© 2025 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 12 septembre 2025
Platon et ses dialogues : Page d'accueil - Biographie - Œuvres et liens vers elles - Histoire de l'interprétation - Nouvelles hypothèses - Plan d'ensemble des dialogues. Outils : Index des personnes et des lieux - Chronologie détaillée et synoptique - Cartes du monde grec ancien. Informations sur le site : À propos de l'auteur
Tétralogies : Page d'accueil de la République - Page d'accueil de la 4ème tétralogie - Texte du dialogue en grec ou en anglais à Perseus

La république
(4ème tétralogie : L'âme - 2ème dialogue de la trilogie)

La justice dans la cité
République, IV, 427c6-434d1
(Traduction (1) Bernard SUZANNE, © 2025)

[L'interlocuteur de Socrate au début de cette section est Adimante, dont Glaucon prend la place dès la seconde réplique]

[427c] [...]
Eh bien donc repris-je, elle peut maintenant être [considérée comme] fondée par toi, fils [427d] d'Ariston, (2) la cité. Mais à présent, examine ce [qui vient] après ça à son égard : après t'être procuré quelque part une lumière suffisante, toi-même, appelle à tes côtés et ton frère et Polémarque et les autres au cas où, d'une manière ou d'une autre, nous verrions où pourrait bien être la justice et où l'injustice et en quoi elles diffèrent l'une de l'autre et laquelle des deux doit posséder qui veut être heureux, qu'il échappe ou pas au regard de tous les dieux et aussi de [tous] les hommes.
Tu ne dis rien
[qui vaille], dit Glaucon, car tu as promis, toi, de faire cette recherche, [427e] [considérant] comme ne t'étant pas permis par la loi divine de ne pas porter secours à la justice de toutes les manières en ton pouvoir ! (3)
Vrai, dis-je, [ce que] tu rappelles, et il faut bel et bien qu'il en soit fait ainsi, mais il faut aussi que vous m'aidiez.
Eh bien, dit-il nous ferons comme ça.
J'espère donc, repris-je, que nous trouverons ça ainsi : je pense que notre cité, si du moins elle a été correctement créée, est parfaitement bonne.
Nécessairement, dit-il.
[Il est] donc clair qu'elle est aussi sage, courageuse, modérée et juste. (4)
[C'est] clair.
Donc, quoi que nous trouvions d'entre celles-ci en elle, le reste sera ce que nous n'avons pas trouvé ?
[428a] Quoi donc ?
Ainsi par exemple, parmi quatre autres
[choses] quelconques, si nous cherchions l'une quelquonque d'entre elles quelque part, n'importe où, en supposant que nous l'ayons reconnue (5) en premier, cela nous suffirait, mais si nous découvrions les trois autres en premier, par celà-même serait découvert ce qui était cherché, car [il est] clair que ce ne serait rien d'autre que ce qui a été laissé.
Tu parles correctement, dit-il.
Eh bien alors, à propos de celles-ci aussi, puisqu'elles se trouvent être quatre, (6) il faut mener la recherche de la même manière ?
[C'est] tout à fait clair.
Eh bien alors, une première en vérité me semble parmi elles être parfaitement claire : [428b] la sagesse ! Et quelque chose d'insolite à son sujet apparaît.
Quoi ? dit-il.
Sage en réalité me semble bien être la cité que nous avons passée en revue, car délibérant bien, (7) non ?
Oui.
Et certes, cela-même, l'aptitude à bien délibérer,
[il est] clair que c'est un certain savoir, car ce n'est très probablement pas par une absence d'instruction, mais par un savoir qu'ils délibèrent bien. (8)
[C'est] clair.
Mais bien sûr nombreux et de toutes sortes sont les savoirs dans la cité.
Comment en effet ne
[serait-ce] pas [le cas] ?
Mais alors,
[est-ce] par le savoir des charpentiers [que] la cité doit être dite sage et délibérant bien ?
[428c] Pas du tout, dit-il, par celui-là du moins, mais
[elle sera dite] compétente dans l'art du charpentier.
Et pas par le savoir sur les objets fabriqués en bois, (9) délibérant sur la manière de les rendre les meilleurs
[possible], [que] la cité doit être appelée sage.
Certainement pas !
Mais quoi ? Celui sur ceux en cuivre ou quelque autre
[matériau] de ce genre ? (10)
Pas non plus celui-ci, dit-il.
Ni celui sur la production des fruits de la terre,
[par laquelle elle sera dite, non pas sage,] mais compétente en agriculture.
Il me semble.
Mais quoi ? repris-je, est-il un certain savoir dans celle qui, à l'instant, a été fondée par nous, chez certains des citoyens, par lequel
[c'est] non pas sur quelque chose de particulier d'entre les [problèmes] [428d] de la cité [qu']elle délibère, mais sur elle dans son ensemble, sur la manière dont elle peut entretenir les meilleures relations avec elle-même et avec les autres cités ? (11)
Il
[en] est [un] assurément.
Lequel, dis-je, et dans lesquels ?
Celui-là même, dit-il,
[qui constitue] l'art du bon gardien, et dans ceux qui gouvernent, que tout à l'heure nous avons appelés les gardiens accomplis. (12)
Donc du fait de ce savoir, quel nom donnes-tu à la cité ?
Délibérant bien, dit-il et réellement sage.
Eh bien ! repris-je, dans notre cité, crois-tu que les forgerons [428e] y seront plus nombreux, ou ces gardiens véritables ?
De beaucoup, dit-il, les forgerons.
Donc, dis-je, d'entre les autres, tous autant qu'il sont, qui sont nommés à partir des savoir qu'ils ont, d'entre tous ceux-ci, ceux-là ne seraient-ils pas les moins nombreux ?
De beaucoup en effet.
Donc,
[c'est] par la plus petite corporation et partie d'elle-même et par le savoir [qui est] en celle-ci, par ce qui est à sa tête et gouverne, [que] serait tout entière sage la cité fondée selon la nature ; et cette espèce, (13) semble-t-il, advient par nature [429a] la moins nombreuse, [celle] à laquelle il convient d'avoir part à ce savoir qui seul doit, parmi les autres savoirs, être appelé sagesse.
Très vrai, dit-il,
[ce que] tu dis.
Eh bien donc, ceci d'entre les quatre, je ne sais de quelle manière, nous
[l']avons trouvé, ça-même et là où, dans la cité, ça siège.
Pour moi en tout cas, dit-il,
[c'est l']avoir trouvé de manière suffisante.
Mais pour sûr, le courage lui-même et dans quelle
[partie] de la cité il se trouve, par laquelle la cité doit être appelée ainsi, ce n'est pas très difficile à voir.
Comment donc ?
[429b] Quelqu'un, repris-je, tournerait-il les yeux, pour appeler une cité ou lâche, ou courageuse, vers autre chose que vers cette partie qui combat et fait campagne pour elle ?
Pas un seul, dit-il, vers autre chose.
Car je ne pense pas, dis-je, que les autres en elle, en étant ou lâches, ou courageux, soient déterminants pour qu'elle-même soit ou l'un, ou l'autre.
Non en effet.
Et donc la cité est courageuse par une partie d'elle-même, par le fait d'avoir en celle-ci un pouvoir tel qu'il préserve en toutes
[circonstances] l'opinion sur [429c] les [choses] à craindre, (14) celles-ci étant les mêmes et telles que celles que et de la nature que le législateur a fait connaître durant l'éducation ; (15) ou [n'est-ce] pas cela [que] tu appelles courage ?
Je n'ai pas tout à fait compris, dit-il, ce que tu as dit, (16) mais dis-le à nouveau.
Une certaine préservation,
[voilà] quant à moi, dis-je, [ce que] je dis être le courage.
Quelle préservation, alors ?
Celle de l'opinion engendrée sous l'effet de la loi par le moyen de l'éducation sur les
[choses] à craindre, quelles elles sont et de quelle nature ; d'autre part, j'ai dit : « en toutes [circonstances] » la préservation de celle-ci par le fait pour elle d'être préservée intégralement dans les peines et dans [429d] les plaisirs et dans les désirs et dans les craintes et de ne pas la rejeter. Mais je vais faire une comparaison avec quelque chose qui me semble être similaire, si tu veux bien.
Mais je veux bien.
Eh bien, tu sais, repris-je, que les teinturiers, lorsqu'ils veulent teindre des laines pour qu'elles soient pourpres, choisissent d'abord parmi de si nombreuses couleurs une unique nature, celle des blanches, puis
[les] préparent au préalable en [en] prenant soin par une préparation pas négligeable de manière à [leur] faire ensuite recevoir tout l'éclat possible, et alors ainsi [les] teignent. [429e] Et ce qui a été teint de cette manière, le [produit] teint devient impossible à décolorer et le lavage, aussi bien sans lessive qu'avec lessive ne peut leur enlever l'éclat, mais celles pour qui [ce n'est] pas [le cas], tu sais bien ce qui arrive, soit qu'on[les] ait teintes d'autres couleurs, soit encore en n'ayant pas préparé celles-ci.
Je sais, dit-il,
[qu'elles sont] et décolorées au lavage, et ridicules.
Eh bien à présent, repris-je, suppose-nous aussi avoir œuvré autant que possible d'une telle manière lorsque nous avons sélectionné les soldats (17) et [430a] les avons éduqués par les arts des Muses et la gymnastique ; (18) pense que nous n'avons élaboré rien d'autre que le moyen pour qu'en étant séduits
[par elles] de la plus belle manière possible, ils reçoivent de nous les lois comme une teinture pour que leur opinion devienne impossible à décolorer aussi bien à propos des [choses] à craindre qu'à propos du reste du fait [pour eux] d'avoir eu à la fois la nature et le développement appropriées, (19) et que ne puissent faire partir d'eux au lavage la teinture ces lessives qui sont redoutables (20) pour délaver, le plaisir, plus redoutable pour faire ça que tout le natron de Chalestra [430b] et l'eau de chaux, (21) la peine et la crainte et le désir, [plus redoutables] que toute autre lessive. [C'est] précisément ce pouvoir et cette préservation en toutes [circonstances] de l'opinion droite et conforme aux lois sur les [choses] à craindre et [celles qui ne le sont] pas [que] pour ma part, j'appelle le courage et pose [comme tel], si toi, tu n'as rien d'autre à dire.
Mais non, reprit-il, je n'ai rien à dire : tu me sembles en effet,
[concernant] l'opinion droite à propos de ces [choses]-mêmes advenue sans éducation, celle qui sent la bête sauvage et l'esclave, (22) et ne pas [la] juger tout à fait stable, (23) et l'appeler quelque chose d'autre que « courage ».
[430c] Très vrai, repris-je,
[ce que] tu dis !
J'admets donc que c'est ça, le courage.
Et donc admets, repris-je,
qu'il concerne effectivement la cité (24), et tu admettras correctement. Ceci étant, à son sujet, si tu veux bien, nous nous étendrons plus complètement un autre jour. Car maintenant, nous ne cherchions pas ça, mais la justice ; donc, sur la recherche de celui-ci, à ce que je pense, il y en a assez.
Mais
[oui], dit-il, tu parles bien.
Donc encore deux, repris-je, restantes qu'il faut examiner dans [430d] la cité, la modération et bien sûr celle en vue de laquelle nous menons toute cette recherche, la justice.
Tout à fait en effet.
Eh bien ! comment pourrions-nous trouver la justice, de sorte que nous n'ayons plus à nous tracasser à propos de la modération ?
Moi en tout cas, dit-il, d'une part, je ne vois pas, et d'autre part, je ne voudrais pas qu'on trouve ça en premier si de ce fait nous n'examinons pas aussi la modération ; mais si tu veux m'être agréable, considère celle-ci avant celle-là.
[430e] Mais bien sûr, repris-je, je
[le] veux, sinon je suis injuste.
Considère donc, dit-il. (25)
Il faut considérer, dis-je, et, comme du moins on
[peut le] voir d'ici, elle ressemble plus à quelque chose comme un accord et un ajustement que les précédentes.
Comment ?

