pousser le vocabulaire ambigu de Platon dans le sens de l'image en proposant au lecteur un bon spectacle de marionnettes, qui distrait (dans
tous les sens du mot) sans piquer sa curiosité, mieux vaut, me semble-t-il, tenter de conserver l'ambivalence des termes retenus par l'auteur en choissant pour les traduire des mots qui peuvent être compris à la fois dans un sens en ligne avec l'imagerie de l'allégorie et dans un sens relatif à ce dont l'allégorie veut donner une image, quitte à ce que cette traduction « étonne » en français, puisque c'est justement cet étonnement qui peut le mettre sur la voie de la philosophie. (<==)
(10) Tout
le texte depuis « Figure-toi donc... » jusqu'ici,
qui met en place le « théâtre » de notre
vie, notre condition d'anthrôpoi
et notre « résidence (oikèsis) » en
ce bas monde, constitue une seule phrase dans le texte de Platon.
Nous allons maintenant essayer de préciser ce cadre, en commençant par noter que Platon, s'il donne un certain nombre de précisions, ne répond pas à toutes les questions que nous pourrons nous poser au fur et à mesure que nous allons avancer dans l'allégorie. Je pense que ces incertitudes sont voulues
par Platon pour laisser à chaque lecteur une marge d'interprétation
dans la mise en relation de l'allégorie telle qu'il se la « figure » avec l'image qu'il se fait de la réalité qu'elle est censée
refléter. En fait, pour essayer de préciser la configuration des lieux, il faut compléter les quelques éléments donnés dans la description sommaire qu'il met dans la bouche de son Socrate en déduisant certains aspects de la « caverne » et de son environnement de ce qui est dit dans la suite et de ce qui s'y passe selon ce que nous dit Socrate. Cette manière de faire de la part de Platon est destinée à nous rendre participants de l'élaboration de l'allégorie et à nous obliger à faire travailler nos méninges pendant qu'il la développe pour nous.
Ainsi par exemple, à propos du feu, Socrate nous dit seulement que les enchaînés sont éclairés par la lumière venant anôthen kai porrôthen (« d'en haut et de loin ») d'un feu situé
opisthen (« derrière »), mais il ne dit pas explicitement que ce feu est lui-même dans la caverne. Ce n'est que lorsqu'il entreprendra de « décoder » pour Glaucon (et nous, lecteurs) le sens de cette allégorie, en disant, en 517a8-b4, qu'il faut « assimil[er] d'une part la place rendue apparente par la vue à l'habitation
de la prison,
d'autre part la lumière du feu en elle à la puissance du soleil », que l'on pourra en déduire que, si la caverne représente le monde visible et le feu le soleil, alors il faut supposer le feu dans la caverne.
Et juste avant, il a décrit la demeure souterraine comme « ayant l'entrée ouverte à la lumière sur toute la longueur de la caverne (anapeptamenèn pros to phôs tèn eisodon echousèi makran para pan to spèlaion) », mot à mot « ouverte vers la lumière l'entrée ayant longue le long de toute la caverne ». Il y a donc deux sources potentielles de lumière dans cette demeure, la lumière extérieure et le feu, et Socrate nous dit que l'ouverture vers la lumière extérieure est makran, à l'aide d'un adjectif dont le sens premier est « long », mais qui peut aussi signifier par généralisation « grand » (c'est la racine du préfixe français « macro- »), et qu'elle s'étend para pan to spelaion, « le long de toute la caverne », à l'aide d'une préposition, para, qui, employée avec l'accusatif, comme c'est le cas ici, signifie « le long de » (c'est la racine du préfixe français « para- » qu'on retrouve dans des mots comme « parallèle », dont le sens original en grec est « les uns le long des autres »). Il faut donc imaginer une grande ouverture à cette demeure, qui s'étend sur toute la longueur d'un de ses côtés, mais Socrate ne nous dit pas duquel de ses côtés il s'agit. Il faudra attendre qu'il parle de « la montée rocailleuse et escarpée » (515e6-7) que l'on fait parcourir au prisonnier libéré pour lui permettre de sortir de la caverne et de se retrouver dans la lumière du soleil, pour en déduire que cette entrée est en hauteur par rapport à l'endroit où sont les enchaînés et qu'elle ne doit donc éclairer le fond de la caverne que d'une lumière diffuse et c'est par ailleurs le fait que les prisonniers peuvent voir les ombres projetées par le feu sur la paroi qui est devant eux qui nous laisse penser que cette lumière est peu intense au fond de la caverne, et que donc l'entrée, quoique grande, est non seulement au-dessus du niveau où sont enchaînés les hommes, mais doit être assez éloignée du fond. Mais Socrate nous dit aussi que le feu est en hauteur, puisque sa lumière vient « d'en haut (anôthen) », et que la route qui est entre les enchaînés et le feu est « au-dessus (epanô) », sans nous dire si l'entrée est dans la même direction que le feu, donc à l'opposé de la paroi sur laquelle les prisonniers voient les ombres, ou située latéralement par rapport à l'axe sur lequel sont les prisonniers, le mur, la route et le feu, et la paroi sur laquelle ils voient les ombres. Le seul indice susceptible de nous aider à déterminer la direction dans laquelle se situe cette entrée par rapport au feu est l'emploi de la préposition para, qui invite plutôt à penser l'entrée sur l'un des côtés de la caverne « parallèle » à cet axe du feu. Et cette hypothèse n'est pas en contradiction avec ce que Socrate va nous dire dans la suite, lorsqu'il va mettre dans son récit l'un des prisonniers en mouvement pour le faire sortir au grand jour : il parlera d'escalade de la paroi de la caverne, mais ne dira, ou simplement suggérera, nulle part que le prisonnier franchit le mur qui borde la route, ou emprunte la route qui est derrière le mur, ou s'approche du feu ; il nous dira seulement qu'on l'oblige à se retourner et à marcher, sans préciser dans quelle direction, et qu'ainsi, il est egguterô tou ontos (« plus proche de ce qui est »), formule qui ne brille pas par sa précision, puis à « élever son regard vers la lumière (pros to phos anablepein) », sans préciser de quelle lumière il s'agit, celle du feu ou celle qui pénètre par l'entrée de la caverne (le mot phos (« lumière ») est utilisé par Socrate pour les deux). On peut donc parfaitement imaginer qu'il commence par marcher vers le mur et le feu, ce qui implique déjà de monter, puisque Socrate nous a précisé que tout cela est au-dessus des prisonniers, et qu'à un moment dans sa progression, avant d'avoir atteint le mur il découvre sur le côté l'entrée de la caverne qui lui était jusque là masquée, et qu'à partir de là, lui ou, sinon lui, son guide, réoriente sa route vers cette source de lumière bien plus intense.
Dans ces conditions, il me semble que la disposition d'ensemble de la caverne qui offre la lecture la plus riche de l'allégorie est à peu près celle qui est schématisée dans le plan ci-contre. Elle s'organise autour de deux axes orthogonaux que j'ai appelés respectivement l'« axe du feu » et l'« axe du soleil ». Le premier, l'axe du feu, va de la paroi sur laquelle les enchaînés voient les ombres jusqu'au feu et on y rencontre successivement les prisonniers, le mur et la route avant d'arriver au feu. D'après les indications données par Socrate, cet axe part d'un point bas (le fond de la caverne) là où les prisonniers sont enchaînés pour arriver à un point haut là où est le feu. L'axe du soleil est celui qui va du fond de la caverne où sont enchaînés les prisonniers jusqu'au soleil qui brille dans le ciel à l'extérieur en passant par l'entrée de la caverne, et il va lui aussi d'un point bas qui est le même que pour l'axe du feu, l'endroit où sont enchaînés les prisonniers jusqu'à un point haut qui est le soleil. Si j'ai fait figurer sur mon plan un point sur cet axe que j'ai appelé « sommet de la montagne », bien que Socrate ne nous décrive pas la topographie de l'extérieur de la caverne, et ne précise pas si elle se situe en plaine ou en montagne, c'est simplement pour rendre perceptible le fait qu'il y a une limite à l'escalade du prisonnier libéré et qu'il ne peut aller jusqu'au soleil : même sorti de la caverne, il ne peut s'approcher du soleil qu'autant que lui permet le relief et il ne peut monter plus haut que le plus haut sommet auquel il a accès une fois sorti.
Cette disposition fait que le prisonnier libéré n'a pas besoin de passer de l'autre côté du mur pour sortir de la caverne et ne voit donc jamais les anthrôpoi dont il va bientôt être question et qui portent les statues dont on voit les ombres sur le fond de la caverne. Il n'a pas non plus besoin de s'approcher du feu, voire de le dépasser, pour atteindre la sortie de la caverne. On peut même supposer que la route est une route qui mène à l'extérieur de la caverne et que le mur qui la borde se prolonge aussi loin que va la route, interdisant aux enchaînés, même une fois libérés, l'accès à la partie de la caverne où sont la route, les porteurs et le feu sans sortir de la caverne. Si l'on veut dès maintenant donner une signification à ces remarques, on peut dire que ce n'est pas en essayant, comme Icare, de s'approcher du soleil (représenté ici par le feu), que de toutes façons nous ne pourrons jamais atteindre, que l'on obtiendra une meilleure connaissance de nous-mêmes et du monde qui nous entoure car, ce faisant, on reste dans l'ordre visible et on ne peut au mieux que se brûler les ailes et retomber sur terre, c'est-à-dire dans la matière, sans jamais parvenir ainsi à voir nos âmes (les porteurs) avec les yeux du corps. Vient un moment dans notre « ascension » intellectuelle où il faut « changer de direction » et cesser de s'attacher au « visible » et à la lumière du feu (image du soleil) pour s'orienter à l'aide du soleil (image du bon) et parvenir à quitter la caverne. Dans la même veine interprétative, on peut dire que le fait que l'ouverture de la caverne s'étende sur toute sa longueur et donc laisse pénétrer partout dans la caverne
un peu de la lumière extérieure, qui n'est encore que la lumière indirecte du soleil, image du bon dans l'allégorie, signifie que même dans le registre visible, un peu de la « lumière » du bon nous est perceptible et éclaire tout ce qui existe dans l'ordre spatio-temporel. C'est elle, et non pas la lumière visible du feu/soleil qui doit nous guider vers l'intelligibilité de nous-mêmes au-delà des seules impressions sensibles. (<==)
(11) « Vois » traduit le grec hora, impératif présent du verbe horan, dont le ide (traduit par « visualise ») qui commence la description est la forme aoriste (voir note 6). L'aoriste, comme son nom le suggère (le grec aoristos veut dire « sans limite »), dénote l'intemporalité. La forme aoriste ide, qui évoque les ideai et l'ordre de l'intelligible, était utilisé alors pour introduire la description quasi-intemporelle de notre condition, immuable à travers le temps puisqu'elle se reproduit identique pour tous les anthrôpoi, dans une longue phrase qui n'en finissait pas. Maintenant que le spectacle s'anime, on revient au présent avec la forme hora, une forme plus spécifiquement associée au sens de la vue, c'est-à-dire au sensible, à l'ordre du visible (qualifié de horaton dans toute la fin du livre VI qui précède la section ici traduite : cf. par exemple 508c2, 509d3). (<==)
(12) « Des statues d'hommes » traduit le grec andriantas, accusatif pluriel
de andrias, mot dérivé de anèr, andros, qui
veut dire « homme », non pas, comme anthrôpos, au sens
d'espèce et par opposition aux dieux ou aux animaux, mais par opposition
à femme, c'est-à-dire l'homme sexué de sexe masculin, le « mâle » par opposition à la « femelle » (qui serait gunè). Certes, par généralisation, andrias en vient à désigner une statue en général, et pas seulement une statue de mâle humain, mais comme ici, il est aussitôt après fait référence à alla zôia, « d'autres animaux », en précisant qu'ils sont faits « de pierre et de bois », donc eux aussi des statues ou autres sculptures, il faut en conclure qu'andriantas a ici son sens premier de statues d'hommes, et qui plus est, d'hommes sexués. Ce d'autant plus que le mot andrias est rare chez Platon :
on ne le retrouve qu'en trois autres endroits dans les dialogues : République,
II, 361d5, IV,
420c5, et Euthydème,
299c1, et on trouve plus souvent, pour parler de statues, par exemple en Ménon,
97d6, lorsqu'il est question des statues de Dédale, le terme agalma. Et c'est d'ailleurs justement ce mot, amalga,
qu'on retrouvera en 517d9, dans le
commentaire de l'allégorie, pour évoquer de manière générale ce qui dépasse du mur à propos de tout autre chose que les hommes, puisque le mot sera alors utilisé à propos de la justice des hommes (to dikaion) ou de ce qui en tient lieu dans le monde de la caverne (mais est-on si loin des hommes en parlant de justice, s'il est vrai que la justice telle que cherche à nous la faire comprendre le Socrate de Platon dans la République, harmonie intérieure de l'âme composite comme condition préalable de l'harmonie sociale dans la cité, n'est autre que l'« idée/idéal » de l'homme en cette vie terrestre et que c'est précisément cela, ce rôle d'« idée/idéal de l'Homme » de la justice, que cherche à nous faire comprendre le rappel de certains thèmes de la République au début du Timée, avant que commence le mythe vraisemblable qui va occuper la majeure partie du dialogue et décrire en détails l'intérieur de la caverne à la lumière de toute la « science » de l'époque de Platon, comme pour mieux nous faire comprendre qu'en tant qu'idée/idéal, elle est hors du temps et de l'espace, hors de la caverne, et donc antérieure au mythe ?)
Zôia, que j'ai traduit par « animaux », est le pluriel du mot zôion, dérivé du verbe zèn,
qui veut dire « vivre », et peut donc désigner au sens premier, de manière très générale, tout être vivant. Mais ici, il faut noter que ces « êtres vivants » sont aussitôt caractérisés comme « [faits] de pierre et de bois (lithina te kai xulina) », à l'aide de deux adjectifs, lithina, pluriel de lithinos, adjectif dérivé de lithos (« pierre ») à l'aide du suffixe -inos, qui indique la matière, et qui signifie donc « fait en pierre », et xulina, pluriel de xulinos, construit sur le même modèle que le précédent à partir de xulon, qui signifie bois, et plus spécifiquement « bois de construction », ce qui suggère qu'il s'agit, non pas à proprement parler d'êtres vivants, mais là encore de statues ou de sculptures, donc d'objets fabriqués.
Certains traducteurs comprennent le pantoia qui suit comme complétant la liste des matériaux. Ainsi, Pachet traduit « des statues d'hommes et d'autres êtres vivants façonnées en pierre, en bois et en toutes matières », et Leroux traduit « des statues d'hommes et d'autres animaux façonnées en pierre, en bois et en toute espèce de matériau ». Mais cette manière de comprendre suppose qu'on fasse de lithina et xulina, non pas des épithètes directs de zôia, mais des atributs du participe parfait passif eirgasmena (« façonnées », du verbe ergazesthai, qui signifie « produire par son travail (ergon) »), alors que ces adjectifs, qui indiquent la matière de ce qu'ils qualifient, se suffisent à eux-mêmes en tant qu'épithètes. C'est pourquoi je préfère voir dans pantoia eirgasmena un qualificatif supplémentaire de zôia, et probablement aussi de andriantas, au même titre que lithina et xulina, portant, lui, non plus sur les matériaux de construction, mais sur les autres aspects de ces statues, et en particulier leurs formes multiples. Pierre et bois renvoient aux deux principaux matériaux de construction offerts à l'homme par la nature à l'état brut, qu'il ne reste plus qu'à tailler pour en faire ce qu'on veut en faire, au contraire par exemple des métaux, qui nécessitent tout un travail préalable d'extraction, de purification et éventuellement de mélange pour les rendre utilisables.
Avant de parler des statues d'hommes et des autres animaux, Socrate a mentionné les skeuè (« ustensiles »), utilisant un mot, skeuos, dont skeuè est le pluriel, de la même famille que le skeuaston de 510a6, lorsque Socrate disait le second sous-segment du visible constitué par « les êtres vivants (zôia) autour de nous, et tout ce qui se plante (phuteuton), et
l'espèce entière de ce qui se fabrique (to skeuaston) » (510a5-6), skeuaston qu'on va d'ailleurs retrouver un peu plus loin dans l'allégorie, en 515c2, pour désigner de manière globale tout ce qui, dépassant du mur, est susceptible de produire des ombres. Et de fait, cette proximité du vocabulaire est sans doute destinée à nous rappeler cette description antérieure. Notons toutefois que l'analogie, zôia, phuteuton, skeuaston d'un côté, skeuè, andriantas, zôia de l'autre, ne concerne que ce qui dépasse du mur et que ce qui est nouveau ici, c'est la référence explicite aux hommes, qui intervient de deux manières : d'une part à propos des porteurs marchant sur la route derrière le mur, désignés par le mot anthrôpous, et d'autre part, par l'utilisation du mot andriantas pour isoler les statues représentant cette catégorie d'animaux particuliers que sont les hommes, dont nous avons vu qu'il renvoie, lui, non pas à anthrôpos, l'homme en tant qu'espèce animale, mais à anèr, l'homme en tant que mâle, donc en tant qu'animal sexué.
Retenons enfin que les anthrôpoi sont cachés par le mur et que les seuls « hommes » à dépasser du mur sont les andriantes, les statues d'hommes, et que d'ailleurs tout ce qui dépasse du mur est de l'ordre des objets fabriqués (skeuasta) et que donc les êtres vivants, hommes et animaux, n'y sont représentés que par des « images » tridimensionnelles (sculptures). (<==)
(13) Le verbe phtheggesthai utilisé ici au participe présent phtheggoumenous à propos des porteurs, des anthrôpous donc, a le sens très général de « faire entendre un son, du bruit », et peut s'appliquer non seulement aux hommes, mais aussi aux animaux et à tout ce qui peut émettre un son. Il peut entre autre vouloir dire « parler », mais ce n'est pas le terme usuel pour cela. Le son ne devient parole, logos, que pour autant que des hommes lui donnent un sens (le verbe a été utilisée de manière sans doute ironique par Socrate en 505c4 à propos de gens qui prononcent le mot « bon » sans nécessairement savoir ce qu'ils disent). Au niveau de la description où nous en sommes, où l'on n'en est encore qu'à décrire les données brutes susceptibles d'impressionner nos sens, il n'est pas encore question du processus qui permettra à notre logos, notre raison, c'est-à-dire aux enchaînés dans l'analogie, de transformer ces sons en « paroles (logoi) ». (<==)
(14) « Étrange » traduit le grec atopon, qui signifie étymologiquement « sans lieu, sans place » (a-topos). Est donc atopon ce qui n'est nulle part à sa place, ce qui est « étranger » partout. C'est bien ce caractère atopos de la description offerte par Socrate qui doit provoquer l'étonnement de Glaucon et du lecteur, et le mettre ainsi sur le chemin de la philosophie. Mais le fait d'être atopon est aussi une caractéristique des « idées » : atopon au sens usuel d'« absurde » si l'on en croit les discussions entre Parménide et Socrate dans le Parménide (Parménide, 130a-135c), mais probablement atopon au sens étymologique dans l'esprit de Platon pour lequel elles sont hors du temps et de l'espace en tant que non soumises au devenir. (<==)
(15) Le grec de la première partie de cette réplique est : atopon, ephè, legeis eikona, soit, mot à mot : « étrange, dit-il, tu-dis image », c'est-à-dire, en remettant les mots dans l'ordre normal en français et en ignorant le ephè (« dit-il ») lié au caractère indirect du dialogue, « tu dis une étrange image ». La disposition du grec a pour but de mettre en valeur le mot atopon, en en faisant le premier mot de la réplique et en l'éloignant le plus possible du nom qu'il qualifie, eikona (« image », accusatif singulier de eikôn), rejeté en fin de proposition et séparé de lui par deux verbes, le ephè (« dit-il ») du dialogue indirect et le legeis (« tu dis »), verbe principal de la réplique de Glaucon. Et cette mise en valeur de atopon est encore renforcée par le fait que le mot va revenir comme dernier mot de la réplique sous la forme atopous (accusatif masculin pluriel) pour qualifier les enchaînés (desmôtas) dont il est question dans la seconde partie de la réplique, grâce à une inversion d'ordre, puisque cette fois, le nom (desmôtas) précèdera l'adjectif. Tout est donc fait pour souligner autant qu'il se peut le caractère « étrange », voire « déplacé », de l'image proposée par Socrate.
Par ailleurs, le rapprochement du verbe legein, qui évoque la parole, et du complément eikôn (« image »), qui évoque plus spontanément la vue, est une manière discrète de nous rappeler que c'est par le logos (le nom dérivé du verbe legein), celui de Socrate en l'occurrence,
que nous avons accès à l'« image » qu'il nous présente, que c'est par des mots qu'il essaye de susciter dans notre esprit des « images » faisant appel à nos souvenirs visuels. (<==)
(16) « Dialoguer » traduit le grec dialegesthai, infinitif moyen de dialegein, dont vient justement le français « dialoguer ». Lorsqu'il était question des porteurs, c'est-à-dire de ce qui, dans le monde sensible représenté par la caverne, « anime » ce qui est à l'origine de nos sensations (les « corps » matériels qui dépassent du mur), il n'était question que de phtheggesthai (« faire entendre des sons »), c'est-à-dire produire ce qui est susceptible d'activer notre sens de l'ouïe. Ici, où il est question des enchaînés, c'est-à-dire des hommes en tant que sujets (potentiellement) connaissant et non plus en tant qu'objet de connaissance (cf. note 7), les sons prennent du sens et peuvent devenir non seulement un logos, mais même un dialogos, un échange verbal porteur de sens permettant aux hommes enchaînés de se comprendre. (<==)
(17) Le texte
de la seconde partie de cette réplique de Socrate, à partir de « les choses présentes... », est problématique
et offre plusieurs variantes selon les manuscrits, les commentateurs et les
éditeurs. Je traduis le texte « ou tauta [accentué
comme crase de ta auta] hègei an ta paronta autous nomizein
onomazein haper horôien », qui est le texte donné par
le manuscrit A (Parisinus graecus 1807), généralement considéré
par les éditeurs comme le meilleur.
Les variations portent sur trois points (les mots en gras dans le texte donné
ci-dessus) :
- faut-il lire au début « ou tauta » avec tauta
accentué comme crase de ta auta (« les mêmes »),
selon les manuscrits A, F et M, ou comme neutre pluriel de houtos (« ceux-ci », renvoyant aux objets transportés évoqués dans la réplique
précédente de Socrate), selon le manuscrit D et Jamblique, ou
encore ouk auta (suggestion de Vermehren), ouk étant une
variante de la négation ou devant une voyelle, ce qui évite
la duplication de l'article ta lorsqu'on rapproche le auta de
ta paronta : « les objets présents eux-mêmes » ?
- s'agit-il ensuite de ta paronta (« les [choses] présentes »),
comme on le trouve dans les manuscrits A, F, D et M, ou, selon certaines recensions,
sans doute influencées par le tis tôn pariontôn (« un
des passants ») de la réplique suivante de Socrate, de ta
parionta (« les [choses] qui passent »), comme semble
le faire Cazeaux (Poche), qui traduit « à ce qui défilerait
en face d'eux », ou encore, selon Jamblique et Proclus suivis par les
éditeurs récents comme Burnet (OCT) et Chambry (Budé),
de ta onta (« les êtres ») ?
- faut-il lire nomizein onomazein (« prendre l'habitude de nommer » ou encore « penser nommer »), comme on le trouve dans les manuscrits
A, D et M, nomizein tout seul (« tenir pour », autre sens
possible du verbe nomizein, construit sur la racine nomos, « usage,
coutume, loi »), selon le manuscrit F et Proclus, ou, avec Jamblique, onomazein
seul (« nommer ») ?
Burnet (OCT) propose le texte suivant : « ou tauta [accentué
comme neutre pluriel de houtos] hègèi an ta onta autous
nomizein haper horôien », que l'on peut traduire par : « ne
penses-tu pas qu'ils prendraient pour les êtres ces choses que précisément
ils voient ? »
C'est le texte que j'avais suivi dans la première édition de cette
page, traduisant : « ne crois-tu pas qu'à cause de cela,
ils prendraient pour les êtres proprement dits cela même qu'ils
voient ? », en donnant à tauta une valeur adverbiale, « à cause de cela », et que suivent aussi Baccou (Garnier),
qui traduit : « ne penses-tu pas qu'ils prendraient pour des objets
réels les ombres qu'ils verraient ? », et Pachet (Folio),
qui traduit : « ne crois-tu pas qu'ils considéreraient ce
qu'ils verraient comme ce qui est réellement ? »
Chambry (Budé), enrichit encore le texte le plus riche et propose : « ouk auta hègei an ta onta autous nomizein onomazein,
onomazontas haper horôien », qu'il traduit : « ne
penses-tu pas qu'ils croiraient nommer les objets réels eux-mêmes,
en nommant les ombres qu'ils verraient ? », précisant en
note que « le sens exigé par le contexte est : “En
nommant les ombres qu'ils voient, les prisonniers ne croient-ils pas nommer
les objets mêmes ?” » et expliquant comment il a fait « pour
obtenir ce sens ». Il est suivi par Robin (Pléiade), qui traduit : « ne croiras-tu pas qu'en nommant ce qu'ils voient ils penseraient nommer
les réalités mêmes ? » et précise en
note : « Texte incertain, mais le sens général ne
semble pas douteux », par Dixsaut (Bordas), qui traduit : « ne
crois-tu pas qu'en donnant un nom à ce qu'ils voient ils penseraient
nommer les réalités elles-mêmes ? », par Piettre
(Nathan), qui traduit : « ne penses-tu pas qu'ils croiraient nommer
les objets réels eux-mêmes en nommant ce qu'ils voient ? » et par Karsenti/Prélorentzos (Hatier), qui traduisent : « ne
penses-tu pas qu'en désignant par un nom ce qu'ils voient, ils croiraient
nommer les choses elles-mêmes ? »
Shorey (Loeb) donne le texte suivant : « ou tauta [accentué
comme neutre pluriel de houtos] hègei an ta parionta autous
nomizein onomazein haper horôien », et propose la traduction suivante,
qui se rapproche plus du texte proposé par Chambry, au parionta
(« the passing objects/les objets qui passent ») près,
que du texte grec que lui-même propose : « do you not think
that they would suppose that in naming the things that they saw they were naming
the passing objects ? » Lui aussi précise en note que le
texte est incertain, mais que « the general meaning, which is quite certain,
is that they would suppose the shadows to be the realities ». C'est
le texte qu'adoptent aussi Grube (Hackett), qui traduit : « don't
you think they'd suppose that the names they used applied to the things they
see passing before them ? », et Bloom (Basic Books), qui traduit : « don't you believe they would hold that they are naming these things
going by before them that they see ? », avec une note précisant
que le texte est incertain et offrant deux autres options : « these
things present... » au lieu de « these things going by... » (lecture paronta au lieu de parionta), et « ...they would
hold that these things that they see are the beings » (texte de Burnet).
S'il est en effet certain que le sens général de l'analogie
proposée par Socrate est bien que les prisonniers prennent les
ombres pour la réalité, je ne suis pas aussi sûr à la
réflexion
que ce soit le sens de cette réplique en particulier. Cela,
c'est ce qui est dit deux répliques de Socrate plus loin, en 515c1-2.
Et il me semble que vouloir le lire dès cette réplique en forçant
le texte des manuscrits à la suite des néoplatoniciens Jamblique
et Proclus (qui sont nos premiers témoins de la lecture onta au
lieu de paronta, c'est-à-dire de l'introduction d'un vocabulaire « ontologique » dans
la réplique), c'est aller un peu vite en
besogne et perdre des richesses du texte de Platon qui, toutes condensées
qu'elle soient, n'en ouvrent pas moins des perspectives dignes d'intérêt
sur d'autres aspects de notre situations en ce monde.
Je suggère donc que, dans cette réplique qui mentionne pour la
première fois la capacité qu'ont les enchaînés de
parler entre eux (« s'ils étaient capables de dialoguer entre
eux... »), c'est-à-dire la mise en œuvre du logos qui distingue les anthrôpous (« hommes ») que sont ces enchaînés des autres animaux (les alla zôia dont il a été question en 515a1), ce dont il est question, c'est des conditions
mêmes du langage, de ce qui fait passer des « sons » émis
par les porteurs (voir note 13) au logos intelligible
et signifiant. Le langage, le logos, et plus spécifiquement le
dia-logos, l'échange entre personnes susceptibles de se comprendre,
et dont la pensée n'est qu'une forme intériorisée (cf.
Théétète,
189e6-190a2), suppose tout d'abord que l'esprit soit capable de reconnaître
l'identique (ta auta) dans ce qui est « présent » à
nos sens (ta paronta) au-delà du flux en perpétuel mouvement
qui suscite nos impressions (ce qui justifie la lecture paronta plutôt
que parionta, qui mettrait l'accent justement sur le mouvement), et ensuite
que l'on s'accorde sur des noms (« onomazein », verbe formé
à partir du mot onoma, « nom » en grec) pour ce qu'il
y a d'identique à travers de multiples sensations successives, que ce soit parce que c'est le même objet qui passe et repasse ou parce que plusieurs objets distincts présentent une apparence similaire. Pour que le dialegesthai
soit possible, il faut une « loi » (« nomos », à
la racine du verbe nomizein) du langage (voir en Cratyle,
388e7, sq. la discussion sur la constitution du langage et le fait que l'« artisan
des noms », l'onomatourgos doit être un nomothetès
onomata, un « législateur des noms », formule qui apparaît
en 389a5-6)
résultant de l'usage (le « nomizein ») commun. Dans ce
travail de définition du langage, les sens ne nous donne pas une notion
de l'« être », mais de l'« être présent », et c'est l'esprit qui introduit dans le flux perpétuel des sensations
changeantes les notions d'identité et de différences qui sont
indispensable pour que la pensée et le langage puissent se développer.
L'homme nous est ici présenté non pas seulement comme un animal « logikos », selon la formule d'Aristote, mais comme un animal
dialogikos : pour qu'il devienne vraiment homme, et
puisse entreprendre son éducation, il doit être capable de dialoguer
avec ses compagnons de prison, être apte au logos/discours dont
naîtra peut-être le logos/raison.
Lu ainsi, le texte suggère encore que l'apparition du langage (premier
sens de logos) est un préalable à la réflexion « métaphysique » sur ce qui est « vrai », « réel », et ce qui ne l'est
pas, et aussi que les noms ne sont eux-mêmes que des « images » vocales d'« images » sensibles. En fait, en anticipant sur la suite
du texte, disons dès à présent, pour renforcer notre interprétation,
que la réplique suivante de Socrate introduit une autre des conditions
de cette réflexion : en faisant référence au fait
que certaines de ces ombres peuvent aussi sembler émettre des sons, elle
introduit le problème de la multiplicité des sens (vue, ouïe, etc.) et de ce qu'Aristote
appellera le « sens commun », c'est-à-dire ce qui nous permet
de percevoir, sous la multiplicité des impressions sensibles transmises
par nos divers sens, l'unité de ce qui en est à l'origine. Et
il n'est pas nécessaire, pour poser le problème, de faire l'inventaire
de tous nos sens : deux suffisent, ici la vue et l'ouïe (les deux
sens que choisit justement Socrate dans une des tentatives de définition
du beau qu'il critique avec Hippias en Hippias
Majeur, 297e-303d).
Et ce n'est qu'une fois que nous nous sommes assurés que, dans notre « analogie », ceux qui nous « représentent » sont, comme
nous, dotés du langage, racine de la « dialectique », et de plus
d'un sens, fondement d'une distanciation possible entre chaque impression sensible
et son origine, et donc d'une ascension possible vers les « idées », que nous pouvons en venir avec profit à la mise en évidence du « degré zéro » de connaissance de nos enchaînés,
celui qui consiste à prendre les ombres pour le « vrai ». (<==)
(18) « Tenir pour le vrai » traduit le grec nomizoien to alèthes, dans lequel on retrouve le verbe nomizein utilisé par Socrate deux répliques plus haut, mais avec un sens différent. Ceci dit, dans les deux usages, derrière des traductions différentes, on retrouve l'idée sous-jacente de coutume, d'usage, de règle : règle du langage d'un côté, règle de la vérité de l'autre. Notons aussi que Platon n'introduit pas ici le langage métaphysique de l'ontologie, le auta ta onta (« les êtres mêmes ») que les éditeurs et commentateurs voulaient lire deux répliques de Socrate plus haut (voir la note précédente), langage de spécialistes qui serait déplacé pour nos prisonniers dans leur état actuel, mais le langage du « vrai » (to alèthes), utilisant un mot qui fait partie du langage de tous, y compris les enfants, même si tous n'en ont pas la même compréhension. Le vrai, to alèthes, au sens étymologique du mot grec, c'est ce qui est « non caché, non oublié », si bien que dire l'alètheia (la vérité), c'est quelque sorte ne rien cacher, tout « dévoiler » sur ce dont on parle. Dire que les prisonniers considèrent les ombres comme étant to alèthes, c'est suggérer que, pour eux, ces ombres « dévoilent » tout ce qu'il y a à (sa)voir sur ce à quoi ils ont donné les noms qu'ils emploient pour les désigner. (<==)
(19) La traduction de skeuastôn (génitif pluriel de skeuaston) par « des objets fabriqués » est une traduction généralisante qui englobe les divers sens plus spécifiques que peut avoir ce mot, comme je l'ai indiqué dans la note 17 à ma traduction de l'analogie de la ligne. Mais c'est bien dans un sens très général que le prend ici Socrate, puisqu'il renvoie à toute l'énumération des diverses sortes d'objets dépassant du mur qui cache leurs porteurs et seuls donc susceptibles de produire des ombres, objets dont on a vu qu'ils étaient tous des produits de l'activité des hommes (voir note 12). (<==)
(20) On arrive ici au terme de la première partie de l'allégorie, celle qui campe le décor et décrit l'état initial des prisonniers. On peut donc faire une pose pour tenter un premier déchiffrage de l'image que Socrate nous propose, en anticipant sur les explications que lui-même nous donnera au terme de l'allégorie, à partir de 517a8. Dans l'introduction de l'allégorie, il nous a annoncé qu'il allait donner une image de « notre nature par rapport à l'éducation et au fait de ne pas être éduqué » (514a1-2) et dans ce décryptage, il nous dira que la caverne est l'image de l'ordre visible et que le feu est l'image du soleil. Reste alors à préciser ce que représente tout ce qu'il nous a décrit de l'intérieur de la caverne.