[C'est] en quelque sorte un certain ordre, (26) repris-je, [qu']est la modération, et une maîtrise intérieure de certains plaisirs et désirs, comme on veut dire en parlant d['être] plus fort en effet que soi-même dans je ne sais trop quel sens ; (27) et d'autres propos similaires, [qui sont] comme des traces d'elle, sont tenus, n'est-ce pas ?
Tout à fait, en effet.
Eh bien ! Ce « plus fort que soi-même » n'est-il pas vraiment risible ? Car le plus fort que lui-même serait sans doute aussi plus faible que lui-même et le plus faible plus fort [431a] car
[c'est] le même [qui] est appelé de ces noms dans toutes ces [qualifications].
Mais comment
[ne le serait-ce] pas ?!
Mais, repris-je, il me paraît que cette expression veut dire que quelque chose dans le même homme relativement à l'âme est en lui meilleur, autre chose de qualité inférieure, (28) et chaque fois que le meilleur par nature est maître de ce qui est de qualité inférieure, cela
[fait] dire ce « plus fort que soi-même », et ça félicite donc ; mais chaque fois que, sous l'effet d'un mauvais développement ou d'une certaine fréquentation, (29) est dominé par l'abondance de ce qui est de qualité inférieure ce qui, plus petit, est le meilleur, [431b] cela, comme dans un reproche, [fait] blâmer et appeler « plus faible que soi-même » et « intempérant » celui qui est ainsi disposé.
Et en effet, il semble bien, dit-il.
Tourne donc les yeux, repris-je, vers notre nouvelle cité et tu découvriras qu'est présente en elle l'une de ces
[dispositions], car « plus forte qu'elle-même », [c'est] à juste titre [que] tu diras qu'elle est appelée, si tant est que ce en quoi le meilleur commande à ce qui est de qualité inférieure doit être appelé « modéré » (30) et « plus fort que lui-même ».
Eh bien ! je tourne les yeux, dit-il, et tu dis vrai.
Et pourtant aussi, les certes nombreux et multiformes désirs et [431c] plaisirs et peines, chez les enfants principalement, on en trouverait, et chez les femmes (31) et les domestiques et parmi ceux qui sont dits libres, dans le grand nombre de ceux qui sont déficients. (32)
Tout à fait en effet.
Mais pour sûr ceux
(les plaisrs, désirs et peines), (33) simples et mesurés, qui sont en vérité guidés par la raison (34) en accord avec l'intelligence et l'opinion droite, tu tomberas dessus chez peu [de gens] et chez ceux ayant été élevés d'une part de la meilleure manière, ayant été éduqués d'autre part de la meilleure manière. (35)
[C'est] vrai, dit-il.
Et donc, vois-tu ça présent dans ta cité et dominés là-même les désirs, ceux
[qui se manifestent] dans ceux [qui sont] nombreux [431d] et de moindre qualité, par les désirs et la pensée raisonnable, (36) celle [qui se développe] dans les moins nombreux et les plus convenables ? (37)
Moi, certes, dit-il.
Si donc il faut appeler une cité plus forte que les plaisirs et les désirs et elle-même
[plus forte] qu'elle-même, alors [c'est] de celle-ci [qu']il faut le dire.
Oui, certes, tout à fait, dit-il.
Et donc aussi, n'est-ce-pas, modérée en toutes ces
[choses] ?
Et comment ! dit-il.
Et de plus, si tant est une fois encore que dans une quelconque cité, la même opinion est présente chez les [431e] gouvernants et
[chez] les gouvernés sur la [question de savoir] lesquels doivent gouverner, ce serait aussi dans celle-là que ça serait présent, ne [te] semble-t-il pas ?
Et comment, dit-il, forcément !
Dans lesquels donc des citoyens diras-tu que le
[fait de] se conduire avec modération réside quand ils se comportent ainsi ? Dans ceux qui dirigent ou dans ceux qui sont dirigés ?
Dans les deux en quelque sorte, dit-il.
Tu vois donc repris-je, que nous avions convenablement conjecturé tout à l'heure que la modération est semblable à un certain ajustement.
Mais en quoi ?
En ce que
[ce n'est] pas comme le courage et la sagesse [qui], résidant chacune [432a] dans une partie, rendaient l'une sage, l'autre courageuse la cité, [ce n'est] pas ainsi que celle-ci agit, mais elle s'étend sur absolument toute [la cité], rendant accordés tous ensemble (38) les plus faibles tout comme les plus forts et ceux [qui sont] dans la moyenne, si tu veux, par la pensée raisonnable, si tu veux encore, par la force, si tu [veux] encore, et aussi par le nombre ou les richesses ou n'importe quoi d'autre de ce genre ; en sorte que nous pouvons très correctement dire que cette similitude de pensée est la modération, accord (39) selon la nature entre le meilleur et ce qui est de moindre qualité sur lequel des deux doit gouverner à la fois dans la cité et en chacun d'entre nous.
[432b] Tout à fait, dit-il, j'en conviens aussi.
Eh bien ! repris-je,
[pour] les trois premières, pour nous, dans la cité, c'est vu, à ce que du moins il semble ; mais alors, la sorte restante par laquelle la cité participerait encore à l'excellence, quelle pourrait-elle bien être ? Car [il est] clair que la justice est celle-là.  (40)
[C'est] clair.
Donc, Glaucon, à l'instant même, il nous faut, comme de certains chasseurs, nous tenir en cercle autour du taillis en appliquant notre esprit à ce que la justice ne nous échappe d'une manière ou d'une autre et, en disparaissant, ne devienne invisible. [432c] Car
[il est] à présent clair qu'elle est dans le coin. Vois donc et efforce-toi de bien observer, au cas où d'une certaine façon, tu [la] verrais avant moi et me l'indiquerais. (41)
Si seulement je pouvais ! dit-il, mais plutôt, si tu te sert de moi comme suiveur et capable de voir tout à fait les
[choses qui lui sont] montrées, tu te serviras de moi de manière satisfaisante.
Suis
[-moi], repris-je, en faisant un vœu avec moi.
Je ferai ça, mais seulement, reprit-il, conduis-moi.
Et en vérité, dis-je, le lieu apparaît comme quelque chose de difficile d'accès et d'obscur ; il est certes ténébreux et difficile à explorer dans tous ses recoins, mais il faut en effet
[y] aller.
[432d] Il faut
[y] aller en effet, dit-il.
Et moi regardant attentivement : Youpi ! dis-je, Glaucon, nous risquons bien d'avoir quelque chose
[comme] une trace et il me semble que d'une certaine manière, ça ne peut guère nous échapper !
Tu annonces une bonne nouvelle, reprit-il.
Mais certes, repris-je, notre comportement
[était] bien sot !
Comment ?
Bien des fois, bienheureux
[homme], depuis le début, il semble qu'elle roulait devant nos pieds et nous ne la voyions pas, mais nous étions tout à fait risibles, comme ceux qui, ayant quelque chose dans les mains, cherchent [432e] quelquefois ce qu'ils ont ; et nous, nous ne regardions pas vers ça-même, mais vers quelque endroit au loin, nous observions à distance, par quoi aussi probablement elle nous demeurait jusqu'à présent cachée.
Que veux-tu dire ? dit-il.
[C'est] de la même façon, dis-je, que nous me paraissons, et parlant d'elle et [en] entendant parler depuis longtemps, ne pas comprendre nous-mêmes que d'une certaine manière, nous avons parlé d'elle.
Long, dit-il, ce préambule, pour quelqu'un qui désire
[t']entendre !
[433a] Mais, repris-je, écoute si donc je dis quelque chose
[qui tient la route]. Ce qu'en effet depuis le début, nous avons posé qu'il fallait faire plus que tout quand nous fondions notre cité, c'est ça, me semble-t-il, ou en vérité une certaine sorte de ça, (42) la justice ! Ainsi donc, nous avons posé, n'est-ce pas ? et avons dit de nombreuses fois, si tu t'en souviens, que chacun devait exercer une seule des [fonctions / activités / tâches / métiers / emplois...] pour la cité, (43) celle pour laquelle sa nature était naturellement la plus adaptée. (44)
Nous l'avons dit en effet.
Et certes qu'en effet le
[fait de] mener à bien ses (propres) [activités] (45) et de ne pas se mêler de faire beaucoup de choses (46) est la justice, cela aussi nous l'avons entendu [433b] de beaucoup d'autres et nous-mêmes aussi l'avons dit de nombreuses fois. (47)
Nous l'avons dit en effet.
Donc cela, repris-je, l'ami, a toutes chances, se produisant d'une certaine manière, d'être la justice, le
[fait de] mener à bien ses (propres) [activités]. Sais-tu pourquoi je [le] conjecture ?
Non, mais dis-le, dit-il.
Il me semble, repris-je, que le reste dans la cité après ce que nous avons examiné, modération et courage et pensée raisonnable (48), c'est ce qui a procuré à tout cela le pouvoir suffisant pour naître en
[elle] et, à cela une fois effectivement né, procure la préservation aussi longtemps que [433c] c'est présent. Et nous avons bel et bien dit que la justice serait ce qui resterait de cela si nous avons trouvé les trois autres.
Et
[c'est] en effet nécessaire, dit-il.
Mais pourtant, repris-je, si du moins il fallait discerner lequel d'entre eux, en naissant en
[elle], a le plus rendu notre cité bonne, il serait difficile de discerner si [c'est] la conformité d'opinion entre les gouvernants et les gouvernés, ou la préservation de l'opinion conforme à la loi née dans les soldats (49) à propos de quelles sont les [choses] à craindre ou pas, ou, chez [433d] les gouvernants, la pensée raisonnable et le souci de la garde (50) qui est en [eux], (51) ou [si] cela la rend au plus haut point bonne en étant présent et chez l'enfant et chez la femme et chez l'esclave et chez l'homme libre et chez l'artisan et chez le gouvernant et chez le gouverné, [le fait] que chacun, étant un, (52) mène à bien sa propre [activité] et ne se disperse pas dans des activités multiples.
Difficile à discerner, dit-il, mais comment
[ne le serait-ce] pas.
En lutte donc, à ce qu'il semble, en ce qui concerne l'excellence de la cité, avec sa sagesse et sa modération et son courage, l'aptitude à ce que chez elle chacun mène à bien ses propres
[activités].
Et comment ! dit-il.
Donc « justice », tu poserais bel et bien ça comme en lutte avec celles-là en vue de [433e] l'excellence de la cité ?
Tout à fait, en effet.
Examine maintenant aussi de cette manière si ça
[te] semble ainsi : est-ce que [c'est] aux gouvernants, dans la cité, [que] tu prescriras de juger les actions en justice ?
Bien sûr !
Mais jugeront-ils en visant quoi que ce soit d'autre que cela :
[faire] en sorte que chacun ni ne s'empare des [possessions / biens / choses...] d'autrui, ni ne soit dépossédé des siennes ?
Non, que cela.
Comme étant juste ?
Oui.
Et de cette manière donc, en quelque sorte, la possession et l'accomplissement de ce qui est privé et de soi-même, (53) [434a] il sera convenu
[que ce serait la] justice ?
C'est ainsi.
Vois donc si tu serais d'accord avec moi. Un menuisier entreprenant de faire des tâches de cordonnier ou un cordonnier de menuisier ou échangeant leurs outils respectifs ou les satisfactions
[qui vont avec] ou le même entreprenant de faire les deux, tout le reste étant pareillement changé, est-ce que cela te semblerait grandement nuire à la cité ?
Pas beaucoup, dit-il.
Mais si toutefois, me semble-t-il, quelqu'un étant artisan ou autre commerçant [434b] par nature, s'élevant ensuite soit par la richesse, soit par la multitude
[de ses soutiens], (54) soit par la force ou autre chose de ce genre entreprenait d'aller vers l'espèce du combattant, (55) ou quelqu'un de celle du combattant vers celle du conseiller délibérant et du gardien tout en en étant indigne, (56) et qu'ils échangeaient leurs outils respectifs et les satisfactions [qui vont avec] ou que le même entreprenait de faire les deux, alors je pense que toi aussi, tu estimerais que ce changement de ceux-ci et cette dispersion dans des activités multiples est ruine pour la cité.
Tout à fait, en effet.
Donc, dans les genres qui sont trois, (57) dispersion dans des activités multiples et changement [434c] les uns avec les autre, très grand dommage pour la cité et ça devrait à très juste titre être appelé un comportement au plus haut point maléfique. (58)
Parfaitement en effet.
Mais le comportement le plus gravement maléfique envers sa propre cité, tu ne
[le] diras pas être injuste ? (59)
Mais comment ne pas
[le dire] ?!...
Cela
[, c'est] donc bien l'injustice. Mais à rebours, parlons ainsi : la privatofaisance du genre commerçant, [du genre] auxiliaire et [du genre] gardien, de chacun d'eux menant à bien sa propre [activité] dans la cité, (60) le contraire de cela, serait la justice et rendrait la cité juste?
[434d] Par rien d'autre, me semble-t-il bien, reprit-il, elle la posséderait, sinon par cela.
 

(vers la section suivante : Les trois parties de l'âme)


(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)

(2) « Fils d'Ariston », en grec ô pai Aristônos : cette manière de désigner une personne par le nom de son père, usuelle du temps de Platon, est rare dans la République pour désigner Adimante ou Glaucon. Alors qu'on trouve 37 fois le nom Adimante (dont 19 fois au vocatif) et 83 fois celui de Glaucon (dont 49 fois au vocatif), on ne trouve que 4 fois une référence à leur père pour les désigner : en I, 327a1 ; en II, 368a4 ; ici et en IX, 580b9, et chaque fois, sauf la première, à des moments charnières du dialogue pour marquer la fin d'un étape de la discussion.
La première occurrence (327a1) est dans les premiers mots du dialogue, sous la forme Glaukôn tou Aristônos (« Glaucon le [fils] d'Ariston »), au génitif impliqué par la préposition meta (« avec ») dans les mots meta Glaukonos tou Aristônos, pour clairement identifier celui qui accompagne Socrate et va être l'un de ses principaux interlocuteurs dans le dialogue. Dans la mesure où, quelques lignes plus loin (327c1-2), Adimante est introduit comme le frère de Glaucon, on peut en déduire qu'il est aussi fils d'Ariston et que donc l'expression « fils d'Ariston » à elle seule ne suffit pas, dans la République, à déterminer si l'on parle de Glaucon ou d'Adimante. Quoi qu'il en soit, elle identifie ces deux personnages comme étant les frères de Platon, qui est, lui aussi, fils d'Ariston.
La seconde occurrence (II, 368a4) intervient au termes des deux discours introductifs d'Adimante et Glaucon, à la charnière donc entre le prélude et le corps du dialogue, et vise les deux frères dans un « compliment » que leur adresse Socrate en citant le premier vers d'une élegie à la gloire des « enfants d'Ariston (paides Aristônos) » qu'il attribue à un amant (erastès) de Glaucon dont il ne mentionne pas le nom (ce qui contribue à suggérer que le compliment de Socrate n'est pas sans une pointe d'ironie, puisqu'un amant peut être soupçonné d'exagération dans ses compliments à l'égard de celui qu'il aime).
La troisième occurrence est celle qui nous occupe ici. Elle intervient dans une réplique de Socrate qui sert à marquer le terme de la construction en logoi de la cité « idéale » et le début de la recherche sur la justice qui a motivé cette construction en paroles, à un moment du dialogue où son interlocuteur est Adimante depuis le début du livre IV (cf. 419a1), mais au terme d'une étape de la discussion qui a commencé en République, II, 369b5, déjà avec Adimante comme interlocuteur, mais dans le cours de laquelle Glaucon a pris plusieurs fois la place de son frère pour donner la réplique à Socrate (cf. la page de ce site présentant les interlocuteurs de Socrate dans les différentes partie de la République), si bien que la cité qui peut être maintenant considérée comme fondée par un fils d'Ariston peut aussi bien être considérée comme l'ouvrage d'Adimante que comme celui de Glaucon (et aussi et surtout comme l'ouvrage de Platon, qui est derrière les propos de tous les interlocuteurs du dialogue, et qui est aussi fils d'Ariston !). D'ailleurs, Socrate invite dans la suite de la réplique celui à qui il s'adresse à solliciter l'aide de son frère (sans le nommer) et c'est Glaucon qui lui répond (cf. 427d8) et qui va prendre la place de son frère Adimante pour la suite de la discussion (cf. 432b7, où l'interlocuteur de Socrate à ce point, qui est toujours le même qu'ici, est désigné par son nom). Même si c'est Adimante qui est à ce point précis l'interlocuteur de Socrate et que pai (« fils ») est au singulier et ne peut donc viser que l'un des deux frères, cette manière de le désigner à un moment où justement il va laisser la place à son frère Glaucon, pour marquer la conclusion d'un travail qui a impliqué les deux frères, peut être vue comme une manière pour Socrate de les associer tous les deux au travail effectué, la création (en paroles) de la cité idéale, puisque chacun des deux peut s'y reconnaître.
La dernière occurrence, en IX, 580b9, arrive, dans une section du dialogue où son interlocuteur est Glaucon, au terme de l'examen de la vie du tyran, et donc des quatre régimes et styles de vie dégradés examinés tour à tour aux livres VIII et IX (timocratie, oligarchie, démocrate et tyrannie), dans une formule solennelle par laquelle Socrate proclame que « le fils d'Ariston (ho Aristônos huios) a jugé le meilleur (ariston) et le plus juste [comme étant] le plus heureux, et celui-ci étant le plus apte à être roi (basilikôtaton) et régnant sur lui-même (basileuonta hautou) », qui apporte la réponse à la question que pose Socrate à la fin de cette réplique, « laquelle des deux (la justice ou l'injustice) doit posséder qui veut être heureux ». Là encore, l'examen des différents régimes et des individus correspondants, et plus généralement tout ce qui a été dit depuis la question posée ici par Socrate et qui a concourru à en faire émerger la réponse, a été fait alternativement avec l'un ou l'autre des deux frères et l'emploi de cette formule par Socrate peut être vue comme un moyen d'associer Adimante à Glaucon (qui est son interlocuteur du moment et va le rester jusqu'à la fin du dialogue) dans cette conclusion.
Mais cette dernière occurrence fait un pas de plus, et non des moindres, en mettant en regard explicitement dans les mots ho Aristônos huios ton ariston et kai dikaiotaton eudaimonestaton ekrine (« le fils d'Ariston a jugé le meilleur et le plus juste [comme étant] le plus heureux ») le nom d'Ariston (Aristôn) et le mot dont il dérive, aristos (« le meilleur »), superlatif d'agathos (« bon »), adjectif (et idée) qui joue un role central dans le dialogue. Or, en grec, la seule différence entre ho Aristônos huios, « le fils de Meilleur » (en traduisant le nom propre en français) et ho aristonos huios, « le fils du meilleur », est le remplacement de l'omicron de aristonos par un omega dans Aristônos, si bien qu'en entendant cette formule dans un dialogue où agathos, dont aristos est le superlatif, tient un rôle majeur et où il a été question d'« enfant du bon » (ekgonos tou agathou, 506e3 ; ton tou agathou ekgonon, 508b12-13) à propos du soleil pour en faire dans l'allégorie de la caverne l'image du bon, un grec du temps de Platon ne pouvait pas ne pas faire le rapprochement et la formule ne pouvait pas ne pas évoquer pour lui, au-delà de la personne qu'elle visait, l'idea que le mot dont dérive le nom désigne. On peut alors se demander si Platon n'a pas décidé de faire jouer le rôle d'interlocuteurs de Socrate dans le dialogue qui était la clé de voûte de toute son œuvre à ses deux frères, Adimante et Glaucon, pour pouvoir utiliser cette formule, « fils du meilleur / de Meilleur », à quelques moments charnières du dialogue pour faire apparaître comme « fille du meilleur » la cité idéale qu'il y construisait en paroles et les conclusions auxquelles elle permettait d'aboutir sur ce qui rend l'homme heureux, l'expression ne visant plus alors la personne à laquelle elle s'adressait, mais le produit de ses discours ou les conclusions auxquelles ils le conduisaient.
C'était aussi pour lui une manière discrète d'inviter le lecteur à prendre conscience du fait que le « fils de / du Meilleur » qui était vraiment à la source de tout cela, la cité idéale et la compréhension de la justice à laquelle elle conduisait, c'était lui, Platon, « fils d'Ariston » lui aussi. (<==)

(3) Les propos de Socrate qu'évoque ici Glaucon sont ceux qu'il tient en II, 368b7-c3II, dans la réplique dans laquelle il cite l'élégie en l'honneur des « enfants d'Ariston (paides Aristônos) » mentionnée dans la note 2 ci-dessus, où, après avoir dit qu'il n'est pas sûr d'être encore en mesure de défendre la justice après avoir constaté que les arguments utilisés dans la discussion avec Thrasymaque n'avaient pas convaicu l'auditoire, il ajoute que, cependant, il « craint qu'en plus, il ne soit pas conforme à la piété, étant présent lorsqu'on dit du mal de la justice, d'abandonner et de ne pas lui porter secours tant qu'on respire encore et qu'on est capable de faire entendre des sons ». On constate que cet échange où Socrate s'est adressé au « fils d'Ariston » fait le lien entre celui qui l'a précédé en rappelant les propos de Socrate à cette occasion et celui qui le suit, en posant la question à laquelle la réponse sera apportée à ce moment-là (« laquelle des deux (la justice ou l'injustice) doit posséder qui veut être heureux, qu'il échappe ou pas au regard de tous les dieux et aussi de [tous] les hommes »), séparant le noyau dur de la République en deux parties, la mise en place du « modèle » qui va servir à répondre à la question posée au départ, la cité idéale, qui est considérée comme achevée ici, et l'exploitation de ce modèle pour répondre à la question, qui commence ici et s'achèvera en IX, 580b8-c8 par la formulation solennelle par Socrate de ce qu'a admis « le fils d'Ariston » comme réponse à la question : « le meilleur et le plus juste [est] le plus heureux » (580b9-c1), et ce « qu'étant tels, ils échappent ou pas au regard de tous les hommes et de [tous] les dieux » (580c6-7, qui reprend presque mots pour mots 427d6-7). Ainsi, les trois mentions d'Ariston autres que celle de la première phrase, qui présente Glaucon comme son fils, balisent le dialogue en en marquant les grandes articulations en se renvoyant les unes aux autres, nous suggérant ainsi que c'est avec l'aide du « fils du meilleur » qu'il se déroule de bout en bout. (<==)

(4) « Sage, courageuse, modérée et juste » traduit le grec sophè kai andreia kai sôphrôn kai dikaia. Sophè est le nominatif féminin (pour l'accord avec polis, qui est féminin) de sophos, andreia celui d'andreios et dikaia celui de dikaios. Sôphrôn a la même forme au masculin et au féminin. On trouve là une référence à ce qu'on appelle les quatre vertus cardinales, qui sont :
- la sophia, « sagesse », qui rend sophos, « sage », et dont le philosophos est amoureux ;
- l'andreia, « courage », qui rend andreios, « courageux », avec une nuance « machiste », puisque le mot est dérivé d'anèr qui fait andros au génitif, et qui signifie « homme » au sens de mâle par opposition à gunè (« femme »), à la différence d'anthrôpos, aussi bien masculin que féminin, qui signifie « homme » en tant qu'espèce, sans référence au sexe, par oppostion à « dieu » ou aux autes animaux, et qu'on pourrait donc aussi traduire par « virilité » (comme le fait Pachet) en se souvenant que vir, à la racine de ce mot, est l'équivalent latin d'aner, là où homo est l'équivalent latin d'anthrôpos ;
- la sôphrosunè, au sens premier « bonne santé de l'esprit / âme », d'où « modération / tempérance / bon sens / prudence », qu'on peut voir comme une version plus « viscérale » de la sophia (« sagesse »), dans la mesure où phrèn, qui est à la racine du -phrôn de sôphrôn, désigne au sens premier un viscère (le diaphragme, ou le cœur, ou au pluriel les viscères en général), avant d'en venir à désigner l'âme, mais dans une conception encore très matérielle, qui rend sôphrôn, « sain d'esprit / modéré / prudent / sensé / tempérant » ou encore « sage », mais dans le sens où l'on parle d'un enfant sage, pas d'un des sept sages de la Grèce antique ;
- la dikaiosunè, « justice », qui rend dikaios, « juste ». (<==)

(5) « Nous l'ayons reconnue » traduit le grec egnômen, première personne du pluriel de l'aoriste indicatif actif du verbe gignôskein, dont le sens premier est « apprendre à connaître », et de là « comprendre, reconnaître ». Le choix de gignôskein plutôt que d'euriskein, qui signifie « trouver », au besoin par hasard, suggère une reconnaissance qui vient au terme d'une enquête (l'un des sens possibles de gnôsis, substantif dérivé de gignôskein) et qui suppose qu'on a déjà une idée de ce qu'on cherche pour être capable de le reconnaître. Et c'est bien le cas ici, où Socrate vient d'introduire quatre qualités / vertus sans éprouver le besoin de les « définir ». Certes, il s'agit là de chercher ce que peut bien être la justice, mais on ne part pas de zéro : tout le début de la République a montré que chacun des participants à cette discussion avait sa petite idée sur la question.
Dans la suite de la réplique, le verbe gignôskein va faire place par deux fois au verbe gnôrizein (egnôrisamen. première personne du pluriel de l'aoriste indicatif actif, en 428a4, que j'ai traduit par « nous découvrions », et egnôristo, troisième personne du singulier du plus-que-parfait de l'indicatif moyen passif en 428a5, que j'ai traduit par « serait découvert »), de sens voisin et de même racine, que je traduis par « découvrir » pour bien marquer en français qu'il s'agit de deux verbes différents. Tout comme gignôskein, gnôrizein implique une découverte, une reconnaissance, résultant d'un effort de recherche. (<==)

(6) Tout le raisonnement de Socrate ne tient que si ce qui est cherché fait partie d'un groupe de quatre et seulement quatre éléments. Or, à aucun moment, Socrate ne montre qu'il n'y a que quatre « qualités » qui font qu'une cité est bonne, qui sont celles qu'il a listées en 427e10-11 (« sage, courageuse, modérée et juste »). Si par exemple on suppose que, pour être bonne, elle doit aussi être pieuse, alors, après avoir identifié où réside en elle la sagesse, le courage et la modération, on ne peut savoir si ce qui reste est la justice ou la piété. Par ailleurs, Socrate présente ces quatre « qualités » comme nécessaires pour que la cité puisse être dite « bonne » (agathon), alors même qu'il est à la recherche de ce que pourrait bien être la justice, voire les trois autre, qu'il va « définir » au fur et à mesure qu'il s'y intéresse. Mais s'il ne sait pas encore ce que c'est, comment peut-il savoir que c'est nécessaire pour que la cité soit dite « bonne » ?... En fait, cette « méthode » qu'il suggère pour trouver ce qu'est la justice et donner à ses propos une apparence de rigueur n'est qu'un prétexte pour introduire trois autres « qualités » et en parler à travers une analyse comparative qui va permettre de préciser la nature les unes par rapport aux autres, car il sait que le logos ne nous donne pas accès aux « choses » en elles-mêmes, mais seulement aux relations qu'elles entretiennent les unes avec les autres. Il va donc s'agir pour lui de donner du sens à quatre mots qu'il a introduits comme si tout le monde savait de quoi il s'agit, ou qu'en tout cas tout le monde utilise en leur supposant un sens (pas nécessairement le même pour tous), lorsqu'ils sont utilisés à propos d'une cité et dans les relations qu'ils entretiennent avec le bon (pour une cité). Ce n'est donc pas pour faire traîner la discussion qu'il commence par les trois autres « qualités » et garde la justice pour la fin, mais parce que la seule manière de comprendre ce qu'est la justice pour une cité, c'est de la situer par rapport à d'autres « qualités » qu'elle doit aussi avoir pour pouvoir être dite « bonne ». Et donc, sa méthode impose qu'il différencie les trois autres avant d'en venir à la justice, qu'il s'agit justement de distinguer d'elles. Mais pourquoi ces trois-là, qu'il semble tirer de son chapeau, et pas d'autres, ou au contraire une ou deux seulement ? Disons que c'est parce qu'il faut bien commencer quelque part, à un niveau qui ne soit ni trop élémentaire, ni trop complexe, et qu'il sera toujours temps d'affiner ensuite, en fonction des besoins et des problèmes nouveaux qui se poseront, et que la sagesse populaire, de laquelle semble être tirée cette liste, qu'on retrouve ailleurs, est un point de départ qui en vaut bien un autre dès lors que l'objectif va être de préciser le sens de ces mots, qui, à ce point, ne sont encore que des mots tant que justement on ne précise pas le sens qu'on leur donne. J'ai évoqué plus haut dans cette note la piété, comme une autre « qualité » qui aurait pu faire partie de la liste, et qu'on retrouve de fait dans d'autres listes similaires (voir par exemple Gorgias, 507a5-c7, où Socrate présente à Calliclès l'homme modéré (sôphrôn) comme bon (agathos) et donc juste (dikaios) et pieux (hosios), et par ailleurs courageux (andreios), liste dans laquelle manque la sagesse (sophia), mais où figure la piété). Si la piété manque ici, une raison peut en être que, pour ne pas compliquer le problème, Socrate considère qu'en fin de compte, la piété n'est qu'une partie de la justice, la justice envers les dieux (cf. Euthyphron, 12d5-7 et 12e5-8, où Euthyphron propose cette « définition », que Socrate rejette parce qu'Euthyphron y parle de therapeia (« soins ») envers les dieux et que la manière dont il comprend ce terme ne convient pas à Socrate pour définir la piété, si bien que ce qu'il récuse, ce n'est pas que la piété soit la justice envers les dieux, mais la conception que se fait Euthyphron de la justice envers les dieux, qui n'est guère plus brillante que celle qu'il se fait de la justice envers les hommes !) et qu'il sera toujours temps de préciser la distinction entre les deux quand cela deviendra nécessaire. (<==)

(7) « Délibérant bien » traduit l'adjectif grec euboulos, formé du préfixe eu (« bien », adverbe) et d'un dérivé de boulè (substantif dérivé du verbe boulesthai, « désirer, préférer », puis « vouloir »), qui signifie au sens premier « ce qu'on veut », et de là « volonté, décison, plan, conseil », avant de servir de nom à diverses assemblées délibérantes. Le sens « de bon conseil », le seul que donne le Bailly, ne convient pas ici dans la mesure où ce que veut dire Socrate n'est pas que la cité pourrait donner de bons conseils à d'autres cités, mais que son organisation interne et ses assemblées délibérantes font du bon travail.
Dans la réplique suivante, Socrate va parler d'euboulia, le substantif de même formatin qu'euboulos, qui décrit la qualité de celui ou celle qui est euboulos, et que je traduis par « aptitude à bien délibérer ». (<==)