Pour ce faire, il faut comprendre que Socrate va représenter dans cette allégorie par des réalités physiquement distinctes des aspects distincts des mêmes réalités, et principalement des hommes que nous sommes, comme je l'ai déjà laissé entendre dans
la note 77 à ma traduction de l'analogie de la ligne et à nouveau dans la note 7 ci-dessus. Cette manière de faire est en quelque sorte induite par l'analogie de la ligne, qui s'était conclue sur l'identification de quatre pathèmata (« affections ») correspondant aux différents niveaux d'appréhension que nous pouvons avoir des réalités qui nous entourent (cf. notes 74, 75 et 77 à ma traduction de l'analogie de la ligne), car parler de pathèmata, c'est-à-dire d'« affections » que l'on subit (sens du verbe paschein, dont dérive pathèma, via l'infinitif aoriste pathein), c'est supposer qu'il y a quelque chose d'extérieur à nous qui est à l'origine de ces affections et que, s'il existe plusieurs pathèmata différents (quatre selon l'analogie de la ligne, un par segment identifié par Socrate), il y a peut-être des « objets » différents pour chacune de ces « affections » (les eph' hois estin (« sur quoi c'est ») de 511e2-3, dont Socrate nous a dit alors qu'ils correspondent à des degrés plus ou moins grands de « vérité »).
Dans cette perspective, la première chose que Socrate va matérialiser par des éléments distincts de son allégorie, ce sont les hommes selon qu'il les envisage en tant que sujets connaissant ou en tant qu'objets connaissables. Les hommes en tant que sujets connaissant, ou tout au moins capables de connaître, sont représentés par les anthrôpous enchaînés au fond de la caverne. Ce qui permet à l'homme d'être un sujet connaissant, c'est le logos (mot qu'il faut comprendre dans toutes ses résonnances, de la simple parole à la raison) auquel lui donne accès la composante logistikon (« douée de logos ») de son âme, et l'on pourrait donc voir ces enchaînés comme représentant plus spécifiquement cette partie de l'âme humaine, prisonnière du corps et des sens, la seule qui puisse avoir accès à l'intelligible, c'est-à-dire sortir de la caverne, à condition de ne pas perdre de vue qu'elle reste toutefois tributaire des sens pour alimenter sa réflexion. Et de fait, dans l'allégorie, ces hommes enchaînés sont décrits comme doués de la vue, puisqu'ils peuvent voir les ombres sur la paroi de la caverne qui leur fait face, et aussi doués de l'ouïe, puisque Socrate les dit capables d'entendre les sons émis par les porteurs et surtout de la parole, puisqu'il les dit capables aussi de dailegesthai pros allèlous (« dialoguer entre eux »). Il est donc préférables de les voir comme des hommes à part entière considérés dans l'activité de faire fonctionner leur logos.
Les hommes en tant qu'objets de connaissance, ce sont les anthropous qui marchent sur la route derrière le mur en portant des objets de toutes sortes. Et la première chose que l'on peut noter, c'est que ces hommes-là, dans leur réalité intégrale, sont invisibles tant qu'on reste dans la caverne (on verra dans la suite de l'allégorie qu'on retrouvera leur contrepartie connaissable autrement hors de la caverne, c'est-à-dire dans l'ordre intelligible). C'est ce que veut nous faire comprendre la présence du mur le long de la route, de l'autre côté duquel Socrate ne dit jamais explicitement, comme on le verra dans la suite, que passe le prisonnier libéré. L'homme ne peut se connaître dans toute sa réalité tant qu'il se contente de se chercher dans la caverne, c'est-à-dire dans le registre du visible, du matériel, alors même que c'est là qu'il vit, parce que la réalité profonde de l'homme, c'est son âme et que l'âme n'est pas perceptible par les sens, puisqu'elle est une réalité immatérielle. Les hommes qui sont derrière le mur, ce sont donc les âmes sur le chemin de la vie terrestre, figurée par la route sur laquelle ils marchent (pour la route comme image de la vie, on peut se reporter au début de la République, en I,
328d7-e4, au début de la discussion de Socrate avec Céphale). Ces âmes, ce ne sont plus les âmes pensantes considérées en tant que douées de logos, mais les âmes agissantes, les âmes principe de mouvement (cf. Lois,
X, 895e10-896a2 et Phèdre,
245c, sq.) ; on ne s'intéresse plus tant aux cochers des attelages ailés auxquels Socrate compare les âmes humaines dans son second discours du Phèdre (cf. 246a, sq. et 253c, sq.) qu'aux couples de chevaux qui tirent ces attelages. Dans cette vision de l'homme « en marche », de l'âme principe de mouvement et d'action, l'accent est donc plutôt sur les composantes « mortelles » de l'âme, celle qui est liée aux corps et est à la racine des désirs (epithumiai) qu'il suscite (la composante epithumètikon, le cheval noir) et celle qui traduit ses humeurs et ses mobiles d'action (la composante thumoeides qui joue un rôle majeur dans le choix entre raison et passions, le cheval blanc). C'est pourquoi Socrate ne les décrit que comme capables d'émettre des sons (phtheggesthai) et non pas comme capables d'un logos sensé (la parole considérée dans sa réalité strictement matérielle n'est qu'une suite de sons modulés).
De ces hommes/âmes invisible pour nos sens, il n'y a, dans le registre du visible, que deux perceptions possibles, correspondant aux deux sous-segments du visible de l'analogie de la ligne et matérialisés dans l'allégorie par deux catégories distinctes d'éléments décrits par Socrate : les statues d'hommes et les ombres de ces statues. J'ai déjà souligné à la note 12 que la description que faisait Socrate des objets portés par les marcheurs derrière le mur et dépassant du mur, donc seuls susceptible de générer des ombres visibles par les prisonniers, rappelait la description qu'il avait faite dans l'analogie de la ligne du second sous-segment du visible, constitué des réalités matérielles qui nous entourent dont il nous disait ensuite, lorsqu'il en venait au segment de l'intelligible, qu'elles étaient utilisées comme images (eikones) dans le mode d'appréhension propre au premier sous-segment de l'intelligible (510b4-5). Ici, pour que les choses soient bien claires, il fait de toutes ces réalités des images au sens propre, en insistant sur leur matérialité, y compris dans le cas des hommes et des autres vivants, qui deviennent des statues « de pierre et de bois », et aussi, en ce qui concerne les hommes, sur leur animalité, puisque les statues d'hommes, les andriantes, sont des statues d'hommes sexués, de mâles (voir la note 12), et que la mention des alla zôia, des autres animaux, qui suit immédiatement andriantas est, par l'utilisation de ce alla (« autres »), une manière implicite de rappeler que les hommes sont des animaux parmi d'autres. Bref, ces andriantes sont dans l'allégorie les images tridimensionnelles des corps matériels qu'animent les hommes/âmes qui les portent. Mais même ces corps tridimensionnels, malgré leur matérialité, ne sont pas accessibles immédiatement aux hommes en tant que sujets connaissants (les enchaînés), puisque la vue ne nous en donne qu'une image bidimensionnelle (les ombres des statues dans l'allégorie) et qu'il faut un effort de l'intelligence, aidée par les autres sens, en particulier le toucher, pour prendre conscience du caractère tridimensionnel de l'espace dans lequel nous vivons et des réalités matérielles que nous y percevons et plus encore, pour tenter de les comprendre au-delà de leur simple apparence, même si c'est pour en rester à une compréhension purement matérialiste, de médecin, de biologiste ou de physicien par exemple. Ici, dans les limites de l'allégorie, Socrate se contente, dans un premier temps du moins, de mettre en évidence le processus intellectuel qui permet de faire le lien entre ouïe et vue et d'associer les sons entendus avec les ombres visibles dont ils semblent provenir, de manière à mettre en évidence, au-delà de la vue qui, d'une certaine manière, dans l'allégorie, résume en elle tous nos sens, le logos à son premier niveau de « langage », de « parole sensée », qui est bien l'apanage de l'homme capable de connaître, et donc des prisonniers (cf. note 17).
Les andriantes, les « statues d'hommes » qui dépassent du mur matérialisent donc la perception des hommes qui est accessible à ce que Socrate a nommé la « confiance (pistis) » au terme de l'analogie de la ligne et qu'il a associée au second sous-segment du visible. Quant aux ombres (skias) de ces statues, elles représentent dans l'allégorie ce qui est perceptible des hommes aux hommes lorsqu'ils en restent à l'eikasia (« conjecture »), c'est-à-dire au pathèma associé au premier sous-segment du visible, celui que Socrate décrivait comme renvoyant aux « images (eikones) » de la catégorie des ombres (skias) et des reflets (phantasmata) (cf. 509e1-510a3).
Comment faut-il alors comprendre le fait que les hommes qui marchent sur la route, et dont je dis qu'ils représentent les âmes humaines, ne portent pas que des statues d'hommes, qui matérialiseraient leur propre corps, mais portent des skeuasta de toutes sortes ? La première remarque que l'on peut faire est que Socrate ne dit pas que chaque porteur ne porte qu'un seul objet. Et si l'on se réfère à l'analogie des théâtres de marionnettes, chacun sait que chaque marionnettiste peut « animer » plusieurs marionnettes à la fois. Et certaines marionnettes peuvent elles-mêmes porter des accessoires. Pour ce qui est des alla zôia, des « autres animaux », on peut se souvenir que, dans des contextes plus « mythiques », Platon décrit la migation des âmes et leurs réincarnations successives, et suggère que certaines âmes humaines peuvent, du fait de leur comportement dans une vie humaine antérieure, se retrouver dans une réincarnation suivante dans un corps d'animal correspondant au style de vie antérieure (cf. le mythe
d'Er, République,
X, 620a ; le mythe du Phèdre, en Phèdre,
249b ; et aussi Phédon,
81d-82b et Timée,
91d-92c). Quant aux skeuè (« ustensiles »), ils sont des produits de l'activité humaine et donc, à ce titre, participent à l'« image » que les hommes donnent d'eux-mêmes à travers leurs activités et leurs créations et là encore, soit en en restant à leur simple apparence (les ombres), soit en dépassant ce stade pour en acquérir une connaissance plus complète. (<==)
(21) « Déraison » traduit le grec aphrosunès. L'aphrosunè, c'est le
fait d'être aphrôn, c'est-à-dire, dénué
de phrèn, mot qui renvoie originellement à un organe, le
diaphragme ou le péricarde, puis en vient à désigner le
cœur comme siège des passions, ou l'esprit comme siège des pensées.
Le phrèn, c'est ce qui nous rend sôphrôn, sain
d'esprit, c'est-à-dire avisé, prudent, sage, ou encore modéré,
tempérant, en possession de la sôphrosunè, qui est
le contraire de l'aphrosunè (on trouvera des informations complémentaires
sur phrèn et les mots apparentés dans la note
sur phronèsis qui introduit ma traduction de Ménon,
86d3-89e3, section dans laquelle ces concepts jouent un grand rôle).
La situation initiale des enchaînés est décrite par un manque
(le a- privatif de aphrosunè) : ils ne savent pas
se servir de leur phrèn. Le choix de l'adjectif et de l'« organe » auquel il renvoie, le phrèn, de préférence à
un terme comme agnoia (ignorance), souligne l'enracinement « organique » de notre aptitude à penser et à raisonner, qu'il ne nous reste
qu'à apprendre à utiliser. Aucun mot français ne rend vraiment
cet aspect d'aphrosunè (on pourrait penser à « écervelé », mais le substantif « écervellement » n'existe pas, et de plus
le sens du mot porte plus sur l'attention que sur la réflexion). Ce n'est
pourtant pas une raison pour traduire aphrosunè par « ignorance », comme le font Chambry, Baccou, Piettre (ce dernier avec une note renvoyant à
Saint Paul pour expliquer son choix d'« ignorance » plutôt que d'« absence
de sagesse », qu'il suggère comme sens littéral) et Karsenti/Prélorentzos,
comme si Platon avait écrit agnoia. Une telle traduction, en remplaçant
la cause (le fait de ne pas faire usage de son phrèn) par la conséquence
(l'état d'ignorance), prive le lecteur d'un élément supplémentaire
de méditation proposé par Platon pour nous aider à mieux
nous connaître.
Si l'on prend maintenant une vue d'ensemble du groupe de mots dans lequel s'insère aphrosunès, qui est en grec autôn lusin te kai iasin tôn desmôn kai tès aphrosunès (« leur délivrance et leur guérison des chaînes et de la déraison »), on constate que chacun des deux mots compléments de noms, « chaînes » et « déraison », s'applique plus spécifiquement au mot qui occupe le même rang dans la première partie, « chaînes » à « délivrance (lusin) » et « déraison » à « guérison (iasin) », si bien qu'on aurait plutôt attendu « leur délivrance des chaînes et leur guérison de la déraison ». Cette manière d'imbriquer les deux expressions, la première (« délivrance des chaînes ») utilisant l'imagerie de l'allégorie et la seconde (« guérison de la déraison ») en explicitant le sens, contribue à mieux lier les deux registres, celui de l'image et celui de la réalité qu'elle illustre, au moment même où, dans l'allégorie elle-même, comme on l'a vu, Platon cherche à disséquer les réalités qu'il décrit. (<==)
(22) « De manière naturelle » traduit le grec phusei. Il est intéressant de noter que, dès les premiers mots, Socrate prend la peine de qualifier le processus qu'il va décrire, ou au moins l'événement déclencheur de ce processus, comme « naturel ». On a spontanément tendance à se représenter la libération du prisonnier comme le fait d'un tiers qui serait l'éducateur du prisonnier libéré, son « maître », surtout après que Socrate nous ait annoncé que son allégorie était l'image de notre condition par rapport à l'éducation (paideia), et aussi parce que, en restant dans l'imagerie de l'allégorie, on ne voit pas comment les prisonniers seraient restés enchaînés s'ils pouvaient eux-mêmes se libérer, et certaines traductions forcent la compréhension dans ce sens en remplaçant les noms lusin (« délivrance ») et iasin (« guérison ») par des verbes et/ou les passifs sans sujet explicite lutheiè (« aurait été délivré ») et anagkazoito (« serait contraint ») qui suivent par des actifs en parsemant leur traduction de « on » tenant lieu de sujet indéterminé, mais impliquant un tiers non identifié, de ces verbes (ainsi Chambry (Budé), qui cumule toutes ces infidélités au texte original de Platon : « Examine maintenant comment ils réagiraient si on les délivrait de leurs chaînes et qu'on les guérît de leur ignorance, et si les choses se passaient naturellement comme il suit. Qu'on détache un de ces prisonniers, qu'on le force... », ou encore Baccou (Garnier) : « Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu'on les guérisse de leur ignorance. Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force... »), mais si l'on regarde attentivement le texte, on s'aperçoit qu'il faut attendre la seconde partie de cette réplique de Socrate, le ei tis autôi legoi (« si quelqu'un lui disait »), pour voir apparaître la mention explicite d'un « quelqu'un » qui n'est pas le prisonnier libéré lui-même, et dont la mention est rendue nécessaire pour permettre le dialogue qu'imagine ensuite Socrate. Il semble donc que le Socrate de Platon choisisse sa formulation avec beaucoup de soin pour nous inciter à nous affranchir d'une lecture trop littérale de l'allégorie et à rester ouvert sur la possibilité que les chaînes qui retiennent les prisonniers leur soient en quelque sorte « intérieures » et qu'il ne tienne qu'à eux de s'en libérer, ce qui est assez cohérent avec l'idée que ces prisonniers représentent notre intelligence et que les chaînes figurent l'emprise qu'ont sur nous les données de nos sens, et principalement la vue, et les obstacles que celles-ci opposent à notre accès à l'ordre de l'intelligible et à l'abstraction. La libération dont il est ici question requiert principalement que nous fassions confiance à notre logos, qui est la marque distinctive de notre « nature » d'anthrôpoi (« êtres humains »), et sachions en faire bon usage, que ce soit en résultat d'une réflexion personnelle ou sous l'influence d'un tiers. (<==)
(23) « Chaque fois que » traduit le grec hopote suivi de l'optatif. Socrate ne décrit pas un événement unique et exceptionnel, mais une situation qui peut se reproduire n'importe quand avec n'importe qui (le tis qui suit, traduit par « quelqu'un ») au gré des circonstances ; le sens général de hopote est « quand, lorsque » dans un sens indéfini ne renvoyant pas à des circonstances précises et signifiant plutôt « quand par hasard », et l'optatif y ajoute une idée de répétition. Le prisonnier libéré n'est donc pas une exception, comme le laissait déjà entendre le phusei (« de manière naturelle ») dont il vient d'être question dans la note précédente. Par contre, ce qui peut être moins fréquent, c'est la possibilité pour les prisonniers libérés d'aller jusqu'au bout de la démarche qui va être décrite par Socrate et de parvenir à sortir de la caverne et à contempler le soleil extérieur sans se brûler les yeux, et, au cas où il y parviendrait, d'accepter de redescendre ensuite dans la caverne. Ce qui donne l'impression que l'expérience décrite par Socrate est exceptionnelle, c'est d'une part le fait qu'il suggère dans la présentation du cadre de l'allégorie que tous les prisonniers sont enchaînés depuis leur naissance, donc qu'aucun n'a jamais été libéré, et d'autre part le fait qu'au terme de l'allégorie, lors du retour dans la caverne, il donne à nouveau l'impression que le prisonnier de retour est le seul à avoir jamais entrepris l'ascension vers l'extérieur de la caverne, en le décrivant comme seul contre tous, en proie aux railleries de tous ses compagnons d'infortune. Mais ce passage à la limite vise à mieux faire ressortir la différence entre ceux qui, comme Socrate lui-même, cherchent à comprendre, à faire bon usage de leur logos, quel qu'en soit le prix, et l'immense majorité de ceux qui se satisfont de leur sort et ne sont pas prêts à faire les efforts nécessaires pour éclairer leur intelligence, à supporter les douleurs impliquées par l'ascension vers l'extérieur de la caverne, dont il va bientôt être question. (<==)
(24) « Serait
contraint subitement » traduit le grec anagkazoito exaiphnès. Anagkazoito
est l'optatif passif présent du verbe anagkazein, dérivé d'anagkè, qui peut signifier « contrainte » ou « nessécité ». C'est le verbe qui avait été utilisé
par Glaucon quelques répliques auparavant pour parler de la contrainte qui empêchait les prisonniers
de tourner la tête (ènagkasmenoi, « si en effet ils sont contraints de garder leur tête immobile... », 515a9-b1). La tournure est impersonnelle et sans référence
explicite à un intervenant extérieur qui serait agent de cette « contrainte » et le verbe est complété par un adverbe, exaiphnès, qui signifie « tout à coup, soudain, subitement, tout de suite », qui suggère l'idée d'un « déclic », d'un événement se déroulant en un instant. Selon qu'on met l'accent sur l'idée sous-jacente de « contrainte » ou de « nécessité », on sera plus ou moins incités à penser à l'intervention d'un tiers, et comme on vient de voir que Socrate qualifiait cet événement de phusei, de « naturel », et choisissait ses mots pour ne pas nous obliger à penser cette libération comme le fait d'un tiers (voir note 22), on peut penser que l'aspect « contrainte » n'est que l'illustration dans le registre de l'allégorie de la « nécessité » liée à notre nature corporelle et mortelle à laquelle pense Socrate dans le registre du développement de l'intelligence qu'illustre l'allégorie.
Pour essayer de nous représenter quel peut être le genre de « déclic », d'événement déclencheur/libérateur, que le Socrate de Platon pouvait avoir en tête, il faut revenir à l'analogie de la ligne : j'ai suggéré que les ombres et les statues de l'allégorie représentent chacun le pathèma (« affection ») sous lequel nous voyons les hommes et ce qui les entoure respectivement dans le premier et le second sous-segment du visible décrits dans l'analogie. Or nous avons vu au fil des notes sur ma traduction de l'analogie que le logon, la « raison », qui présidait à ce découpage, était la relation original/image (eikôn) : au premier sous-segment les images, terme que Socrate explicite en citant les ombres, puis les reflets dans les eaux ou sur des surfaces réfléchissantes, au second sous-segment les animaux, les plantes et les objets fabriqués. Et j'ai aussi fait remarquer à la note 20 que la description que donnait Socrate des statues dépassant du mur évoquait la description qu'il avait donnée antérieurement du second sous-segment du visible, alors que le mot « ombres (skias) » était, lui, fait pour rappeler la description du premier sous-segment du visible. Si tel est bien le cas, la situation des prisonniers contraints à ne regarder que les ombres, c'est la situation de ceux qui ne sont pas capables de faire la différence entre original et images et prennent en particulier l'appréhension que leur donne la vue, l'« apparence vue (horômenon eidos) » (cf. note 34 à ma traduction de l'analogie de la ligne), de tout ce qu'ils voient pour la réalité ultime de ces « choses ». Certes, dans l'analogie de la ligne, Socrate limite dans ses exemples le registre des « images » aux ombres et aux reflets, et, en dehors des tout jeunes enfants, presque personne ne prend une ombre pour une réalité et ne confond un reflet dans un miroir avec ce dont c'est le reflet, et ce serait a fortiori vrai d'un tableau ou d'une statue, immobiles par nature, si l'on voulait étendre le registre des images à ces autres catégories de reproductions, et par ailleurs, à l'autre extrémité du sous-segment, l'aptitude à réaliser que les réalités du second sous-segment (les statues dans l'allégorie) ne sont elles-mêmes encore que des images d'autre chose, ne semble pas en cause dans la distinction entre les deux sous-segments du visible, mais concerne la distinction entre visible et intelligible, mais il me semble que les catégorisations de Socrate, tant dans l'analogie que dans l'allégorie, ne sont pas à prendre au pied de la lettre, mais de manière flexibles, et dans leurs relations les unes avec les autres, leur logon plus que leur littéralité. Ce que Socrate cherche à mettre en évidence, comme le montre la conclusion de l'analogie de la ligne, qui associe des pathèmata aux sous-segments, ce ne sont pas tant des catégories de « réalités » que des états d'esprit dans notre perception du monde qui nous entoure. De ce point de vue, la problématique original/image dans l'ordre visible/sensible ne se limite pas à la question de savoir reconnaître qu'un reflet dans un miroir est une image et non pas un original. Cette « chaîne »-là, tout le monde ou presque sait s'en libérer dès les premières années de la vie. Mais si, une fois qu'on sait distinguer un reflet de ce dont il est le reflet, on se dit que, maintenant, on peut faire confiance à ce qu'on voit, dès lors que ce n'est pas dans un miroir ou dans un reflet qu'on le voit et que, à ces quelques exceptions près, on continue à croire que les choses sont telles qu'on le voit sans remettre plus avant en cause l'aptitude de la seule vue à nous donner une appréhension suffisante du monde qui nous entoure, alors on n'a pas fait sauter toutes les chaînes. Et je ne parle pas encore du fait que l'homme aurait une âme invisible, mais du seul fait que l'on ne cherche pas à comprendre les homme, même dans leur seule matérialité, au-delà de ce qu'on en voit... et de ce qu'on en entend dire. Car, comme le montre l'emploi par Socrate du mot eikôn pour désigner des discours (par exemple l'analogie du navire sans pilote, cf. note 5) ou du verbe eikazein pour introduire l'allégorie elle-même, les « images » ne se limitent pas aux images visuelles : la comédie Les nuées d'Aristophane était une eikôn de Socrate, et les racontars ayant cours à Athènes sur Socrate corrupteur des jeunes aussi, et la plupart de ses juges n'avaient sans doute pas été témoins directs de la plupart des faits à partir desquels ils s'étaient formés un jugement sur lui, et se basaient donc plus sur des « images » que sur des faits, sans avoir conscience de ce que ce n'était que des images. Dans cette perspective, on peut donc supposer que chaque événement (hopote, « chaque fois que », cf. note 23) qui vient mettre en question dans l'esprit d'une personne la confiance qu'elle peut avoir dans ses sens, que ce soit la vue d'un bâton qui paraît anguleux dans l'eau alors qu'il reste droit, la prise de conscience d'un effet d'optique qui trompe notre regard, la découverte de la fausseté d'une histoire qui nous a été racontée, ou quoi que ce soit d'autre, est un de ces « déclics » qui nous contraignent subitement à remettre en cause nos certitudes, c'est-à-dire, dans l'imagerie de l'allégorie, à nous lever et à commencer à nous retourner. Et peu importe alors que nous découvrions tout seul ce fait qui nous interpelle ou que ce soit un tiers qui nous le fasse remarquer. la vrai question n'est pas de savoir qui provoque le déclic potentiellement libérateur, mais les conclusions que l'on en tire : est-ce que cela va être suffisant pour nous mettre en mouvement, pour nous faire nous tourner vers les statues et prendre conscience de la différence entre les ombres et les statues de manière générale, c'est-à-dire à prendre conscience des limites de nos sens et du fait qu'il faut faire le tri dans ce qu'ils nous fournissent avec l'aide de notre intelligence, et nous libérer complètement de nos « chaînes », ou bien ne sera-ce qu'une fausse alerte, vite ramenée au statut de cas particulier à ajouter à la liste des cas particuliers avec lesquels il ne faut pas « se faire avoir » sans que cela ébranle notre confiance en nos sens, ce qui revient pour nous à nous rassoir et à nous réenchaîner, en trouvant plus clair ce qu'on a l'habitude de voir que ce que nous pressentons vaguement que pourrait nous dévoiler une recherche plus approfondie à partir du déclic qui nous a fait tressaillir mais dont nous craignons que la découverte nous déstabilise en remette en cause notre train-train habituel ?
(<==)
(25) Je traduis par « voir distinctement » le verbe grec kathoran, formé par adjonction du préfixe kata au verb horan, qui signifie « voir », bien que ce sens ne soit pas donné par le dictionnaire Bailly, alors que « see distinctly », qui en est la traduction en anglais, est l'un des sens donnés par le dictionnaire Liddell-Scott-Jones (LSD, la référence des dictionnaires Grec-Anglais) pour ce verbe. Le Bailly donne comme sens possible « regarder d'en haut » (à partir du sens premier de la préposition kata, qui est « du haut de » ou encore « de haut en bas, en descendant »), et par extension « examiner, observer », d'où « remarquer, se rendre compte de », et aussi « avoir égard à, respecter ». Mais la préposition kata peut avoir plusieurs nuances de sens en composition : elle peut marquer l'idée de « descendre », celle de « aller dans le sens de », qui conduit à l'idée de « en conformité », « d'accord avec », « selon », pour finir sur « en réponse à », ou encore celle de « aller contre » et plus généralement toute idée d'hostilité, ou aussi l'idée de « tout à fait », « complètement » et finalement simplement renforcer l'idée du verbe concerné, sans en changer sensiblement le sens. C'est l'idée de complétude qui conduit au sens de « voir distinctement » qui me semble le plus adapté ici. À titre de comparaison, E. Chambry (Budé), L. Robin (Pléiade), B. Piettre (Nathan), M. Dixsaut (Bordas), J Cazeaux (Poche) et T. Karsenti/Y. Prélorentzos (Hatier) traduisent par « regarder », R. Baccou (Garnier), P. Pachet (Folio) et G. Leroux (GF Flammarion) par « distinguer » ( B. Piettre et T. Karsenti/Y. Prélorentzos traduisent par « voir » l'occurrence suivante de kathoran en 515e3). Toutes ces traductions banalisent en quelque sorte le verbe kathoran, sans réellement prendre en considération le préfixe, au point même que certains traducteurs utilisent la même traduction (« regarder ») pour kathoran et pour blepein en 515e1, réplique dans laquelle Socrate utilise ces deux verbes, alors qu'il me semble que c'est justement le surcroît de sens approté par le préfixe kata, l'idée de « tout à fait, complètement », qui est importante aux yeux de Socrate et qui justifie le choix de ce verbe. Socrate ne nous dit pas que le prisonnier ne voit rien lorsqu'il tourne les yeux vers le mur, ni qu'il est incapable de regarder dans cette direction, mais qu'il ne parvient pas à « voir (-horan) distinctement (kat-) » ce qui dépasse du mur, en partie du fait des scintillements (marmarugas) du feu, mais surtout parce que, le mur dont dépassent les objets étant situé entre lui et le feu, ces objets sont éclairés par derrière et il les voit à contre jour. Et donc, même s'il ne voit pas directement le feu, il voit des objets mal éclairés du côté qu'il regarde se détachant sur un fond plus lumineux qu'eux et dont la luminosité varie en permanence au gré des variations du feu. Bref, il n'est effectivement pas dans une position qui lui facilite l'observation détaillée de ce qu'il regarde et lui permette d'en saisir les moindres détails. Il n'est donc pas dans l'impossibilité de « regarder » ces objets, il est sans doute même capable de les « distinguer », au moins vaguement, mais ils ne lui semblent pas plus clairs que les ombres sur le mur, au contraire, dans la mesure où il ne voit que leur face à l'ombre et où ils se détachent sur un fond plus lumineux et moins stable que la paroi de la caverne, ce qui accentue le contraste entre ombre et lumière. (<==)
(26) Le mot traduit par « balivernes », phluariai, concerne au sens premier des paroles vaines plutôt que des choses qui se voient, et s'apparente à une famille de mots qui évoquent le bouillonnement incontrôlé, le jaillissement, en particulier de paroles vaines, le bavardage stérile. En choisissant ce mot pour qualifier ce que le prisonnier voyait auparavant, Platon trouve le moyen de porter en même temps un jugement sur ses impressions sensibles, qui n'étaient qu'un flot continu d'ombres défilant devant ses yeux, et sur le discours qu'il pouvait tenir avec ses compagnons sur ces impressions, qui n'était qu'un vain bavardage. (<==)
(27) « Un
peu plus proche de ce qui est » traduit le grec mallon ti egguterô
tou ontos, et « des [choses] qui sont plus », traduit
le grec mallon onta. Maintenant que l'étincelle a jailli, que
ça commence à bouger dans la tête du prisonnier, que le
logos commence à se mettre en « mouvement », qu'il commence à réaliser que les ombres ne sont pas des réalité par elles-mêmes, mais des « images » d'autre chose qui conditionne leur existence même et sans quoi elles n'existeraient pas, apparaît
une problématique de type ontologique (la question de l'« être ») avec un vocabulaire que l'on a vite fait de considérer comme « technique ». Et il est très difficile de traduire en français des expressions pourtant toutes simples en grec sans tirer vingt-quatre siècles de
philosophie pervertissant le sens de tous les mots qui se présentent,
étant, être, essence, existence, réalité, etc. : « un peu plus proche de l'étant » et « [des] plus étants » (le « s » de « étants » n'est pas une faute de frappe ou d'orthographe, mais est destiné à traduire le fait qu'en grec le participe présent se décline comme un adjectif et se met au pluriel ; ici onta est un accusatif neutre pluriel), qui serait le mot-à-mot, sonne par trop heideggérien de nos jours. J'en
reste donc à une utilisation aussi neutre que possible du verbe « être », plus susceptible d'interpeler le lecteur sans forcer sur lui telle ou telle
interprétation métaphysique, essentialiste, existentialiste ou
que sais-je encore...