(8) Socrate oppose ici le savoir (epistèmè) et l'absence d'instruction (amathia). Amathia renvoie à manthanein, « apprendre, étudier, s'instruire » via le radical math- qu'on retrouve dans l'infinitif aoriste actif mathein de manthanein, et dans des mots comme mathètès (« étudiant, disciple d'un maître »), mathèsis (« action d'apprendre » ou encore « connaissance, instruction ») ou mathèma (« étude, connaissance »). Il me semble que c'est aller un peu vite en besogne que de traduire amathia par « ignorance », comme le font tous les traducteurs que j'ai consultés, même si c'est le premier sens que donne le Bailly pour ce mot, car cela nous place dans une opposition par tout ou rien : ceux qui savent et ceux qui sont ignorants (sous-entendu « en tout »). Or la suite, où Socrate va insister sur la pluralité des savoirs (epistèmai) et prendre des exemple parmi divers corps de métiers, parlant à cette occasion du « savoir des charpentiers » (tèn tôn tektonôn epistèmèn) ou du « savoir concernant les objets fabriqués en bois » (tèn huper tôn xulikôn skeuôn epistèmèn), va montrer que ces personnes ne sont pas ignorantes en tout mais ont bien chacune un savoir spécifique lié à leur activité. C'est d'ailleurs très exactement ce qu'il dit en Apologie, 22c9-e6 lorsqu'il en arrive au cas des travailleurs manuels (cheirotechnai) dans l'enquête qu'il raconte aux juges avoir mené pour chercher à comprendre ce qu'avait bien pu vouloir dire l'oracle de Delphes en le disant le plus savant des hommes : leur problème était que, parce qu'ils avaient effectivement un certain « savoir » dans leur domaine d'activité, qui n'était en fin de compte qu'une simple technè (« habileté manuelle / compétence technique »), « chacun estimait être aussi très sage / savant sur les autres [choses] les plus importantes » (hekastos èxiou kai talla ta megista sophôtatos einai, Apologie, 22d7-8). Leur problème, c'est qu'ils n'ont pas eu d'« instruction » à proprement parler, en particulier dans les domaines abstraits qui sont ceux qui venaient à l'esprit des Grecs d'alors quand on parlait de mathèmata (le mot qui a donné en français « mathématiques »). Ils ont appris sur le tas, le plus souvent de l'un ou l'autre de leurs parents selon l'activité en cause (poterie de leur père potier, tissage de leur mère, par exemple) et donc ils sont privés (alpha privatif au début de amathia) d'instruction, mais pas de tout savoir, et donc pas totalement ignorants. Mais les savoirs nécessaires pour bien délibérer, et donc pour bien gouverner, sont justement de ceux qu'on acquière par une instruction formelle, comme le montrera la suite de la République, quand Socrate en viendra à évoquer la formation des philosophoi destinés à gouverner (c'est cette absence d'éducation spécifique en vue de gouverner que Socrate reproche à Alcibiade dans le dialogue éponyme qui ouvre le cycle des dialogues, cf. Alcibiade, 106c4-113b11). Cette nuance est importante, car justement, dans la cité que décrit Socrate, chacun a un rôle à jouer pour le bénéfice de toute la cité, et doit donc avoir les compétences requises pour bien jouer ce rôle, et donc ne pas être totalement ignorant. Et c'est justement le fait pour chacun de s'en tenir au rôle pour lequel il a les compétences requises qui va constituer pour Socrate la justice de la cité. Il n'y a donc pas d'un côté le petit groupe de ceux qui savent et de l'autre la grande masse des ignorants, mais un assemblage de personnes aux compétences diverses et complémentaires, parmi lesquelles certains ont reçu l'instruction qui leur permet de bien délibérer pour gouverner la cité. Et c'est, pour ce qui nous concerne ici, cette absence d'instruction (amathia) dans ce domaine particulier qui les disqualifie pour participer aux délibérations. (<==)

(9) « Sur les objets fabriqués en bois » traduit le grec huper tôn xulinôn skeuôn. Le mot skeuos, dont skeuôn est le génitif pluriel, a un sens très large et peut désigner tout type de production de l'artisanat : meubles, armes, outils, instruments, pièces d'équipement diverses. Xulinos, mot dérivé de xulon (« bois », en particulier en tant que matériau), précise seulement que Socrate a en tête des objets en bois, produit de l'artisanat humain. (<==)

(10) Le mot que j'ai traduit par « cuivre » est chalkos, terme qui peut désigner divers métaux, en particulier de cuivre ou le bronze. Dans la mesure où Socrate ajoute après è tina allèn tôn toioutôn (« ou quelque autre [matériau] de ce genre »), peu importe le métal qu'on choisit pour rendre chalkos. Ce qu'a ici en vue Socrate, après les objets en bois, ce sont les objets en métal, quel que soit le métal utilisé. (<==)

(11) « Elle peut entretenir les meilleures relations avec » traduit le grec arista homiloi. Homiloi est la troisième personne du singulier de l'optatif présent actif du verbe homilein, dérivé de homilos, qui signifie « assemblée, troupe, foule ». Homilein, c'est donc au sens premier « avoir des relations avec ». Arista est le nominatif neutre pluriel d'aristos, qui sert de superlatif à agathos (« bon »), et il peut s'utiliser au sens adverbial de « parfaitement ». Ce que cherche Socrate, c'est donc le savoir qui permet de gérer au mieux les relations entre les citoyens de la cité et entre les cités. (<==)

(12) « Gardiens accomplis » traduit le grec teleous phulakas. Le renvoi est à République, III, 414b1-6, où Socrate, au terme de la mise en évidence des trois catégories de citoyens et en conclusion des considérations sur le choix des gouvernants, propose de réserver l'appellation de « gardiens » (phulakes) à ceux qui auront satisfait pendant toute leur enfance, leur jeunesse et leur âge mûr aux épreuves auxquelles ils auront été soumis et en seront sortis intacts et d'en faire les dirigeants (archontes) (le programme de cette formation-sélection, qui dure au moins jusqu'à l'âge de cinquante ans, est présenté par Socrate à la fin du livre VII, à partir de 536d5), et de renommer ceux, plus jeunes, que jusque-là il avait appelés gardiens (la seconde catégorie de citoyens), « défenseurs et auxiliaires des décisions des dirigeants » (epikourous te kai boèthous tois tôn archontôn dogmasin). Socrate n'a pas utilisé l'expression teleous phulakas (« gardiens accomplis »), mais elle résume bien ce qu'il a dit en 413e5-414a1 lorsqu'il proposait de nommer dirigeant « celui qui, dans toute son enfance et sa jeunesse et son âge mûr, aura été mis à l'épreuve et en sera sorti intact ». (<==)

(13) Le mot grec employé ici par Platon et que je traduis par « espèce » est genos, qui peut signifier « race, genre, espèce, famille » et évoque au départ une idée de parenté, puisque dérivé du verbe gignesthai, dont le sens premier est « naître » (d'où pour genos le sens possible de « naissance »), et de là « devenir », mais qui, par généralisation, peut désigner toutes sortes de regroupements de personnes ou autres créatures. Mais au début de cette réplique, Platon a employé les mots ethnos (que j'ai traduit par « corporation ») et meros (que j'ai traduit par « part »). Ethnos, comme genos, peut désigner tout groupe plus ou moins permanent d'individus ou d'animaux, mais sans référence particulière aux raisons de ce regroupement, ce qui conduit aux sens de « nation, classe, caste, race, tribu, corporation, etc. » (c'est le mot grec à la racine de mots français comme « ethnologie » ou « ethnique »). Mais plutôt que de chercher quelle pourrait être la meilleure traduction de chacun de ces termes dans le contexte présent, ce qu'il faut bien comprendre, c'est que si Platon en change, c'est justement pour que nous ne fassions pas ça ! C'est pour que nous ne cherchions pas un sens « technique » à ces mots, mais comprenions que ce qu'il a en vue, c'est ce qui est commun à tous ces mots, une simple idée de groupe de personnes, dont le regroupement devrait idéalement se faire, dans le cas qui nous occupe ici, selon les compétences, critère par rapport auquel il n'existe justement pas de terme spécifique, surtout quand il faut en plus tenir compte de la spécificité des compétences requises, comme c'est le cas ici pour les gouvernants. (<==)

(14) « Les choses à craindre » traduit le grec tôn deinôn, dans lequel deinôn est le génitif pluriel neutre de l'adjectif deinos substantivé. Deinos recouvre un large éventail de sens tournant autour de l'idée de « craindre », sens du verbe deidein dont il dérive. À partir du sens premier de « terrible, redoutable », deinos en est venu à signifier « puissant, extraordinaire », puis « habile » (en relation avec sophos, « sage »), en particulier dans le registre oratoire (« éloquent, d'une éloquence efficace »), en finissant par se spécialiser comme terme technique de rhétorique pour désigner un orateur redoutable par sa véhémence et l'efficacité de son art oratoire. Ainsi, selon Ménon, Gorgias prétend « façonner des [gens] terriblement habiles à parler » (legein... poiein deinous, Ménon, 95c4) et l'Étranger d'Élée qualifie les sophistes de anteipein deinoi (« redoutables pour contredire », Sophiste, 232c9). (<==)

(15) Concernant les gardiens accomplis qui sont devenus gouvernants, et qui sont cause de la sagesse de la cité, Socrate parlait de « savoir » (epistèmè). Pour leurs auxiliaires, qui étaient appelés « gardiens » lorsque Socrate les avait introduit, avant qu'il ne spécialise ce terme pour celles et ceux d'entre eux qui, au-delà de leurs cinquante ans, auront été retenus pour devenir gouvernants après avoir réussi toutes les épreuves de la formation-sélection (cf. note 12), il parle d'« opinion » (doxa). Ces « auxiliaires », qui sont chargés de la défense de la cité, ce sont soit celles et ceux qui n'ont pas encore atteint l'âge de cinquante ans, même s'ils ont jusqu'à présent réussi toutes les épreuves de sélection, soit, quel que soit leur âge, celles et ceux qui ont échoué à un moment ou à un autre dans le processus de sélection des futurs gouvernants et qui resteront donc tout le reste de leur vie « auxiliaires ». Ceux-là n'ont pas encore accédé au « savoir » (epistèmè) au sens le plus fort que Socrate donne à ce terme et devront donc se contener d'opinions (doxai), qui leur seront inculquées au travers du programme d'éducation (paideia) par les dirigeants, que dans ce cas il qualifie de « législateurs » (nomotethès). Dit dans le langage de l'allégorie de la caverne, ils ne sont pas encore arrivés au point où il sont en mesure de voir le soleil (c'est-à-dire l'idée du bon), et peut-être n'y arriveront-ils jamais, et en attendant, ils doivent faire confiance à cellles et ceux qui sont allés jusque-là et accepter ce qui, pour eux, restera, pour encore un temps ou à jamais, de simples opinions, pas des savoirs. (<==)

(16) Il n'est pas surprenant que Glaucon n'ait pas compris la « définition » implicite du courage que Socrate vient de donner quand on voit la manière dont il l'a formulée. Non seulement elle est particulièrement abstraite et indirecte (le courage serait le pouvoir (dunamis) de conserver en toutes circonstances l'opinion inculquée pendant l'éducation sur ce qui est à craindre, et donc, sous-entendu, d'agir en conséquence), mais en plus, Socrate semble avoir pris un malin plaisir à la formuler de manière aussi peu compréhensible que possible en y multipliant les pronoms dans la section médiane qui fait le lien entre « l'opinion sur les [choses] à craindre » et « le législateur a fait connaître durant l'éducation » ! Le texte grec complet de la « définition » est en effet dunamin toiautèn hè dia pantôn sôsei tèn peri tôn deinôn doxan tauta te auta einai kai toiauta ha te kai hoia ho nomothetès parèggellen en tèi paidiai (mot à mot : « un_pouvoir / une_faculté (féminin en grec) telle que au_milieu_de toutes[_circonstances] elle_préserve la à_propos_de les à_craindre opinion celles-ci aussi celles-là_mêmes être et telles que aussi et de_telle_nature / qualité_que le législateur a_fait_connaître dans la éducation » (je n'ai pas reproduit la ponctuation donnée par les éditeurs du texte grec, qui n'est pas de Platon). Si le tauta, nominatif neutre pluriel du démonstratif outos (« celui-ci »), renvoie à l'évidence à tôn deinôn (« les choses à craindre »), neutre aussi (alors que doxa est féminin), dans la suite, Socrate a entrecroisé deux problématiques concernant ces choses à craindre, celle du « lesquelles ? », à laquelle renvoient successivement le pronom personnel auta (« celles-là même ») et le relatif ha (« que ») auquel il sert d'antécédent, et celle du « de quelle nature / qualité sont-elles ? », à laquelle renvoient successivement le pronom démonstratif toiauta (« telles ») et le relatif hoia (« (de telle nature / qualité) que ») qui lui répond, histoire de faire durer le suspense avant de faire intervenir le législateur et l'éducation. Partant en effet de deux membres de phrase qui sont d'une part tèn peri tôn deinôn doxan tauta auta einai ha ho nomothetès parèggellen en tèi paidiai (« l'opinion sur les [choses] à craindre, celles-ci étant celles-là même que le législateur a fait connaître durant l'éducation ») et d'autre part tèn peri tôn deinôn doxan tauta toiauta einai hoia ho nomothetès parèggellen en tèi paidiai (« l'opinion sur les [choses] à craindre, celles-ci étant telles dans leur nature / qualité que le législateur a fait connaître durant l'éducation »), dans lesquelles, en grec, non seulement le pronom servant d'antécédent change selon qu'il est question de simplement identifier ce dont on parle (auta (« celles-là même »)) ou d'en évoquer la nature / qualité (toiauta (« telles »)), mais aussi le relatif (ha dans le premier cas, hoia, dans le second cas, qui précise que l'interrogation porte sur la nature / qualité de ce dont on parle), il a mis en facteur commun le début, le verbe einai (« être ») et la fin, qui sont identiques, et a imbriqué sucessivement les deux antécédents auta (« ça-même ») et toiauta (« tel ») et les deux relatifs ha (« que ») et hoia (« de la nature / qualité que ») au moyen de deux te... kai (« et... aussi »), compliquant la mise en relation de chaque relatif avec son antécédent spécifique. J'ai conservé en français la lourdeur du grec, dans la mesure où je la crois délibérée de la part de Platon : son Socrate sait que sa définition du courage ne va pas de soi et n'est pas celle que donnerait spontanément son interlocuteur, alors il la rend encore un peu plus incompréhensible par la syntaxe pour être bien sûr que Glaucon va tiquer et demander des explications, qu'il se fera un plaisir de lui donner. (<==)

(17) Le mot traduit par « soldat » est stratiôtès, mot dérivé de stratos, « armée », via stratia, de sens voisin. Lorsque Socrate, au livre II de la République, a décrit la génèse de la polis (« cité / état ») à partir du partage des tâches, il a introduit une seconde catégorie de citoyens à partir du moment où, sur les récriminations de Glaucon (cf. République, II, 372c2, sq.), il en est venu à considérer une cité qui ne se contentait plus de chercher à satisfaire sans excès les besoins élémentaires de ses habitants (la « cité saine », hugiès polis, selon les propos de Socrate en 372e6-7), mais a voulu du confort, du luxe, des distractions, etc., ce qui, pour satisfaire ces besoins supplémentaires, risquait de l'inciter à vouloir étendre son territoire en s'appropriant une partie de celui des cités voisines et induisait le risque de guerre (polemos), ou à avoir à se défendre contre d'autres cités ayant suivi la même évolution. Dans le respect du principe de spécialisation qui avait présidé à la naissance de la cité, il a fait admettre à ses interlocuteurs que la défense de la cité en cas de guerre ne pouvait être laissée à la charge d'habitants faisant autre chose le reste du temps, mais nécessitait aussi des « spécialistes » formés et entraînés pour ça, des citoyens dont la compétence propre au service de la cité serait dans l'art de la polemikè (« l'art de la guerre », 374b4). C'est en 374d8, au moment de commencer à décrire les qualités naturelles requises de ces personnes et la formation initiale qui leur conviendra, qu'il introduit le termes de phulakes (« gardiens ») pour en parler, élargissant ainsi implicitement leur rôle à tout ce qui a trait à la préservation de la cité dans son ensemble. Et la suite montrera, comme je l'ai rappelé dans la note 12, que c'est parmi ces citoyens que seront sélectionnés celles et ceux qui, devenus « gardiens accomplis » (teleoi phulakes, cf. 428d7), se verront confier le rôle de dirigeants (archontes), les autres étant alors qualifiés de « défenseurs et auxiliaires des décisions des dirigeants » (epikourous te kai boèthous tois tôn archontôn dogmasin, 414b5-6). Le mot stratiôtès (« soldat ») a été utilisé pour la première fois par Socrate dans la République en République, III, 398b4, après une longue analyse sur des exemples du genre de propos qu'on trouve dans les ouvrages des poètes, pour dire en conclusion que la cité devra se contenter de poètes et conteurs dont les propos sont conformes aux principes inscrits dans les lois de la cité discutées auparavant pour « éduquer les soldats » (tous stratiôtas paideuein). C'est aussi le mot qu'il utilise lorsqu'en République, III, 414d, il introduit le mythe des différents métaux (or, argent, fer, bronze) que le dieu créateur a utilisés pour façonner les différents citoyens, or pour celles et ceux qui sont capable de commander (hosoi ikanoi archein, 415a4), argent pour les epikouroi (« auxiliaires / défenseurs », 415a5), fer et bronze pour les agriculteurs et les autres artisans, pour dire qu'il aimerait persuader de cette fable « d'abord les dirigeants eux-mêmes et les soldats, et ensuite aussi le reste de la cité » (prôton men autous tous archontas kai tous stratiôtas, epeita de kai tèn allèn polin, 414d2-4). Mais il ne faut pas chercher derrière ces variations de vocabulaire des hésitations ou des incertitudes de la part de Platon. Il décrit une organisation qui n'existe nulle part et doit pour cela utiliser les termes à sa disposition pour se faire comprendre, et aucun de ceux-ci ne convient parfaitement à ce qu'il a en tête, surtout lorsqu'on prend en compte le fait que finalement, ce groupe de citoyens assume une multiplicité de rôles dans la cité allant de simple soldat à dirigeant de la cité dans son ensemble et pas seulement de son armée. Et c'est justement pour éviter qu'on ne donne trop de poids à l'un ou l'autre de ces mots qu'il varie son vocabulaire. Mais il ne le fait pas de manière aléatoire, mais en associant à chacun d'eux un « point de vue » qui enrichit notre compréhension de ce dont il parle si l'on sait en trouver les codes. Pour ce faire, il convient de partir de la vue d'ensemble que permet justement de préciser le « mensonge » qu'il suggère en République, III, 414d1-415c8, qu'il convient de lire attentivement à la lumière de ce qui a précédé et de ce qui va suivre, en oubliant le mythe des « races » (genè) d'Hésiode (Les travaux et les jours, 109-201), dans lequel, s'il est aussi question d'or, d'argent, de bronze et de fer, il est question de « races » se succédant et non pas cohabitant. Platon ne parle pas de « races » (genè), mot qui n'apparaît pas dans son « mythe », mais d'individus dont il affirme par deux fois qu'ils sont tous frères (414e5, 415a2-3), et qui sont façonnés individuellement avec l'un ou l'autre des métaux, sans que cela découle de façon nécessaire des métaux dont sont faits leurs parents, sinon que, se fondant (sans le dire ici) sur l'expérience de l'élevage des animaux domestiques, il admet que le probabilité est grande que quelque chose de la nature des parents se retrouve dans leurs enfants. Mais seul compte le résultat, c'est-à-dire la nature de l'enfant et le métal dont est faite son âme, et il insiste sur le fait qu'il est possible que des parents d'or aient des enfants d'un autre métal et réciproquement, que des enfants d'or puissent naître à des parents de fer ou de bronze (415a7-b3), et fait même de la détermination du métal dont est constituée l'âme des enfants une des fonctions principales des gouvernants en place, qui ne devront pas hésiter à déclasser leurs propres enfants si leur âme n'exhibe pas le métal convenable et réciproquement à promouvoir des enfants d'agriculteurs ou d'artisans si leur âme est d'or ou d'argent (415b3-c6). Quand on rapproche cela du fait que les gouvernants sont choisis parmi les « gardiens » au terme d'un processus qui dure au moins jusqu'à la cinquantième année (cf. note 12), force est d'en conclure qu'il n'y a pas de dirigeants (archontes) de moins de cinquante ans et que donc personne ne fait partie de ce groupe dès la naissance et que ne peuvent y accéder après cet âge que celles et ceux qui ont satisfait à tout le programme de formation-sélection destiné à faire d'eux des philosophoi. C'est ce programme qui est destiné à éprouver la nature du métal qui est en chaque personne qui est admise à le suivre. Il n'y a donc pas de gouvernants de moins de cinquante ans, celles et ceux qui le deviendront sont des « auxiliaires » (epikouroi) avant cela et celles et ceux qui ont une âme d'argent seulement le resteront toute leur vie. Et personne n'est assuré de faire partie de cette classe à sa naissance simplement parce que ses parents en font partie : même s'ils s'y trouvent à leur naissance, rien ne leur garantit qu'ils y resteront toute leur vie si les dirigeants déterminent, en les observant durant leur formation, que finalement, leur âme n'est ni d'or, ni d'argent. Par ailleurs, même si Platon ne s'étend pas là-dessus, rien ne laisse penser que toutes les personnes qui sont admises dans ce groupe et quel que soit leur âge entre la naissance et cinquante ans, exerceront les mêmes fonctions et seront donc simples soldats. Le programme que décrit Socrate à la fin du livre VII, qui propose des alternances de périodes d'études et de périodes d'activités au service de la cité, témoigne du contraire, et laisse penser que les « éliminés » en cours de route n'exerceront pas tous les mêmes fonctions, mais que comme dans toute armée ou corps de fonctionnaires, il y aura toute une hiérarchie dont les participants graviront les échelons au mérite. Sur cette toile de fond, on peut préciser les nuances du vocabulaire de Platon ainsi : le mot phulakes (« gardiens ») met l'accent sur ce qui est la mission principale de ces citoyens, gouvernants compris, qui est la sauvegarde de la cité dans son ensemble face à tous les dangers qui peuvent la menacer, de l'extérieur comme de l'intérieur, physiquement aussi bien que moralement, par opposition à la satisfaction des besoins individuels de ses citoyens et recouvre donc des fonctions qu'on associe de nos jours principalement à l'armée, à la police et aux administrations de l'État. Dans la mesure où le premier besoin ayant justifié un tel groupe dans la génèse de la cité est l'envie d'agesser d'autres cités pour accroître les ressources de la cité et la défense contre les agressions externes, la première fonction de ces citoyens est celle de stratiôtai (« soldats ») ; et il se trouve que c'est aussi celle qui permet le mieux de tester leur dévouement à la cité en vérifiant s'ils sont prêts à perdre leur vie pour elle avant de les préparer à d'autres fonctions à son service. Parler de stratiôtai (« soldats »), c'est donc faire référence à ce groupe dans ce qui constitue son origine et la fonction qui permet le premier test de l'aptitude de ses membres à rester dans ce groupe, et cela inclut les futurs gouvernants encore en formation. Quand il est nécessaire de distinguer les gouvernants du reste du groupe, en mettant l'accent, pour les non-gouvernants, non plus sur leur rôle de combattants, mais sur leur subordination aux dirigeants, c'est le mot epikouroi (« auxiliaires / défenseurs ») qui est utilisé. Ici donc, où Socrate revient à la sélection initiale des membres du groupe des gardiens dans leur ensemble, incluant les futurs gouvernants, le choix du terme stratiôtai (« soldats ») rappelle simplement la raison première qui a justifié ce groupe et n'est pas une tentative par Socrate de « militariser » l'organisation politique de la cité, dont les gouvernants restent celles et ceux qui auront su dépasser le stade de simple soldats pour devenir philosophoi. (<==)

(18) « Les arts des Muses » traduit le grec mousikè, qui signifie étymogiquement « ce qui a rapport aux Muses », qui étaient neuf et présidaient chacune à un art différent, la « musique » (le mot français qui dérive de mousikè) n'étant que l'un d'eux : Calliope (Kalliópê, « qui a une belle voix ») présidait à la poésie épique, Clio (Kleiố, « qui est célèbre ») présidait à l'histoire, Érato (Eratố, « l'aimable ») présidait à la poésie lyrique et érotique, Euterpe (Eutérpê, « la toute réjouissante ») présidait à la musique, Melpomène (Melpoménê, « la chanteuse ») présidait à la tragédie et au chant, Polymnie (Polumnía, « celle qui dit de nombreux hymnes ») présidait à la rhétorique et à l'éloquence, Terpsichore (Terpsikhórê, « la danseuse qui réjouit le cœur ») présidait à la danse, Thalie (Tháleia, « la florissante, l'abondante ») présidait à la comédie et Uranie (Ouranía, « la céleste ») présidait à l'astronomie. Aussi, traduire ici mousikè par « musique » serait réducteur. Comme le montrent les propos de Socrate sur cette éducation aux livres II et III, ce sont autant, voire plus, les paroles (logoi) des poèmes qui forment la matière de cette éducation, dont ceux d'Homère, que les mélodies et les rythmes sur lesquels ils étaient chantés qui sont l'objet de prescritions de la part des législateurs pour contribuer au but recherché. En fait, dans ce programme d'éducation, mousikè désigne tout ce qui contribue à la formation (au moins initiale) de l'esprit / intelligence (noûs) et gumnastikè (« gymnastique »), tout ce qui contribue au développement du corps, la danse, activité pratiquée sous l'égide de la muse Terpsichore, étant à l'articulation entre les deux. (<==)

(19) Le mot que je traduis par « développement » est trophè, substantif dérivé du verbe trephein, dont le sens général renvoie à l'idée de développement de ce qui est soumis à croissance, aussi bien à propos du lait qu'il faut faire épaissir pour en faire du fromage que du sel marin qu'il faut condenser, d'un animal qu'il faut engraisser ou d'en enfant qu'il faut nourrir, et, par extension, éduquer. Trophè évoque donc plus la nourriture et le fait de nourrir, en particulier dans les premières années de la vie (trophos signifie « nourrice »), que l'éducation de l'esprit, qui est plutôt paideia (« éducation »), même s'il peut aussi prendre le sens d'« éducation ». Le choix de ce mot par Socrate, après avoir parlé de la phusis (« nature »), c'est-à-dire du potentiel donné à chacun à la naissance, indique que ce qu'il a en vue ici, ce sont les premières années de la vie des futurs « gardiens ». (<==)

(20) L'adjectif traduit par « redoutables » est deina, nominatif neutre pluriel de deinos, le même adjectif qui, substantivé au neutre pluriel dans l'expression peri tôn deinôn doxa (« l'opinion sur les [choses] à craindre ») en 429b8-c1, servait à désigner « les [choses] à craindre » (cf. note 14). (<==)

(21) « Natron de Chalestra » traduit le grec kalestraios, mot dérivé du nom de la cité macédonnienne de Chalestra (ou Chalastra), qui désigne une sorte de natron ou alcali solide qu'on y extrayait et qui servait de lessive. « Eau de chaux » traduit le grec konia, qui peut signifier « poussière », « sable », « cendre », ou encore « chaux », et de là, « eau de chaux » ou encore « eau pour lessiver ». Au-delà du sens technique exact de ces deux mots, qui, finalement, importe peu, l'idée générale est claire : Socrate fait référence à des produits connus de ses contemporains pour être des lessives particulièrement efficaces. (<==)

(22) « Celle qui sent la bête sauvage et l'esclave » traduit le grec thèriôdè kai andrapodôdè. Ces deux adjectifs sont formés avec le suffixe -ôdès, dérivé du verbe ozein « sentir » (bon ou mauvais) et signifiant donc « qui ressemble (par l'odeur) à », concurrent de -eidès, dérivé, lui, du verbe idein (« voir ») et qui signifie donc « qui ressemble (par l'apparence visuelle) à ». Thèriôdès est formé sur la racine thèr, qui signifie au sens premier « bête féroce / sauvage » et par extension « bête », ce qui donne pour sens à thèriôdès « du genre d'une bête sauvage », c'est-à-dire « sauvage », ou, à propos d'une personne, « bestial / animal / brutal ». Andrapodôdès est quant à lui formé sur andrapodon, qui signifie « esclave », et signifie donc littéralement « qui sent l'esclave », c'est-à-dire « servile ».
L'éducation (paideia) est donc ce qui fait passer l'homme de l'état de simple animal, ou même d'esclave, à l'état d'être disposant de suffisament de discernement pour qu'il convienne de lui expliquer le pourquoi des lois auxquelles on lui demande de se soumettre et des opinions (droites aux yeux de ceux qui les leur transmettent) qu'on lui demande de prendre pour guide de ses actions en toutes circonstances, même si celles-ci doivent rester pour lui de simples opinions (doxai) et ne jamais devenir des savoirs (epistèmai), de manière à les rendre moins changeantes en lui et, si possible, inébranlables. (<==)