Au-delà de la question du vocabulaire, il faut noter que dans les deux expressions, on retrouve mallon (« plus »), comparatif de mala (« beaucoup »), qui montre que le Socrate de Platon n'est pas dans une logique binaire qui opposerait ce qui est à ce qui n'est pas, mais dans une approche graduée s'exprimant en termes de plus et de moins : il ne dit pas que les ombres n'existent pas, mais que les statues qui les produisent « sont plus » que les ombres qu'elles produisent. Et la suite nous montrera que, si elles « sont plus » que les ombres (quoi que cela veuille dire), elles sont moins que ce qu'on trouvera hors de la caverne. On peut d'alleurs noter que le simple fait de le dire comme ça, c'est-à-dire d'ajouter un complément à « plus », rend les mots « sont plus » plus facilement compréhensibles, sans même qu'il soit nécessaire de donner à « sont » un sens existentiel. Dire qu'une statue est plus que son ombre, c'est même dire une banalité avec laquelle tout le monde peut être d'accord sans qu'il soit besoin d'entrer dans de profondes considérations métaphysiques sur l'« être » et le « non être » ! Réaliser que l'ombre est l'ombre d'une statue d'homme et que la statue n'est elle-même que l'image sculptée du corps d'une homme, c'est prendre conscience que chacune de ces réalités, qui toutes existent à leur manière, nous donne une image plus ou moins précise d'un corps d'homme (qui lui-même n'est peut-être encore que l'image d'autre chose que l'on découvrira plus tard), et dire qu'on est « un peu plus proche de ce qui est » un corps d'homme lorsqu'on voit la statue tridimensionnelle que lorsqu'on voit l'ombre bidimensionnelle, c'est-à-dire que la statue nous en apprend plus sur ce qu'est un corps d'homme que son ombre, c'est encore dire une trivialité qui ne remet en cause ni l'existence de l'ombre ni celle de la statue. Reste à préciser à quoi correspondent, dans la réalité dont l'allégorie nous donne une image, ce que sont ces différents niveaux d'appréhension de cette même réalité ultime qu'est un homme. (<==)
(28) « Il porte un regard empreint de plus de rectitude » traduit le grec orthoteron blepoi, que l'on pourrait traduire de manière plus concise par « il voit plus droit » ou « plus juste ». Si je traduis de cette manière plus verbeuse, c'est :
- d'une part pour conserver dans la traduction la différence qu'il y a en grec entre le verbe horan et le verbe blepein de sens voisin et tous deux utilisés ici par le Socrate de Platon à quelques mots d'écart : « auparavant il voyait des balivernes », le membre de phrase qui précède celui qui se termine sur ces deux mots, traduit le grec tote men heôra phluarias, où héôra est l'imparfait du verbe horan, qui était déjà employé peu avant dans la formule « ce dont auparavant il voyait les ombres (ekeina hôn tote tas skias heôra) » ; blepein, qui peut effectivement, comme horan, signifier « voir », peut aussi signifier « diriger son regard (vers) » et ce second sens semble plus approprié ici, et aussi dans la réplique suivante de Socrate, où il est à nouveau utilisé dans la formule ei pros auto to phôs anagkazoi auton blepein, que je traduis par « si on le contraignait à porter son regard vers la lumière elle-même », et dans la mesure où, dans les deux cas, il concerne des opérations résultant de la contrainte exercée sur le prisonnier libéré et portant sur ce qu'il ne pouvait pas voir auparavant, mais qu'on le force maintenant à regarder, alors que le verbe horan est utilisé lorsqu'il est question de « voir » les ombres, que le prisonnier voyait sans efforts de sa part depuis toujours ; il semble donc bien que, dans le contexte de cette partie de l'allégorie au moins, oran soit réservé à ce qui est vu sans efforts parce qu'offert naturellement à a vue des prisonniers, et blepein à ce qui nécessite un effort de la part du prisonnier libéré pour être observé là où, auparavant, il ne pouvait pas voir ; et cette conclusion n'est pas remise en cause, au contraire, par l'usage d'un composé de blepein, anablepein, dans la première partie de cette réplique, lorsque Socrate dit qu'on contraint le prisonnier à pros to phôs anablepein (« élever son regard vers la lumière »), où la préposition ana- ajoutée à blepein ajoute seulement d'idée de « de bas en haut » induite par le fait que Socrate a précisé que le mur, la route et le feu étaient situés en hauteur par rapport aux prisonniers : là encore, ou plutôt là déjà, il s'agissait pour le prisonnier de tourner, et dans ce cas d'élever, son regard vers ce qu'il ne voyait pas jusqu'alors ; on peut encore ajouter, en confirmation de cette conclusion que, lorsque, non pas horan, mais un dérivé, kathoran, est utilisé à propos des objets qui dépassent du mur, c'est précisément pour signaler l'impossibilité où est le prisonnier libéré de les « voir distinctement » (cf. 515c9 et note 25 sur le sens du verbe kathoran), ce qui est une manière d'attirer notre attention sur le fait qu'il ne suffit pas de regarder (blepein) quelque chose pour le voir (horan), ou en tout cas pour le voir distinctement (kathoran) ;
- d'autre part pour garder l'idée première de rectitude impiquée par l'adjectif orthoteron, comparatif de l'adjectif orthos,
dont le sens premier est « droit », au sens où l'on dit de quelqu'un qu'il se tient « droit », ou encore au sens où l'on dit d'une route ou d'une ligne qu'elle est « droite », mais qui en vient à signifier par analogie, en grec comme en français, « droit » dans le
jugement ou dans le comportement, c'est-à-dire « juste, sensé, loyal, véridique,
sincère, conforme à la loi » ; mais « regarder droit » évoque plutôt en français l'idée de « regarder devant soi » et « droit » pour qualifier le regard qu'on porte sur quelque chose n'a guère de sens en français, alors que « rectitude » renvoie justement aux sens analogiques de « droit » et permet donc de conserver, moyennant une périphrase qui remplace l'adjectif par le substantif, l'image voulue par Platon en choisissant orthos. (<==)
(29) « Chacune des [choses] qui passent » traduit le grec hekaston tôn pariontôn. En 515b8, j'ai traduit tis tôn pariontôn par « un des passants », car le contexte, qui faisait référence aux « bruits » qu'émettaient certains de ces pariontôn, laissait supposer qu'il s'agissait des porteurs invisibles plutôt que des statues de pierre et de bois qu'ils portaient. Ici, où le prisonnier s'est levé, a tourné la tête et a commencé à marcher, Socrate ne nous dit pas qu'il voit ce qui se passe derrière le mur mais seulement qu'il examine « ce dont auparavant il voyait les ombres », c'est-à-dire les objets fabriqués qui dépassent du mur, et on peut penser que, si le prisonnier libéré voyait les hommes marchant derrière le mur, Socrate ne manquerait pas de le préciser, tant cela pourrait avoir d'influence sur la manière de comprendre l'allégorie et ce que signifie chacun des éléments qu'il y met en scène. Il faut s'en tenir à ce que dit explicitement Socrate et en rester à l'idée que le prisonnier voit bien bouger les objets qui dépassent du mur qui continue à lui cacher les porteurs, mais ne sait pas ce qui est cause de leurs mouvements (tout comme nous, nous voyons bouger les hommes autour de nous sans voir les âmes qui sont à l'origine de ces mouvements). Tôn pariontôn, génitif pluriel qui peut aussi bien être masculin, et donc renvoyer aux anthrôpous porteurs, que neutre, et donc renvoyer aux statues, doit donc ici être compris comme renvoyant aux objets fabriqués qui dépassent du mur, et non aux porteurs, le choix du verbe voulant seulement rappeler que ces objets sont en mouvement. (<==)
(30) « Montrant » traduit le grec deiknus, participe présent du verbe deiknunai, qui veut dire « montrer », mais aussi bien par le geste que par la parole, ce qui conduit à des sens qui vont de « faire voir » ou « indiquer » à « expliquer », « prouver » ou encore « démontrer ». L'allégorie « objective » certains des « éléments » dont elle a besoin pour rendre l'image plus « visuelle », mais le vocabulaire reste toujours ouvert sur une double interprétation. Notons que c'est la racine du verbe deiknunai que l'on retrouve dans le mot apodeixis, qui prendra, en particulier chez Aristote, le sens technique de « démonstration », aussi bien mathématique que logique. (<==)
(31) « Discerner
dans ses réponses ce que c'est » traduit le grec apokrinesthai
ho ti estin. Deux remarques sur cette traduction :
- Je traduis apokrinesthai par « discerner dans ses réponses » pour rendre sensible les deux sens du mot : ce verbe au moyen, ici employé,
veut en général dire « répondre » ; mais il
est formé sur la même racine que le mot « krisis » ,
qui veut dire « discernement, jugement », et le sens premier d'apokrinein,
c'est « séparer en triant, faire un choix ». Et répondre
à une question, c'est bien le plus souvent faire un choix entre plusieurs
réponses possibles.
- ho ti estin (ou hoti estin, selon la graphie que l'on utilise pour le nominatif et l'accusatif neutre singulier du pronom relatif hostis, « celui qui », la graphie ho ti permettant de le distinguer de la conjonction hoti, « que », qu'on trouve ici en 515d2 dans l'expression legoi hoti..., « disait que... »), « ce que c'est », est une de ces formules qui
prendront avec Aristote un sens technique très précis, pour en
venir à désigner ce que la philosophie médiévale
appellera l'« essence ». Mais Platon est étranger au vocabulaire
technique et cherche au contraire à garder toute sa fluidité au
langage. Ici encore, il ne faut donc pas donner à la traduction la moindre
connotation « technique », ce d'autant plus qu'on est encore dans la caverne, donc dans l'ordre du visible et que ce que sont les statues qui passent ne constitue pas le dernier mot sur les réalités dont elles sont des images.
Notons encore qu'on retrouve ici un anagkazoi (« il [le] contraignait ») qui fait écho au anagkazoito (« il serait contraint ») du début de la phrase (cf. note 24).
Ici, la contrainte dont il est question est simplement celle de répondre à des questions. Mais il n'est pas nécessaire de supposer que Socrate imagine ici un interrogatoire musclé d'un suspect en garde à vue dans une commissariat de police ! Socrate ne contraint jamais ses interlocuteurs à répondre à ses questions par la force physique, mais ce sont les questions elles-mêmes qui s'insinuent dans la pensée des interlocuteurs (ou des lecteurs des dialogues de Platon) attentifs et en amènent certains à un moment ou à un autre, et pas nécessairement sur le champ, à faire leurs les questions posées et à réfléchir aux problèmes qu'elles soulèvent pour tenter d'y apporter leur propre réponse en exerçant sur elles leur jugement.
Si l'on prend maintenant un peu de recul sur toute cette longue phrase qui s'achève et qui commençait à « quand par hasard (hopote) », découpée en deux parties de part et d'autre de la proposition principale et de l'infinitive associée qui en constituent le centre (ti an oiei auton eipein, « que penses-tu qu'il dirait »), la première décrivant ce que subit l'un des prisonniers à sa libération, la seconde ce que lui dit un tiers non identifié, on peut se demander si elle ne décrit pas tant deux moments successifs de cette libération que deux points de vue distincts sur le même phénomène, le premier dans le langage de l'allégorie, le second dans un langage qui s'affranchit de l'imagerie de l'allégorie et pourrait s'appliquer sans changements à la situation réelle que l'allégorie cherche à illustrer visuellement. Pour rebondir sur ce que je disais à la fin de la note 21, on pourrait dire que la première partie décrit la « délivrance des chaînes (lusin tôn desmôn) » et la seconde la « guérison de la déraison (iasin tès aphrosunès) », cette seconde partie évitant toute référence explicite à un langage spécifique de l'allégorie. Si tel est bien le cas, il est alors tentant, en prenant comme point de départ la répétition du verbe anagkazein que je viens de signaler, de chercher à mettre en regard les éléments de la première partie et ceux de la seconde pour voir jusqu'à quel point la seconde partie explicite et « décode » la première.
On peut représenter la structure de toute la phrase de la manière suivante, en notant qu'elle est composée de 384 lettres et que la moitié, soit 192 lettres, nous conduit exactement à la fin de la principale ti an oiei (« que penses-tu »), l'infinitive qui suit, auton eipein (« qu'il dirait ») constituant le début de la seconde moitié (le alpha initial de auton est la 193ème lettre de la phrase) :
hopote tis Chaque fois que quelqu'un |
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lutheiè aurait été délivré |
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kai anagkazoito exaiphnès anistasthai te kai periagein ton auchena kai badizein kai pros to phôs anablepein, et serait contraint subitement à se lever et aussi à tourner le cou et à marcher et à lever les yeux vers la lumière, |
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panta de tauta poiôn algoi te kai dia tas marmarugas adunatoi kathoran mais en faisant tout cela, éprouverait de la douleur et en outre, du fait des scintillements de la lumière, serait incapable de voir distinctement |
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ekeina hôn tote tas skias heôra, ce dont auparavant il voyait les ombres, |
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ti an oiei que penses-tu |
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(milieu de la phrase) | |||||
auton eipein qu'il dirait |
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ei tis si quelqu'un |
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autôi legoi hoti lui disait qu' |
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tote men heôra phluarias, auparavant il voyait des balivernes |
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nun de mallon ti egguterô tou ontos kai pros mallon onta tetrammenos orthoteron blepoi, alors que maintenant, un peu plus proche de ce qui est et tourné vers des [choses] qui sont plus, il porte un regard empreint de plus de rectitude |
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kai dè kai hekaston tôn pariontôn deiknus autôi anagkazoi erôtôn apokrinesthai ho ti estin; et [si] de plus, montrant chacune des [choses] qui passent, [il] le contraignait en questionnant à discerner dans ses réponses ce que c'est ? |
Dans cette présentation, les membres de phrase qui ont même niveau d'indentation se répondent. Grammaticalement, la phrase est composée d'une principale, « que penses-tu », complétée par une infinitive, « qu'il dirait » (mot à mot : « lui dire »), le tout complété par une proposition circonstantielle de temps introduite par hopote tis (« chaque fois que quelqu'un ») et une proposition conditionnelle introduite par ei tis (« si quelqu'un »). Mais ces deux propositions sont distribuées de part et d'autre de la principale et de l'infinitive, celle introduite par hopote tis constituant la première partie de la phrase et celle introduite par ei tis la seconde partie. On notera que chacune de ces deux ouvertures fait référence à un tis (« quelqu'un »), mais que ce n'est pas le même, le premier étant celui qui subit ce que décrit la première partie de la phrase, le second celui qui agit à l'encontre du premier en faisant ce que décrit la seconde partie de la phrase. Chacun de ces deux tis est suivi d'un verbe qui décrit l'action principale : le premier d'un verbe au passif qui décrit ce que subit le premier tis, une libération, le second d'un verbe à l'actif qui décrit ce que fait le second tis, parler, mettre en œuvre son logos, puisque le verbe utilisé est legein, de même famille que logos, et non plus le eipein de la proposition infinitive (que j'ai aussi traduit par « dire », faute de mieux en français). On peut voir là un première indication discrète de ce que ce qui délivre des « chaînes », c'est le logos, le legein.
Mais aussi bien la délivrance subie que la parole proférée s'accompagnent de la « contrainte » exprimée dans les deux cas par le verbe anagkazein. Dans la première partie de la phrase, elle vient immédiatement après la libération (lutheiè kai anagkazoito...) ; dans la seconde partie, elle ne vient que dans un second temps, après qu'ait été précisé ce que dit l'intervenant au prisonnier libéré (legoi hoti... kai... anagkazoi...). Ce à quoi est contraint le prisonnier libéré, c'est toute une série d'actions traduites par des verbes à l'infinitif séparés par des kai (« et »), c'est-à-dire simplement juxtaposés sans que l'ordre entre ces actions s'impose : se lever (anistasthai), tourner le cou (periagein ton auchena), marcher (badizein ), tourner les yeux (anablepein), alors que la contrainte exercée par celui qui lui parle dans la seconde partie de la phrase est seulement de l'inciter à répondre et elle est exprimée par un membre de phrase qui articule grammaticalement un certain nombre d'actions coordonnées les unes aux autres selon une logique rigoureuse : le verbe anagkazoi est au milieu de cette suite d'actions et l'on trouve successivement de part et d'autres des verbes qui décrivent les actions dans l'ordre où elles se succèdent (que j'ai cherché à conserver dans ma traduction, quitte à rendre la phrase moins fluide) : tôn pariontôn, participe présent du verbe parienai (« les [choses] qui passent ») ; dieknus, participe présent du verbe deiknunai (« montrant ») ; erôtôn, participe présent du verbe erôtan (« questionnant ») ; apokrinesthai, infinitif (« répondre »). Et le verbe anagkazoi sépare les verbes qui sont de l'ordre de l'action dans le registre visible (passer pour les statues qui dépassent du mur, montrer pour celui qui parle), qui viennent avant lui dans la phrase puisqu'ils sont préalables à la contrainte dont il va être question, des verbes qui renvoient au registre de la parole et du logos (interroger et répondre) dans lequel se situe la « contrainte ». De toutes ces actions, la seule qui concerne le prisonnier libéré, c'est « répondre », indiquée par le seul verbe à l'infinitif ; les autres actions sont le fait soit des réalités observées (passer), soit du tiers interrogateur (montrer, interroger). Ainsi, c'est la vie qui nous oblige à bouger, à marcher, à regarder autour de nous, et c'est tout cela qui nous oblige, ou devrait nous inciter, à nous poser des questions, sans nécessairement attendre que d'autres nous les posent. Il est de ce point de vue intéressant de noter que le pronom autôi qui précède à la fois le verbe legoi (« disait ») et le verbe anagkazoi (« contraignait ») dans la seconde partie de la phrase, peut correspondre à deux mots de significations différentes selon qu'on suppose un esprit doux ou un esprit rude sur le upsilon : avec un esprit doux, c'est le pronom personnel de la troisième personne, « lui », renvoyant à un tiers autre que le sujet du verbe, dans notre cas, le tis de la première partie de la phrase, le prisonnier libéré ; avec un esprit rude, c'est le pronom réfléchi signifiant « à soi-même ». Or, au temps de Platon, on n'avait pas encore inventé les esprits et donc ils ne figuraient pas dans ses « manuscrits ». Les copistes ultérieurs, après l'invention des esprits à l'époque Alexandrine (III ème siècle avant J.C.), ont supposé qu'il s'agissait ici du pronom personnel et ont donc ajouté un esprit doux, comprenant que le autôi renvoyait à un « libérateur » distinct du prisonnier concerné et que c'est lui qui parlait au prisonnier libéré. Mais en fait, la phrase ne serait ni grammaticalement fautive, ni logiquement incompréhensible en supposant un esprit rude qui ferait de autôi un réfléchi, surtout si on la lit en oubliant la première partie : « Que penses-tu que dirait celui-là si quelqu'un se disait qu'auparavant il voyait des balivernes alors que maintenant, un peu plus proche de ce qui est et tourné vers des [choses] qui sont plus, il porte un regard empreint de plus de rectitude, et [si] de plus, montrant chacune des [choses] qui passent, [il] se contraignait en [se] questionnant à discerner dans ses réponses ce que c'est ? » (la seule licence grammaticale est qu'il faut supposer que le auton (« celui-là ») renvoie au tis (« quelqu'un ») qui suit pour que la phrase ait un sens, ou alors, il faut supposer que la seconde partie prend la place de la première avant la principale). Cette ambiguïté pourrait être voulue par Platon pour suggérer qu'il n'est pas indispensable d'attendre que d'autres viennent nous libérer ; il est en notre pouvoir de mettre en branle nous-même notre logos sous l'effet des pathèmata (« affections ») que nous fait subir le monde environnant, des « déclics » dont il a été question dans la note 24.
Poursuivant notre analyse comparée des deux parties de la phrase, nous trouvons de chaque côté un membre de phrase qui décrit l'effet de la libération : dans la première partie, il s'agit de l'effet physique sur le corps de celui qui subit (douleur, aveuglement), alors que, dans la seconde partie, il s'agit de l'effet sur l'intelligence du prisonnier libéré exprimé à travers le logos de celui qui parle, même s'il s'exprime encore par des analogies spatiales (« plus proche », « tourné vers »). Le langage de l'allégorie utilisé dans la première partie vise ainsi à nous faire comprendre que le progrès dans la connaissance du monde qui nous entoure et surtout de nous-mêmes nécessite des efforts, matérialisés dans l'imagerie de l'allégorie par la douleur physique, et ne nous vient pas d'elle-même à travers les seules données brutes de nos sens, mais nécessite un autre type de « regard » qui fait intervenir notre intelligence et n'aboutit pas à la même évidence que le regard de nos yeux, les scintillements (marmarugas) de la lumière traduisant dans l'imagerie de l'analogie les hésitations de l'esprit et le caractère instable des « évidences » qu'il nous laisse percevoir. Cette nécessité d'un autre regard, traduit par l'image du retournement du prisonnier libéré, qui peut néanmoins résulter d'une brusque illumination (« subitement (exaphnès) »), est encore explicitée par l'opposition entre le adunaton kathoran (« [il] serait incapable de voir distinctement ») qui conclut le membre de phrase de la première partie que nous examinons et le orthoteron blepoi (« il porte un regard empreint de plus de rectitude ») qui termine le membre de phrase qui lui fait pendant dans la seconde partie.
La première partie de la phrase, qui décrit dans le langage de l'allégorie la libération du prisonnier et son retournement, s'achève par la mention des ombres (tas skias) que le prisonnier « voyait auparavant (tote... heôra) », utilisées comme point de référence pour désigner ce qu'il peine à voir maintenant comme « ce dont auparavant il voyait les ombres » (on décrit ce qui est nouveau par référence à ce qui est déjà connu et le prisonnier n'a pas encore de noms pour désigner ce que justement il peine à voir) ; la seconde partie de la phrase rebondit sur cette référence à ce qu'il « voyait auparavant (tote... heôra) », pour le qualifier de « balivernes (phluarias) » en utilisant un terme dont on a vu en note 26 qu'il renvoyait plus au langage qu'à la vision, et conduire le prisonnier à se poser la question de « ce que c'est (hoti estin) » que ce vers quoi il tourne maintenant son regard sans encore parvenir à le « voir », sans lui donner la réponse, mais en suggérant en passant que ça a une plus grande « densité d'être » (mallon onta) et que ça nous rapproche (egguterô, « plus proche ») d'une meilleure compréhension de ce dont ce n'est encore que des images. En d'autres termes, la démarche de « retournement » qui nous semble pénible et conduisant à une moins bonne perception de ce qui s'offre à notre compréhension est en fait le premier pas (le prisonnier libéré est contraint de « marcher (badizein) ») vers une meilleure compréhension de ce que c'est.
(<==)
(32) « Il serait dans l'embarras » traduit le grec aporein, verbe formé sur le mot aporos, d'où vient le mot français « aporie » et le qualificatif d'« aporétiques » que l'on donne parfois aux dialogues de Platon où Socrate semble chercher avec un ou plusieurs interlocuteurs la définition de quelque concept sans parvenir à la trouver au terme du dialogue (par exemple la piété dans l'Euthyphron, le beau dans l'Hippias majeur, le courage dans le Lachès, etc.) Le fait d'aporein, c'est le fait d'être aporos, c'est-à-dire dans une situation sans poros, sans « issue », sans passage pour sortir (c'est de poros que vient le mot français « pores »). On est dans une situation d'aporia lorsqu'on est dans une situation dont on ne sait pas comment se sortir. Pour le Socrate de Platon, cette situation d'aporia est une étape nécessaire pour pouvoir progresser vers la vérité, et c'est ce que laisse entendre ici la description du processus éducatif qui est donnée dans l'allégorie. (<==)
(33) Socrate oppose ici « les [choses] vues auparavant (ta tote horômena) » à « celles maintenant
montrées (ta nun deiknumena) ». Après avoir pris soin, dans la présentation du cadre de l'allégorie de décrire précisément les différents éléments en jeu, les statues dépassant du mur, leurs porteurs, ces hommes (anthrôpous) cachés par le mur, le feu et les ombres qu'il produit des statues dépassant du mur et des prisonniers enchaînés, dès qu'il commence à évoquer le prisonnier libéré, il cesse d'appeler ces différents éléments par leur nom et les désigne toujours par des périphrases. Il est d'abord question de « ce dont auparavant il voyait les ombres (ekeina hôn tote tas skias heôra) » pour dire que le prisonnier libéré « serait incapable de [le] voir distinctement (adunatoi kathoran) », puis de « chacune des [choses] qui passent (hekaston tôn pariontôn) », non pas pour dire qu'il les voit, mais qu'on les lui montre (deiknus) pour lui demander ce que c'est (ho ti estin), dans une phrase interrogative qui suggère qu'il serait bien en peine de répondre, et maintenant, Socrate ne désigne même plus les ombres par leur nom mais seulement comme « les [choses] vues auparavant (ta tote horômena) » par opposition à
« celles maintenant
montrées (ta nun deiknumena) », qui, elles, ne sont pas dites vues, mais seulement montrées. Et, dans sa réplique suivante, il opposera « ce qu'il [le prisonnier libéré] est capable de voir distinctement (ekeina ha dunatai kathoran) » à « ce qui est montré (tôn deiknumenôn) ». Tout ce vocabulaire, à l'exception du mot skias (« ombres ») utilisé dans la première expression, fait donc abstraction des spécificités de l'allégorie et constitue un langage qui peut s'appliquer sans changements à ce dont l'allégorie essaye de nous donner une image. Même l'expression « chacune des [choses] qui passent (hekaston tôn pariontôn) » est suffisamment générale pour pouvoir s'appliquer dans le contexte de notre vie de tous les jours. L'opposition est donc entre des « réalités » qu'on est capables de voir, désignées une seule fois au début par le mot « ombres » pour faire le lien avec le vocabulaire de l'allégorie, et aussi avec celui de l'analogie de la ligne, où ce même mot servait à désigner, en 510a1, le premier type de ce que Socrate disait désigner par le mot eikones (« images »), avant qu'il mentionne les reflets sur les eaux et autres surfaces réfléchissantes (cf. 509e1-510a3), que l'on va retrouver dans la suite de l'allégorie, une fois sortis de la caverne, et des « réalités » d'un autre ordre qui, elles, ne sont pas vues distinctement, mais seulement (dé)montrées (désignées par trois fois à l'aide de formes diverses du verbe deiknuni, dont j'ai précisé le registre de sens à la note 30) et dont Socrate ne nous dit jamais explicitement ce qu'elles sont en elles-mêmes, mais qu'il décrit seulement comme étant ce dont on voyait les ombres, par une formule qui n'est pas sans rappeler celle par laquelle, toujours dans l'analogie de la ligne, il opposait, au terme de sa description des deux sous-segments du visible, « ce qui a été
rendu semblable (to
homoiôthen) » à « ce à quoi il a été rendu
semblable (to hôi hômoiôthè) » (510a10), puisque ce dont les prisonniers voient les ombres, c'est bien ce à quoi les ombres ont été rendues semblables, ou du moins ressemblantes.
Mais, en même temps qu'elle est une manière de ne pas utiliser le vocabulaire propre de l'allégorie, cette manière de faire est aussi une invitation à nous mettre dans la peau du prisonnier libéré. Pour nous présenter le cadre de son allégorie, Socrate a été obligé de nous situer dans un premier temps à un niveau
qui n'est pas celui du prisonnier dont il nous décrit maintenant le comportement : nous savons déjà, nous, lecteurs, que ce que voyait le prisonnier, ce n'était que des ombres, et nous savons de quoi c'était des ombres (les statues dépassant du mur), comment étaient produites ces ombres (par la lumière du feu) et aussi que ce qui fait bouger ces statues, ce sont des « hommes (anthrôpous) » cachés par le mur. Mais si maintenant nous oublions tout cela pour nous mettre à la place du prisonnier dont il nous décrit le progrès en nous supposant à chaque étape ne pas en savoir plus que lui à ce point de l'histoire que nous conte Socrate, la situation est totalement différente. Au début de l'histoire, le prisonnier n'a jamais rien vu d'autre que les ombres ! Il ignore l'existence même des statues et la présence du feu derrière lui et elles. Comment, pour lui, ce qu'il avait pris l'habitude d'appeler « homme », ou « cheval », avec ses compagnons enchaînés, serait-il autre chose que les ombres auxquelles ils avaient convenu de donner ces noms (nomizein onomazein, cf. 515c2 et note 17) ? Et si c'était cela, et cela seulement, « hommes » et « chevaux », il n'y avait pour eux rien de caché de ces réalités, et ils pensaient donc percevoir par la vision de ces ombres la « vérité (alètheia) » complète, le dévoilement (sens étymologique de alètheia, cf. note 18) exhaustif de ce à quoi ils donnaient ces noms. C'est très exactement ce que nous fait remarquer Socrate en 515c1-2, lorsqu'il dit « ceux-là ne pourraient tenir pour le vrai (to alèthes) autre chose que les ombres des objets fabriqués ». Pour prendre conscience que les ombres ne sont pas les réalités dont elles ne sont que des images bien imparfaites, il ne suffit pas de se retourner et de voir, en se protégeant de la lumière directe du feu, les statues qu'on en voit qu'en contre-jour (cf. note 25), il faut encore découvrir les lois de l'optique, ou à tout le moins ce qui permet de comprendre ce qu'est une ombre et comment cette ombre peut être produite par la lumière du feu, et il faut encore faire le lien entre chaque statue et l'ombre qu'elle projette sur la paroi de la caverne qui fait face aux prisonniers, ce qui requiert que l'on regarde alternativement les statues et la paroi, qui sont dans deux directions opposées tant que le prisonnier reste à proximité de l'endroit où il était enchaîné, ou qu'on prenne un recul suffisant pour parvenir à voir simultanément les statues et leurs ombres en se déplaçant, non pas vers le mur et le feu, mais latéralement par rapport à eux et aux prisonniers restés enchaînés (pour le dire dans le langage de l'allégorie). Et ce n'est que lorsqu'on a pris conscience de la différence entre original et « image » (ici « ombre »), c'est-à-dire entre le premier et le second sous-segment du visible de l'analogie de la ligne, et qu'on a pu faire le lien entre un original particulier et une image particulière que l'on commence à comprendre que l'image n'est pas le tout de la chose dont elle n'est qu'une image et ne nous en dévoile donc pas l'exhaustivité, qu'elle n'est pas toute la « vérité » sur elle, mais un point de vue partiel et limité. Mais une fois arrivés à ce point, nous ne sommes pas encore capables de réaliser que ces statues elles-mêmes, ces andriantas, à supposer qu'on ait pu, dans le contre-jour et moyennant quelques efforts, en distinguer les traits et en détailler plus que leurs simples contours reproduits par les ombres, ne sont encore que des « images » d'autre chose que nous ne pouvons voir, ces anthrôpous (« hommes ») qui restent cachés par le mur. Pour nous donc, si nous nous imaginons dans la situation de prisonniers libérés mais encore au fond de la caverne, tout se définit par référence à ce à quoi nous sommes habitués depuis toujours, les ombres, c'est-à-dire les données immédiates de la vue (et des sens en général) : les ombres ne sont pas les ombres des statues, ce sont les statues qui sont ce dont on voie les ombres. Spontanément, pour la plupart d'entre nous, l'homme n'est pas d'abord un organisme complexe maintenu en vie par un cœur qui fait circuler dans un réseau d'artères et de veines du sang qui doit constamment renouveler son oxygénation dans les poumons où va l'air qu'on inspire et d'où vient l'air qu'on expire, être filtré par les reins qui envoient les impuretés qu'ils retiennent vers la vessie dont vient l'urine qu'on expulse régulièrement par la miction, être renouvelé par le produit de la décomposition des aliments que l'on ingère par un appareil digestif qui fait transiter ces aliments de la bouche à l'anus via l'estomac et les intestins, et qui sert à entretenir les muscles et leur fournir l'énergie nécessaire à leur fonctionnement pour qu'ils nous permettent de nous mouvoir, le tout commandé par un cerveau logé dans notre crâne, dont part une multitude de nerfs qui contrôlent toutes les parties de notre corps, à commencer par les organes des sens, yeux pour voir, oreilles pour entendre, mains pour toucher, nez pour sentir et langue pour reconnaîtrre le goût des aliments, cerveau qui, en fin de compte, nous sert aussi à penser (les statues d'hommes de l'allégorie) ; et l'homme est encore moins l'enveloppe d'une « âme » immatérielle que personne n'a jamais vue avec ses yeux (les hommes porteurs cachés par le mur), mais tout simplement une silhouette colorée (les ombres de l'allégorie) dans laquelle nos yeux distinguent une tête recouverte à son sommet de plus ou moins de cheveux et équipée d'un nez, d'une bouche, de deux yeux et de deux oreilles, un tronc, deux bras avec des mains au bout et deux jambes avec des pieds au bout. C'est cela et cela seul qu'on voit et, sauf exceptions (observation d'un blessé à la guerre ou suite à un accident, opération pour un chirurgien), tout le reste, c'est-à-dire l'« intérieur » ne nous est pas visible, et le nôtre encore moins que celui de tiers. Il nous est tout au plus expliqué, décrit avec des mots et des images par d'autres qui l'ont étudié et, pour certains, ont pu en voir certaines parties dans le cadre d'opérations ou de dissections de cadavres, ou ont raisonné par analogie à partir d'examens d'animaux, mais, pour la plupart d'entre nous, cette « connaissance » repose sur la confiance (pistis, le pathèma associé par Socrate au second sous-segment du visible à la fin de l'analogie de la ligne) que nous avons en les dires et les travaux des « scientifiques » (et nous sommes aujourd'hui infiniment plus « gâtés » en la matière que les contemporains de Socrate et Platon). Même lorsque, à l'occasion d'une échographie, je vois battre mon cœur, ce n'est pas mon cœur que je vois, mais une image sur l'écran de la machine utilisée par le médecin et, pour « croire » que cette image est bien celle de mon cœur, il me faut faire confiance à la validité des travaux de ceux qui ont étudié la propagation des ultrasons dans le corps humain, de ceux qui ont conçu les dispositifs électroniques producteurs et récepteurs d'ultrasons, de ceux qui ont conçu les divers composants de ces dispositfs, transistors, circuits intégrés, etc., de ceux qui ont conçu les dispositifs capables de numériser les données analogiques issues de ces autres dispositifs pour les rendres utilisables par les ordinateurs inclus dans la machine, de ceux qui ont théorisé et de ceux qui ont conçu ces ordinateurs, de ceux qui les ont programmés, de ceux qui ont conçu les écrans d'affichage, etc., et tout cela pour n'arriver encore qu'à une image dont la contemplation ne consitue pas le fait de « voir distinctement (kathoran) » mon cœur, qui, de toutes façons, n'est encore qu'une petite partie de mon « intérieur » matériel. Ce que me « montre (deiknunai) », ce que m'explique (autre sens possible de deiknunai, cf. note 30) le médecin qui m'examine, n'est en fin de compte que l'aboutissement de longues suites de raisonnements et de théories qui ne doivent pas grand chose à la vue et à la plupart desquelles le médecin lui-même doit faire confiance, faute de les maîtriser personnellement. Et finalement, nous ne pensons pas l'image que nous donne des hommes et de nous-mêmes notre vue comme l'extérieur, l'enveloppe externe de cet organisme complexe, mais au contraire toute cette « machinerie » comme l'intérieur de l'homme tel qu'il est vu par nos yeux, comme ce qui se (dé)montre lorsqu'on passe de la perception bidimensionnelle que nous permet la vue à l'appréhension tridimensionnelle de ce qui la sollicite, c'est-à-dire, pour revenir au langage de l'allégorie, des ombres aux statues.
Cette première étape du progrès du prisonnier libéré met donc en évidence une première relation d'original à image, celle qui dans l'analogie de la ligne, justifie la distinction entre les deux sous-segments du visible, entre les deux pathèmata (« affections ») que sont l'eikasia (mot que j'ai traduit dans l'analogie, faute de mieux, par « conjecture » mais qui dérive du mot eikôn (« image ») via le verbe eikazein (« faire une image, représenter, figurer, imaginer ») et la pistis (« confiance ») (cf. 511d6-e3 et note 75 à ma traduction de l'analogie), mais laisse encore dans l'ombre une autre relation d'image à original, celle qui voit dans les objets du monde visible, dans les statues donc dans le langage de l'allégorie, des images de réalités intelligibles (les hommes cachés par le mur, qu'on va retrouver, non pas derrière le mur, mais une fois sortis de la caverne). (<==)
(34) « Vers la lumière elle-même » traduit le grec pros auto to phôs, qui, pour un habitué de Platon, a des résonnances particulières. Auto to ***, (« le *** lui-même ») où *** est en général un adjectif substantivé (par exemple auto to agathon (« le bon lui-même ») en 534c4), est en effet une formule dont la plupart des commentateurs font un quasi-synonyme de eidos et idea pour désigner ce qu'ils appelent la « forme/idée » platonicienne (ainsi, pour eux, auto to agathon (« le bon lui-même ») et hè tou agathou idea (« l'idée du bon », cf. 517b8c1, 534b9-c1) sont synonymes). Même si je ne suis pas d'accord avec cette manière de voir (pour les raisons de ce désaccord et la manière dont je comprend ces formules comme distinctes d'eidos et d'idea, voir le note 17 et 61 de ma traduction de République X, 595c7-598d6, sous le titre « Les trois couches (lits) »), il n'en reste pas moins que cette formulation interpelle. Il semble évident qu'il faut la comprendre ici au premier degré (on force le prisonnier à regarder vers « la lumière elle-même », traduction mot à mot du grec auto to phôs, et non pas seulement dans sa direction vers les objets qu'elle éclaire), et non pas comme suggérant une quelconque « idée de lumière », mais en même temps, on peut se demander de quelle lumière parle ici Socrate. Car depuis qu'il a commencé à décrire la libération du prisonnier, il n'a jamais utilisé le terme « feu (pur) », mais uniquement le mot phôs (« lumière »), en 515c8, pour dire que le prisonnier libéré est contraint d'« élever son regard vers la lumière (pros to phôs) », dont les scintillements l'empêchent de voir distinctement ce dont il voyait auparavant les ombres, cohérent en cela avec ce que je faisais remarquer à la note 33, qu'il n'utilise plus le vocabulaire spécifique de l'allégorie, mais des termes applicables aussi bien à l'allégorie en tant qu'image qu'à la situation que cherche à imager l'allégorie. Si, dans ce précédent emploi, la lumière en cause est très certainement celle du feu, qui peut effectivement l'empêcher de bien voir les statues, la question peut se poser de savoir si c'est encore de la même lumière qu'il est ici question. Si en effet c'est le cas, la contrainte qui lui est imposée ici semble redondante avec celle qui lui était imposée au début, sauf à supposer que, la première fois, il s'agit seulement pour lui de tourner son regard vers la direction d'où vient la lumière du feu, sans voir encore le feu lui-même, qui lui reste caché par le mur, et que maintenant, on veut le forcer à regarder le feu lui-même d'un point où il ne lui est plus caché par le mur (ce qui n'implique pas qu'il passe de l'autre côté du mur, puisque le feu est en hauteur par rapport à la route et au mur). Mais on peut aussi se demander si le prisonnier libéré n'est pas maintenant dans une position qui lui permette de voir l'ouverture de la caverne vers l'extérieur, dont on a dit qu'elle s'étendait sur tout le côté de la caverne, et si on ne lui demande pas là de regarder vers la lumière extérieure, lumière naturelle et non plus artificielle comme celle du feu. C'est en effet aussitôt après qu'on va le tirer vers l'extérieur et cette première prise de contact avec la lumière extérieure pourrait être le moyen de lui faire prendre conscience qu'il y a une sortie à la caverne et un monde extérieur bien plus lumineux, pour lui donner, sinon l'envie, du moins le courage, d'entreprendre l'escalade vers ce monde extérieur. Il s'agirait alors, d'une manière encore très modeste, de sa première prise de contact avec l'idée du bon que matérialise dans l'allégorie le soleil extérieur, non pas en vue directe, bien sûr, mais à travers ses effets perceptibles dans le monde de la caverne. Là encore, Platon nous laisse libres de le comprendre d'une manière ou de l'autre, tout comme il nous laisse libres de supposer que le prisonnier passe derrière le mur avant d'entreprendre l'escalade vers l'extérieur ou de penser que, maintenant qu'il a vu la sortie, ça ne l'intéresse plus d'aller voir derrière le mur, ou que tout simplement son guide qui, lui, en sait plus, attache plus d'importance à ce qu'il découvrira à l'extérieur qu'à ce qu'il pourrait voir derrière le mur, à supposer que cela lui soit possible. (<==)
(35) « ... que ses yeux lui feraient mal, ... » : cette réplique continue la phrase commencée par Socrate dans sa réplique précédente par « Ne penses-tu pas... », proposition principale qui est ici sous-entendue avant une succession de propositions infinitives qui continuent celles qui terminent la réplique précédente : « ...qu'il serait dans l'embarras (aporein)... », « ... qu'il croirait (hègeisthai)... », et maintenant, « ...que ses yeux lui feraient mal (algein)... », « ...qu'il se déroberait (pheugein)... », « ...qu'il tiendrait (nomizein)... » (<==)
(36) « Réellement plus clair » traduit le grec tôi onti saphestera. Tôi onti est une formule adverbiale construite sur le participe présent du verbe einai (« être »), qui nous maintient dans le vocabulaire de l'ontologie. Saphestera est le comparatif neutre pluriel de l'adjectif saphès, qui veut dire « clair, manifeste, évident, véritable, sûr, digne de confiance ». Cet adjectif, plus qu'alèthès qu'on a rencontré plus haut (515c2) pour dire « vrai », insiste sur la dimension « visuelle » de l'évidence, qui est justement en jeu dans le jugement des prisonniers sur les ombres et dans la difficulté qu'a le prisonnier libéré à voir distinctement ce qui lui est montré dans une lumière trop « éblouissante ». (<==)
(37) « Quelqu'un le tirait de force » traduit le grec helkoi tis auton biai. L'intervention d'un tiers, toujours indéterminé (tis), est ici plus pressante. Il est même question d'employer la force, bia. Pourtant, c'est justement au moment où il est question de quitter ce qui, dans l'allégorie, représente le « monde sensible », pour s'élever vers le domaine de l'intelligible que Platon mentionne la force physique et non plus la simple « nécessité » qui pourrait être « naturelle (phusei) ». Faut-il voir là une discrète allusion à Bia, l'une des filles de Styx, qui, selon Hésiode (Théogonie, 383-388), avec sa sœur Nikè (Victoire) et ses frères Zèlos (Zèle) et Kratos (Pouvoir), ne quitte jamais les côtés de Zeus, et qui est mise en scène avec son frère Kratos au premier acte du Prométhée enchaîné d'Eschyle pour aller, sur ordre de Zeus, enchaîner Prométhée à son rocher ? Ou bien, plutôt que de cette Force qui peut enchaîner l'homme qui tente de tromper les dieux, ne s'agirait-il pas ici de la « force » du raisonnement, du « logos » qui nous est donné par le dieu créateur pour nous permettre justement de nous élever vers le divin si l'on met tout son Zèle dans la recherche, et de rejoindre Zeus au sommet du mont Ida, comme l'Athénien des Lois et ses deux compagnons ?... L'allégorie transpose dans l'ordre physique ce qui se situe dans l'ordre intelligible, et il est donc normal que les termes utilisés en gardent les traces. La « force » dont il est ici question pourrait bien être celle que, dans l'Apologie, Socrate dit qu'on lui prête, et qui lui permettrait « de rendre plus fort l'argument plus faible (ton hèttô logon kreittô poiôn) » (Apologie, 18b8-c1 et 19b5-c1 ; notons au passage que, dans cette formule qui renvoie aux Nuées d'Aristophane, Socrate parle de logon « plus faible » et « plus fort » là où Aristophane parlait de logon « juste (dikaion) » et « injuste (adikon) » --voir Nuées, 889, sq.--, ce qui change complètement la perspective, et lui rend en fin de compte parfaitement applicable une aptitude qui, chez Aristophane, est aux antipodes du Socrate de Platon) ; ce pourrait bien être celle qui lui permet, dans le Gorgias, de réduire au silence un Calliclès qui en appelle à la loi du plus fort en n'hésitant pas à appeler la force d'Héraclès à la rescousse contre la loi imposée par les faibles (voir Gorgias, 484a-c), et de le « forcer » à écouter sans broncher sa conception de l'« excellence (aretè) » et du juste en l'homme. (<==)
(38) « Tout
au long de la montée rocailleuse et escarpée » traduit
le grec dia tracheias tès anabaseôs kai anantous. Anabasis
désigne plutôt l'action de monter, l'ascension, que le chemin par
lequel on monte, alors que les adjectifs qui qualifient cette anabasis
s'appliquent plutôt au chemin : trachus veut dire « rude,
rocailleux, raboteux », et anantès veut dire « montant,
escarpé ». Le terme français « montée » a l'avantage
d'avoir les deux sens et de pouvoir désigner aussi bien l'action de monter
que le chemin qu'elle emprunte. Reste que, malheureusement, les adjectifs associés
tirent le sens vers celui de « chemin ». Ce qu'il faut retenir malgré
tout, c'est que ce dont parle ici Socrate, c'est à la fois du chemin
suivi et de son ascension par le prisonnier libéré, et qu'une
fois encore, Platon semble vouloir attirer notre attention sur les processus,
sur les actions du prisonnier plus que sur le « paysage » et
l'environnement : la méthode qu'il semble privilégier pour
cela consiste à associer, comme ici, et comme déjà au début,
quand il parlait d'oikèsei spèlaiôdei, d'« habitation
ressemblant à une caverne » (voir note 8),
des noms d'actions à des adjectifs descriptifs de l'environnement de
ces actions.
Cette anabasis, c'est l'élévation de notre esprit qui prend progressivement conscience de ce que le réel ne se limite pas à ce qui est perceptible par nos sens, de ce que l'homme ne se limite pas à un amas de cellules maintenues en vie par des processus physico-chimiques complexes, de ce que l'intelligibilité du langage n'est pas le seul fait de conventions changeantes passées entre des groupes d'hommes parlant la même langue, mais renvoie à des réalités transcendantes derrière les mots qu'ils emploient.
(<==)
(39) « La lumière du soleil », quelques mots auparavant, traduisait mot-à-mot le grec to tès hèliou phôs. Ici, « l'éclat [du soleil] » traduit le mot grec augès, qui, à lui tout seul, veut dire « lumière éclatante », et particulièrement celle du soleil. Alors que, tant qu'on était encore dans la caverne, c'est-à-dire dans le monde visible et matériel, Socrate faisait des efforts pour éviter le vocabulaire analogique propre à l'allégorie et, par exemple, parlait de la lumière, sans préciser qu'il s'agissait de celle du feu ou des ombres en les appelant « ce qu'il est capable de voir distinctement », c'est-à-dire cherchait à tirer le discours dans le sens de l'abstraction, dès qu'il commence à évoquer la démarche intellectuelle qui nous permet de sortir de la caverne et de progresser dans le monde extérieur, image de l'ordre intelligible, il cherche au contraire à imager, à « concrétiser », son discours, en parlant de force physique, d'escalade, de soleil pour évoquer le caractère contraignant des raisonnements bien menés, la difficulté de la démarche qui nous mène vers l'idée du bon (hè tou agathou idea) et cette idée ou ce qui est à l'origine de celle-ci. (<==)
(40) « Des [choses] maintenant dites vraies » traduit le grec tôn nun legomenôn alèthôn. Encore une tournure impersonnelle passive qui ne permet pas de savoir qui qualifie de « vraies » les choses dont on parle, ni d'ailleurs quelles sont ces « choses », le mot « choses » lui-même étant ajouté dans la traduction pour rendre acceptable en français une tournure grecque qui se contente de substantiver à l'aide de l'article tôn une proposition composée seulement d'un participe présent passif (legomenôn) précédé d'un adverbe (nun) et suivi d'un adjectif (alèthôn), au prix d'une « chosification » qu'il faut essayer d'oublier en acceptant que ce mot « choses » puisse renvoyer aussi bien des « choses » matérielles qu'à des êtres vivants ou même à des abstractions. Tôn legomenôn (« les dits ») renvoie-t-il aux discours « contraignants » de celui qui emploie la « force » (du raisonnement) pour « tirer le prisonnier à la lumière du jour » ? Ou bien aux propos qu'échangaient Glaucon et Socrate à l'instant (l'adverbe grec nun peut aussi bien concerner le présent, signifiant alors « maintenant », que le passé proche, signifiant alors « tout à l'heure, à l'instant », ou encore l'avenir proche, signifiant alors « à partir de maintenant, désormais »), lorsqu'à la fin de l'analogie de la ligne, qui précède immédiatement l'allégorie de la caverne, Socrate suggérait une « analogie » justement (ana logon, 511e2) en ce qui concerne les différents segments de la ligne, entre degré de « vérité (alètheias) » et degré de « clarté (saphèneias) » ? On pourrait aussi bien traduire en effet « ...de ce qu'ils [les personnages de l'allégorie] appellent désormais vrai » que « ...de ce que nous [Socrate et Glaucon qui discutent] appelions à l'instant vrai ». Ce qui est sûr, c'est qu'au fur et à mesure de la progression vers la « lumière » et la clarté, la notion de « vrai » se déplace, comme le laissait entendre Socrate à la fin du livre VI, puisque chaque nouvelle étape nous « dévoile » (cf. note 18 sur le sens premier d'alèthès et alètheia) une compréhension plus englobante des mêmes réalités : la vue des statues nous a fait comprendre que les ombres que nous appelions « hommes », qui étaient les seules choses que nous connaissions au départ, n'étaient que des ombres de statues d'hommes (andriantas), et la découverte des hommes dont il va bientôt être question à l'extérieur de la caverne, va nous faire comprendre que les statues qui constituaient notre nouvelle compréhension d'« homme », n'étaient encore que des statues d'hommes, pas des hommes au sens plein du terme. (<==)
(41) Le mot grec traduit ici par « tout de suite », exaiphnès, est le même qui, en 515c6, était traduit par « subitement ». Alors que la « libération » initiale du prisonnier pouvait se produire exaiphnès (« subitement ») par une sorte de « déclic » (cf. note 24), qui n'était que la mise en branle de l'esprit résultant de l'étonnement (le début de la philosophia selon Théétète, 155d2-3) devant tel ou tel phénomène naturel perçu par nos sens, l'appréhension des réalités de l'ordre intelligible ne peut être que le résultat d'un long effort de réflexion, que va illustrer Socrate dans la suite de son allégorie. On ne « voit » pas l'âme humaine tout d'un coup ! (<==)
(42) « Accoutumance » traduit le mot grec sunètheia, composé du préfixe
sun- (avec) et d'un substantif formé sur le mot èthos, « habitude, usage, coutume, manière d'être, caractère » (dont vient le mot français « éthique »), ètheia, qui n'existe pas dans les dictionnaires en tant que mot à part entière (ètheia existe en tant que féminin d'un adjectif, ètheios, terme d'amitié qui signifie « très cher, chéri » à partir de l'idée de quelqu'un que l'on fréquente de manière habituelle, et on va trouver en 518a7, dans le commentaire de l'allégorie, le mot aètheia, formé par adjonction du alpha privatif devant ètheia, dans le sens de « manque d'habitude » ; cependant, pour une possible utilisation par Platon du mot ètheia, soit qu'il s'agisse d'un mot ancien tombé en désuétude dans laisser de traces dans les textes parvenus jusqu'à nous, soit qu'il s'agisse d'un néologisme forgé pour l'occasion par lui, dans un sens pratiquement équivalent à sunètheia, en 532c1, dans un membre de phrase dont le texte reçu pose problème malgré l'unanimité des manuscrits, mais qui est clairement un rappel de cette réplique de Socrate décrivant l'arrivée du prisonnier hors de la caverne dans le cadre plus large d'un rappel de l'allégorie de la caverne, voir la note 20 à ma traduction de la section intitulée « Définition du dialegesthai » ). On trouve
donc réunies dans sunètheia les idées de communauté, de fréquentation renforcées par le préfixe sun-,
et celle d'habitude. Mais ce n'est pas tant l'habitude acquise que désigne Socrate par ce mot, mais le processus qui permet d'acquérir cette habitude, ici donc de s'habituer progressivement à la lumière ambiante pour parvenir à voir distinctement (kathorôi, en 516a6) d'abord les choses les moins lumineuses, puis petit à petit des choses de plus en plus lumineuses jusqu'à pouvoir diriger son regard (prosblepôn, en 516a9) vers le soleil lui-même, ce qui justifie la traduction par « accoutumance » de préférence à celle par « habitude » que j'avais utilisé dans les précédentes versions de cette page. C'est donc tout le processus que va décrire la réplique dans son ensemble auquel renvoie le mot sunètheia qui l'ouvre : dans le texte grec, en effet, sunètheias est le premier mot de la réplique de Socrate, dont le dernier mot est hèliou (« du soleil »), qui désigne ce qui, dans l'imagerie de l'allégorie, figure le bon (to agathon). Notons encore que sunètheia peut aussi bien évoquer la « fréquentation » habituelle de ce qui est donné à voir hors de la caverne que le fait de vivre ensemble ou de fréquenter de manière habituelle d'autres personnes, par exemple pour discuter de ce que l'on « voit » (n'oublions pas que la vue est ici, dans cet extérieur de la caverne qui représente l'intelligible, une « vue » de l'esprit, représenté figurativement par le prisonnier).
On va retrouver la
sunètheia en 517a2 dans le processus inverse, celui qui sera nécessaire au prisonnier retournant dans la caverne pour s'habituer à l'obscurité et être de nouveau capable de discerner les ombres, et, à cette occasion, Socrate insistera sur le fait que cette adaptation de la vue aux conditions de luminosité différentes de celles auxquelles on était jusque là habitué (passage de l'obscutié à la pleine lumière ou le contraire) requiert beaucoup de temps. Il reviendra plus en détail sur ce double processus d'accoutumance dans son commentaire de l'allégorie, en 517d4-518b4, où l'on trouve l'expression hikanôs sunèthès genesthai (« devenir convenablement accoutumé ») en 517d7 et le mot aètheia (« manque d'accoutumance ») en 518a7, mot où c'est le alpha privatif qui a pris la place du préfixe sun- devant la racien ètheia (ce qui montre que, si le mot ètheia lui-même n'existait pas ou plus du temps de Platon, son contraire, aètheia, lui, existait bel et bien, même si Perseus n'en recense que 7 occurences, dont 4 chez Platon, les trois autres étant chez Euripide et Thucydide, contemporains de Socrate et Platon, et chez Pausanias, auteur plus tardif). (<==)
(43) « Pour peu qu'il ait l'intention de voir par lui-même les [choses] d'en haut » traduit le grec ei melloi ta anô opsesthai. Opsesthai est l'infinitif futur moyen du verbe horan (« voir »). Le moyen indique l'intérêt personnel pris par le sujet dans l'action impliquée par le verbe, son implication directe dans cette action. C'est ce que je cherche à rendre ici en ajoutant « par lui-même » à « voir », car il me semble qu'ici, cette nuance de sens est particulièrement importante : on peut « forcer » le prisonnier à escalader la paroi de la caverne pour le tirer au grand jour, c'est-à-dire l'amener par le raisonnement au point où il se rend compte qu'on ne peut tout expliquer en se limitant à une conception strictement matérialiste du monde (l'intérieur de la caverne, l'ordre du visible/sensible), mais on ne peut l'obliger à « voir » avec les yeux de l'esprit ce qui n'est pas perceptible par les sens. Il y a un moment où les efforts des éducateurs atteignent leurs limites et où l'élève est face à lui-même et doit s'impliquer personnellement, faire siennes les conclusions auxquelles mènent ces raisonnements, « voir par lui-même » ce qu'on ne peut que lui montrer, et, s'il n'a pas envie de le voir, on ne pourra pas le forcer à voir. C'est pourquoi le conditionnel (ei, « si, pour peu que » renforcé par l'emploi du verbe mellein, « avoir l'intention de », à l'optatif) combiné au moyen du verbe signifiant « voir » prend ici la place de la simple force physique (bia, cf. note 37) qui accompagnait l'ascension hors de la caverne.
Ce qu'il s'agit de voir est désigné de manière globale par l'expression ta anô, mot-à-mot « les
en haut », tournure grecque usuelle qui associe un article (ici neutre
pluriel ta) et un adverbe. L'adverbe anô s'utilise souvent
au sens figuré soit pour parler du ciel, en particulier considéré
comme la demeure des dieux, par rapport à la terre, demeure des hommes,
ou la terre, considérée comme la demeure des vivants, par rapport
aux enfers, demeure souterraine des morts. Le haut est utilisé ici analogiquement pour désigner l'ordre intelligible par rapport à l'ordre visible/sensible. Mais ce n'est pas une raison pour en faire un « ciel » des « idées pures » qui serait comme un autre monde distinct du nôtre. Il y a continuité entre l'intérieur et l'extérieur de la caverne et le tout ne forme qu'un seul « monde ». Le « bas », c'est l'intérieur de la caverne, et le « haut », c'est l'extérieur. (<==)
(44) Le mot
traduit ici par « images » est eidôla, pluriel de
eidôlon, dont vient le français « idole ». Eidôlon
est dérivé de eidos, « aspect extérieur, forme,
apparence », lui-même dérivé d'une des formes du verbe
horan, « voir » (cf. note 6). En grec, eidôlon
peut vouloir dire « simulacre, fantôme », ou « portrait », d'un dieu en particulier (d'où le français « idole » lorsqu'on
pense que la statue n'est statue de rien de réel), ou, comme ici, image
réfléchie dans un miroir ou dans l'eau, ou encore image formée
dans l'esprit, imagination.
Ici, le mot vient immédiatement après une référence aux ombres (skias)
et fait partie de l'expression en tois hudasi ta te tôn anthrôpôn kai ta tôn allôn eidôla (« les images dans les eaux des hommes
et les des autres [choses] »), ce qui nous renvoie à l'expression legô de tas eikonas prôton men tas skias, epeita ta en tois hudasi phantasmata ( « j'appelle en effet images, tout d'abord d'une part les ombres, ensuite les reflets dans les eaux ») en 509e1-510a1 dans l'analogie de la ligne, par laquelle Socrate précise ce qu'il appelle eikones (« images ») lorsqu'il décrit le premier sous-segment du visible. Or le seul mot qui a changé entre ici et l'analogie, c'est le mot eidôla, qui a pris la place de phantasmata, mot de sens voisin que j'avais alors traduit par « reflets » du fait du contexte. Et ces phantasmata sont donnés par Socrate comme exemples d'eikônôn, mot que j'avais alors traduit par « images » (sur ce mot, cf. note 13 à ma traduction de l'analogie de la ligne). C'est d'ailleurs phantasmata qui revient quelques lignes plus loin dans l'allégorie, toujours pour parler de « reflets dans les eaux », lorsque Socrate va dire du prisonnier libéré qu'il sera finalement capable de voir « le soleil, non pas des reflets de lui dans les eaux ou en quelque autre place (ton hèlion, ouk en hudasi oud' en allotriai hedrai phantasmata autou) ». Et c'est encore phantasmata qui sera utilisé dans le rappel de l'allégorie de la caverne que fera Socrate en 532b6-c2, lorsqu'il évoquera « l'habituation en ce qui concerne les reflets dans les eaux (pros de ta en hudasi phantasmat' ètheia) » (sur ma lecture de ce passage controversé et sa traduction utilisant un néologisme, voir la note 20 à ma traduction de la section que j'ai intitulée « Définition du dialegesthai »).
Ces trois mots, eikôn (dont eikones est le pluriel), eidôlon (dont eidôla est le pluriel) et phantasma (dont phantasmata est le pluriel) ont des sens très voisins :
- pour eikôn, le Bailly donne comme sens I. « image », d'ou 1. « image, portrait (tableau, statue, etc.), 2. « image réfléchie dans un miroir », 3. « simulacre, fantôme », 4. « image de l'esprit », II. « ressemblance, similitude » ;
- pour eidôlon, il donne les sens « reproduction des traits, image », particulièrement 1. « simulacre, fantôme », 2. « image, portrait », et postérieurement « image d'un dieu, idole », 3. « image réfléchie (dans l'eau, dans un miroir) », 4. figurativement « image conçue dans l'esprit » d'où « imagination » ;
- pour phantasma, il donne les sens 1. « apparition, vision, songe », 2. « image offerte à l'esprit par un objet », d'où « image sans consistance, apparence », 3. « spectre, fantôme », 4. « phénomène dans le ciel, chose extraordinaire, prodige » (ce dernier sens se retrouvant dans le français « fantastique », dérivé de l'adjectif grec phantastikos de même racine que phantasma ».
Tous ont des sens qui tournent autour de celui d'« image » sans se limiter à la notion d'image exclusivement visuelle, mais incluant le sens analogique d'image formée par l'esprit, et aussi à l'opposé celui de « fantôme ».
On voit par les exemples cités qu'ils sont jusqu'à un certain point interchangeables puisque, dans l'analogie de la ligne, Socrate utilise le mot phantasmata pour parler d'une catégorie particulière d'eikones, les reflets, listés à côté des « ombres (skias) » et que, dans l'allégorie, dans la phrase qui nous occupe ici, il substitue eidôla à phantasmata, ce qui revient à dire que ces eidôla que sont les reflets sont aussi une catégorie particulière d'eikones. Par contre, dans le Sophiste, dans le contexte d'une discussion où la problématique est quelque peu différente, l'étranger d'Élée, cherchant à placer le sophiste dans la catégorie des imitateurs, maîtres de l'eidôlopoiikèn technèn (« art des fabriquer des eidola », des « images », 235b8-9), et pour cela à préciser ce qu'il entend par« imitation (mimèsis) », distingue deux sortes d'imitations, celle qui cherche à produire des images aussi ressemblantes que possible au modèle lui-même, qu'il appelle eikastikè (technè) (235d6), qui produit des eikones (« images » dans un sens qui insiste sur la ressemblance avec le modèle, puisque le mot dérive du participe eikôs du verbe eoikenai, dont le sens premier est « ressembler à »), et celle qui cherche à reproduire le modèle en tenant compte du point de vue de l'observateur (quitte par exemple à modifier les proportions d'une statue de grande taille par rapport au modèle pour corriger l'effet de perspective pour l'observateur qui la regarde d'en bas) et cherche donc une « ressemblance » subjective et non plus objective en en prenant à l'aise avec la vérité pour plaire au public, qui produit ce qu'il désigne du nom de phantasmata (236b7), et qu'il appelle pour cette raison phantastikè (technè) (236c4), ce qui suggère qu'il considère l'eidôlon comme un genre regroupant eikones (images ressemblantes) et phantasmata (images faites pour plaire) ; mais, quelques pages plus loin, revenant sur la phantastikèn technèn (239c9-d1) du sophiste, c'est-à-dire son art de phantazein, de créer des illusions, des phantasmata, il le qualifie à nouveau d'eidôlopoion (« faiseur d'images » ; 239d2), ce qui le conduit à demander à Théétète de préciser ce qu'il entend par eidôlon (« image ») dans le sens le plus général du terme, non limité aux reflets ou aux images peintes ou sculptées, et, en passant par l'idée de eoikos (« ressemblant » ; 240b2 ; l'une des formes du participe parfait du verbe eoikenai, « ressembler à »), ils en reviennent à la notion d'eikôn (240b11), ce qui suggère cette fois que le phantasma est une catégorie d'eikôn. L'idée que le phantasma est une imitation qui prend en compte le point de vue de l'observateur se trouve déjà au livre X de la République, à la fin de l'analyse des trois types de couches//lits, pour caractériser la travail du peintre par rapport à celui de l'artisan fabriquant de lits (597e10-598c4) : Socrate insiste alors sur le fait que le peintre représente les choses telles qu'elles paraissent (hoia phainetai) et non pas telles qu'elles sont (hoia estin) (598a5), par exemple un lit vu de face ou de côté, c'est-à-dire sous un seul point de vue qui ne permet d'en représenter que certaines parties, si bien que ce que reproduit l'artiste, ne n'est que smikron ti hekaston (« un petit quelque chose de chaque [sujet] » ; 598b7), et ce petit quelque chose, Socrate le désigne par le mot eidôlon (598b8).
Cette grande proximité de sens des mots eikôn, eidôlon et phantasma, tous trois utilisables pour désigner toutes sortes d'« images », rend quasi-impossible de trouver en français des mots distincts pour les traduire de manière homogène à travers toutes leurs utilisations dans les dialogues, ou même dans un seul, ce d'autant plus que les mots français qui pourraient venir à l'esprit ont presque tous des registres de signification plus restreints (ainsi par exemple « reflets », que j'ai utilisé dans l'analogie de la ligne et dans l'allégorie de la caverne pour traduire phantasma, lorsque le contexte rend évident que c'est de cela qu'il s'agit, qui ferme le registre de sens de phantasma au cas spécifique des images produites par réflexion sur une surface réfléchissante). Il semble en fait que, si ces trois mots signifie tous trois « image », ils le font en mettant chacun l'accent sur un aspect particulier du concept d'« image » qu'on peut découvrir à travers leur étymologie :
- eikôn est, comme je l'ai dit plus haut dans cette note, un mot de la famille du verbe eoikenai, « ressembler à », dont il dérive via le participe eikôs, qui signifie « ressemblant, semblable », et à partir de là « convenable » et aussi « vraisemblable » ; l'idée première est donc celle de ressemblance entre un modèle et une image de ce modèle ; quel que soit en effet le degré de fidélité de l'image à son modèle, elle ne peut être reconnue comme image de celui-ci que si elle lui ressemble d'une certaine manière ; ainsi, même une ombre, dont Socrate fait, dans l'analogie de la ligne, une catégorie d'eikôn, reproduit plus ou moins approximativement les contours de ce dont elle est une ombre, même si c'est en en changeant les proportions selon l'angle d'éclairage et en épousant les formes de la surface sur laquelle elle se forme ;
- eidôlon est, comme je l'ai dit au début de cette note, un mot de la famille de eidos, dont le sens premier est « apparence » (celui que j'ai retenu pour le traduire uniformément dans l'analogie de la ligne (cf. note 5 à ma traduction de l'analogie de la ligne), lui-même apparenté à une racine signifiant « voir » qu'on retrouve dans l'aoriste idein du verbe horan, dont dérive idea, mot de sens voisin de eidos ; l'idée maîtresse est donc ici celle de quelque chose qui s'offre à la vue, complétée dans eidôlon par l'idée que ce qui est ainsi qualifié n'a pas de consistence, de réalité propre : alors que l'eidos est l'apparence de quelque chose qui est plus que ce qu'on en perçoit par la vue des yeux ou de l'esprit, donc une « apparence » qui nous invite à chercher plus loin par d'autres moyens, le toucher par exemple pour une « apparence » saisie par les yeux du corps, l'eidôlon peut n'être que ce que nous présente la vue et ne faire qu'évoquer pour elle, en tant qu'« image », quelque chose qui n'est pas ou plus (un fantôme, par exemple), et en tout cas pas là où on croit le voir ;
- phantasma est un mot de la famille de phainein (au moyen phainesthai), verbe qui signifie « devenir visible, se montrer, apparaître », via le verbe phantazesthai (« apparaître » ou encore « s'imaginer »), et on vient de voir, à propos du peintre du lit, comment le verbe phainesthai pouvait s'opposer au verbe einai (« être ») comme la paraître à l'être (la forme phainomenon, dont vient le français « phénomène », est le participe présent moyen ou passif de phainein) ; l'accent est sur l'idée d'apparence opposée à la réalité, ce qui explique que Socrate, ou l'étranger d'Élée du Sophiste, utilisent ce mot lorsqu'ils veulent insister sur le point de vue subjectif par rapport à l'image, l'idée qu'une image nous montre les choses telles qu'elles apparaissent à notre vue d'un point donné et dans un contexte donné, ce qui ne nous dévoile le plus souvent pas toute la réalité de ces choses.