(23) Le mot grec que je traduis par « stable » est monimon. Les manuscrits ont ici le mot nomimon, « conforme à l'usage / la loi », mot dérivé de nomos (« loi »), alors que monimos dérive du verbe menein (« rester, être stable, tenir bon, ne pas changer »). La leçon monimon est due à Stobée, un doxographe grec du Vème siècle de notre ère, qui cite ce texte en Florilège, 43.97, et elle est reprise en particulier par Chambry (Budé) et Slings (OCT 2003), alors que Burnet (OCT 1902) et Shorey (Loeb) conservent la leçon des manuscrits. Du côté des traducteurs en français, seul de ceux que j'ai consultés, Leroux conserve la leçon des manuscrits, les autres (Robin, Baccou, Cazeaux et Pachet, ce dernier avec une note signalant son écart des manuscrits et la source de la leçon retenue par lui) retiennent la correction de Stobée. Comme le signale Pachet dans sa note, Socrate a utilisé l'adjectif nomimos vers la fin de la réplique à laquelle répond ici Glaucon, en 430b3, pour parler de « l'opinion droite et conforme aux lois sur les [choses] à craindre » (doxès orthès the kai nomimou deinôn peri) et c'est à propos de l'opinion droite (tèn orthèn doxan, 430b6-7) que Glaucon utilise l'adjectif contesté en cherchant à reformuler ce que vient de dire Socrate, ce qui donne une certaine légitimité à la leçon des manuscrits. Mais toute l'argumentation de Socrate en faveur de sa définition inusuelle du courage met l'accent sur le caractère inébranlable de l'opinion de la personne courageuse, comme le montre l'analogie avec la teinture qu'il utilise. Ce n'est pas le fait de respecter la loi qui fait d'une personne une personne courageuse, mais le fait de le faire dans tous les cas et quoi qu'il lui en coûte, même au prix de sa vie, et surtout, de le faire, non pas par simple instinct, comme un animal, ou par pure obéissance, comme un esclave obéissant à son maître sans chercher à comprendre les raisons de ses ordres, mais par un choix libre et éclairé par l'éducation (paideia, 430b7), comme le précise Glaucon, même si cette éducation ne l'a pas conduit au savoir absolument certain (épistèmè) sur les questions en cause et qu'il en reste à ce qui n'est encore qu'une opinion (doxa) sur le sujet. Dans cette perspective, l'exemple par excellence de la pesonne couraguese en ce sens, c'est Socrate lui-même face à sa condamnation à mort qui, ayant l'opportunité de fuir, préfère accepter une sentence obtenue dans les formes légales même s'il sait qu'Athènes n'est pas une cité idéale et que donc ses lois ne sont pas parfaites et, en l'occurrence, le condamnent injustement, et si, par contre, il ne prétend pas « savoir », au sens le plus fort du terme, c'est-à-dire de manière certaine et démontrable de manière convaincante pour tout homme doué de raison, que sa conception de la justice est la bonne et que son choix d'accepter la mort dans ces circonstances est « juste ». L'adjectif monimon (« stable ») rend donc mieux compte de l'intention de Socrate dans sa définition du courage, et sa ressemblance avec nomimon, dont il ne diffère que par l'interversion d'un mu et d'un nu autour d'un omicron dans la première syllabe (mon-au lieu de nom-), conjugué avec la présence de nomimou quelques lignes plus haut dans le texte permettent d'expliquer facilement comment l'erreur a pu se produire. (<==)

(24) « Qu'il concerne la cité », c'est-à-dire la polis, traduit le grec politikèn, accusatif féminin (comme andreia qu'il qualifie) singulier de l'adjectif politikos, dont c'est le sens étymologique. Socrate ne dit pas ici qu'il définit une forme particulière de courage qui serait le courage « politique » à côté d'autres formes de courage, mais que le courage tel qu'il le définit est une vertu éminemment « politique ». Et de fait, elle ne décrit pas des manières spécifiques de se comporter dans telle ou telle situation au niveau individuel, elle dit simplement qu'il faut se comporter en toutes circonstances conformément aux recommandations des dirigeants, ce qui implique que le courage ainsi défini ne peut exister que dans un groupe social structuré, la polis, dans lequel certains ont la fonction de dirigeants par rapport aux autres. Mais avant de critiquer cette définition, en disant par exemple qu'elle fait passer l'intérêt des gouvernants avant celui des gouvernés, ou l'intérêt collectif avant l'intérêt particulier, ou la cité avant l'individu, il faut la replacer dans le contexte qui est le sien, celui de la cité idéale envisagée par Socrate et la lire à la lumière de toute la République et même de l'ensemble des dialogues, y compris les Lois, qui ne décrivent pourtant plus la cité idéale. Pour Platon, la polis n'est que le cadre de vie des anthrôpoi (« êtres humains »), animaux destinés par nature à vivre en société et dotés de logos (« parole sensée / raison ») pour organiser cette vie en société en prenant modèle sur l'ordre (kosmos) de l'Univers dans lequel ils s'intègrent. La polis n'est donc pas au-dessus de ses citoyens (politai) et les dirigeants ne sont pas là pour assurer coûte que coûte son salut au mépris de celui des citoyens, mais pour créer et conserver un cadre de vie dans lequel le plus grand nombre possible de ces citoyens puissent être le plus heureux possible et tirer le meilleur parti possible de leur potentialités pour leur propre bénéfice (être heureux) et celui de tous (l'être parmi des gens tous aussi heureux que possible). Il s'agit donc de trouver le meilleur équilibre possible entre les intérêts particuliers de chacun et les intérêts collectifs, dont la satisfaction conditionne en fin de compte la possiblitié pour chacun de satisfaire au mieux les siens propres. Et ce travail est confié à des personnes qui, pendant les cinquante premières années de leur vie au moins ont été testés en tant que soldats et auxiliaires des gouvernants en place (voir note 17) en particulier justement sur leur fidélité à la cité et leur respect en toutes circonstances des prescriptions de leurs prédécesseurs et ont suivi un processus de formation-sélection destiné à leur donner au terme la meilleure compréhension possible pour des êtres humains de l'idea du bon (hè tou agathou idea), ce qui justifie la confiance que peuvent leur accorder les autres citoyens qui, tous, recherchent le bon, mais « ne parv[viennent] pas à saisir adéquatement ce que ça peut bien être ni [à] jouir à son sujet d'une confiance stable » (République VI, 505e1-3). (<==)

(25) Cet échange entre Glaucon et Socrate mérite qu'on s'y arrête un instant car, sous les dehors de la courtoisie, il cache des éléments qui ne sont pas sans lien avec le sujet de la discussion et donne un bon exemple de l'ironie de Socrate : Glaucon met en avant son plaisir, son agrément, en utilisant le verbe charizesthai (« si tu veux m'être agréable / me faire plaisir », ei emoige boulei charizesthai), pour demander à Socrate de parle de la sôphrosunè (« modération / tempérance »), qui suppose justement une certaine maîtrise de soi et de ses désirs, comme ne va pas tarder à le faire remarquer Socrate, avant de parler de la justice (dikaiosunè), à propos de laquelle lui, Glaucon, avoue être dans l'ignorance, et Socrate lui répond en lui disant qu'il serait injuste s''il ne satisfaisait pas à son caprice (« sinon je suis injuste », ei mè adikô) ! Adikô est la première personne du singulier du présent de l'indicatif actif du verbe adikein, verbe dérivé de dikè (« justice ») via adikos (« injuste ») par adjonction du aplha privatif en début de mot, qui est donc le contraire de dikaios (« juste »), autre dérivé de dikè dont dérive diakiosunè (« justice »). La communauté de racines entre dikaiosunè et adikein est donc évidente pour toute personne parlant grec, et pourtant la remarque de Socrate ne fait pas réagir Glaucon ! Comment peut-il comprendre en quoi Socrate serait injuste de ne pas se plier à son désir, si tant est que ce soit le cas, s'il ne sait pas ce qu'est la justice ?!... Mais pour apprécier tout le sel de la remarque de Socrate dans une traduction, encore faut-il que la communauté de racine soit conservée, ce qui n'est pas toujours le cas : Chambry et Baccou « traduisent », ou plutôt intreprètent ei mè adikô par « j'aurais tort de refuser », Robin par « le contraire serait mal de ma part », Leroux par « ce serait une faute de ne pas le faire ». Même si le sens est conservé, qu'adikein peut aussi se traduire par « avoir tort, être coupable, causer un dommage... », ici ce n'est pas le sens qui est premier, mais les résonnaces entre deux mots de même racine, qui doivent en plus interpeler le lecteur et l'inciter à se demander en quoi le fait que Socrate refuse de satisfaire au caprice de Glaucon serait une injustice. Dans cette perspective, la reformulation de Pachet par « si je peux le faire sans commettre d'injustice », même si le enrichit le texte grec de Platon, a au moins le mérite de clairement poser la question. Cazeaux, pour sa part, qui traduit par « sous peine d'injustice... », voit là, comme il l'explique dans sa note ad loc., « une plaisanterie socratique », mais n'en perçoit pas l'ironie, puisque, dans la suite de sa note, il essaye de justifier en quoi « ne pas complaire à la légitime requête de Glaucon » serait injuste par des raisons un peu tirées par les cheveux qui font intervenir la maîtrise de soi, mais non pas celle de Glaucon, mais celle de Socrate, à travers la notion de courtoisie de sa part à l'égard de Glaucon.
Pour comprendre l'ironie de la remarque de Socrate, il faut avoir deux choses présentes à l'esprit. La première est à chercher dans ce que j'ai dit dans la note 6 sur le fait que la « méthode » proposée par lui pour tenter de mettre en évidence la justice comme ce qui reste après avoir identifié les trois autres « qualités » que sont la sagesse, le courage et la modération, n'est qu'un artifice pour parvenir à situer la justice par rapport à celles-ci, dans l'idée que le logos ne nous donne accès qu'à des relations entre choses / notions / faits... et pas à ces choses / notions / faits... en eux-mêmes, et que donc il avait l'intention depuis le départ de passer en revue les quatre notions qu'il a introduites, qui ne se comprennent que dans les relations qu'elles entretiennent entre elles et avec le bon, dans notre cas, le bon pour une cité : en quoi elles sont complémentaires et toutes nécessaires pour parvenir à une cité bonne.
La seconde chose qu'il faut avoir présente à l'esprit ici est le principe de scénarisation de la République que je décris dans la page de ce site intitulée Aux âmes, citoyens !, selon lequel le dialogue met en scène deux âmes dont les trois composantes, que va bientôt introduire Socrate lorsqu'il va passer, dans la section qui suit celle ici traduite, des trois classes de citoyens de la cité aux trois parties de l'âme, la partie raisonnante (logikon), correspondant à ce que sont dans la cité les dirigeants, la partie désirante (epithumètikon), qui met l'âme en mouvement pour satisfaire les besoins corporels (multiples et indépendants les uns des autres) qui ne le sont pas de manière automatique comme le sont le besoin de respirer ou de digérer ce que l'on absorbe pour se nourir (faim, soif, pulsions sexuelles...), correspondant à ce que sont dans la cité les paysans et artisans, bref, tous ceux qui contribuent à satisfaire les besoins matériels des citoyens, et, entre les deux, la partie qui réagit de manière « épidermique » et non-rationnelle à des sollicitations qui ne sont pas des besoins corporels mais des mots et des situations qui piquent l'amour-propre (thumoeidè), correspondant à ce que sont les gardiens pour la cité, un système d'autodéfense contre les dérives intérieures et les agressions extérieures, souvent manifestées à travers de mots et des logoi, sont « incarnées » par un trio de personnages dont chacun a une âme dominée par l'une des trois parties, celle dont il « joue » le rôle. L'une de ces deux âmes est l'âme de l'Athènes démocratique, dont la partie dirigeante est personnifiée par Céphale, dont le nom en grec signifie « tête », la partie « agressive / défensive » par son fils Polémarque, dont le nom signifie « chef de guerre », et la partie désirante par Thrasymaque, dont le nom signifie « combattant audacieux / résolu », et l'autre est l'âme « aristocratique » (au sens platonicien du terme qui n'implique aucune hérédité, mais seulement compétence) d'Athènes, dont la partie dirigeante est personnifiée par Socrate, qui n'a justement aucunes attaches par la naissance à l'aristocratie (au sens usuel impliquant hérédité) d'Athènes, la partie « agressive / défensive » par Adimante et la partie désirante par Glaucon. Si donc Glaucon est celui dont l'âme est dominée par les désirs multiples, comme le montre ici le fait qu'il demande à Socrate de lui faire plaisir (charizesthai), c'est celui qui a le plus besoin de comprendre et de pratiquer la modération, et comme le rôle de la partie raisonante qu'incarne Socrate est en particulier de maîtriser les passions, Socrate ne jouerait pas son rôle en ne satisfaisant pas la requête de Glaucon-passions à un moment où justement il accepte de s'intéresser à la modération, et serait donc « injuste » vis à vis du tout que constitue l'âme dont il est la raison en ne jouant pas son rôle de modérateur des passions, puisque, comme la suite va le montrer, la justice consiste à ce que chacun joue le rôle dont il est chargé pour le plus grand bien du tout (cité, en tant qu'ensemble des citoyens, dans un cas, individu dans l'autre). (<==)

(26) Le mot grec que je traduis par « ordre » est kosmos, dont dérive le mot français « Cosmos » utilisé pour désigner l'Univers, comme c'était déjà le cas en grec au temps de Platon, pour mettre en évidence que cet Univers est ordonné, obéit à des lois. (<==)

(27) L'expression que je traduis par « [être] plus fort que soi-même » est kreittô hautou dans lequel kreittô est un comparatif dérivé de kratos, « force (physique), vigueur » qui signifie « plus fort ». Auparavant, Socrate a parlé d'egkrateia, mot que j'ai traduit par « maîtrise intérieure », dans lequel on retrouve la racine kratos et le préfixe en- (« en, dans ») que j'ai rendu par « intérieure ». Il est important de conserver dans la traduction de kreittô cette idée de comparaison car c'est elle qui justifie l'étonnement de Socrate devant cette expression, comme la suite va le montrer : comment peut-on être « plus fort que soi-même » ? Comment peut-il y avoir comparaison s'il n'y a qu'un élément ? Cette interrogation de Socrate prépare la suite de la discussion qui, en examinant l'âme et en montrant qu'elle est composite, permettra de comprendre ce qu'une telle expression peut vouloir dire. C'est pourquoi une traduction par « maître de soi » (Chambry, Pachet), même si elle est acceptable au regard du Bailly, qui donne comme l'un des sens de kreissôn ( dont kreittô est la forme attique neutre) « qui est maître de », est problématique en ce qu'elle fait perdre cette idée de comparaison. (<==)

(28) À ce point de la discussion, Socrate n'a besoin que de deux parties de l'âme en conflit potentiel et n'en est pas encore à caractériser chacune d'elle, ni à se demander s'il pourrait y en avoir plus de deux. Il lui suffit donc d'en supposer deux et de considérer que l'une est meilleure que l'autre. L'analyse plus complète de l'âme individuelle de l'homme viendra plus tard et mettra en évidence trois parties et non pas deux (en fait, plus de trois, si l'on remarque que l'une des trois, celle qui regroupe de multiples désirs / passions est en fait plurielle, tout comme est plurielle la catégorie de citoyens destinée à satisfaire les besoins matériels de citoyens, qui regoupe des agriculteurs, des artisans de différentes spécialités, des commençants, des architectes, des médecins et bien d'autres métiers encore).
Les deux termes qu'oppose Socrate pour caractériser ces deux « parties » sont beltion, que je traduis par meilleur, et cheiron, que je traduis par « de qualité inférieure ». Beltiôn, dont beltion est le neutre, est l'un des mots qui sert de comparatif à agathos (« bon »), tout comme ameinôn, qui le remplace dans la réplique suivante de Socrate, en 431b6. Cheirôn, dont cheiron est le neutre, veut dire « plus faible, de qualité inférieure, inférieur, plus mauvais, pire » et peut aussi servir de comparatif à kakos (« mauvais »). Mais je ne pense pas qu'ici l'accent soit sur le côté proprement « mauvais » de cette seconde partie, mais sur son infériorité par rapport à l'autre, qui ne la rend pas nécessairement et par nature mauvaise. En effet, si Socrate avait voulu insister sur le caractère intrinsèquement mauvais de cette partie, il pouvait utiliser le comparatif kakiôn, qu'il a utilisé quelques pages auparavant, en 421d11, pour parler des méfaits de la richesse sur les artisans qui, en les rendant paresseux, les fait devenir « plus mauvais » (kakiôn) dans leur art, sans que cela veuille dire, au contraire, que tous les artisans sont mauvais. En fait, ce qui s'oppose à « meilleur » (beltiôn / ameinôn), c'est « moins bon », pas nécessairement « mauvais », et encore moins « plus mauvais », qui laisserait penser que l'autre partie aussi est mauvaise, et c'est donc en ce sens qu'il faut comprendre cheirôn. Le « mauvais » (kakos) vient un peu plus loin dans la réplique, lorsque Socrate évoque l'envahissement de l'âme par cette seconde partie « sous l'effet d'un mauvais développement » (hupo trophès kakès), ce qui, là encore, suggère qu'un bon développement peut la rendre « bonne » en ce qu'elle est, même si elle ne pourra jamais être aussi bonne, et encore moins meilleure, que la première partie. Pour concrétiser ceci, en supposant que les deux parties qu'a en tête Socrate sont la raison et les appétits, faim, soif, pulsion sexuelle, etc., ces appétits ne sont pas intrinsèquement mauvais, ils sont même bons dans la mesure où ils font ressentir des besoins dont la satisfaction est indispensable au maintien de la vie, mais à condition qu'ils ne deviennent pas envahissants (cf. plèthous, « abondance », dans la suite de la réplique) au point d'étouffer la raison. (<==)

(29) « Sous l'effet d'un mauvais développement » traduit le grec hupo trophès kakès, dans lequel on retrouve le mot trophè, déjà rencontré en 430a5 à propos des candidats gardiens qui avaient « à la fois la nature et le développement appropriées » (tèn te phusin kai tèn trophèn epitèdeian). Sur le sens de ce mot, voir la note 19. En 430a5, il s'opposait à phusis (« nature ») comme ce qui était le résultat des influences de l'environnement dans les premières années de la vie à ce qui était donné à la naissance, autrement dit, comme l'acquis par opposition à l'inné ; ici il s'oppose à tinos homilias (« une certaine fréquentation ») comme ce qui est un travail dans la durée, l'ensemble des soins donnés au bébé, à l'enfant et à l'adolescent pendant les premières années de la vie, non limités à l'« éducation » au sens scolaire et académique du terme, qui serait paideia, à une mauvaise influence ponctuelle que peut avoir une mauvaise fréquentation (d'une seule personne ou plus probablement d'un groupe) à un moment ou à un autre de cette période, en particulier à l'adolescence. Le mot homilia dérive du mot homilos qui signifie « assemblée, troupe, foule, bousculade, mêlée », et évoque donc la participation à de tels regroupements, d'où les sens de « relation, rapport, compagnie » (et plus tardivement « conversation, discours, leçon d'un maître », qui a conduit au sens du mot français « homélie » qui en dérive). Dans un cas comme dans l'autre, le choix de trophè, qui, au sens premier, évoque le fait de nourrir, plutôt que paideai (« éducation »), suggère que ce qui peut conduire à un mauvais développement d'un enfant ne se limite pas à l'éducation de l'esprit, mais peut aussi trouver sa source dans une mauvaise alimentation, dans de mauvaises habitudes alimentaires ne réfrénant pas, par exemple, la gourmandise ou l'abus de boissons alcoolisées, dans un mauvais cadre de vie dans l'enfance, etc., bref, dans tout ce qui participe à ce développement. (<==)

(30) « Modéré » traduit sôphrôn, qui est le substantif dont dérive sôphrosunè, que j'ai traduit par « modération ». (<==)

(31) Avant de taxer Platon de mysogynie, il faut tenir compte du fait qu'on n'est qu'au début de ses développements sur la cité idéale et qu'il n'a pas encore introduit tout ce qu'il a à suggérer. De même qu'il commence ici par une analyse de l'âme très sommaire qui ne distingue que deux parties car cela lui suffit à ce point de son propos, mais qu'il ne va pas tarder à affiner son analyse pour y distinguer trois parties, de même, sur la question des femmes, il se contente ici de prendre ses interlocuteurs là où ils sont pour ne pas perturber la compréhension de ce qui lui importe ici (la modération dans la cité) en y introduisant des thèmes (l'égalité des hommes et des femmes au regard des fonctions de gardiens), qui méritent des développements spécifiques qui ne vont pas tarder à venir tant ils sont « révolutionnaires » pour ses interlocuteurs et surtout pour le gros de ses concitoyens. Cette question sera le thème de ce que Socrate qualifiera de « première vague » d'objections potentielles, et sera traitée au début du livre V. (<==)

(32) « Déficients » traduit phaulois, datif masculin pluriel de phaulos, de sens voisin de keirôn, dont le sens général est aussi « de qualité inférieure » et qui peut s'employer avec ou sans idée de blâme. Ici, le sens est plus péjoratif qu'avec keirôn auparavant, puisqu'il concerne des hommes libres qui sont assimilés à des domestiques.
Il est intéressant de noter que Socrate en prétend pas proposer une cité « idéale » faite d'hommes et de femmes tous parfaits, voire tous philosophes, mais une cité dans laquelle on trouve des personnes de plus ou moins grande qualité dans les mêmes proportions que dans toute autre cité. Ce qui change par rapport aux autres cités, c'est que tout est organisé pour sélectionner dès le plus jeune âge celles et ceux qui ont le potentiel pour devenir dirigeants et les former à ces fonctions tout au long de leur vie en affinant au fur et à mesure cette sélection, et que ce travail est justement la tâche principale de celles et ceux qui dirigent parce qu'ayant satisfait antérieurement aux critères de sélection (cf. République, III, 415b3-c6, où cette mission est présentées par Socrate comme requise des dirigeants « en premier lieu et plus que tout » (kai proton kai malista, 415b3) par « le dieu » (ho theos, 415b4)). (<==)

(33) Tas, accusatif pluriel féminin de l'article ho, utilisé ici seul en début de phrase dans le sens de « celles », renvoie sans aucun doute possible à epithumias kai hèdonas te kai lupas (« désirs et plaisirs et peines »), qui sont tous trois féminins en grec, et non pas aux personnes dont il est ensuite question, qui sont toujours évoquées au masculin pluriel. Comme les mots que j'ai utilisés pour traduire ces trois féminins en français sont tous masculins, je traduis tas par le masculin « ceux », en mettant entre parenthèses les antécédents pour lever le doute qui existe en français, mais pas en grec. (<==)

(34) « Par la raison » traduit logismôi, datif singulier de logismos, substantif d'action dérivé du verbe logizesthai, « compter, calculer (avec ou sans idée de nombre), réfléchir, raisonner », lui-même dérivé de logos pour désigner l'activité qui consiste à faire usage de ce logos, en particulier dans sa composante « calculatrice » et raisonnante. (<==)

(35) « Ayant été élevés..., ayant été éduqués... » traduisent phusin et paideutheisin, qui sont des participes aoriste passif au datif pluriel des verbes phuein (« croître / pousser ») et paideuein (« éduquer ») respectivement. Le balancement de ce membre de phrase, beltista men phusin, beltista de paideutheisin (« ayant été élevés d'une part de la meilleure manière, ayant été éduqués d'autre part de la meilleure manière »), ne laisse pas de doute sur la manière d'analyser phusin, même si certains manuscrits l'accentuent comme si c'était l'accusatif singulier du nom phusis (« nature »). Par rapport à ce que je disais dans les notes 19 et 29 sur les différences de sens entre trophè (« développement »), phusis (« nature ») et paideia (« éducation »), ici on ne trouve pas le verbe trephein, dont derive trophè (« développement »), mais deux verbes qui décomposent le sens de trophè couvrant à la fois le simple nourissement et l'éducation en ses deux composantes : phuein qui évoque la croissance, c'est-à-dire la partie nourissement de trephein, celle qui concerne aussi bien les plantes que les animaux et les hommes, et paideuein (« éduquer »), qui évoque la partie « éducation » proprement dite de trephein, celle qui ne concerne que les humains. Dans ces conditions, l'opposition n'est plus entre l'inné et l'acquis, mais entre la croissance du corps (phuein) et celle de l'esprit (paideuein), qui, toutes les deux, doivent être faites « de la meilleure manière » (beltista). Dans tous les cas, Platon ne sépare jamais le corps de l'esprit et considère qu'on ne peut arriver à un bon résultat dans l'éducation (au sens large) qu'en assurant un bon développement à la fois au corps et à l'esprit (mens sana in corpore sano, « un esprit sain dans un corps sain », comme disait Juvénal, repris par Pierre de Coubertin).
Ce que dit ici Socrate confirme ce que je disais en note 28 sur le fait que les désirs (epithumiai) ne sont pas intrinsèquement mauvais, puisqu'on en trouve aussi dans le petit groupe des personnes les meilleures, simplement soumis à la raison, à l'intelligence et/ou à l'opinion droite. Les termes choisis pour désigner ces modérateurs, logismos (« raison »), nous (« intelligence ») et doxa orthè (« opinion droite »), ne mettent pas la barre au plus haut en réservant cette modération aux philosophoi, mais en font quelque chose qui est accessible à tous les apprentis gardiens. Il n'y est en particulier pas question d'epistèmè (« savoir »). (<==)

(36) Je traduis par « pensée raisonnable » le mot grec phronèsis. Le Bailly donne pour ce mot les sens suivants : « I. Action de penser d'où 1. pensée, dessein - 2. perception par l’intelligence, sentiment, intelligence d’une chose - II. par suite 1. intelligence raisonnable, raison, sagesse ». Sur les sens de ce mot, on pourra se reporter à l'entrée qui lui est consacrée dans l'introduction à ma traduction de Ménon, 86d3-96d1 sous le titre « Aretè, epistèmè et phronèsis ». Phronèsis dérive de phren, qui est aussi à la racine du -phrôn de sôphrôn (cf. note 4), qu'on retrouve donc dans sôphrosunè (« modération »). Ce qui me fait choisir ici cette traduction est que dans la suite, en 433b8, Socrate, abordant la question de la justice et listant les trois qualités de la cité déjà passées en revue, après avoir mentionné la modération (sôphrosunè) et le courage (andreia), ajoute à cette liste phronèsis là où l'on attendait sophia (« sagesse »). « Sagesse » est bien donné par le Bailly comme l'un des sens possibles de phronèsis, mais il est important de conserver en français la différence de nom, car il s'agit là d'un procédé pédagogique de la part de Platon destiné à nous empêcher d'absolutiser les mots qu'il utilise et de constituer un vocabulaire « technique » comme le fera Aristote, procédé pédagogique visant à nous faire prendre conscience du fait que le sens n'est pas dans les mots pris isolément, mais au-delà des mots dans ce qui se passe dans notre esprit en présence d'assemblages de ces mots dans des logoi. Ici, il ne fait aucun doute dans l'esprit du lecteur qui lit la liste en 433b8, présentée par Socrate comme la liste des trois qualitées déjà examinées et qu'il avait jusqu'à présent désignées, dans l'ordre de leur examen, par les noms de sophia (que j'ai traduit par « sagesse »), andreia (que j'ai traduit par « courage ») et sôphrosunè (que j'ai traduit par « modération »), que, même s'il les reprend dans l'ordre inverse, ce qui doit venir après sôphrosunè (« modération ») et andreia (« courage »), c'est ce qu'il avait auparavant appelé sophia (« sagesse ») et que, s'il utilise maintenant le mot phronèsis, c'est pourtant de la même chose qu'il parle, qui n'est ni le mot sophia, ni le mot phronèsis, ni quelque autre mot par lequel on pourrait la désigner, mais quelque chose qui est au-delà de ces mots mais vers lequel ils pointent tous les deux et qu'il nous appartient de saisir par notre esprit à partir, non d'un mot, mais de l'ensemble des propos tenus sur ça. On retrouvera un autre exemple de ce procédé pédagogique avec l'analogie de la ligne, plus loin dans la République : en présentant cette analogie, Socrate liste à la fin quatre « états d'esprit » (pathèmata), qu'il associe à chacun des quatre segments de la ligne, auxquels il donne respectivement, dans l'ordre de leur introduction, les noms de noèsis (que j'ai traduit par « appréhension par l'intelligence »), dianoia (que j'ai traduit par « réflexion / pensée (discursive / vagabonde) »), pistis (que j'ai traduit par « confiance ») et eikasia (que j'ai traduit par « imagerie »). Mais lorsqu'il revient sur cette analogie vers la fin du livre VII, dans la section que j'ai traduite sous le titre Définition du dialegesthai, il reprend cette liste en commençant par mentionner epistèmè (que j'ai traduit par « savoir »), qui n'apparaît pas dans la première liste, avant de continuer avec les noms des trois « états d'eprit » suivants, dianoia (« réflexion / pensée (discursive / vagabonde) »), pistis (« confiance ») et eikasia (« imagerie »), dont il ne change pas le nom. Il ne fait donc aucun doute pour le lecteur que ce qu'il vient d'appeler epistèmè (« savoir ») est ce qu'il avait initialement appelé noèsis (« appréhension par l'intelligence »). Et là ne s'arrête pas l'exercice, car, dans ce rappel, il utilise le mot noèsis, mais pour désigner autre chose que ce qu'il désignait dans l'analogie, à savoir, le regroupement de ce qu'il avait initialement appelé noèsis et appelle maintenant epistèmè (« savoir ») et de ce qu'il appelle les deux fois dianoia (« réflexion / pensée (discursive / vagabonde) »).
Avant d'en arriver à 433b8, j'avais traduit phronèsis par « pensée » sans plus. Mais à partir du moment où il devient évident que, dans cette section au moins, Platon utilise ce mot pour désigner la même chose que sophia (« sagesse »), c'est-à-dire la qualité propre des dirigeants, « pensée » est trop général pour convenir (on peut avoir des pensées erronées, perverses, méchantes, idiotes, lubriques...), et « sagesse » est exclus puisqu'utilisé pour traduire sophia et qu'il faut une traduction différente pour phronèsis, si l'on ne veut pas trahir l'intention pédagogique de Platon dans ces « jeux » de mots. L'expression « pensée raisonnable » m'a paru un bon compromis.
Mais que reste-t-il de cet effort pédagogique de Platon si les traducteurs le « corrigent » en traduisant phronèsis en 433b8 par le même mot (« sagesse » en l'occurrence) qu'ils utilisent pour traduire sophia ?!... De tous les traducteurs que j'ai consultés, seul Pachet y traduit phronèsis par un mot différent (« réflexion ») de celui qu'il a utilisé pour traduire sophia (« sagesse »). Tous les autres le traduisent par « sagesse », et certains vont même jusqu'à traduire différemment phronèsis dans les quatre occurrences successives de ce mot dans la section ici traduite, comme on pourra s'en rendre compte dans le tablau ci-dessous.