Bref, une « image », c'est quelque chose qui partage une certaine ressemblance avec autre chose (eikôn), qui implique un « organe » (œil ou esprit) qui la perçoit mais peut être trompé (eidôlon) et qui, de toutes façons, du fait des limites qui sont les siennes, ne donne qu'une perception « subjective » de ce qui est à l'origine de cette perception, un « apparaître » et non un « être » (phantasma).
Dans ces conditions, on peut penser que le choix des mots employés par Platon dans chaque cas
est un indice de l'accent qu'il entend mettre à chaque fois sur le caractère d'image de ce à quoi il applique l'un de ces mots, l'accent pouvant alors se déplacer en fonction du contexte même lorsqu'il parle de la même chose en plusieurs endroits. On peut ainsi pressentir que qualifier un reflet d'eikôn, c'est insister sur le fait que le reflet ressemble plus ou moins à ce dont il est le reflet, que le qualifier d'eidôlon, c'est insister sur le fait qu'il est effectivement perceptible par les yeux (on ajouterait aujourd'hui, pour confirmer que ce n'est pas un pur produit de notre imagination, qu'on peut même le photographier) alors même qu'on ne peut toucher ce qu'on croit voir là où on voit le reflet, et que le qualifier de phantasma, c'est justement insister sur le fait qu'il est le produit d'un « phénomène (phainomenon) » optique qui trompe notre vue en nous faisant apparaître des choses là où elles ne sont pas. Cette grille de lecture semble parfaitement cohérente avec les fluctuations de vocabulaire constatées ici à propos des « reflets dans les eaux ».
Dans l'analogie de la ligne, le Socrate de Platon utilise le rapport entre modèle et image comme logon commun servant à diviser en deux chacun des deux segments, celui du visible et celui de l'intelligible, ce qui suppose qu'on soit capables, dans un premier temps, de bien percevoir, dans l'ordre du visible, la différence entre modèle et image, et, dans un second temps, d'en faire la transposition analogique dans l'ordre de l'intelligible. Dans cette perspective, ce qui est premier, c'est la notion de ressemblance entre l'image et le modèle, derrière laquelle pointent en filigrane les notions de « même » et d'« autre », et c'est pour cela que le mot utilisé pour parler des images en général est eikôn. Lorsque l'on passera du registre visible au registre intelligible, et que l'« image » dont il sera alors question, celle que chaque réalité visible est de ce dont elle est un exemplaire, homme, cheval, platane ou autre, ou encore cercle ou carré, ce qui restera pour justifier l'appellation d'« image », c'est cette idée de ressemblance. Encore faut-il préciser ce qu'on entend par « ressemblance » et montrer que ce concept d'image existe déjà naturellement dans le visible, indépendamment des « images » fabriquées par l'homme, et aussi distinct des ressemblances qui existent entre individus d'une même espèce et qui justifient leur nom commun (celles précisément qui renvoient à l'intelligible), d'où le choix des exemples retenus par Socrate, qui se limitent aux images « naturelles », ombres et reflets en particulier (cf. note 14 à ma traduction de l'analogie de la ligne). Mais, dès lors que la caractéristique première de l'image a bien été identifiée comme étant celle de ressemblance par le choix du terme générique eikôn, ce qu'il importe ensuite de bien faire sentir à travers les exemples, c'est la différence qui existe entre l'image et son modèle, le fait que l'image ne reproduit le modèle que sous un certain point de vue partiel et dépendant de la situation et des capacités de l'observateur. Avec l'exemple des ombres (skias), nul besoin d'insister sur le caractère très partiel de la reproduction tant tout le monde en est conscient ; par contre, dans le cas des reflets, l'illusion peut, dans certains cas, être presque parfaite, d'où le choix du terme phantasmata pour en parler à ce point, qui met l'accent sur le caractère immatériel de l'image, pure illusion optique dans l'exemple retenu des reflets.
Dans le passage de l'allégorie qui nous occupe ici, la problématique n'est plus la même. On n'est plus dans le registre du visible, comme c'était le cas dans l'analogie de la ligne, mais dans la transposition de cette notion d'image dans ce qui figure, dans l'allégorie, le registre de l'intelligible (l'extérieur de la caverne), et, de plus, on se situe dans le cadre d'une réflexion qui décrit les étapes successive d'un processus qui doit nous conduire progressivement vers les plus hautes cîmes de l'abstraction. Ce qui est donc important ici, ce n'est plus de dévaluer ce qui constitue les premiers contacts avec les réalités intelligibles, mais au contraire
de suggérer que ces « reflets » sont un premier pas vers l'appréhension de réalités plus hautes et qu'il ne faut pas s'arrêter en chemin. Dans ces conditions, paler d'eidola comme première approche des eidè est un choix de vocabulaire particulièrement pertinent puisqu'on reste dans la même famille de mots. Il y a bien là, même quand on n'en est encore qu'aux reflets, quelque chose à (perce)voir qui n'est pas le pur produit de notre imagination et qui peut nous mettre en route vers une perception plus riche de ce qui est en question et qui se manifeste à nous à travers ses reflets.
En 532b6-c2, lorsque Socrate, au terme de la description du programme de formation préalable des futurs gouvernants, au moment de préciser ce qu'il entend par to dialegesthai, le mode d'appréhension ultime de la réalité pour nous, humains, évoquera l'allégorie de la caverne avant de rappeler les conclusions de l'analogie de la ligne, la problématique aura encore changé et il ne sera plus en train de décrire étape après étape une progression, mais de rappeler une vue d'ensemble d'un processus qu'on a déjà parcouru en totalité, évoquant les « reflets dans les eaux » dans le cadre d'une opposition entre des originaux qu'on ne peut pas regarder tout de suite et des reflets qui permettent de nous accoutumer à ce qu'il y a à observer. Dès lors, il n'y a plus de risque à remettre l'accent sur le caractère déficient, voire trompeur, des « reflets » en les désignant du nom de phantasmata (et, dans cette perspective, on a du mal à comprendre pourquoi, dans le même mouvement, Platon dévaluerait ces images en les désignant par le mot de phantasmata et les mettrait en valeur en les qualifiant de theia (« divines »), selon la leçon probablement fautive de tous les manuscrit, retenue par la plupart des commentateurs ; sur ce point, voir la note 20 à ma traduction de cette section). (<==)
(45) La seule chose qui est ici spécifiquement identifiée des « choses » qui sont à voir hors de la caverne ailleurs que dans le ciel dont il va être question ensuite, ce sont « les hommes (tôn anthrôpôn) », tout le reste étant amalgamé dans un vague tôn allôn (« les autres [choses] »). Et il s'agit bien des hommes au pluriel, ce qui exclut qu'il s'agisse d'une quelconque « idée/forme de l'Homme » avec un grand « H ». Mais ces hommes, et les alla, les « autres [choses] » à voir, ne sont pas vu tout de suite en eux-mêmes (auta, le dernier mot de ce membre de phrase qui, bien que neutre, mais pluriel, renvoie aussi bien à anthrôpôn, masculin, qu'à allôn, neutre, raison pour laquelle je le traduis par un masculin plutôt que par un féminin qui semblerait ne renvoyer qu'aux « autres [choses] ») ; ce que le prisonnier verrait d'abord le plus distinctement (kathorôi ; cf. note 25), s'il veut bien s'en donner la peine (cf. note 43), ce sont leurs ombres, puis, avec une certaine accoutumance (sunètheia ; cf. note 42), il parviendrait à distinguer leurs reflets dans les eaux, avant de finir par les voir eux-mêmes. Deux questions se posent alors : de quels anthrôpoi s'agit-il ici, ou plus précisément que représentent ces anthrôpoi dans l'allégorie par rapport à ceux dont il a déjà été question auparavant, et à quoi correspondent ces différents niveaux de perception, ombres, reflets (eidôla ; cf. note précédente) et vision directe des hommes eux-mêmes (auta) ?
Puisque le mot « hommes », qui figure dans l'expression en tois hudasi ta te tôn anthrôpôn kai ta tôn allôn eidôla (« les images dans les eaux des hommes et les des autres [choses] »), est au pluriel, et qu'il ne peut donc, comme je viens de la dire, figurer une unique « idée/forme de l'Homme », il reste qu'il représente les âmes individuelles des hommes et des femmes. Dans la continuité de ce que j'ai déjà dit dans la note 20 sur le fait que ce que Socrate nous présente ici aux différentes étapes de l'allégorie, ce ne sont pas des réalités différentes, mais des perceptions différentes des mêmes réalités, et tout particulièrement des hommes, dans la ligne du gnôti sauton (« apprends à te connaître toi-même »), il faut comprendre que les hommes dont il est ici question, ce sont les mêmes que ceux qui étaient mentionnés à l'intérieur de la caverne, aussi bien en tant que prisonniers (leur logos) qu'en tant que porteurs (les âmes invisibles pour les yeux qui animent les corps matériels des hommes que représentent les andrianta, les statues de mâles qui dépassent du mur), considérés ici en tant qu'âmes objets de connaissance pour ceux qui veulent bien admettre que l'homme ne se limite pas à ses constituants purement matériels, membres, organes, cellules, et processus phyisco-chimiques prenant place dans ces composants, mais qu'on ne peut vraiment le/se comprendre qu'en allant plus loin et en admettant une part intelligible immatérielle en lui/soi. C'est cette « âme » visible seulement avec efforts aux yeux de l'esprit qui est figurée par les hommes hors de la caverne. Et bien sûr, il ne s'agit pas seulement d'autres prisonniers libérés restés hors de la caverne, ou de porteurs qui auraient fini par sortir de la caverne en suivant leur route (vie) jusqu'au bout, c'est-à-dire des morts (on n'est pas aux enfers, mais bel et bien sur terre hors de la caverne), mais de tous les hommes décrits sous d'autres formes à l'intérieur de la caverne (ombres, statues et porteurs). Car le fait pour un homme d'être doté d'une âme immatérielle ne dépend pas du fait qu'il perçoive cette âme. C'est bien plutôt le contraire : c'est parce qu'étant un homme, il a une âme, s'il est vrai que les hommes ont une âme, et qu'il est doué de logos (« raison »), qu'il parviendra paut-être à prendre conscience un jour de l'existence de cette âme, c'est-à-dire à sortir de la caverne. Mais, si cela arrive, il prendra conscience à ce moment-là, non pas seulement de l'existence de son âme, mais du fait que, comme lui, tous les hommes ont une âme.
Reste alors à voir quelles perceptions il peut avoir de ces âmes. Un premier niveau reste encore très ancré dans le visible et contaminé par lui. C'est celui dont on trouve la trace dans Homère, lorsqu'il décrit Ulysse descendant aux Enfers sur la recommandation de Circé pour y consulter l'« âme (psuchè) » du devin Tirésias, le seul à avoir gardé la raison (noon) parmi les « ombres (skiai) » qui s'agitent dans l'Hadès (Odyssée, X, 490-495), et y rencontrant les « âmes des défunts endormis dans la mort (psuchai nekuôn katatethnèôtôn) » (Odyssée, XI, 37), dont celle de Tirésias, puis l'« âme (psuchèn) » de sa mère qu'il ne parvient à serrer dans ses bras, malgré le désir qu'il en a, car elle n'est qu'une « ombre (skièi) » (Odyssée, XI, 204-208) et beaucoup d'autres. Cette vision de l'âme qu'Homère lui-même assimile à une « ombre (skia) » dans les vers cités, ne voit en elle qu'une sorte de réplique immatérielle du corps (Ulysse reconnaît toutes les « âmes » de celles et ceux qu'il avait connu vivants), seule à subsister après la mort dans une forme d'existence minimale et peu enviable. C'est celle que veut suggérer l'allégorie en parlant d'ombres. À ce niveau, on admet confusément qu'il y a bien en l'homme plus que son corps, principalement dans une perspective liée à la mort qui refuse la disparition totale du défunt, mais on n'arrive pas encore à se représenter ce que pourrait bien être cette âme autrement qu'en en faisant une image sans consistence du corps qu'elle animait, et on ne voit pas trop quel rôle elle joue du vivant de la personne.
Le second niveau est celui où l'on commence à comprendre que cette âme joue un rôle déterminant dans la conduite de la vie de celui qu'elle anime, que c'est elle qui effectue les choix de vie, qui induit les comportements, qui assure la continuité dans la personnalité, et qui est en fin de compte responsable de ce qu'on fait de bien ou de mal et donc passible de jugement au terme de la vie. Mais, dans un premier temps, on ne cherche à la comprendre et à la juger qu'à la lumière des us et coutumes de la cité, qu'elle ne fait que refléter plus ou moins bien : on la juge à travers le regard des autres, du plus grand nombre, de nos concitoyens, sur la base des modes de vie et des lois de la cité, sans chercher à mettre en cause la valeur de ces préceptes, si bien que ce qu'on en voit n'est que son reflet dans le miroir de la cité (les reflets dans les eaux dont parle Socrate).
Ce n'est que lorsqu'on accepte de remonter jusqu'au principe directeur (archè) anupotheton (cf. 510b7 et la note 21 à ma traduction de l'analogie de la ligne) que constitue le bon (to agathon) que l'on peut parvenir à une claire vision de l'âme elle-même à la lumière du bon (le soleil de l'allégorie), et donc se comprendre et comprendre les hommes en général et ce qui constitue leur vraie excellence et conduit à ce qui est réellement bon pour eux, à leur vrai bien.
Dans une perspective plus contemporaine, on pourrait associer à la première étape, celle des ombres, la psychologie qui se contente de poser l'âme comme un principe explicatif commode sans trop chercher à préciser ce qui se cache derrière ce mot : on accepte l'idée qu'on ne peut tout expliquer du comportement des hommes par les seuls processus physico-chimiques se déroulant dans son corps, mais, en bons « scientifiques », on ne cherche pas à décrire ce qu'on ne voit pas, se contentant d'en étudier les effets et de tenter d'en découvrir les « lois » sans chercher à faire intervenir quelque jugement de valeur que ce soit. Ce n'est que lorsqu'on en vient à des jugements de valeur sur ces comportements, c'est-à-dire à les « éclairer », qu'on passe des ombres aux reflets, et on en reste aux reflets tant que ces jugements de valeur restent posés en référence aux valeurs communes de la société dans laquelle on vit, qui ne sont elles-mêmes que de pâles reflets des « idées » de justice, de bon, etc., sans aucune référence à une quelconque transcendance qui les fonderait : on est sur terre hors de la caverne mais on y reste et on ne cherche pas à regarder vers le ciel.
Ce que nous révèle cette première phase hors de la caverne bien comprise, c'est que l'ordre intelligible ne se limite pas pour Platon à un ciel d'idées pures, qu'on ne passe
pas sans transition des êtres en devenir matériels et sensibles à l'intérieur de la caverne aux formes/idées abstraites universelles à l'extérieur, dont on peut penser qu'elles correspondent à ce qu'on va bientôt découvrir dans le ciel, mais que l'intelligibilité commence par la compréhension, à la lumière du bon (le soleil de l'allégorie) des êtres en devenir pris dans leur individualité. Des hommes biens sur, mais aussi de ta alla, des « autres [choses] », du reste, sans plus de précisions, sans que Socrate nous dise ici s'il s'agit seulement d'autres êtres « animés » (les autres animaux dont il était question dans la description des statues dont les ombres étaient visibles par les prisonniers) ou plus largement encore de tout ce qui est perceptible par nos sens et peut donc contribuer à nous aider à nous comprendre, à commencer par les skeuè, les « ustensiles » de 514c1 portés par les marcheurs derrière le mur, qui, en tant que productions des hommes répondant à des principes d'intelligibilité, à des ideai qu'ils instancient, nous disent quelque chose des hommes qui les ont conçus et réalisés et portent donc aussi en eux des « reflets » des âmes humaines. (<==)
(46) « À partir de ceux-là » traduit le grec ek toutôn, dans laquelle toutôn est le génitif (impliqué par la préposition ek) neutre pluriel du pronom démonstratif outos (« celui-ci »), autè (« celle-ci »), touto (« ceci »). La préposition ek signifie « en venant de, en partant de, hors de » avec idée de lieu, de temps ou d'origine. Auparavant dans cette même phrase, pour passer des ombres aux reflets, Socrate avait utilisé l'expression meta touto (« après cela », touto au singulier) et, pour le passage des reflets aux « choses » elles-mêmes (auta), le mot husteron (« plus tard »). La plupart des traducteurs n'attachent pas une grande importance à ces variations et donnent à toutes ces expressions une signification temporelle :
- Chambry (Budé) : « puis » pour les trois expressions ;
- Baccou (GF90) : « puis » pour meta touto, « ensuite » pour husteron, « après cela » pour ek toutôn ;
- Dixsaut (Bordas) : « puis » pour meta touto, « enfin » pour husteron, « à partir de là » pour ek toutôn ;
- Piettre (Nathan) : « puis » pour meta touto, « enfin » pour husteron, « ensuite » pour ek toutôn ;
- Pachet (Folio essais 228) : « après cela » pour meta touto, « plus tard » pour husteron, « à la suite de quoi » pour ek toutôn ;
- Cazeaux (Poche Philo 4639) : « puis » pour meta touto, « plus tard » pour husteron, « il passerait aux... » pour ek toutôn ;
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier, Classiques de la philosophie 15) : « puis » pour meta touto et pour husteron, « à partir de là » pour ek toutôn ;
- Leroux (GF653) : « après cela » pour meta touto, « plus tard » pour husteron, « à la suite de quoi » pour ek toutôn.
Aucune de ces traductions ne prend en compte le fait que le touto de meta touto est au singulier alors que le toutôn de ek toutôn est au pluriel et de plus vient aussitôt après un auta (« ceux-là même ») neutre pluriel aussi, qui renvoyait lui-même aux « hommes et autres [choses] » dont on voyait les ombres, puis les reflets, puis « ceux-là mêmes ». Seul, Robin (Pléiade), en traduisant ek toutôn par « à partir de ces expériences » (après avoir traduit meta touto par « après » et husteron par « plus tard ») a perçu ce qui se jouait dans ce changement de formulation (le seul reproche qu'on peut lui faire, c'est d'avoir explicité l'antécédent implicite du toutôn par « expériences », qui ne renvoie à rien de ce qui a été dit avant). Car ce que Socrate veut suggérer en employant cette expression, c'est en effet que c'est à partir de (ek dans le sens d'une origine) la perception de tout ce qui a précédé (pluriel), et en particulier de ce qui a été perçu dans la dernière étape, les hommes et les choses eux-mêmes, qu'il sera possible au prisonnier de s'élever encore pour regarder vers le ciel, c'est-à-dire que c'est à travers l'expérience de l'intelligibilité des réalités sensibles, et des hommes en particulier dans leur multiplicité et dans leur diversité, qu'on peut envisager d'aller plus loin en cherchant à comprendre l'ordre du monde et en fin de compte ce qui fonde sa valeur, l'idée du bon. Ce n'est donc que subsidiairement que la préposition ek a ici un sens temporel, induit par le fait que, pour pouvoir aller plus loin « à partir » des hommes et des autres choses enfin vus en eux-mêmes, il faut les avoir vus préalablement. Mais il est clair que le pluriel toutôn invite à lui donner un sens qui fait de ce qui a été vu auparavant l'origine des découvertes ultérieures, le point de départ des investigations qui suivent, et pas uniquement dans un sens spatio-temporel, comme le fait le « là » de la traduction par « à partir de là » de Dixsaut et Karsenti/Prélorentzos.
Ce ek toutôn marque l'entrée dans un second ordre de réalités intelligibles, après qu'on ait épuisé dans le premier ordre, celui
des hommes et des autres choses visibles à la surface de la terre hors de la caverne, les deux niveaux d'appréhension figurés par les ombres et les reflets d'une part, les « choses » elles-mêmes (auta) d'autre part, correspondant aux deux sous-segments de l'intelligible de l'analogie de la ligne. (<==)
(47) Le deuxième ordre de réalités que va chercher à voir le prisonnier libéré est décrit par Socrate dans les termes suivants : ta en tôi ouranôi kai auton ton ouranon (« les [objets] dans le ciel et le ciel lui-même »). De la surface de la terre sur laquelle s'ébattent des hommes et autres, on passe au ciel. Ta en tôi ouranôi est encore une de ces formules qu'affectionne le grec, où un article neutre, ici au pluriel (ta), sert à substantiver l'expression qui suit, qui, dans le cas le plus simple, peut n'être qu'un adjectif (par exemple ta kala, « les belles [choses] ») ou même un simple pronom (comme, un peu plus haut dans la réplique qui nous occupe, tôn allôn, génitif pluriel de ta alla, « les autres [choses] », pour parler de ce qui était visible à côté des anthrôpôn, des « hommes »), mais peut aussi, comme ici, être tout un groupe de mots (en tôi ouranôi , « dans le ciel »), et qui font le désespoir des traducteurs car elles imposent en français, en particulier lorsque, comme c'est le cas ici, elles sont au pluriel (on peut en français traduire to kalon par « le beau », on ne comprendrait pas une traduction de ta kala par « les beaux »), d'ajouter un nom, comme « choses » (ce que j'ai fait pour le tôn allôn), ou ici « objets » (on parle en français des « objets célestes »), qui est forcément réducteur et peut être trompeur dans sa tendance à « chosifier » ce qui reste beaucoup plus ouvert en grec (ainsi tôn allôn renvoie très probablement à la fois à des êtres vivants, par exemple des animaux dont on trouvait les statues dans la caverne, et à des « choses » matérielles au sens propre, par exemple les skeuè, les « équipements » qui dépassaient aussi du mur). Ici l'expression sera précisée dans la suite par la mention explicite des astra (« astres »), de la lune (selènè) et du soleil (hèlios), mais ces exemples n'épuisent peut-être pas tout ce que peut recouvrir l'expression ta en tôi ouranôi.
Auton ton ouranon (« le
ciel lui-même ») rappelle des expressions comme auto
to kalon, qu'on trouve par exemple en Hippias
Majeur, 288a9, et qu'on traduit souvent par « le beau en soi », ou auto to agathon, qu'on trouve en République, VII, 534c4, qu'on traduit souvent par « le bien en soi » (sur les formules de ce type, voir la note 34 ; sur le problème spécifique que pose la traduction d'agathon par « bien » plutôt que « bon » dans de telles expressions, voir la note 2 à ma traduction de l'analogie du bon et du soleil). La question qui se pose ici est de savoir ce que figurent dans l'allégorie les éléments listés ici et en particulier ce que peut représenter « le ciel lui-même » en tant que distinct de tout ce qu'il contient. L'analogie du bon et du soleil qui a précédé l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne et les explications de l'allégorie que donne Socrate tout de suite après ne laissent pas de doute sur le fait que le soleil représente to agathon (« le bon »). Ceci étant acquis, on peut certes suivre le conseil de P. Shorey dans sa traduction en anglais de la République pour la Loeb Classical Library (disponible sur le site Perseus) et considérer que, comme il le dit dans une note sur cette phrase, « It is probably a mistake to look for a definite symbolism in all the details of this description. There are more stages of progress than the proportion of four things calls for. All that Plato's thought requires is the general contrast between an unreal and a real world, and the goal of the rise from one to the other in the contemplation of the sun, or the idea of good, Cf. 517 B-C. (C'est probablement une erreur que de chercher un symbolisme précis dans tous les détails de cette description. Il y a plus d'étapes de progression que ce que la proportion de quatre choses exige. Tout ce que la pensée de Platon requiert est le contraste d'ensemble entre un monde irréel et un autre réel, et la finalité de l'élévation de l'un à l'autre constituée par la contemplation du soleil, c'est-à-dire l'idée du bien, cf. 517b-c) ». Pour ma part, après qu'une fréquentation assidue des textes grecs de Platon m'ait montré avec quel soin il composait ses dialogues, et après avoir constaté plus spécifiquement ici même avec quel souci du moindre détail il avait jusqu'ici composé son allégorie et assuré la cohérence avec l'analogie de la ligne, je me refuse à penser que tout d'un coup, il aurait tout simplement succombé à une simple bouffée de lyrisme à l'approche du ciel nocture étoilé et du soleil diurne, justement au moment où il cherchait à essayer de nous faire comprendre en images la partie la plus problématique de son programme, la progression dans le registre de l'intelligible. Il me semble au contraire que c'est très exactement l'approche qui sous-tend la remarque de Shorey que cherche à combattre Platon, la caricature qui fait du visible et de l'intelligible deux mondes pratiquement étanches l'un à l'autre dont un seul est réel et qui limite l'intelligible aux idées en en excluant la part d'intelligibilité des réalités sensibles individuelles en devenir, et que c'est justement en cherchant à comprendre pourquoi on trouve plus que quatre niveaux qu'on découvrira ce que Platon cherche à nous faire comprendre à travers l'allégorie.
Si le soleil est dans l'allégorie l'image du « bon » (to agathon), ce que personne ne conteste, on peut penser que les autres astres représentent les autres abstractions, comme le beau, le juste, etc., situées dans le ciel pour illustrer le fait qu'elles sont plus éloignées de nos impressions sensibles que les formes/idées intelligibles des réalités sensibles comme les hommes qui sont les premières que le prisonnier libéré sorti de la caverne a trouvé sur son chemin, en restant sur la terre ferme et en regardant autour de lui sans encore lever les yeux. Mais, avant d'aller plus loin, il faut se demander si ces astres, à commencer par le soleil, représentent ces réalités elles-mêmes (auto to ***) ou leur idea, c'est-à-dire, pour le cas du soleil, le seul clairement associé à une abstraction identifiable par le contexte de l'allégorie, s'il est l'image de auto to agathon (« le bon lui-même ») ou de hè tou agathou idea (« l'idée du bon »). Pour la plupart des commentateurs, pour lesquels ces deux expressions sont synonymes, la question ne se pose même pas. Mais j'ai déja indiqué (cf. note 34) que c'était pour moi une erreur que de faire cette assimilation et que, pour Platon, les deux expressions renvoyaient à deux choses distinctes, la réalité elle-même pour l'une, l'« apparence » (eidos/idea) que nous pouvions en percevoir pour l'autre, en précisant qu'idea, dans un contexte comme celui des textes que nous analysons ici, renvoyait spécifiquement à l'« apparence » intelligible, c'est-à-dire à ce que l'intelligence humaine supposée à son meilleur, avec les capacités et les limites qui sont les siennes, abstraction faite des limites supplémentaires spécifiques à chaque individu particulier, pouvait appréhender de ce qui était en cause (le bon dans le cas qui nous occupe). Pour y voir plus clair sur cette question, il faut se souvenir que, pour les Grecs du temps de Socrate et Platon, la plupart des astres ou des constellations, et le ciel (Ouranos) lui-même, étaient pensés comme des divinités. Et c'est d'ailleurs ce que le Socrate de Platon n'a pas manqué de rappeler dans l'analogie du bon et du soleil, lorsqu'il a demandé à Glaucon, en 508a4-6, « Eh bien, lequel des dieux du ciel tiens-tu pour responsable de cela,
souverain dont la lumière fait voir notre œil de la plus belle manière
possible, et être vus les choses vues ? » (tina oun echeis aitiasasthai tôn en ouranôi theôn toutou kurion, hou hèmin to phôs opsin te poiei horan hoti kallista kai ta horômena horasthai;), à quoi Glaucon a répondu : « c'est
le soleil, évidemment, que tu demandes » (ton hèlion dèlon hoti erôtais : on notera que Glaucon, dans sa réponse, nomme le soleil en utilisant l'article, et non pas en en faisant un nom propre, alors même que Socrate lui demandait de nommer un dieu). On est donc à propos du soleil, et de la plupart des autres astres et du ciel lui-même, dans une situation où le même mot renvoie à la fois à quelque chose de visible (un disque lumineux ou un point, ou un groupe de points, dans le cas de constellations, dans le ciel, ou l'ensemble de ces points lumineux dans le cas du ciel entier) et à une réalité invisible, un dieu, dont ce qui est visible est pensé comme l'« apparence » (eidos/idea), le « corps ». En d'autres termes, hèlios ou to hèlios peut à la fois désigner ce qui s'offre à la vue et le dieu dont ce qui s'offre à la vue est l'idea, l'« apparence ». Ceci veut dire que le soleil de l'allégorie peut à la fois servir d'image du bon lui-même (auto to agathon) quand on le pense comme un dieu et d'image de l'idea du bon (hè tou agathou idea) quand on le pense comme un disque visible dans le ciel. Et cette manière de comprendre, commune chez les contemporains de Socrate et Platon, peut même être vue comme un facilitateur pour comprendre la différence entre les ideai et ce dont elles sont ideai malgré l'unicité du nom utilisé pour en parler. Car même s'il est probable que Platon prenait une certaine distance par rapport à la conception des dieux que se faisaient la plupart de ses contemporains, c'est bien en partant de la manière commune de voir de ceux à qui il s'adressait qu'il pouvait avoir une chance d'épurer cette manière de voir et capitaliser sur la conception du soleil comme divinité était un bon moyen de mettre en évidence la transcendance du bon et de plus facilement faire comprendre à ses interlocuteurs comment le même mot pouvait à la fois désigner une simple « apparence » et autre chose derrière cettte apparence échappant à notre perception. En fin de compte donc, les réalités célestes dont parle Socrate dans l'allégorie doivent être comprises comme désignant à la fois des ideai (« idées ») et ce dont elles sont idées, sauf lorsque le langage utilisé oriente explicitement la compréhension vers l'un des deux.
Ici cependant la formule auton ton ouranon (« le ciel lui-même ») peut se comprendre par référence à son contexte plutôt que dans cette perspective de distinction entre l'idea et ce dont elle est idea. Socrate en arrive à la description d'un autre ordre de réalités qui s'offre à la perception du prisonnier libéré, figurées dans l'allégorie par les corps célestes (ta en tôi ouranôi, « les *** dans le ciel »), soleil compris, et son souci n'est pas, dans ce premier temps, de distinguer entre ces réalités en elles-mêmes et la perception (directe ou indirecte) que nous pouvons en avoir, mais de nous suggérer que ces réalités ne sont compréhensibles que dans les relations qu'elles entretiennent les unes avec les autres, ce qui suppose que nous prenions une vue d'ensemble du ciel pour pouvoir y reconnaître les différentes étoiles et autres corps qui le composent et, par exemple, faire la différence entre étoiles, toutes entraînées dans un même mouvement de rotation conservant leur position relative les unes par rapport aux autres, ce qui permet de distinguer des groupements spécifiques appelés constellations auxquels on peut attribuer des noms, astres « errants » appelés pour cela « planètes » (du verbe planan signifiant « écarter du droit chemin, égarer, errer ») et autres phénomènes moins pérennes comme les étoiles filantes ou les comètes. « Le ciel lui-même » veut donc dire « le ciel dans son ensemble, en tant qu'un tout dans lequel il est possible de déceler une certaine organisation » par opposition aux éléments qui le composent pris individuellement, indépendamment les uns des autres. Et ce que veut souligner Socrate par cette mention en ce qui concerne les réalités dont les astres et le ciel sont les « images » dans l'allégorie, c'est que les « idées » abstraites que nous manipulons par la pensée n'ont de sens que les unes par rapport aux autres, dans les tissus de relations qu'elles entretiennent les unes avec les autres, que nous traduisons à travers les phrases du langage, dans lequel les mots sont les « points » visible, analogues en quelque sorte des étoiles de l'allégorie en tant que points lumineux perceptibles par nos yeux.
Mais rien de tout cela ne suggère que, pour Platon, ce « ciel des idées pures » serait la seule réalité réellement existante, comme le pensent les pareils de Shorey. S'il est bien la toile de fond de notre intelligibilité du monde qui nous entoure, il reste pour nous visible uniquement de très loin et inaccessible, et il ne discrédite pas tout le reste puisque, comme on le verra, l'allégorie se conclut par le retour dans la caverne et le commentaire qu'en fait ensuite Socrate se termine en fustigeant « ceux qu'on laisse passer/perdre leur temps dans l'éducation jusqu'à
la fin » (tous en paideiai eômenous diatribein dia telous) et qui « pens[e]nt
avoir déjà été transportés vivants dans les
îles des bienheureux » (hègoumenoi en makarôn nèsois zôntes eti apôikisthai ; 519c1-6). Tout ce qui est mis en scène dans l'allégorie « existe » à sa manière propre, depuis les ombres sur la paroi de la caverne jusqu'au soleil et ce que Platon attend de nous, ce n'est pas que nous fassions comme si les ombres, les statues au-dessus du mur, les reflets dans les eaux hors de la caverne et mêmes les hommes que nous y voyons n'existaient pas pour nous perdre dans la contemplation du ciel étoilé, mais que nous sachions reconnaître les ombres pour des ombres, découvrir de quoi elles sont les ombres, reconnaître les statues à l'origine de ces ombres pour des statues et découvrir de quoi ces statues sont images, reconnaître les reflets pour des reflets, etc. et se comporter dans la caverne comme des hommes qui savent que leur âme, qu'ils ne peuvent pas voir, quoiqu'enchaînée d'une certaine manière par les contraintes de sa nature d'anthrôpos (« être humain ») incarné dans le temps et l'espace, marche aussi derrière le mur en portant une statue d'homme et marche aussi hors de la caverne, d'où elle peut contempler le ciel et profiter de la lumière du soleil pour voir et comprendre les hommes qui l'entourent de manière à orienter sa vie et la leur vers le meilleur. « Être » pour ce qui est à l'intérieur de la caverne, ombres et statues, c'est être visible/sensible ; « être » pour ce qui est hors de la caverne, hommes et autres, ou astres dans le ciel, c'est être intelligible. Et « être » tout seul ne veut rien dire. Que pour nous, êtres doués de raison, la compréhension de ce qui est intelligible ait plus de valeur que la seule perception de ce qui est visible/sensible ne veut pas dire que ce que nous percevons par la vue et les autres sens n'« est » pas, mais seulement que si l'on en reste à cette seule perception en perpétuel changement, nous ne comprendrons pas ce que nous voyons.
Dans l'allégorie, la composante intelligible des hommes, leur âme, est représentée par leur corps, distinct de leurs reflets, des statues d'hommes et de leurs ombres, ces anthrôpoi mentionnés, toujours au pluriel, à la fois comme enchaînés dans la caverne au début de l'allégorie, comme porteurs invisibles derrrière le mur sur la route qui passe entre le feu et les enchaînés, et comme présents hors de la caverne. Dans le dialogue qui porte son nom, Timée décrit le ciel comme l'enveloppe du corps modelé par le démiurge pour abriter l'âme du monde (cf. Timée, 34a8-37a2 et en particulier la conclusion de cette section). On peut donc penser que, comme dans le cas des hommes, le ciel visible de l'allégorie représente l'âme intelligible du monde, voire le modèle idéel dont s'est inspiré le démiurge (cf. Timée, 28c5-29b1), et consitue pour nous un modèle d'ordre (kosmos en grec) et d'intelligibilité pour mettre de l'ordre dans le « microcosme » (mot dans lequel on retrouve la racine kosmos) qui est notre « création » et dont nous sommes responsables, la cité (polis). C'est ce que la position du Timée dans les tétralogies telles que je les présente, en tant que première étape de la trilogie finale qui se termine sur les Lois après le « test » (krisis) du Critias (nom dérivé justement de krisis), cherche à nous faire comprendre : ce n'est pas en composant des « mythes » à la mode d'Homère, ou du mythe de l'Atlantide que Critias regrette que son aïeul Solon n'ait pas pris la peine de mettre en vers, pour asservir ses concitoyens en confortant un pouvoir destiné seulement à servir les intérêts de ceux qui l'exercent, que l'homme se « divinisera » et s'élèvera jusqu'à l'antre de Zeus sur le mont Ida, mais en cherchant, s'il en a les capacités intellectuelles et s'il a reçu la formation adéquate, comme le font les trois vieillards des Lois en chemin vers cet antre, à élaborer des lois aussi justes que possible pour permettre au plus grand nombre de ses concitoyens d'être les plus heureux possible et de tirer le meilleur parti chacun des capacités qui sont les siennes, en prenant modèle sur l'ordre de la nature mis en évidence par Timée.
Ce cadre général étant posé, faut-il aller plus loin et se demander si, parmi les astres, il y en aurait un qui figurerait dans l'allégorie l'« idée de l'Homme », dont on a vu (cf. note 45) qu'elle n'était pas ce que représentait « les hommes » au pluriel visibles hors de la caverne ? Socrate ne le dit pas et nous laisse le soin d'en décider nous-mêmes. La suite nous permettra de voir s'il nous donne quelques indices supplémentaires dans cette direction.
En prélude à cette investigation, nous pouvons remarquer qu'on ne trouve nulle part dans les dialogues l'expression hè tou anthrôpou idea (« l'idée de l'homme ») ou anthrôpou idea
(« une idée d'homme ») dans un sens similaire à celui de l'expression hè tou agathou idea (« l'idée du bon »). Le seul endroit où les deux mots sont rapprochés est en République, IX, 588d3-4, où Socrate cherche à donner à travers des mots (logoi) une « image » (eikona) de l'âme humaine tripartite et propose de le faire en façonnant (plasantes) cette image en assemblant « une idea de bête sauvage d'aspect changeant et dotée de multiples têtes » (idean theriou poikilou kai polukephalou) avec « une autre idea de lion et une autre encore d'homme » (mian... allèn idean leontos, mian de anthrôpou). Mais dans ce contexte, où idea n'est que sous-entendu par rapport à anthrôpou, le mot peut parfaitement se comprendre dans son sens usuel d'« aspect, apparence, forme », même si ce que chercher à décrire Socrate par cette image n'est pas un homme en particulier, ni même l'âme d'un homme particulier, mais l'âme humaine en tant que telle, indépendamment de toute instanciation particulière, puisque ce qu'il cherche à faire, c'est justement de donner une image visible d'une réalité purement intelligible en faisant appel à notre imagination s'appuyant sur des réalités visibles dont elle connaît l'apparence visuelle. On peut simplement ajouter que, si Socrate a choisi ici le mot idea de préférence à eidos, dont j'ai suggéré qu'il le réservait pour les réalités purement intelligibles, c'est justement parce qu'il parlait d'une réalité purement intelligible, l'âme humaine distincte de l'âme individuelle de telle ou telle personne, et voulait tirer notre réflexion dans ce sens : il nous propose une image faisant appel à des réalités visibles pour tenir compte de la difficulté que nous avons à penser de pures abstractions, mais, en nous demandant de la composer avec des ideai, il nous demande de faire un effort dans le sens de l'abstraction à partir des éléments qu'il nous demande d'assembler, si bien que si l'idean anthrôpou qu'il nous demande de prendre en considération est bien à comprendre comme « apparence/aspect/forme d'homme » au sens premier faisant référence à la vue, c'est à nous de prolonger ce sens dans le sens de l'abstraction, sans qu'il y ait rupture de continuité dans cette évolution de sens : même au plus haut niveau d'abstraction, cette anthrôpou idea restera une simple « apparence » pour nous, êtres humains, et non pas l'âme humaine elle-même. Quant à l'expression anthrôpou eidos, elle apparaît trois fois dans la formule en anthrôpou eidos, dont le sens est « sous forme humaine », appliquée à l'âme humaine incarnée (Phèdre, 249a8-b1, Phédon, 76c12 et 92b6), une fois au pluriel dans la bouche de Socrate en République, VIII, 544d6 pour dire qu'il existe autant d'anthrôpôn eidè (de « genres d'hommes ») qu'il y a de constitutions (politeiôn) pour une cité, et une fois dans le sens « technique » qui nous intéresse ici, en Parménide, 130c1, mais non pas dans la bouche de Socrate, mais dans celle de Parménide : c'est dans la discussion entre Parménide avancé en âge et un Socrate encore jeune, qui prend place après que Socrate, en réponse à Zénon, ait introduit le mot eidos à propos de concepts comme la similitude (homoiotès) et le différent (anomoios) pour tenter de distinguer les « concepts » en eux-mêmes (auto kath' hauto eidos) de ce qui y « participe » (metalambanein, « recevoir une part de ») dans un langage qui, chez ce Socrate encore jeune, n'est pas encore assuré, lorsque Parménide, pour tenter de préciser ce terme, demande à Socrate de quoi il est prêt à admettre des eidè ; si Socrate acquièse à la suggestion de Parménide qu'il pourrait y avoir « du juste un certain eidos en tant que tel, et de beau et bon et encore de toutes les [choses] pareilles » (dikaiou ti eidos auto kath' hauto kai kalou kai agathou kai pantôn au tôn toioutôn ; 130b7-9), il se déclare dans l'embarras (en aporia) en ce qui concerne « un eidos d'homme distinct de nous et
de tous ceux qui sont tels que nous sommes, un certain eidos même
d'homme ou de feu ou encore d'eau » (anthrôpou eidos chôris hèmôn kai tôn hoioi hèmeis esmen pantôn, auto ti eidos anthrôpou è puros è kai hudatos ; 130c1-2 ; ce membre de phrase est extrait d'une question de Parménide et on pourra noter que le vocabulaire utilisé par Platon pour faire parler ce Socrate encore jeune et Parménide n'a pas la précision de celui qu'il utilise pour faire parler le Socrate de la République, en ce que les qualificatif auto kath' hauto et auto semblent s'appliquer aux eidè et non pas à ce dont elles sont eidè). Sans entrer dans le détail des variations de vocabulaire entre le Parménide de Platon et le Socrate de Platon, jeune et moins jeune, ce qui ressort de cet échange, c'est que la notion d'anthrôpou eidos au sens « technique » qu'on veut donner à cette expression dans un contexter platonicien n'allait pas de soi.
Mais un autre passage de la République, mettant donc en scène le même Socrate que celui qui propose l'allégorie de la caverne, peut nous aider dans cette réflexion en permettant un raisonnement a fortiori. C'est le passage du début du livre X sur les trois sortes de lits (Republique X, 595c7-598d6). Cette discussion commence sur une remarque de Socrate disant que « nous avons en effet l'habitude, me semble-t-il, de poser un certain eidos unique pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom » (eidos ti hen hekaston eiôthamen tithesthai peri hekasta ta polla hois tauton onoma epipheromen ; 596a6-7) et se poursuit avec Socrate disant que l'artisan fabriquant de lit ou de tout autre objet fabriqué le fait « en fixant son regard sur l'idean » (pros tèn idean blepôn) de ce qu'il fabrique, dont il a dit préalablement qu'elle était une pour chaque type de meuble (596b3-10). Ces remarques peuvent nous aider à percevoir la distinction que fait le Socrate de Platon entre eidos et idea. Tant qu'il ne s'agit que de donner des noms aux choses, qu'il s'agisse d'inventer de nouveaux noms ou d'apprendre à parler, on s'attache principalement à l'apparence extérieure visible des choses que l'on veut nommer. Dans l'allégorie, on a vu que le processus d'affectation de noms, évoqué en 515b4-5 (cf. note 17), prenait place dès le premier niveau, entre les prisonniers encore enchaînés et à propos des ombres, ce qui explique pourquoi, en 596a6-7, Socrate parle d'eidos. Pour ce travail de nommage, il n'est pas nécessaire, au moins dans un premier temps, d'avoir une connaissance exhaustive de ce que nous nommons, même si, en approfondissant notre connaissance au fil des étapes qui nous permettrons de sortir de la caverne et de voir ce qu'il y a dehors dans la lumière du soleil, nous pouvons en arriver à préciser cette nomenclature et à associer au nom (anthrôpos par exemple) des niveaux d'eidos différents selon qu'il ne désigne que les ombres, ou les statues qui dépassent du mur, ou les reflets hors de la caverne ou ce dont ces reflets sont reflets, ou même une étoile dans le ciel qui donne à ces créatures leur principe d'intelligibilité commun. Par contre, pour l'artisan qui veut fabriquer un lit, s'il veut faire proprement son travail, il ne peut se contenter de l'apparence extérieure ; il lui faut les principes d'intelligibilité de ce qu'est un lit, et c'est cela l'idea. Pour une analyse détaillée de ces distinctions entre eidos et idea, on se reportera à la note 17 sur ma traduction de cette section de le République. Ce qui nous importe ici, c'est que Socrate semble, dans ce passage, admettre l'existence, non seulement d'un eidos, mais aussi d'une idea de lit, distincte de l'eidos, clarifiant des notions que le Parménide mis en scène par Platon amalgamait derrière l'unique vocable eidos dans la discussion évoquée plus haut dans cette note. Si donc le Socrate de la République admet qu'il y a une idea de quelque chose d'aussi terre à terre que « lit », il est difficile d'imaginer qu'il refuserait qu'il y ait aussi une idea d'anthrôpos (« homme »). Certes, aucun artisan humain ne « fabrique » un homme au sens où le fabriquant de meubles fabrique un lit (le processus d'engendrement que l'homme met en branle par l'accouplement lui échappe totalement et il n'est pas maître de ce qui en résultera, même si ce ne peut être qu'un être humain), mais il est clair que l'homme répond à un dessein infiniment plus complexe qu'un meuble et qu'à ce titre, il répond lui aussi à une idea. (<==)
(48) « Contempler » traduit le grec theasaito, optatif aoriste du verbe theasthai, dont vient le mot theatron, « théâtre ». Jusqu'ici, Platon avait plutôt employé le verbe kathoran, que j'ai traduit chaque fois par « voir distinctement » (515c9, 515e3, 516a6), pour parler du regard porté par le prisonnier au fil de son « ascension » sur les différents ordres de choses qu'il rencontrait (sur ce verbe et mon choix de traduction, cf. note 25). Maintenant qu'il est question de regarder vers le ciel, un verbe dans lequel on trouve le préfixe kata-, dont un des sens possibles est « de haut en bas », ne convient plus trop. De plus, ce qu'il est question de regarder maintenant, de très loin de toutes façons, n'est plus de l'ordre des choses que l'on pourra détailler et voir distinctement dans tous leurs détails. L'idée de « contemplation » est donc plus adaptée à ce nouveau spectacle. Par contre, c'est encore un verbe de la famille de blepein, utilisé dans l'allégorie en 515d4 et en 515e1 (sur ce verbe et sa traduction, cf. note 28), ici prosblepein (sous la forme du participe présent prosblepôn), qui amalgame en un seul verbe l'expression qui était peu avant décomposée en deux mots, losque Socrate disait du prisonnier encore dans la caverne qu'on allait le forcer à pros auto to phôs blepein (« porter son regard vers la lumière elle-même ») (515e1), qui est utilisé dans la forme prosblepôn... to phôs qui suit immédiatement le theasito pour préciser vers quoi le prisonnier tourne maintenant son regard. En 515c8, décrivant le retournement du prisonnier qui venait d'être libéré, Socrate parlait de pros to phôs anablepein (« élever son regard vers la lumière »), où la préposition ana- impliquait un mouvement de bas en haut. Bref, Socrate distingue les mouvements du regard, qui sont toujours exprimés par des verbes de la famille de blepein, et les perceptions qui résultent de ces mouvements, qui, jusqu'à présent, étaient exprimées par des verbes de la famille d'horan (« voir ») et le sont maintenant par ce nouveau verbe, theasthai (« contempler »). (<==)
(49) Ce qui caractérise la nouvelle catégorie d'objets à laquelle est confronté le prisonnier libéré dans cette seconde phase de son exploration de l'extérieur de la caverne, par rapport à ce qu'il a vu jusqu'ici, c'est qu'ils sont tous émetteurs de lumière et que c'est cela qui attire son regard. Ceci est cohérent avec l'idée que ces astres vers la lumière desquels on porte le regard sont la figuration des formes/idées, qui, chacune, éclairent pour nous notre compréhension de ce qui y participe. En tant que telle, chaque forme/idée est source de lumière, mais ce n'est qu'une petite lumière qui n'éclaire qu'une catégorie de « choses ». Dans cette perspective, on peut penser que celle qui nous fournit le plus de « lumière » dans la nuit, la lune, celle qui doit donc au plus haut point attirer notre regard à ce stade où il n'est pas encore question du soleil, figure l'idée/idéal de justice que cherche à nous faire comprendre Socrate dans la République, qui n'est autre, en fait, si l'on comprend bien ce qu'il veut nous suggérer, que l'idée/idéal de l'homme en cette vie terrestre : harmonie intérieure d'une âme multiforme comme fondement de l'harmonie sociale dans a cité. Cette manière de comprendre l'allégorie nous est soufflée par l'insistance qu'a mise Socrate à mentionner les hommes à tous les niveaux, qui nous invite à prolonger cet inventaire des différents niveaux d'appréhension de l'homme au-delà des âmes individuelles sans sauter d'un seul coup jusqu'à l'idée du bon : il doit y avoir quelque chose qui correspond à l'homme au stade où nous en sommes maintenant et, tout comme, au stade précédent, le seul des tôn allôn qui était nommément identifié, c'était les anthrôpoi, ici, le seul des astrôn (« astres ») de la nuit qui est nommément désigné, c'est la lune, ce qui nous invite à penser que c'est elle qui illustre dans l'allégorie l'appréhension de l'homme au niveau des « formes/idées ». Mais c'est à nous qu'il revient de donner forme à cette idée.
Que l'idée/idéal de justice suggéré dans la République soit en fait cette idée/idéal de l'Homme, c'est, comme je l'ai déjà suggéré dans la note 12, ce que, selon moi, veut nous faire comprendre le rappel de certains thèmes de la République au début du Timée. Si en effet on prend un peu de recul par rapport au détail du texte de ce dialogue qu'on a vite fait de classer au magasin des antiquités tant la « science » qu'il développe semble obsolète, voire absurde pour nous (le « modèle mathématique » de la matière basé sur des triangles, par exemple), on découvre que le Timée nous propose, dans le langage et avec la « science » de son époque, quatre niveaux de compréhension de l'homme qui sont toujours pertinents et qui explicitent chacun ce que celui qui en resterait à ce niveau pourrait considérer comme la « forme » de l'Homme, c'est-à-dire le principe d'intelligibilité qui en épuise la connaissance, et que ces différents niveaux de compréhension correspondent à peu près aux différents « hommes » mis en image dans l'allégorie pour représenter les différentes compréhensions possibles de l'homme objet de connaissance, les statues (andrianta) dépassant du mur, les porteurs invisibles et les hommes hors de la caverne :
- l'homme « matériel », considéré comme un simple amas de matière élémentaire ne se distinguant d'autres amas de matière comme les animaux, les plantes ou les objects fabriqués par l'homme que par une plus grande complexité, mais dont le « fonctionnement », réduit à des « mécanismes » physico-chimiques (pour employer des termes plus modernes), comme celui d'autres assemblages moins complexes, peut en fin de compte s'expliquer à partir d'une claire compréhension de la « forme » de
la matière dont
il est fait, « forme » qui est décrite par Platon à travers le « modèle
mathématique » des triangles élémentaires,
et par nous à travers le modèle atomique ; ce niveau correspond aux statues d'hommes (andrianta) de l'allégorie, mises sur le même plan que les autres vivants (zôia) et que les ustensiles (skeuè) produits par l'activité humaine, tous ces objets producteurs d'ombres dans la caverne et perceptibles par nos sens, qui ne se distinguent les uns des autres que par leur apparence extérieure, leur « ombre » sur notre rétine ; il préfigure aussi ce qui deviendra chez Aristote la « cause » matérielle et correspond à la vision de l'homme du physicien qui en resterait à la physique pour expliquer l'homme ;
- l'homme « biologique » capable de vie et de mouvement, doté
de libre-arbitre et organisé pour être l'« instrument » de l'âme immortelle façonnée par le démiurge, décrit
dans le Timée par le « plan » de son organisme tracé par les dieux subalternes à la demande du démiurge,
qui correspond aux hommes porteurs de l'allégorie et qui préfigure ce qui deviendra chez Aristote la « cause » instrumentale ; il correspond à la vision de l'homme du biologiste ou du médecin qui en resterait à son domaine de compétence pour expliquer l'homme ;
- l'homme « animé » doté d'une âme pensante
immatérielle et immortelle qui le rend capable de logos, façonnée par le démiurge
lui-même et pour laquelle son corps est organisé et doté
des autres parties de l'âme, les parties « mortelles », qui correspond
dans l'allégorie aux hommes visibles hors de la caverne et qui préfigure ce qui deviendra chez Aristote la « cause » formelle ; il correspond à la vision du psychologue qui admet que l'homme est plus que son corps et que les mécanismes physico-chimiques qui s'y déroulent, mais qui ne voit encore que les hommes en tant qu'individualités distinctes ;
- l'homme « idéal », décrit par cet « idéal » de justice suggéré par Socrate dans la République,
harmonie interne de l'âme avec elle-même comme fondement de l'harmonie
des hommes dans la cité, idéal qui, dans le Timée, est suggéré par le rappel, avant le début
du mythe, justement pour montrer qu'il est hors
du temps (créé dans le mythe comme « image mobile de l'éternité », Timée,
37d5) et de l'espace, dans des termes qui sont (les « idées » exposées, justement) et ne sont pas (la « matérialité » du lieu, de l'époque et des personnages) un résumé d'une partie de la République, là encore pour montrer que cet « idéal » n'est pas prisonnier des circonstances et des mots qui servent à l'exprimer ; il préfigure ce qui deviendra chez Aristote la « cause » finale et correspond à une vison de l'homme qui est de plus en plus rare en notre époque matérialiste et relativiste de science triomphante (des caractéristiques qui, toutes proportions gardées, sont très similaires à celles qui existaient au temps de Socrate et Platon).
Mais cet idéal ne peut plus s'illustrer dans l'allégorie par un homme, non seulement parce qu'il est unique, même s'il se décline ensuite pour chacun en fonction de ses capacités naturelles et de son environnement spatio-temporel, ni même parce que le Socrate de Platon, prisonnier du cadre de l'allégorie qu'il s'est donné, ne peut nous proposer de voir un homme dans le ciel, mais surtout parce que cette « idée » ne peut se représenter par quoi que ce soit de « visible », n'a pas de forme représentable (comment dessiner la justice, quoi qu'on mette derrière ce mot ?) et n'est donc qu'une « lumière » qui doit nous guider dans la vie, et justement celle qui a le plus d'importance pour nous en tant qu'elle est la déclinaison du bon pour notre nature humaine, ce qui nous incite à la découvrir derrière le plus lumineux des objets nocturnes qu'il nous décrit, et le seul qu'il nomme explicitement, la lune. En illustrant dans l'allégorie, sans nous le dire explicitement, mais en nous laissant le soin de le découvrir, les « idées pures », celles qui ne sont pas la « forme » d'êtres matériel dans le monde en devenir, par des astres, qui sont tous des points lumineux à peu près similaires les uns aux autres dans le ciel nocturne à la luminoisté près (sauf justement la lune), le Socrate de Platon nous invite à ne pas chercher à donner à ces idées de « forme » visible, c'est-à-dire à raisonner sur elles sans prendre appui sur des « images (eikones) », comme il l'explique dans l'analogie de la ligne en décrivant la démarche associée au second sous-segment de l'intelligible. La seule chose que nous montre la lune, le seul des astres nocturnes à ne pas être un simple point, c'est sa forme et celle-ci, quand elle est visible dans son entier, est celle d'un cercle, la figure la plus parfaite qui soit pour les contemporains de Platon. La seule chose que nous pouvons dire de la justice telle que comprise par le Socrate de Platon, c'est qu'elle est la perfection de l'homme lorsqu'elle est complètement réalisée en lui, aussi bien de l'homme « social » que de l'homme « intérieur ».
Le dernier mot de cette réplique est
hèlios (« soleil », au génitif hèliou, dans l'expression to tou hèliou, sous-entendu phôs, « celle [la lumière] du soleil »), mais dans une phrase qui dit que le prisonnier libéré aura plus de mal à le voir le jour qu'à contempler les astres la nuit. Cette phrase suggère donc, par analogie avec ce qui se passait dans la phase précédent, qu'il faudra un temps d'accoutumance au prisonnier libéré avant qu'il puisse voir le soleil, mais elle ne dit pas explicitement que le prisonnier libéré finira par le voir. Pourtant, si c'est le soleil qui est l'image du bon et que c'est cette idée qui est le but ultime de l'éducation, il reste une étape pour arriver au but. Socrate garde cette ultime étape pour la réplique suivante, comme pour mieux la mettre en valeur, mais aussi pour nous inviter à concentrer toute notre attention sur ce qu'il va nous y dire et qui se fait attendre. (<==)
(50) « À la fin » traduit le grec teleutaion, adjectif neutre employé adverbialement, qui fait partie d'une famille de mots issus de teleutè, un mot qui veut dire « fin » dans de nombreux sens, et en particulier « mort ». Toute la réplique précédente, qui se terminait sur to tou hèliou [phôs] et qui avait commencé sur le mot sunètheia (« accoutumance ») nous a décrit le long processus d'accoutumance à la lumière du soleil/bon qui constitue le finalité, la teleutè du processus éducatif qui en fait occupe toute la vie et ne prend fin qu'avec la mort (un des sens possibles de teleutè). Cette nouvelle réplique nous décrit ce qui est la finalité (premier mot de la réplique) de toute cette accoutumance, qui sera résumé par ses derniers mots concernant ho hèlios, placé avant dans la phrase : theasasthai hoios estin, (« contempler [le soleil] tel qu'il est »). Le soleil, c'est-à-dire le bon (to agathon), dans toutes ses composantes, dont bien sûr la composante morale, le « bien ». (<==)
(51) « Reflets » traduit le grec phantasmata. Le Socrate de Platon revient ici au mot phantasmata après avoir parlé d'eidôla dans la réplique précédente à propos des reflets d'hommes dans les eaux que le prisonnier libéré pouvait voir hors de la caverne. J'ai longuement examiné dans la note 44 sur ce mot eidôla, ce qui pouvait se jouer dans les variations de vocabulaire à propos des images entre les mots eikôn, eidôlon et phantasma. Je suggérais à la fin de cette note que l'emploi de eidôla pour désigner les premières appréhensions de réalités intelligibles hors de la caverne dans ce qui n'était encore que des reflets d'eidè était un moyen de ne pas trop dévaluer ces premiers pas dans le registre de l'intelligible, même s'il ne s'agissait encore que d'une perception bien imparfaite. Maintenant qu'on est presque au terme du parcours et que ce dont il est question, c'est le soleil, image du bon/bien, il s'agit au contraire de bien faire comprendre que, à son sujet, on ne peut se contenter des « apparences » (en prenant ce mot dans le sens le plus réducteur possible, où il s'oppose à la réalité comme le hoia phainetai (« tel que ça paraît ») de 598a5 s'oppose au hoia estin (« tel que c'est »), et non dans celui plus positif qu'il a quand il sert à traduire eidos, où il s'agit seulement d'insister sur le fait que l'eidos, ou l'idea, n'est pas la réalité elle-même, auto to ***, mais ce que nous permet d'en saisir l'organe dont nous nous servons, soit les yeux pour le visible, soit l'intelligence, le nous, pour l'intelligible, avec les limites qui sont les siennes par nature, indépendamment de celles qu'il peut avoir en plus dans chaque individu particulier), ce qui justifie le retour au terme phantasmata. (<==)
(52) Le mot
grec traduit par « place » est hedra, mot dont le sens
premier est « siège » et qui sera repris au début du commentaire
de l'allégorie par Socrate pour parler du « visible » dans son
ensemble (« tèn men di' opseôs phainomenèn hedran,
la place rendue manifeste par la vue » République,
VII, 517b1-2 ; voir note ad loc. pour
plus de précisions sur les sens de hedra). En quelques lignes,
Platon va multiplier les termes à connotation « spatiale » :
outre hedra ici, on trouve chôra à la ligne suivante
pour parler de l'« espace » propre du soleil, un mot qu'on retrouvera
dans le Timée pour parler du « lieu » dans lequel la création
prend place et dans les Lois pour parler de l'emplacement de la cité
nouvelle, et, dans la réplique suivante de Socrate, topos, qui
veut dire au sens premier « lieu », et aussi « endroit, pays, territoire », et qu'on retrouve à la racine de mots comme « topographie ».
C'est ce dernier mot qui a été utilisé à la fin
du livre VI pour parler des « domaines » (et non pas « mondes », comme on le voit trop souvent) intelligible et visible (« en tô
noètô topô, dans le domaine intelligible », République,
VI, 508c) et introduire l'analogie de la ligne (« to men noètou
genous te kai topou, to d'au horatou, d'une part l'espèce et le domaine
intelligible, de l'autre le visible » République,
VI, 509d), et qui sera repris dans le commentaire
de l'allégorie qui suit immédiatement le passage que nous
avons traduit (« tèn eis ton noèton topon tès psuchès
anodon, la route ascendante de l'âme vers le domaine intelligible » République, VII, 517b). Platon,
fidèle à son habitude, veut sans doute ainsi éviter de
donner une connotation par trop technique à l'un ou l'autre de ces termes
en l'utilisant seul, aucun n'étant vraiment satisfaisant pour parler
de ce qui est hors du temps et de l'espace. Il sait parfaitement qu'on ne peut
accéder à de telles réalités à l'aide du
langage qu'au moyen de mots qui font image, puisque les mots ne sont eux-mêmes
que des images d'images (voir note 17).
On peut encore noter que l'un des sens possible de hedra est « trône », ce qui nous ramène à l'image des deux « royaumes » utilisée en prélude à l'analogie de la ligne (cf. basileuein, « régner », en 509d2), mais nous rappelle aussi que, comme je le disais en note 47, le soleil est, pour la plupart des contemporains de Socrate et Platon, à la fois un astre et un dieu (cf. 508a4-6), c'est-à-dire à la fois une réalité visible dans le ciel et une créature qui échappe à la vue. Et, dans ce registre, l'un des sens possibles de chôra est justement « pays », au sens de territoire sur lequel s'étend le pouvoir de celui qui est sur le trône. (<==)
(53) « Lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre » traduit le grec auton kath' auton en tèi autou chôrai, expression qui redonde à loisir les utilisations du pronom intensif autos, « soi-même » utilisé pour parler des « choses » « en soi » (voir note 47). Et comme si cela ne suffisait pas, Socrate précise que le prisonnier libéré voit le soleil « dans son espace propre » : c'est bien lui, et lui chez lui (pour l'utilisation de chora pour parler de ce « chez lui », voir la note précédente), c'est-à-dire soit dans son « palais », soit dans son « royaume », l'un n'excluant pas l'autre, si l'on pense le soleil comme un roi ou un dieu !... Et il ajoute encore à la fin de la phrase « tel qu'il est », en grec hoios estin. Ceci étant, Socrate dit que le prisonnier libéré voit le soleil « dans son espace propre », pas qu'il est dans cet « espace ». De fait, l'allégorie suppose que le prisonnier est encore à une distance considérable de ce soleil et de son « lieu propre ». Il peut le voir, mais il ne l'atteint pas, ne le « touche » pas. Le soleil reste quelque chose de très lointain et ce que le prisonnier peut en voir de si loin, malgré toute l'insistance, non dénuée d'ironie, de Socrate pour suggérer le contraire, n'est pas le dieu dont le disque lumineux n'est que la manifestation visible pour nous, anthropoi (« hommes »). Pour un contemporain de Socrate, l'idée de chercher à voir le soleil de trop près ne pouvait manquer d'évoquer l'histoire d'Icare qui, à vouloir voler trop près du soleil avec les ailes que lui avait confectionnées son père Dédale pour sortir du labyrinthe qu'il avait construit à la demande du roi Minos et où celui-ci les avait enfermés après que Thésée ait réussi à s'en échapper après avoir tué le Minotaure, perdit ses ailes, le soleil ayant fait fondre la cire qui les tenaient attachées à son corps, et tomba dans la mer où il se noya. (<==)
(54) « Voir distinctement
et contempler » traduit le grec katidein kai theasasthai. Platon
regroupe ici les deux verbes qu'il avait préalablement employés
à tour de rôle (voir note 48), ici à
l'infinitif aoriste, la forme la moins « temporelle » des verbes grecs
(katidein est l'infinitif aoriste de kathoran, dans lequel on
retrouve la forme idein construite sur la racine dont vient aussi idea ;
et theasasthai est l'infinitif aoriste de theasthai). Le retour
à kathoran renforce encore l'insistance sur la « perfection » de la vision à laquelle on aboutit, déjà soulignée
par l'accumulation signalée à la note précédente.
C'est presque comme si l'on pouvait voir le soleil sous tous ses angles !...
Mais en même temps, cette insistance est suspecte, car chacun sait, et le Socrate de Platon le premier, qu'on ne peut regarder le soleil directement, pas même pendant une éclipse, comme le fait remarquer Socrate en Phédon, 99d4-e1. « Contempler » le soleil lui-même en son lieu propre est le meilleur moyen de perdre la vue ; quant à le voir distinctement, c'est encore moins possible puisque, sauf au moment où il se lève ou se couche, ou qu'on le voit à travers des nuages pas trop épais, on ne parvient même pas à en distinguer les contours nets, comme on peut le faire pour la lune ; et de plus, le voir « tel qu'il est (hoios estin) », c'est supposer que la vue est capable de nous donner une perception adéquate de ce qu'on regarde, et non pas une simple « apparence (eidos/idea) », alors même que ce que l'on regarde est supposé être la manifestation d'un dieu. Il semble donc que la description par Socrate de la progression du prisonnier libéré se termine sur une note ironique qu'il ne faut pas prendre au pied de la lettre, ou plutôt qui, si on la prend justement au pied de la lettre, doit nous inviter à réagir et à ne pas prendre pour argent comptant ce que nous dit Socrate, à ne pas nous laisser « éblouir » par son prestige, et donc à chercher ce que peut bien signifier le fait qu'il nous propose un aboutissement pratiquement impossible à son allégorie et à nous demander si le teleutaion (« à la fin ») initial, dont j'ai dit à la note 50 qu'il avait une odeur de mort, n'était pas déjà une mise en garde contre le risque d'un enthousiasme incontrôlé au moment du dénouement de ce long parcours initiatique. Peut-on vraiement contempler le soleil lui-même tel qu'il est, en son lieu propre, et l'y voir distinctement, en cette vie ? Et quand bien même on le pourrait furtivement, cette manifestation visible épuise-t-elle ce qu'il y a à connaître du dieu dont il est la manifestation ? Ne faut-il pas plutôt voir dans toute la redondance de cette formulation, dans toute cette exagération superlative qui nous propose quelque chose de manifestement impossible dans la logique de l'imagerie choisie pour l'allégorie, une invitation à calmer nos ardeurs et à ne pas espérer des miracles ? Nos capacités intellectuelles sont tout aussi limitées, dans leur registre, que notre vue dans le sien, et, s'il est vrai que tous nos efforts doivent viser à appréhender du mieux que nous le permet notre nature d'hommes doués de raison l'idée du bon, il faut rester conscients qu'on ne parviendra pas plus à la saisir dans toute sa richesse qu'on ne parvient avec nos yeux à voir le soleil dans tous ses détails, et encore moins le dieu dont il n'est que l'apparence visible. Bref, notre nature a ses limites dont il faut être conscient si l'on ne veut pas finir aveugles, des yeux ou de l'esprit ! Dans le passage du Phédon mentionné plus haut, qui ouvre la description par Socrate dans son autobiographie intellectuelle de sa « seconde navigation », l'allusion au danger de vouloir regarder directement le soleil pendant une éclipse plutôt qu'en réflexion dans l'eau est pris comme une image de ce qui risque d'arriver à l'âme de qui voudrait « observer la vérité des étants (skopein tôn ontôn tèn alètheian) » autrement qu'à travers leurs « reflets » dans les logous (« discours, raisonnements »). Et Platon, dans le passage de la Lettre VII qu'on a l'habitude d'appeler la digression philosophique, qu'il peut être intéressant de rapprocher de l'allégorie, précise que « à grand peine, chacun d'entre eux étant frotté contre les autres, noms et discours, visions et sensations, en réfutant dans des réfutations bienveillantes et en usant sans jalousie de questions et de réponses, brille tout à coup la lumière de la sagesse et de l'intelligence autant que le permet le pouvoir de la nature humaine (mogis de tribomena pros allèla autôn hekasta, onomata kai logoi, opseis te kai aisthèseis, en eumenesin elegchois elegchomena kai aneu phthonôn erôtèsesin kai apokrisesin chrômenôn, exelampse phronèsis peri hekaston kai nous, sunteinôn hoti malist' eis dunamin anthrôpinèn) » (Lettre VII, 344b3-c1). Il est possible, mais à grand peine et, précise-t-il dans les lignes qui précèdent l'extrait traduit, pour un très petit nombre de personnes seulement, d'avoir des illuminations soudaines, qui, de toutes façons, resteront indicibles dans des mots, mais seulement dans les limites de ce que permet notre nature humaine d'âme incarnée dans un corps matériel.
Bref, Socrate trouve ici le moyen d'utiliser l'image de l'allégorie à la fois pour nous indiquer le but à poursuivre et, si nous « décodons » bien son imagerie, pour nous mettre en garde contre le risque de se croire capable d'aller plus loin que ce que nous permet notre nature. Oui, il y a bien une (dernière ?) étape qui concerne la vision du soleil/bon/bien, mais non, ça ne se passe pas comme le suggère Socrate et c'est à nous, qui savons le danger de regarder le soleil en face, de comprendre que la description que nous en fait Socrate n'est pas conforme à la réalité de ce qu'il utilise comme image et que donc cette impossibilité dont il nous laisse le soin de prendre conscience doit signifier quelque chose dans le registre de l'éducation que veut illustrer l'allégorie. Oui, le prisonnier finit au grand jour dans la lumière du soleil, oui, avec l'habitude, il peut tenter de tourner très brièvement les yeux vers lui, de préférence pas en plein midi, mais, non, il ne pourra jamais « voir distinctement » le soleil, ni même le « contempler », si cela veut dire rester de longs moments à le regarder !
On peut d'ailleurs trouver un autre indice pointant vers le caractère impossible pour nous de l'ultime étape suggérée par Socrate, la contemplation du soleil lui-même, dans le oimai (« je suppose ») du début de la réplique. L'expression oimai, qui signifie « je pense, je suppose, je présume », peut en effet être utilisée dans un sens restrictif suggérant des doutes de la part de celui qui parle sur la réalité de ce qu'il dit, voire un sens clairement ironique comme par exemple en français, lorsqu'un père dit à son fils qui vient de lui présenter un carnet plein de mauvaises notes « Je suppose que tu es fier de toi ?! ». Ici, on peut remarquer que, tant qu'on était encore dans la caverne, Socrate a utilisé la forme interrogative oiei (« penses-tu? », 515d1), ou sous forme négative ouk oiei (« ne penses-tu pas ? », 515d5), où oiei est la seconde personne du singulier du présent moyen du verbe dont oimai est la première personne. L'objectif était d'impliquer Glaucon dans la validation des suggestions faites par Socrate sur les réactions du prisonnier libéré au fur et à mesure de sa progression vers l'extérieur de la caverne. Pour décrire ce qui se passe une fois qu'il est hors de la caverne, il continue à solliciter l'avis de Glaucon, mais cette fois en présentant ses descriptions comme de simples suppositions de sa part : sa réplique précédente commençait par sunètheias dè oimai (« accoutumance donc, je suppose... ») et celle qui nous occupe commence par teleutaion dè iomai (« à la fin donc, je suppose... »), deux formulation qui se font écho et qui mettent chacune en valeur un mot-clé de la réplique sur lequel Socrate sollicite indirectement l'avis de son interlocuteur (et des lecteurs) en exprimant ses propres doutes. Dans le premier cas, à propos de l'accoutumance (sunètheia), on peut penser que Socrate cherche à réfréner l'enthousiasme de ses jeunes interlocuteurs qui pourraient s'imaginer qu'une fois sorti de la caverne on a vite fait de voir ce qu'il y a dehors, c'est-à-dire, dans le registre de ce dont l'allégorie n'est qu'une image, l'ardeur de ceux qui, découvrant l'ordre intelligible et commençant à raisonner sur des abstractions, croient que c'est arrivé et qu'ils ont atteint le stade ultime de la connaissance et de la réflexion, à l'image des jeunes dont parle Socrate en Philèbe, 15d8-16a3, et le oimai (« je suppose ») doit se comprendre positivement comme exprimant ce que pense Socrate sans être sûr que son opinion est partagée par ses interlocuteurs ; dans le second cas, il s'agirait bien encore de réfréner l'enthousiasme de ses interlocuteurs (et des lecteurs) dont Socrate soupçonne qu'ils s'attendent à ce qu'il fixe comme terme à la progression du prisonnier libéré la contemplation du soleil, mais cette fois avec un oimai qui doit se comprendre ironiquement comme suggérant que le terme qu'il suggère ici est peut-être celui qu'attendent les auditeurs, mais pas celui qu'il a, lui, en vue.
Si tel est bien le cas, la fin du processus effectivement accessible aux hommes était peut-être à la fin de la réplique précédente... À moins que nous soyons allés trop vite en besogne et pensant que cette extase solaire introduite par un teleutaion (« à la fin ») était la dernière étape du processus, car après tout, comme nous allons bientôt le voir, la réplique suivante de Socrate est introduite par un kai meta taut(a), généralement compris dans un sens temporel impliquant la succession (« et après ça ») mais qui pourrait aussi se traduire par « au milieu de tout ça », et décrit quelque chose qui n'est pas encore la redescente dans la caverne et qui pourrait bien être cette dernière étape plus réaliste pour nous que la contemplation et la vision distincte du soleil. Mais avant d'en arriver là, il convient d'abord de faire un point d'étape sur les progrès du prisonnier libéré hors de la caverne.
Si donc nous prenons une vision d'ensemble des deux dernières répliques de Socrate, qui, à elles deux, décrivent les progrès du prisonnier libéré hors de la caverne, on peut voir qu'il y décrit successivement les trois mêmes étapes par rapport à deux catégories de « réalités », toutes deux d'ordre intelligible, puisque situées hors de la caverne, les trois étapes concernant la première catégorie de réalités intelligibles servant de point de départ (ek de toutôn, « à partir de ceux-là ») pour l'approche par étapes des réalités intelligibles de la seconde catégorie. Les trois étapes sont imagées, dans le registre analogique de l'allégorie, par les exemples pris dans l'analogie de la ligne à propos du segment du visible : ombres, reflets et « originaux » de ces « images », et les deux catégories de réalités intelligibles sont représentées, pour la première, par ce qu'on peut appeler les réalités « terrestres » et pour la seconde, par ce que Socrate lui-même désigne comme les réalités célestes. Le seul exemple explicite que donne Socrate de ce que j'ai appelé les réalités « terrestres », ce sont, comme je l'ai déjà souligné en note 45, les hommes (anthrôpoi), mais on peut penser que les alla mentionnés ensuite renvoient en fait à tout ce qui est visible à la surface de la terre une fois sorti de la caverne, avant que le prisonnier libéré ne lève les yeux vers le ciel. En première approche, la première réplique de Socrate, jusqu'au pôs d' ou (« Comment donc n'[en serait-il] pas [ainsi] ? ») de Glaucon, décrit le processus d'« accoutumance (sunètheia) » (cf. note 42) qui doit conduire le prisonnier à pouvoir contempler le soleil lui-même, c'est-à-dire le bon, objectif ultime (teleutaion, « à la fin », cf. note 50) de toute cette progression éducative, contemplation qui est l'objet de la seconde réplique. On peut donc représenter la structure de ces deux répliques de la manière suivante :
Accoutumance (sunètheia) |
Introduction | – Sunètheias dè oimai deoit' an, ei melloi ta anô opsesthai, – Accoutumance donc, je suppose, [voilà ce dont] il aurait besoin pour peu qu'il ait l'intention de voir par lui-même les [choses] d'en haut, |
||
réalités « terrestres » |
Accoutumance aux réalités « terrestres » |
ombres (skias) |
kai prôton men tas skias an rhaista kathorôi, et tout d'abord [ce sont] sans doute les ombres [que], le plus facilement, il verrait distinctement, |
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reflets (eidôla) |
kai meta touto en tois hudasi ta te tôn anthrôpôn kai ta tôn allôn eidôla, et après cela les images dans les eaux des hommes et celles des autres [choses], |
|||
ça-même (auta) |
husteron de auta, et plus tard encore ceux-là mêmes, |
|||
réalités « célestes » |
Accoutumance aux réalités « célestes » |
nuit = ombre (phôs) |
ek de toutôn ta en tôi ouranôi kai auton ton ouranon nuktôr an rhaion theasaito, prosblepôn to tôn astrôn te kai selènès phôs, è meth' hèmeran ton hèlion te kai to tou hèliou. |
|
Glaucon | – Pôs d' ou; – Comment donc n'[en serait-il] pas [ainsi] ? |
|||
But final (teleutaion) |
reflets (phantasmata) |
– Teleutaion dè oimai ton hèlion, ouk en hudasin oud' en allotriai hedrai phantasmata autou, – À la fin donc, je suppose, [c'est] le soleil, non pas des reflets de lui dans les eaux ou en quelque autre place, |
||
ça-même (auton ton hèlion) |
all' auton kath' hauton en tèi hautou chôrai dunait' an katidein kai theasasthai hoios estin. mais lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre, [qu']il pourrait voir distinctement et contempler tel qu'il est. |
Dans ce tableau, les mots en rouge sont ceux qui parlent du soleil, et les mots en bleu ceux qui nomment les différentes réalitées rencontrées dans cette progression, soleil inclus. Les mots soulignés sont ceux qui indiquent sous quelle forme les réalités concernées sont vues (ombres, reflets ou en elles-mêmes).
Chaque étape est « marquée » par une expression qui se retrouve pour les deux catégories de réalités : le mot-clé de la première étape est rhaidios (« facile »), qui est utilisé adverbialement au superlatif rhaista à propos des réalités terrestres et au comparatif rhaion à propos des réalités célestes ; le mot-clé de la seconde étape est en (tois) hudasi(n) (« dans les eaux »), qui est associé dans le premier cas à des eidôla, dans le second à des phantasmata (cf. notes 44 et 51) ; le mot-clé de la troisième étape est le pronom autos (« lui-même »), utilisé au neutre pluriel auta la première fois, et au masculin singulier (auton, accusatif) la seconde fois à propos du soleil (masculin en grec). Comme je l'ai déjà fait remarquer (cf. note 48), le verbe employé à propos des réalités « terrestres » est kathoran (« voir distinctement »), alors que pour les réalités célestes, c'est theasthai (« contempler »), les deux se trouvant réunis à la fin à propos du soleil.
Ce que montre ce découpage, c'est que, si la progression dans les réalités terrestes est décrite de manière ordonnée (prôton (« tout d'abord, en premier »), meta touto (« après cela »), husteron (« plus tard, ensuite »)), avec la liste des réalités dont le prisonnier libéré voit tout d'abord les ombres, puis les eidôla (« images ») se reflétant dans les eaux, avant de les voir en elles-mêmes, donnée dans la description de l'étape intermédiaire en n'y distinguant spécifiquement que hoi anthrôpoi (« les hommes », cf. note 45), et se termine sur un laconique husteron de auta (« et plus tard encore ceux-là même ») qui n'élabore pas sur la vision de ces réalités terrestres multiples, la progression dans les réalités célestes est décrite de manière beaucoup moins ordonnée et à cheval sur deux répliques : tout d'abord, Socrate y distingue deux sortes de réalités célestes, les astres (multiples), dont la lune mentionnée par son nom, d'une part, le soleil, unique, d'autre part, et ensuite, du fait de cette dichotomie, les trois étapes sont moins nettement distinguées. Pour retrouver l'idée d'« ombre » dans la première étape, alors que le mot lui-même n'y est pas employé, il faut réaliser que la nuit est en quelque sorte comme l'« ombre », sinon du soleil, du moins par rapport au soleil, et que c'est cette « ombre » qui permet de voir, non pas l'ombre du soleil, mais la « lumière (phôs) » des autres astres, invisibles (sauf parfois la lune) dans la pleine lumière du soleil, lumière qui, même pour la lune, à côté de celle du soleil, n'est qu'une « ombre » de lumière ; et de ces astres, il n'est plus question ensuite, seul le soleil étant mentionné aux trois étapes : à la première étape pour dire que c'est en son absence qu'on verra le reste des astres, à la dernière pour dire que c'est lui-même qu'on finira par voir distinctement ; quant à la seconde étape, elle n'est mentionnée qu'indirectement, pour préciser justement que la dernière étape n'est pas la vision par réflexion, qui pourrait d'ailleurs aussi s'appliquer la nuit aux autres astres et à la lune. Le résultat est que la vue du soleil est présente tout du long, mentionnée sans plus de précisions dès la fin de la première réplique comme étant moins facile que la vision des astres de la nuit, puis reprise et amplifiée dans la seconde réplique, dans laquelle la seconde étape n'est évoquée que pour dire qu'on n'en est plus là.
Que peut-on déduire de ces éléments par rapport à ce dont l'allégorie se veut une « image » ? La première conclusion qui s'impose est que, si, comme le dit Socrate au terme de l'allégorie, il faut regarder « la montée en haut
et la contemplation des [choses] d'en haut comme la route ascendante de l'âme vers
le domaine intelligible (tèn de anô anabasin kai thean tôn anô tèn eis ton noèton topon tès psuchès anodon) » (517b3-5), puisque l'extérieur de la caverne représente donc le domaine intelligible (ton noèton topon) et que ta ano (« les [choses] d'en haut »), ce sont toutes les réalités multiples décrites dans ces deux répliques, qui s'ouvrent sur « pour peu qu'il ait l'intention de voir par lui-même les [choses] d'en haut (ei melloi ta anô opsesthai) », alors il faut admettre que l'ordre intelligible ne se limite pas aux « idées » abstraites comme le juste, le beau, le bon, même si l'on y ajoute des abstractions comme « l'idée de l'Homme » (cf. notes 45 et 47), mais qu'il y a aussi place pour des principes d'intelligibilité des réalités terrestres dans leur multiplicité (les hommes et les autres [choses]), même si cette intelligibilité n'est pas un « savoir » de type « scientifique » puisqu'il n'est que compréhension de particuliers (« Socrate » ou « Alcibiade », par opposition à « Homme »), mais une compréhension qui est néanmoins importante et différente d'une simple perception visuelle ou auditive, car c'est à partir d'elle que l'on peut ensuite abstraire (ek toutôn, « à partir de ceux-là ») ce qui constituera les réalités « célestes ». Mais la seconde chose qu'il faut tout de suite ajouter, c'est que cette distinction entre réalité intelligibles « terrestres » et réalités intelligibles « célestes » n'est pas le découpage entre les deux sous-segments de l'intelligible de l'analogie de la ligne. C'est parfaitement clair du fait que, par rapport à chacune de ces deux catégories d'intelligibles, Socrate évoque les trois niveaux, ombres et reflets d'une part, « ça-même » d'autre part, qui, eux, en reprenant la terminologie du découpage des deux sous-segments du visible de l'analogie, fait ana ton auton logon (« selon la même raison » ; 509d7-8) que celui de l'intelligible, correspondent bien à ce découpage, qui est une distinction entre images et modèles. Et cela confirme que le découpage en segments et sous-segments de la ligne est relatif à des modes d'appréhension des réalités visibles et intelligibles qui sont accessibles à nos sens et à notre intelligence, pas à des catégories distinctes de réalités. Les hommes individuels, dans leurs corps visibles et dans leurs âmes invisibles, sont tout autant susceptibles d'être perçus aux différents niveaux d'appréhension, y compris ceux qui sont relatifs à l'intelligible, que les pures idées de beau, de juste et de bon, qui, elles, ne le sont qu'aux niveaux d'appréhension de l'intelligible. Et justement, après les remarques faites au début de cette note sur le caractère impossible en cette vie de ce dont on voudrait faire l'étape ultime de l'ascension, la vision directe et distincte du soleil tel qu'il est en lui-même, on peut se demander si, en contraste avec l'hyperbole à propos de la vision du soleil, le caractère laconique du husteron de auta (« et plus tard encore ceux-là même ») qui conclut la progression à travers les réalités que j'ai appelées « terrrestres », n'est pas en fin de compte un procédé inverse pour nous avertir de la même chose : qu'il s'agisse des réalités terrestres, même considérées dans leur intelligibilité, dont en particulier les âmes des hommes, ou des plus hautes réalités célestes, dont en particulier le bon, nous ne pouvons les connaître en elles-mêmes en cette vie, mais seulement nous en faire une idea/eidos qui n'est pas la realité considérée elle-même ! On voit comment une lecture attentive de l'analogie de la ligne et de l'allégorie de la caverne remettent en cause pas mal d'idées reçues sur le « platonisme » !
Mais l'allégorie ne nous a pas encore livré tous ses messsages. Je suis passé rapidement sur le fait que l'analogie de la ligne découpait chaque segment en deux sous-segments alors qu'ici, le processus passe, pour chacune des deux catégories de réalités, par trois phases : ombres ou assimilé (lumière des astres visible dans la pénombre résultant de l'absence du soleil), reflets dans les eaux et « ça-même ». C'est parce qu'ombres et reflets sont les deux exemples d'images (eikones) données par Socrate à propos du premier sous-segment du visible (cf. 509e1-510a3) que l'on peut rapprocher les deux découpages, en supposant simplement que Socrate détaille le premier sous-segment, celui des « images » en y illustrant dans l'allégorie de manière distincte les deux sortes d'images qu'il a données en exemple pour le visible dans l'analogie. Mais l'insistance que met ici Socrate à distinguer explicitement une phase « ombres » et une phase « reflets » suggère que le fait de distinguer différentes catégories d'images n'est pas sans importance et qu'il pourrait être intéressant pour nous de chercher plus spécifiquement ce que Socrate entend imager dans l'allégorie par chacune de ces deux catégories d'images. Pour ce faire, il nous faut redescendre dans la caverne où, là aussi, Socrate a distingué les ombres de ce qui les produisait (les statues et autres ustensiles dépassant du mur), mais, curieusement, n'a pas parlé de « reflets dans les eaux », alors que justement ces exemples multiples, dans l'analogie de la ligne, concernait la division du visible. Serait-ce que, dans l'allégorie, la distinction de différents types d'images n'est plus pertinente dans le visible, mais seulement dans l'intelligible ? La réponse est que tel n'est pas le cas et que Socrate nous a bel et bien décrit deux types d'« images » dans le visible, à ceci près qu'il n'a pas utilisé l'« image » des reflets dans les eaux pour décrire le second type, ni l'un des mots utilisés ailleurs pour en parler, phantasmata ou eidôla, mais, pour être sûr d'être compris (mais a-t-il vraiment réussi ?!), a mentionné ces « images », que nous ne sommes pas habitués à penser comme des « images », par leur nom plutôt que de les représenter par une image, car ces « images », ce sont... les mots du langage, qui ne sont que des images sonores des réalités visibles ou intelligibles qu'ils désignent (voir sur ce point toute la fin du Cratyle, à partir de 423b9 et en particulier la discussion avec Cratyle à partir de 428d1) ! Ce qui tient en effet la place occupée hors de la caverne par les reflets, entres les ombres et les « ça-même », et donc, dans la caverne, entre la vue des ombres et le retournement vers les statues, c'est la référence à la parole chez les prisonniers, à leur aptitude à dialegesthai (« dialoguer », 515b4 ; cf. note 16), et ce qui a pris la place des reflets visibles, c'est l'écho, reflet sonore, qui fait croire aux prisonniers que les sons entendus, ceux qui proviennent du phtheggesthai des porteurs (cf. note 13 sur le sens premier de ce verbe, repris en 515b9 lorsqu'il est question de l'écho, qui est « faire du bruit, faire entendre un son »), viennent des ombres (515b4-10).
Ce parallèlisme nous invite donc à considérer que les « reflets dans les eaux » à l'extérieur de la caverne sont l'image utilisée par Socrate dans l'allégorie pour faire référence aux mots et aux discours, et en particulier au dialegesthai que l'on peut pratiquer avec d'autres dans la recherche en commun ou avec soi-même, à travers la dianoia, le pathèma (« affection ») justement associée par Socrate avec le premier sous-segment de l'intelligible dans l'analogie de la ligne et défini par l'étranger d'Élée en Sophiste, 263e3-8 comme dialogos de l'âme avec elle-même (cf. les notes 43 et 75 à ma traduction de l'analogie de la ligne) après que Socrate, en Théétète, 189e4-190a6, ait défini le dianoeisthai (le verbe dont dérive le nom dianoia) comme un logon de l'âme avec elle-même. On retrouve d'ailleurs dans le Théétète cette analogie entre les paroles et les reflets dans l'eau, dans la première définition que Socrate donne du logos : « la première [signification de logos] serait le [fait de] rendre manifeste sa propre pensée par le son au moyen de verbes et de noms, en imprimant la forme de l'opinion dans le flux passant par la bouche comme dans un miroir ou de l'eau (to men prôton eiè an to tèn hautou dianoian emphanè poiein dia phônès meta rhèmatôn te kai onomatôn, hôsper eis katoptron è hudôr tèn doxan ektupoumenon eis tèn dia tou stomatos rhoèn) » (Théétète, 206d1-4). Et de fait, les mots et la parole, le logos, sont l'outil premier qui nous donne accès à l'intelligible. Reste alors à se demander ce à quoi Socrate fait référence de part et d'autre des références aux mots et aux discours faites à travers les mentions des reflets dans les eaux, c'est-à-dire à quoi renvoient les références aux ombres et ce qu'il peut y avoir au-delà des mots et des discours, c'est-à-dire au-delà de la dianoia, qui correspondrait au second sous-segment de l'intelligible.
En ce qui concerne les ombres, de même que c'est là où il n'était justement pas fait référence aux reflets dans les eaux que nous avons trouvé la « clé » de compréhension de l'image que constituent les reflets dans l'allégorie, c'est là où il n'est pas fait référence aux ombres que nous allons trouver la « clé » de compréhension de ce qu'elles représentent, c'est-à-dire dans la description de la première des trois phases associées aux réalités « célestes ». Ce qui nous est décrit là, c'est l'aptitude initiale du prisonnier libéré à percevoir de faibles lumières, celles des astres multiples dans le ciel, du fait de l'absence pendant la nuit du soleil dont la lumière aveuglante rend invisibles le jour ces faibles lumières, avant même d'en voir les reflets, c'est-à-dire, d'après ce qu'on vient de dire, d'exprimer dans le langage ce que représentent ces astres, à savoir, les idées abstraites de beau, de juste, etc. Par analogie, il me semble qu'il faut voir dans les ombres mentionnées aux autres niveaux, celles des statues dans la caverne et celles des hommes et autres au sortir de la caverne, les faibles « lumières » que suscitent dans notre esprit les perceptions sensibles (ombres dans la caverne) et les intuitions intellectuelles (ombres des hommes et autres hors de la caverne) qui nourissent notre réflexion. En d'autres termes, les ombres, et la lumière des astres de la nuit, représentent dans l'allégorie les impressions suscitées dans notre esprit par l'appréhension des réalités sensibles et intelligibles (leurs « ombres » dans notre esprit) et les reflets dans les eaux, ainsi que les échos sur les parois de la caverne, représentent l'expression verbale induite par ces impressions, en nous et en ceux qui nous entourent : l'usage de l'image des reflets met l'accent sur le fait que le langage nous vient des autres et que notre compréhension de ce que nous percevons est très largement influencée par la perception qu'en ont eue ceux qui nous ont précédé et la manière dont ils l'ont traduite en mots, en discours, en usages et en lois. Ce que nous percevons dans les discours est avant tout le « reflet » que nous renvoie la société de ce qui nous entoure et même lorsque nous cherchons à penser par nous-même, nous ne pouvons le faire qu'à l'aide d'un langage qui porte en lui tout un passé.
L'obscurcissement de la nuit, que Socrate mentionne comme condition nous permettant de distinguer faiblement la lumière des astres, mais qui n'était pas mentionné à propos de la phase précédente, celle qui nous permettait de voir les ombres, puis les reflets, des hommes et autres hors de la caverne, illustre la difficulté qu'a notre esprit à penser ce qu'il ne peut se représenter visuellement : pour penser les âmes des hommes, bien qu'elles soient invisibles, nous pouvons les imaginer comme des « fantômes » ayant l'apparence des corps qui les hébergent et si l'on demande à un enfant de dessiner un homme sans plus de précision, c'est-à-dire en quelque sorte de figurer le « concept » d'Homme, il saura le faire, avec plus ou moins de talent, et on arrivera presque toujours aux mêmes genres de dessins ; mais quand il s'agit de penser la justice ou le courage ou la sagesse, nous n'avons plus rien à quoi nous raccrocher, et c'est cela que veut figurer Socrate en parlant des astres de la nuit : tous ces concepts ne sont pour nous que des « points » plus ou moins lumineux, qui, d'une certaine manière, se ressemblent tous, au moins « visuellement », justement par le fait qu'ils sont invisibles, qu'ils sont de pures abstractions.
Et notre esprit ne peut les penser que de manière analytique, en cherchant à les distinguer les uns des autres dans leur multiplicité, quitte à en regrouper certains dans des « constellations » à partir de certaine « proximités » derrière lesquelles on pourrait même croire retrouver des « formes » visuelles, mais ce n'est pas dans cette direction qui nous ramène au visible qu'il faut chercher pour parvenir à les mieux comprendre.
À l'opposé, le danger qui nous guette, lorsque nous cherchons à rester dans l'abstraction pure, c'est l'aveuglement, qui résulte de la tentative de tout ramener à un seul concept englobant. Ce risque est traduit dans l'allégorie par le retour au plein jour et la tentation de vouloir contempler le soleil lui-même. Non pas que cette idée d'une « idée » qui engloberait toutes les autres soit fausse, car c'est vrai que la justice n'est autre que le bien des hommes, le courage le bien de la partie thumoeidès de l'âme, la sagesse le bien de la partie logikon, le beau le bien pour nos sens de la vue et de l'ouïe, etc., mais parce que le langage lui-même, qui est le seul outil dont dispose notre pensée, ne peut être qu'analytique et dialogique, ne fonctionne qu'en distinguant les concepts à l'aide de mots différents et qu'à perdre cela de vue, on risque de tomber dans le travers de Parménide, qui voulait tout ramener à l'être et dont la pensée conduit à une « logique » dont Platon montre dans le dialogue qui porte son nom qu'elle permet de démontrer tout et son contraire avec la même rigueur apparente, sans qu'un Aristote dont le nom n'a pas été choisi par hasard par Platon y trouve rien à redire. Dans l'éblouissement final du parcours du prisonnier libéré, le Socrate de Platon a pris la peine de nous dire qu'il nous conduisait à la contemplation du soleil lui-même et pas de ses reflets, ce qui signifie, d'après le « décodage » de l'allégorie que nous venons de faire, qu'on est au-delà des mots et du langage, figurés dans l'allégorie par les reflets. Quiconque se vanterait donc d'avoir une telle appréhension et de vouloir nous la faire partager ne peut que se faire illusion à lui-même et tromper les autres, ce qui nous ramène au passage de la Lettre VII cité au début de cette note : si tant est qu'une telle perception soit possible pour l'homme en cette vie, elle ne peut être qu'exceptionnelle, réservée à un très petit nombre et rester indicible.
On peut trouver une confirmation de cette manière de voir dans le commentaire de l'allégorie qu'entreprend Socrate aussitôt celle-ci finie. Dans ses explications, il commence par faire des mises en parallèle explicites : la caverne, c'est « la place rendue apparente par la vue (tèn di' opseôs phainimenèn hedran) » le feu, c'est le soleil ; l'ascension vers l'extérieur de la caverne et la contemplation des choses d'en haut, c'est « la route ascendante de l'âme vers le domaine intelligible (tèn eis ton noèton topon tès psuchès anodon) », ce qui implique que l'extérieur de la caverne est le domaine intelligible. Mais les mises en parallèles strictes s'arrêtent là. Socrate ne nous dit pas explicitement que le soleil de l'allégorie, c'est le bon, mais que « dans le connaissable, l'ultime est l'idée du bon (en tôi gnôstôi teleutaia hè tou agathou idea) », en réutilisant l'adjectif teleutaia qui renvoie au teleutaion adverbial utilisé dans l'allégorie, dont on a vu qu'il suggérait la fin que constitue la mort, et en ajoutant aussitôt kai mogis horasthai (« et elle est vue à grand peine »). Le réemploi du teleutaion nous invite certes à supposer que Socrate assimile le soleil, ou du moins ce qui nous en est visible, à tèn tou agathou idea (« l'idée du bon »), mais il ne le dit pas explicitement et nous laisse le soin de tirer cette conclusion, ce que font la plupart des commentateurs sans prendre garde à ce que ce dont il parle ici est une idea, pas un auto to ***, car, pour eux, ces deux formulations sont synonymes. Or penser que hè tou agathou idea puisse être la même chose que auton kath' hauton ton agathon en tèi autou chôrai, l'expression à laquelle on arrive à partir de l'allégorie en replaçant ho hèlios par to agathon, c'est perdre de vue qu'idea est dérivé de idein, infinitif aoriste du verbe horan, qui signifie « voir », et que le sens premier de ce mot, comme d'eidos, est « apparence ». L'idea du bon ne peut pas plus être auto to agathon, le bon lui-même, que le disque solaire visible n'est le dieu soleil, sauf à tordre le sens des mots pour plier le texte de Platon, dont on a vu le soin qu'il prenait à choisir chaque mot, à l'idée que l'on se fait du « platonisme ». L'« apparence (idea) » du bon, dans l'ordre intelligible, c'est l'appréhension qui en est accessible à notre entendement d'êtres humains incarnés, c'est la « vision » que peut en avoir notre esprit, et qui est tout aussi défaillante par rapport à ce dont elle est « vision » que la vision de nos yeux l'est par rapport aux réalités visibles, c'est le disque solaire par rapport au dieu dont il est la manifestation visible (et peu importe que nous ne considérions plus aujourd'hui le soleil comme un dieu puisque ce qui compte c'est ce que coyaient les contemporains de Platon à qui il adressait cette allégorie ; et le fait qu'il ait pris la peine d'introduire le soleil comme un dieu, en 508a4-8, dans sa mise en parallèle avec le bon, que l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne ne font que développer, suggère qu'il comptait sur cette manière de comprendre le soleil pour faire comprendre ce avec quoi il le mettait en parallèle). Cette idea, qui n'est pas le bon lui-même, est néanmoins tout aussi « objective » que le disque visible dans le ciel par rapport au dieu qu'il manifeste, en ce sens qu'elle est déterminée par la nature et les contraintes de l'esprit humain et non par les limites intellectuelles de tel ou tel individu, et c'est de ce fait qu'il peut y avoir progression vers elle lorsque les « yeux » de notre esprit parviennent à s'accoutumer à la « lumière » que dégage le bon lui-même. Ce serait quand même un comble que Platon, qui n'a pas ménagé sa peine pour faire prendre conscience aux hommes de ce que ce qu'ils voient avec leurs yeux n'est pas la réalité des choses qu'ils voient, jusqu'à en faire des ombres dans l'allégorie, ait finalement décidé d'utiliser, du simple fait que le vocabulaire de la vue pouvait s'étendre par analogie aux perceptions de l'esprit, un mot, idea, ou encore eidos, qui, l'un comme l'autre, désignent justement au sens premier l'apparence visible, pour désigner dans l'ordre intelligible ce qui serait la réalité même et non plus la perception que pourrait en avoir les « yeux » de notre esprit ! En n'assimilant pas explicitement le soleil de l'allégorie à to agathon et en situant le but ultime de l'ascension intellectuelle dans hè tou agathou idea, alors que l'allégorie se terminait sur une vision manifestement impossible, Socrate a voulu nous faire comprendre que le soleil de l'allégorie, pensé comme un dieu, est en effet auto to agathon, mais que celui-ci nous est tout aussi inaccessible en lui-même avec les yeux de notre esprit que le dieu soleil lui-même, et non plus le disque qui le manifeste dans le ciel visible, avec les yeux de notre corps, et qu'il faut nous contenter de chercher seulement à en voir le plus distinctement possible l'idea si l'on ne veut pas le gâter les « yeux » de l'esprit. C'est d'ailleurs ce que confirme la remarque qu'il fait quelques lignes plus loin dans son commentaire de l'allégorie (cf. 518a1-b4), lorsqu'il
nous rappelle qu'il y a deux manières de troubler la vue : par le passage brusque de l'ombre à une intense lumière (la sortie de la caverne) ou au contraire par le passage brusque d'une grande lumière à l'ombre (le retour dans la caverne), et qu'il ajoute aussitôt après qu'il est moins risible, et donc moins blâmable, d'être dans le second cas que dans le premier, c'est-à-dire d'avoir une vue gâtée par le retour dans la caverne que par l'éblouissement d'une trop grande lumière. Car bien sûr, Socrate ne veut pas dire qu'il est risible de vouloir sortir de la caverne, car, si c'était le cas, on ne voit pas quel serait le but de toute cette allégorie. Cette remarque est tout simplement une mise en garde contre la tentation de vouloir aller trop vite et trop loin hors de la caverne : ce qui est risible et blâmable, c'est de ne pas prendre les précautions nécessaires pour ne pas se gâter les yeux dans cette expédition, c'est de ne pas accepter qu'il faille pour cela une certaine « accoutumance (sunètheia) », et donc du temps, et la plus élémentaire des précautions, c'est de ne pas chercher à contempler le soleil directement, même après s'être accoutumé à la lumière du jour.
Et ce qui est vrai du soleil, qui, traduit dans le langage de la connaissance, signifie qu'il ne faut pas s'imaginer qu'on peut connaître, en tant qu'homme incarné, le bon lui-même tel qu'il est en lui-même, ou en tout cas pas exprimer cette connaissance par des mots, qui n'en seraient encore que des « reflets », est vrai aussi de toutes les réalités intelligibles visibles hors de la caverne, et donc en particulier des hommes, ou du moins de leurs âmes, dont on ne peut tout au plus, là encore, qu'appréhender une idea, que saisir un eidos, avec les yeux du corps comme avec les yeux de l'esprit.
Et finalement, s'il ne nous est pas possible de contempler et voir distinctement le soleil hors de la caverne, c'est-à-dire le bon lui-même (ni quoi-que-ce-soit-d'autre-même), reste qu'il nous est possible de prendre conscience, une fois hors de la caverne et accoutumé à la lumière, de l'existence du soleil et d'en percevoir les effets, dont sa lumière qui éclaire tout ce qui est visible hors de la caverne. Le soleil, c'est-à-dire le bon, est bien l'ultime réalité
qu'il nous faut appréhender, mais l'ultime étape de notre éducation/réflexion n'est pas de se noyer dans sa contemplation et d'y perdre la vue, mais d'en percevoir les effets sur tout le reste en regardant toutes choses sous sa lumière, ce qui est l'objet de la réplique suivante de Socrate qui va finir d'imager dans le registre de l'allégorie l'approche associée par Socrate au second sous-segment de l'intelligible dans l'analogie de la ligne. (<==)
(55) « Il
déduirait bientôt par un raisonnement à son sujet » traduit
le grec sullogizoito peri autou, dans lequel on trouve un verbe rare
chez Platon (13 utilisations dans tous les dialogues, dont quatre dans la République,
celle-ci et II,
365a8 ; VII,
531d2 ; X,
618d6), sullogizesthai, dont vient le mot français « syllogisme » (via le grec sullogismos). Le verbe est composé du préfixe
sun- (« avec, ensemble »), qui implique une idée de rassemblement,
ajouté au verbe logizesthai, qui veut dire étymologiquement « user
de son logos », c'est-à-dire, de manière générale, de sa raison, mais dont le sens s'est plus spécifiquement développé autour du sens de logos comme « compte » pour signifier « compter », ou encore « calculer », au sens propre impliquant une idée de nombre, puis au sens figuré renvoyant seulement à l'idée de « réfléchir » pour déterminer le comportement qui paraît le plus adapté à la situation présente, la forme verbale du moyen impliquant un intérêt personnel dans cette réflexion : il s'agît de « calculer en soi-même » ce qui semble le plus adapté pour soi-même. Chez Platon, le
mot n'implique pas encore une forme spécifique de logique dont Aristote
se fera le champion, et, si l'on se limite à ses emplois dans la République,
on constate que, conformément à ce qui vient d'être dit des sens du verbe logizesthai, ils sont plutôt orientés vers l'ordre « éthique » des « choix de vie » que vers l'ordre logique proprement dit :
- en République,
II, 365a8, on est au milieu du discours d'Adimante, et il parle de l'effet
sur des jeunes bien doués des discours usuels sur les dieux et les hommes
lorsqu'ils en viennent à « déduire par un raisonnement
(sullogisasthai) à partir de ceux-ci en étant comment
et en passant par où on parcourrait toute sa vie du mieux possible » ;
- en République, X,
618d6, on est dans le mythe d'Er, au moment où les âmes vont
avoir à choisir un genre de vie et où l'on se demande quelles
sciences il faudrait avoir acquises pour qu' « à partir de tout
cela, il lui soit possible [à l'âme], en tirant les conclusions
raisonnables (sullogisamenon), de choisir, en fixant les yeux sur
la nature de l'âme, entre la pire et la meilleure vie » ;
- en République,
VII, 531d2, enfin, on est au terme du programme de formation des futurs
philosophes-rois dans toutes les sciences, et Socrate déclare que, s'ils
sont capables « de déduire par un raisonnement (sullogisthèi)
en quoi elles sont parentes les unes avec les autres » , ils pourront
aborder l'étude de la dialectique, pour laquelle tout cela n'était
qu'un prélude, et donc devenir ainsi aptes au gouvernement. Puisque tout
le livre VII et son programme d'éducation ne sont que l'explicitation
de ce qui est décrit en image dans l'allégorie de la caverne,
cette réutilisation du même verbe souligne le parallèle
entre cette phase finale de la formation et celle qui nous est décrite
ici dans l'allégorie, par laquelle le prisonnier prend conscience du
rôle du soleil-bon par rapport à tout ce qui est. Mais en même
temps, cette « syllogisation » prenant appui sur une connaissance véritable
offre une alternative au type de raisonnement décrit par Adimante, qui évoquait une éducation
dans laquelle on se contentait de « syllogiser » sur des « images » fournies par la poésie et la littérature, et répond par avance au problème
posé dans le mythe d'Er des choix de vie.
Le meta taut(a)
qui ouvre cette réplique, et qui, au contraire du meta touto de 516a6, emploie un neutre pluriel sans préciser, comme d'habitude dans ce genre de formule, à quoi renvoie le pronom tauta (j'ai suppléé dans ma traduction le mot « étapes » entre crochets, mais on pourrait aussi bien penser à « progrès », « événements », « découvertes », ou bien d'autres mots encore), est une manière discrète pour Platon de suggérer que le logizesthai que voudra formaliser Aristote n'a de sens que s'il est mis en œuvre à la lumière du bon, c'est-à-dire après qu'on ait essayé d'approcher aussi près que nous le permet notre nature du soleil/bon, ce qui nous renvoie à l'archèn anupotheton de 510b7 et à la description par Socrate du processus caractéristique du second sous-segment de l'intelligible dans l'analogie de la ligne. Et la démarche décrite dans les répliques précédentes de Socrate et celle-ci reprend dans l'imagerie de l'allégorie ce que Socrate décrivait dans un langage moins imagé dans l'analogie de la ligne en 511b3-c2 (voir en particulier les notes 21 et 51 à 54 de ma traduction de l'analogie). (<==)
(56) « Dans le domaine vu » traduit le grec en tôi horômenôi topôi. Sur l'utilisation du mot topos dans ce contexte, voir la note 52. Pour ce qui est du qualificatif de ce « domaine », il faut noter que Platon utilise tantôt, comme ici, et déjà en 509d8-9, le participe présent passif du verbe horan, « voir », tantôt l'adjectif verbal horaton, « visible », comme par exemple en 509d3. Pour ce qui se joue dans ces changements de formulation, voir la note 11 à ma traduction de l'analogie de la ligne. Comme je l'explique dans cette note, l'emploi du passif horômenos nous place dans la perspective « subjective » de ce qui est effectivement « vu » par un observateur et non pas simplement dans celle, plus « objective », de ce qui est intrinsèquement visible, sans qu'on sache par qui. Ceci est conforme à la logique de l'allégorie, qui décrit de manière imagée l'expérience d'une personne, certes indéterminée, mais individuellement distinguée (on suit les progrès d'un seul prisonnier libéré de ses chaînes), en train de faire son éducation. (<==)
(57) « Qu'eux-mêmes voyaient » traduit le grec hôn spheis heôrôn dans lequel l'emploi du pronom personnel de la troisième personne du pluriel spheis, qui n'est nullement obligatoire en grec, est destiné à insister sur un pluriel qui vise à inclure l'ensemble des prisonniers et pas seulement celui qui est sorti de la caverne, ce qui oblige à comprendre ce « ce qu'ils voyaient » comme renvoyant, sinon exclusivement, du moins aussi, aux ombres dans la caverne. Bref, le « toutes (pantôn) » qui suit inclut bien absolument tout ce qui est décrit dans l'allégorie comme visible par les prisonniers, libérés ou pas : ombres statues, reflets, astres, etc.. (<==)
(58) « Responsable » traduit le mot grec aitios, adjectif signifiant « responsable, cause de », ou encore « coupable, accusé », et dont dérive le substantif aitia, qui signifie « cause » (sur la multiplicité des sens de ce mot, on se reportera à la note 90 sur ma traduction de l'analogie du bon et du soleil).
Arrivé au terme de cette réplique de Socrate, il est maintenant possible de préciser en quoi
elle complète, dans le registre de l'allégorie, la description du processus intellectuel associé par Socrate au second sous-segment de l'intelligible dans l'analogie de la ligne, comme je le laissais entendre à la fin de la note 54. Cette démarche nous est décrite synthétiquement dans la seconde partie de la réplique de Socrate en 510b4-9 et explicitée dans sa réplique en 511b3-c2. Comme on l'a vu au fil des notes commentant ces deux répliques dans ma traduction de l'analogie de la ligne, et en particulier dans les notes 21 et 55, ce qui caractérise cette démarche, c'est de commencer par remonter jusqu'à un archèn anupotheton (« principe (directeur) [qui n'est] pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose] » ; 510b7), ou selon la reformulation de 511b6-7, « jusqu'à ce [qui n'est] pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose], vers le principe (directeur) du tout (mechri tou anupothetou epi tèn tou pantos archèn) » avant d'« y rattach[er] en retour ce qui s'y rattache » pour « redescend[r]e ainsi jusqu'à une fin, ne se servant en outre d'absolument rien de sensible » (511b7-c1), et donc « sans les images (eikonôn) [gravitant] autour de ça » (510b7-8), mais en utilisant tèn tou dialegesthai dunamin (« le pouvoir du dialegesthai » ; 511b4) pour le frayer un chemin à travers les seules eidè (« apparences »). Le cheminement vers le principe directeur du tout qui est anupotheton, c'est la sortie de la caverne et la progression jusqu'au soleil, image du bon, décrite dans les deux précédentes répliques, et plus spécifiquement la dernière partie de cette progression, celle qui, sans nous permettre, du fait des limites de notre nature d'âmes incarnées, de contempler et voir distinctement le soleil, nous permet néanmoins, après une certaine accoutumance, d'en avoir de brefs aperçus et surtout d'en percevoir la lumière et les effets, et l'étape suivante, celle décrite dans la réplique qui nous occupe, c'est celle qui constitue la « redescente » (exprimée par le verbe katabainèi, « il redescende », 3ème personne du singulier du subjonctif présent actif du verbe katabianein, en 511b8) effectuée en « y rattachant en retour ce qui s'y rattache » par la prise de conscience du fait qu'il est « responsable (aitios) de tout ». Et cette prise de conscience n'est plus due à une quelconque « vision », d'ombres, de reflets, ou d'autre chose, mais à un sullogizesthai (cf. note 55) qui prend ici la place du dialegesthai, c'est-à-dire à un raisonnement « calculateur » (le sens usuel du verbe logizesthai est « calculer », à la fois au sens purement mathématique et au sens analogique renvoyant à une réflexion sur le parti à prendre dans une situation donnée) synthétique (le syn- de « synthétique » a pour origine le préfixe grec sun- qu'on retrouve dans sullogizesthai, le nu final de sun devenant un lambda devant le lambda initial de logizesthai) qui, certes, a eu besoin de toutes les expériences antérieures, toutes rendues possibles par la seule lumière du soleil, pour l'alimenter, mais qui, à un certain point, s'affranchit de toutes ces visions pour s'adonner au raisonnement déductif pur.
Mais, de même qu'il serait dangereux et vain de croire qu'on peut voir distinctement (kathoran) le soleil/bon lui-même sans se brûler les yeux,
il faut se garder de l'illusion qui consisterait à croire qu'il suffit de penser en termes abstraits pour arriver au savoir ultime : Socrate a introduit le dialegesthai dès sa description de l'état initial des prisonniers enchaînés au fond de la caverne, en 515b4, et, quoi qu'ait pu en penser Aristote en développant sa théorie des syllogismes (la transcription en français du substantif de même racine que le verbe sullogizesthai), ce n'est pas parce que le dialegesthai initial devient ici sullogizesthai qu'on est arrivés au terme du parcours, c'est uniquement parce que ce sullogizesthai, que rien n'empêche de prendre la forme d'un dialegesthai entre plusieurs prisonniers libérés, se fait à la lumière du soleil/bon, du principe anupotheton enfin atteint (même si ce n'est que sous la forme d'une idea), en partant de la cause (aitia) finale de toutes choses qu'il constitue. Il y a cohérence parfaite entre l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne. C'est faute d'être mené à la lumière de ce principe que le « jeu laborieux » du Parménide entre Parménide et Aristote (le futur tyran, qui deviendra l'un des Trente) tourne à vide et peut démontrer tout et son contraire à propos de l'être et de l'un, et de tout le reste, et c'est sans doute faute d'avoir compris cela, d'avoir réussi à saisir comment la lumière du bon pouvait « éclairer » tout raisonnement et faire passer d'une réflexion sur to on, « l'étant » au sens le plus universel et donc le moins signifiant, à une réflexion sur l'ousia, la « valeur » des êtres au regard du bon, qu'Aristote, l'autre, l'élève et collègue de Platon à l'Académie, croyant avoir résolu le problème en se contentant de changer son vocabulaire pour utiliser celui de l'ousia, a replongé la pensée dans l'ornière de l'ontologie stérile et a imposé la tyrannie de la logique syllogistique.
Le résultat final de tout le parcours éducatif qu'illustre l'allégorie, et plus globalement de toute réflexion humaine, ce n'est donc pas la contemplation des réalités elles-mêmes, de quelque ordre qu'elles soient, visibles ou intelligibles, et surtout pas du bon, mais, après avoir pris conscience que, de tout cela, nous ne pouvons percevoir que des « apparences (eidè/ideai) » déterminées par les contraintes de notre nature et par les limites de notre intelligence (nous), de chercher à avoir la perception la plus juste possible de hè tou agathou idea (« l'idée du bon ») pour juger à sa lumière de l'ousia (« valeur ») de ce qui nous entoure et de ce qui constitue la vraie richesse (ousia) pour nous en tant qu'êtres humains (anthrôpoi), en tant qu'espèce et individuellement, aussi longtemps que nous restons dans la caverne (où il va être question maintenant de retourner). (<==)
(59) « Se remémorant » traduit le grec anamimnèiskomenon, participe présent du verbe anamimnèiskesthai, « se remémorer », dont vient le nom anamnèsis (via la forme aoriste anamnèsasthai), souvent traduit par « réminiscence », verbe et nom qui sont utilisés dans le Ménon par Socrate pour décrire ce qui a été baptisé la « théorie de la réminiscence » (voir Ménon, 81c, sq.), selon laquelle apprendre ne serait que se remémorer ce que l'on aurait appris dans une vie antérieure (pour une critique de cette soi-disant « théorie », voir mes notes à ma traduction de cette section du Ménon). Il est intéressant de constater qu'ici, le verbe est utilisé pour décrire un processus quasiment inverse : au lieu de quelqu'un se remémorant dans sa vie terrestre les « idées » qu'il aurait connues dans une vie antérieure, on nous présente un homme qui contemple « l'idée du bon » (le soleil de notre allégorie) depuis le plus haut point où peut le mener son logos et se remémore sa « vie » antérieure où sa connaissance était limitée aux impressions sensibles (les ombres sur la paroi de la caverne)... (<==)
(60) « La sagesse » traduit le grec sophias. Socrate n'hésite pas à qualifier par dérision la connaissance que peuvent avoir les prisonniers enchaînés qui n'ont jamais quitté leur place de sophia, en jouant sur la plage de sens du mot grec sophia, qui peut aller d''un savoir tout pratique de l'ordre de l'habileté manuelle jusqu'à la sagesse de celui qui a une claire connaissance du bon et de la manière de conduire sa vie pour viser à l'excellence (aretè). Mais pour lui, le prisonnier libéré, même au terme de son ascension, ayant baigné dans la lumière du soleil/bon mais sans pouvoir le contempler et l'examiner en détail « lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre...tel qu'il est » (cf. note 54), n'est encore qu'apprenti philo-sophos (« amoureux de la sagesse, du savoir »), et non possesseur de la sophia qui seule mérite qu'on s'y attache, celle qui nous permettrait de bien conduire notre vie et d'atteindre au vrai bonheur. Tout le livre VII de la République n'est en effet que la description du programme d'éducation des futurs philosophes-rois et l'allégorie de la caverne en est l'introduction décrivant de manière imagée ce processus. (<==)
(61) « Se déclarerait heureux » traduit le grec eudaimonizein, verbe construit sur la même racine que le mot eudaimonia, qui veut dire « bonheur », et qui dérive comme lui du mot eudaimôn, « heureux », qui veut dire étymologiquement (eu-daimôn) « doté d'un bon daimôn » (c'est le processus qui fait passer de eudaimôn à eudaimonizein que l'on retrouve en français dans le passage de diable à diaboliser, ou de civil à civiliser). Le daimôn (mot qui a donné en français « démon ») dont dépend notre bonheur ou notre malheur sur cette terre doit se comprendre à la lumière du mythe d'Er où l'on nous montre justement des âmes sur le point de revenir à la vie invitées à choisir le daimôn qui les accompagnera en cette nouvelle vie en même temps que le genre de vie qu'elles souhaitent (voir en particulier République, X, 617d, sq et mes notes à cette traduction), et aussi du daimonion ti (« quelque chose de démonique ») auquel fait référence Socrate dans plusieurs dialogues, dont l'Apologie, et qui lui envoie des signes à l'occasion (sur ce mot daimôn, et sur l'adjectif daimonion qui en dérive, voir la note 6 à ma traduction du mythe d'Er). Être heureux (eudaimôn), c'est le but recherché par tout homme, et toute la question est justement de savoir ce qui rend l'homme véritablement et durablement « heureux ». Rechercher cela, c'est apprendre à mieux se connaître en tant qu'homme : c'est là le sens du gnôthi sauton (« Apprends à te connaître toi-même »)... (<==)
(62) « À celui qui observait de la manière la plus pénétrante » traduit le grec tôi oxutata kathorônti, dans lequel oxutata est le superlatif neutre pluriel de l'adjectif oxus utilisé adverbialement et kathorônti le participe présent actif au datif masculin singulier du verbe kathoran, déjà rencontré dans les répliques précédentes (cf. note 25) et que j'ai traduit auparavant par « voir distinctement ». Oxus, au sens premier, veut dire « aigu », d'abord au sens propre, pour parler d'un objet pointu ou tranchant, puis par analogie, de sensations « piquantes » comme le chaud ou le froid vif, ou encore des facultés sensorielles comme le regard (« acéré »), la vue (« perçante »), l'ouïe (« fine »), ou de ce qui les active, comme un son (« aigu »), un cri (« perçant »), un goût (« piquant, acide, aigre »), et enfin des sentiments (« vif, irritable ») et des facultés intellectuelles (« pénétrant »). Cet adverbe renforce encore l'idée de complétude introduite par le préfixe kata de kathoran, et il y a une certaine dose d'humour de la part de Socrate à mettre ainsi en valeur la perspicacité avec laquelle on observe... des ombres ! Le choix que j'avais fait auparavant de rendre le préfixe kat(a) de kathoran par l'adverbe « distinctement » ne convient plus ici où Socrate ajoute en adverbe pour renforcer le sens de kathoran ; c'est pourquoi je traduis ici ce verbe par « observer », en privilégiant l'idée de « voir » sur celle de « distinguer » ou « discerner » qui est ici reprise dans la traduction de l'adverbe oxutata. (<==)
(63) « Il en aurait le désir » traduit le grec epithumètikôs echein, formule dans laquelle on retrouve l'adverbe epithumètikôs, dérivé du mot epithumia, « désir, passion » via l'adjectif epithumètikos qui est utilisé par Socrate sous la forme d'un neutre substantivé, to epithumètikon, pour désigner la partie inférieure de l'âme, celle qui regroupe les epithumiai (pluriel) induits par notre nature corporelle et qui est donc aux prises avec de multiples pulsions plus ou moins indépendantes les unes des autres. Mot-à-mot, la formule correspond à quelque chose comme « se porter passionnément vers ». (<==)
(64) Homère,
Odyssée,
XI, 489-90. Formule utilisée par l'ombre (psuchè) d'Achille s'entretenant
avec Ulysse descendu aux enfers évoquer les âmes des défunts en réponse
à ce dernier qui l'estime heureux de régner encore au royaume
des morts. Achille lui répond alors qu'il préférerait mille
fois « être un cultivateur travaillant à gages pour un autre
homme sans ressources (la formule citée ici) n'ayant pas beaucoup
de moyens de subsistance, plutôt que de régner sur tous ces cadavres
décomposés », manière de dire que toute vie sur
terre, même la plus misérable, est préférable à
la mort. Notons qu'une fois encore, Platon renverse apparemment le sens initial
de la formule qu'il cite tout en lui donnant un sens nouveau : en surface,
ce dont ne veut plus le prisonnier qui a contemplé le soleil/bon, c'est
justement de la vie terrestre figurée par le séjour dans la caverne ;
mais en fait, ce que l'allégorie essaye de nous faire comprendre avec
cette image de la caverne, c'est justement qu'une vie où l'on en reste
au niveau des apparences sensibles et des opinions n'est pas une vie, mais une « mort » de l'esprit qui nous fait hommes. Ceci est d'autant plus intéressant
que le passage cité ici est un des premiers passages que Socrate cite
au début du livre III pour le censurer comme donnant une mauvaise image
de la mort (cf. République,
III, 386b, sq. ; les vers d'Homère sont cités en 386c5-8).
On peut aussi rapprocher ce passage du passage où, dans le mythe
d'Er qui clôt la République, on voit l'âme d'Ulysse
justement, choisir la dernière une vie obscure pour sa prochaine réincarnation
(République,
X, 620c-d).
Il est intéressant aussi de remarquer que Socrate présente cette citation d'une parole attribuée dans l'Odyssée à Achille comme étant un pathèma (« affection ») d'Homère : la citation est en effet introduite par la formule to tou Homèrou an peponthenai, que j'ai traduite par « il subirait l'[affection] d'Homère », dans laquelle on trouve peponthenai, infinitif parfait actif du verbe paschein (« être affecté par, subir, éprouver, souffrir »), dont dérive le substantif pathèma (« affection ») utilisé par Socrate à la fin de l'analogie de la ligne lorsqu'il associe à chacun des quatres segments qu'il vient de décrire un pathèma spécifique dans l'âme (511d6-e4 ; cf. note
74 sur ma traduction de l'analogie de la ligne). Cette manière de faire est à comprendre à la lumière de ce qu'a dit Socrate au livre III des diffèrentes manières pour le poète de s'exprimer, soit, lorsqu'il utilise le style indirect, en parlant en son nom et en restant en quelque sorte présent en tant que narrateur dans son œuvre, soit en rendant en style direct les propos de ses différents personnages et donc en disparaissant derrière eux, ce qui revient de sa part à pratiquer l'imitation (République, III, 392c-394d). En s'exprimant comme il le fait ici, Socrate rappelle discrètement que ce n'est pas Achille qui parle, et surtout pas un Achille mort supposé rencontré au royaume des morts, mais Homère qui s'exprime en son nom, et rejette de ce fait le blâme sur le poète, et non pas sur le héros admiré de tous (à tort ou à raison, c'est une autre histoire), pour une vision de la mort par ailleurs critiquable. (<==)
(65) « Se faire une opinion » traduit le grec doxazein, verbe formé sur le nom doxa, qui veut dire « opinion » (qu'on retrouve par exemple dans le mot français « orthodoxie », qui veut dire étymologiquement « droite opinion »). Doxazein veut dire « avoir une opinion », et à partir de là, « croire, penser, juger », ou encore « se figurer, s'imaginer, supposer ». Dans le contexte de notre texte, et après ce qui vient d'être dit sur la manière dont les prisonniers tentent de supputer, de prédire, de deviner, il me semble important de conserver dans la traduction une référence à l'opinion qui est implicite dans le verbe grec. (<==)
(66) « Réfléchis en toi-même » traduit le grec ennoèson, impératif aoriste du verbe ennoein, composé du préfixe en-, « dans », et du verbe noein, construit sur la même racine que nous, le mot qui veut dire « faculté de penser, intelligence, esprit, pensée ». Ennoein signifie « songer, réfléchir, imaginer, comprendre, se représenter ». J'ai ajouté « en toi-même » à ma traduction par « réfléchis » pour faire ressortir l'accent mis par le préfixe en- par rapport à noein sans préfixe. Ce ennoèson marque la frontière entre la phase ascendante et le retour dans la caverne en faisant appel à l'exercice de notre intelligence et fait pendant au ide (« visualise ») de 514a2 qui initiait l'allégorie en faisant appel à notre capacité de voir en imagination ce qu'évoquent les mots figuratifs utilisés par Socrate dans cette allégorie. Certes, la dimension purement visuelle de l'allégorie avait déjà pris fin dès la référence au sullogizesthai en 516b9, après la mention du dernier élément visuel de l'allégorie, le soleil vu en plein jour, mais on pouvait encore « voir » toutes ces réflexions comme les conséquences de la lumière projetée par le soleil. Après tout, c'était déjà la réflexion qui permettait d'imaginer les états d'esprit successifs du prisonnier aux diverses phases de sa libération, mais cette réflexion prenait appui sur les éléments visuels nouveaux introduits à chaque fois. Pour la redescente, il n'y a plus rien de nouveau à introduire puisqu'on a déjà tout « vu » durant la phase ascendante. C'est pourquoi Socrate ne prend même pas la peine de décrire cette redescente, mais demande seulement de se mettre en esprit dans la peau du prisonnier qui a vu le soleil et qui reprend sa place parmi les enchaînés, et dans celle de ceux qui n'ont jamais quitté leurs chaînes, lorsque ce « revenant » veut leur faire partager son expérience. (<==)
(67) Après
l'ascension (anabasis, en 515e7), voici donc la descente, katabasis,
ici exprimée par le participe aoriste katabas du verbe katabainein, « descendre ». Pour éviter d'accréditer l'image d'un Platon
retiré dans sa tour d'ivoire et contemplant un ciel d'idées pures
loin du bruit et de la fureur de la cité alentour, il est important de
noter que l'allégorie ne finit pas au sommet de quelque montagne dans une contemplation
béate du soleil, dont j'ai d'ailleurs noté l'impossibilité (cf. note 54), mais se continue par le retour dans la caverne au risque de sa vie !... Dans le grec, cette idée de retour est marquée, aussitôt après le ei (« si ») qui introduit toute cette proposition hypothétique, par l'adverbe palin, dont le sens premier est « en revenant en arrière, en retournant » et que j'ai traduit par « en sens inverse », renforcé par les « r(e) » en préfixes aux verbes qui suivent (« redescendant », « se rasseyait ») qui ne sont pas dans le grec.
Si l'on se souvient que le premier mot de la République est katebèn, « j'étais
descendu », on peut lire toute la République à la
lueur de
l'allégorie comme la redescente de Socrate vers la caverne. (<==)
(68) Le mot traduit ici par « siège » n'est pas hedra, rencontré en 516b5 pour parler des « places » dans lesquelles on pourrait voir des phantasmata (apparitions) du soleil (voir note 52), mais thakon, un mot beaucoup plus rare (une seule autre occurrence dans tous les dialogues, en Politique, 288a6) au sens moins étendu, limité à celui de « siège », parfois même avec la connotation triviale de « siège percé ». (<==)
(69) « Les yeux pleins d'obscurité » traduit le grec skotous anapleôs tous ophthalmous. Anapleôs est un adjectif dérivé du verbe anapimplanai qui signifie « remplir (pimplanai) complètement (ana-) ». Il signifie « plein de », souvent en mauvaise part, c'est-à-dire « souillé par, infecté par », si bien qu'on pourrait ici traduire par « les yeux gâtés par l'obscurité ». C'est un mot rare dans les dialogues (4 occurrences en tout), qui ressemble au participe présent anapleôn du verbe anaplein, « naviguer en remontant » (le cours d'une rivière, par exemple), formé du préfixe ana- (en arrière, de bas en haut) et du verbe plein, « naviguer ». Faut-il voir dans le choix de ce mot par Platon et sa ressemblance avec un verbe évoquant la navigation à rebours une tentative supplémentaire pour « imager » ce « voyage à rebours » du prisonnier retournant dans la caverne ? À chacun d'en décider... (<==)
(70) C'est encore l'adverbe palin que je traduis ici par « de nouveau », un autre de ses sens possibles. (<==)
(71) « Entrer en compétition, pour se former des opinions » traduit le grec gnômateuonta
diamillasthai, dans lequel on trouve deux verbes rares chez Platon :
- gnômateuein, dont c'est la seule utilisation dans tous
les dialogues, verbe formé sur gnôma, « connaissance,
savoir expérimental, opinion, avis, pensée », nom
lui-même
dérivé du verbe gignôskein, « apprendre à
connaître, reconnaître, se faire une opinion, juger »,
que l'on trouve dans la formule célèbre « gnôthi
sauton », « apprends à te connaître toi-même » ;
- diamillasthai, verbe formé du préfixe di(a)-,
qui implique à la fois une idée d'échange (l'un contre l'autre ou l'un avec
l'autre, comme dans dia-legein, dialoguer) et une idée de persévérance (« à travers » avec l'idée de « jusqu'au bout »), et du verbe amillasthai, « combattre, lutter », et qu'on ne trouve que 5 fois dans les dialogues :
outre ici et une page plus loin, en 517d9,
dans l'explication de l'allégorie par Socrate, on le trouve deux fois
dans les Lois (Lois,
VIII, 833b5 et 833e2),
au sens premier dans un contexte évoquant les compétitions gymniques
dans le cadre de la préparation militaire dans lequel on trouve aussi
plusieurs fois le verbe amillasthai dont il dérive, et enfin en
République,
VIII, 563a7, dans la description de la décadence
qui conduit de la démocratie à la tyrannie, à propos
des jeunes qui « imitent les anciens et s'opposent violemment (diamillôntai)
à eux en paroles et en actes ».
Ce diamillasthai s'oppose sans aucun doute au dialegesthai, « dialoguer » au sens le plus noble, dans un dialogue qui permet de progresser vers une meilleure connaissance, qui constitue pour Socrate l'aboutissement
de la formation des vrais philosophes. C'est une pratique respectable quand
elle concerne la lutte physique pour la formation des gardiens, mais condamnable
lorsqu'elle est pratiquée en paroles ou dans les activités
de jeunes débauchés désœuvrés. (<==)
(72) On retrouve ici, comme je l'avais signalé dans la note 42, la sunètheia (« accoutumance ») dont il avait été question en 516a5, mais dans le sens inverse : il s'agissait alors d'accoutumer des yeux habitués à l'obscurité à voir dans la pleine lumière, il s'agit ici d'accoutumer des yeux habitués à une vive lumière à l'obscurité presque totale. (<==)
(73) Le verbe traduit par « essayer » est peirasthai, construit sur la racine peira, mot qui signifie « tentative, expérience, épreuve, essai » et qu'on retrouve dans empeiria, « expérience » (par opposition à « théorie ») au sens de l'acquis résultant des multiples épreuves (peirai) de la vie passée et non pas d'une « expérience/tentative » (peira) particulière, et dans son décalque français « empirisme ». Dans le prolongement de ma remarque dans la note 67 sur le début de la République, qui suggère qu'on peut lire toute la République comme la redescente de Socrate dans la caverne, on peut remarquer que le lieu ou « descend » Socrate au début de l'ouvrage s'appelle Peiraieus (Le Pirée), nom dans lequel on retrouve justement peira. Certes, ce n'est pas Platon qui a choisi le nom du port d'Athènes, mais c'est lui qui a choisi ce lieu pour servir de cadre à son dialogue. Et on peut se demander si cette ressemblance n'a pas été l'un des éléments l'incitant à ce choix, pour nous suggérer que le dialogue dans son ensemble est justement un exemple de l'« essai » dont il est ici question, une tentative pour faire entreprendre aux jeunes auditeurs assemblés autour de Socrate le retournement et le début au moins de l'ascension vers l'extérieur de la caverne qu'estiment ici inutile ceux qui voient dans quel état celui qui l'a entreprise en revient. (<==)
(74) Il y a là une allusion à peine voilée à la condamnation à mort de Socrate par ses concitoyens qui n'ont pas su le comprendre. (<==)