  Chambry Robin Baccou Pachet Cazeaux Leroux
431d1 intelligence pensée sagesse réflexion maîtrise spirituelle sagesse
432a5 intelligence intelligence sagesse capacité à réflechir intelligence sagesse
433b8 sagesse sagesse sagesse réflexion sagesse sagesse
433d1 prudence intelligence sagesse réflexion sagesse sagesse

Les deux seuls à toujours traduire phronèsis par le même mot sont Baccou et Leroux, mais ils ont choisi de le traduire comme sophia par « sagesse », ce qui fait qu'ils masquent complètement le fait que Platon utilise des mots différents. Pourtant, si Platon veut faire de phronèsis une alternative à sophia pour désigner la qualité attendue spécifiquement des dirigeants de la cité, il est important de pouvoir identifier les autres usages qu'il fait de ce mot, qui doivent contribuer à nous aider à préciser ce qu'il attend des dirigeants et que sophia à lui seul pourrait ne pas exprimer de manière suffisante. Mais comment faire si la traduction ne permet pas d'identifier ces autres occurrences de phronèsis parce que le mot y et traduit de manière différente selon les cas ?!... Ici, il n'est pas explicitement fait référence aux dirigeants, mais c'est bien d'eux qu'il s'agit derrière l'expression « les moins nombreux et les plus convenables » (elattosi te kai epieikesterois), et donc ce qui est dit ici à l'aide du mot phronèsis doit contribuer à nous faire comprendre ce qu'est la « sagesse » attendue d'eux. (<==)

(37) « Les plus convenables » traduit le grec hoi epieikesteroi (ici au datif tois epieikeisterois), dans lequel epieikeisteros est le superlatif de l'adjectif eipeikès, qui signifie « convenable, raisonable », ou encore « équitable », par opposition à dikaios (« conforme à la loi »), à partir de la racine eik- du verbe eoikenai dans son sens de « convenir ».
Ces remarques de Socrate confirment ce que je disais en note 32 sur le fait que Socrate ne construit pas sa cité idéale avec des citoyens tous parfaits, mais avec une population analogue à celle de n'importe quelle autre cité, composée de personnes de valeur et de capacités diverses, certains meilleurs, d'autres, en plus grand nombre, moins bons, dans les mêmes proportions que dans n'importe quelle autre cité. (<==)

(38) « Accordés tous ensemble » traduit le grec dia pasôn xunaidontas, dans lequel xunaidontas est le participe présent actif à l'accusatif masculin pluriel du verbe sunaidein (dont xunaidein est la forme attique), qui signifie au sens premier « chanter (aidein) ensemble (sun-) », et de là, « s'accorder avec », « agir de concert avec ». L'expression dia pasôn signifie au sens premier « à travers tous / toutes », sans préciser tous ou toutes quoi. Dans un contexte musical, c'est chordôn qui est sous-entendu, qui fait référence aux boyaux qui servaient (et servent encore) de cordes aux instruments à cordes et l'idée est « à travers toutes les cordes de l'instrument », c'est-à-dire en fin de compte toutes les notes de l'octave entre la note la plus grave et la plus aiguë. C'est cettte expression qui a donné naissance au mot « diapason » en bas latin, où il signifie « octave », repris en français dans le sens de « registre » (d'une voix ou d'un instrument de musique), c'est-à-dire de l'ensemble des sons entre le plus grave et le plus aigu que cette voix ou cet instrument peut produire, avant de devenir le nom d'un outil produisant le son de référence pour accorder tous les instruments ensemble. On pourrait donc traduire « chantant ensemble au diapason », mais il me semble que cela fait perdre en français une partie, et pas la moindre, de ce que l'expression convie en grec, l'idée de « tous » que véhicile pasôn, génitif pluriel de pas (« tout »), qui complète le sun- de sunaidein (« ensemble ») pour préciser que c'est tous ensemble que « chantent » les citoyens de la cité, c'est-à-dire en les passant tous en revue (dia, « à travers / parmi »), mais qui disparaît pour un français dans la transcription de dia pasôn en « diapason », alors que c'est à mon sens le mot le plus important de ce groupe de mots : ce qui est remarquable dans cette cité, ce n'est pas que des citoyens s'accordent ensemble et puissent chanter d'une même voix en accord les uns avec les autres (cette idée d'accord étant suffisamment suggérée par sunaidein), mais que cela soit possible avec tous les citoyens, comme va le préciser Socrate à loisir dans la suite de la réplique. (<==)

(39) En 430e3-4, Socrate a commencé la discussion sur la modération (sôphrosunè) en suggérant qu'elle était sumphônia tis kai harmonia (« quelque chose comme un accord et un ajustement »), utilisant deux mots de sens voisin issus de registres différents : sumphônia, dont dérive le français « symphonie », est dérivé du verbe sumphônein, qui signifie étymologiquement « émettre des sons / parler (phônein) ensemble (sun-) », évoque le registre vocal, alors que harmonia, qui dérive de harma (« attelage », lui-même dérivé de la racine du verbe arariskein, « adapter, construire, pourvoir de » avec le suffixe -ma, qui renvoie à une instance de l'action évoquée par le verbe) via le verbe harmozein, « ajuster », à propos en particulier d'un artisan (charpentier par exemple) ajustant des pièces les unes aux autres, évoque plutôt, au moins par son origine, le registre artisanal. En 431e8, il reprend le mot harmonia, puis en 432a3, il utilise le verbe sunaidein sous la forme xunaidontas, que j'ai traduite par « accordés tous ensemble » (voir note 38), et en 432a7 le substantif homonoia, que j'ai traduit, en en suivant l'étymologie, par « similitude de pensée »; avant de revenir en 432a8 à sumphonia. Ces fluctuations de vocabulaire ne sont pas un effet de style, mais la manière qu'a Platon de s'assurer qu'on ne s'attache pas aux mots pour les figer dans un vocabulaire « technique », mais qu'on cherche à les dépasser pour atteindre l'idea vers laquelle convergent de multiples points de vue partiels. C'est la raison pour laquelle je traduis ici harmonia par « ajustement » plutôt que par le plus naturel « harmonie », pour rester plus près du point de vue particulier que ce mot évoque en grec, celui de l'artisanat et de l'assemblages de pièces diverses pour former un tout dans lequel chaque pièce trouve sa place et se joint « harmonieusement » aux autres, et ne pas rester exclusivement dans le registre musical. (<==)

(40) « Eh bien ! repris-je, [pour] les trois premières, pour nous, dans la cité, c'est vu, à ce que du moins il semble ; mais alors, la sorte restante par laquelle la cité participerait encore à l'excellence, quelle pourrait-elle bien être ? Car [il est] clair que la justice est celle-là » traduit le grec eien, èn d' egô· ta men tria hèmin en tèi polei katôptai, hôs ge houtôsi doxai· to de dè loipon eidos, di' ho an eti aretès metechoi polis, ti pot' an eiè; dèlon gar hoti tout' estin hè dikaiosunè (mot à mot « eh_bien ! je_disais alors moi ; les d'une_part trois pour_nous dans la cité c'est_vu, comme du_moins il_semble ; la d'autre_part maintenant restante sorte, par qui éventuellement encore à_l'excellence participerait la_cité, quoi une_fois éventuellement ce_serait ? Clair que cela est la justice »). Je traduis par « excellence » le mot grec aretè, souvent traduit par « vertu » dans un tel contexte, parce que cette traduction traditionnelle lui donne une connotation par trop exclusivement morale que n'a pas le mot grec. En grec, le mot aretè peut s'utiliser à propos de personnes, de dieux, d'animaux, de plantes, de choses, bref d'à peu près n'importe quoi. Il fait référence à ce qui fait que ce à quoi on l'applique excelle dans ce qui constitue sa fonction propre, ce pour quoi il est fait, ce à quoi il est destiné. L'aretè d'un couteau, c'est de bien couper ce qu'il est fait pour couper, celle d'un cheval de course, c'est de gagner les courses dans lesquelles il est engagé, celle d'une terre cultivée, c'est de produire en abondance ce qui est cultivé dessus, etc., ce qui, dans le cas des hommes, pose le problème de savoir ce qui constitue leur activité propre, ce qui, lorsqu'ils y excellent, en fait des hommes au plus haut point dignes de ce nom. Mais ici, le mot est utilisé par Socrate à propos de la cité et au singulier, et il laisse entendre que les trois types de comportement qu'il vient de passer en revue contribuent à faire participer (metechein) la cité à l'aretè qui lui est propre, ce qui était déjà implicite au début de la conversation lorsqu'il a dit que, pour être « parfaitement bonne » (teleôs agathèn), c'est-à-dire prétendre à l'aretè propre d'une cité, celle-ci devait être « sage (sophè), courageuse (andreia), modérée (sôphrôn) et juste (dikaia) » (427e6-11), mais implique qu'aucun de ces termes à lui seul ne suffit à qualifier l'aretè propre de la cité, mais fait référence seulement à l'un ou l'autre de ses aspects, selon le point de vue auquel on s'intéresse : la gouverner, la défendre contre les agressions, en organiser le fonctionnement au quotidien pour la satisfaction des besoins de ses citoyens, etc.. Mais, jusqu'à présent, Socrate n'a pas employé de terme générique pour désigner ce dont font partie ce que désignent ces quatre mots (« vertus », « qualités », ou autres). Et dans toute la suite de la discussion jusqu'à ce point, il a, soit nommé individuellement celle d'entre elles dont il parlait (sagesse, courage, modération), soit employé des pronoms indéfinis qui le dispensaient de faire le choix d'un substantif plus précis. Mais ici apparaît à propos de la quatrième, qui reste à « définir », le mot eidos, que j'ai traduit par « sorte », mais que j'aurais aussi bien pu traduire par « genre », « espèce » ou « forme ». Ce mot a chez Platon des résonnances particulières, dans la mesure où c'est l'un des termes considérés comme faisant référence, dans certains contextes au moins, à ce que l'on appelle les « formes / idées » de la théorie du même nom que l'on attribue à Platon. Et l'un des exemples usuels que donne Platon de telles « formes / idées » est le juste (to dikaion) (cf. par exemple République V, 476a4-5, 479a4-5), dont il va justement être question maintenant à travers la notion de justice (dikaiosunè). Faut-il alors donner ici à eidos ce sens supposé « platonicen » et penser qu'il va essayer ici de préciser ce qui constitue la « forme / idée » de la justice (dans une cité), après avoir précisé ce qui constitue la « forme / idée » de la sagesse, celle du courage et celle de la modération ? Pour répondre à cette question, il convient de commencer par chercher à comprendre ce que pourrait être ce sens spécifiquement « platonicien » du mot eidos et s'il est le même que celui d'idea ou s'il en diffère, et dans ce cas, en quoi. Le texte déterminant à ce sujet est la discussion, au début du livre X de la République, sur les différentes sortes (eidè) de couches / lits (République X, 595c7-598d6), dans lequel Socrate fait clairement la différence entre les eidè, qui répondent à une problématique de nommage et sont des créations humaines que chacun se pose et fait évoluer tout au long de sa vie pour donner sens aux mots qu'il utilise en fonction de son expérience antérieure, et les ideai, qui, elles, ne sont pas des créations humaines et sont la cible « objective », la même pour tous, des eidè que chacun se constitue, répondant à une problématique d'intelligibilité et non pas de « modèle » dont les créatures matérielles seraient des « copies » (pour une présentation et justification de cette approche, on se reportera à ma traduction annotée de cette section de la République sous le titre Les trois sortes (eidè) de couches (lits) : de quoi un nom est-il le nom ?). Dans cette perspective, la section de la République ici traduite est particulièrement intéressante, car elle montre qu'il n'y a pas de discontinuité entre le sens collectif (par opposition au sens individuel premier d'« aspect extérieur pour la vue ») usuel du mot eidos, celui de « genre, sorte, espèce » et le sens que lui donne Platon à travers l'exemples des couches (lits), celui-ci se contentant de préciser comme fonctionne concrètement pour nous cette notion de « genre, sorte, espèce » pour rendre possible un logos porteur de sens composé de mots qui ne sont pas ce qu'ils désignent et ne nous apprennent rien par eux-mêmes sur cela, mais ne peuvent prendre du sens que par les relations que nous établissons entre eux dans des logoi pour tenter de comprendre un monde objectif qui interagit avec nos sens et notre esprit / intelligence (noûs) d'êtres humains, logoi que nous pouvons soumettre à l'épreuve du partage d'expérience dans le dialegesthai (la pratique du dialogue) dans la mesure où c'est lui, ce monde « objectif », qui impose ses lois à nos logoi et leur sert de critère de vérité, et que c'est précisément le fait que nous puissions nous comprendre, au moins dans certains cas, et interagir de manière efficace au moyen de ces logoi qui en prouve l'objectivité.
Concrètement, Socrate a introduit au début de cette discussion quatre mots, sophos (« sage »), andreios (« courageux »), sôphrôn (« modéré »), dikaios (« juste ») (427e6-11) en se contentant d'affirmer que ces quatre mots devaient s'appliquer à une cité « excellente », mais sans en préciser le sens à ce point, supposant seulement que ses interlocuteurs les comprenaient comme la plupart des grecs. Mais ces mots sont plus souvent appliqués à des personnes (et l'objectif final de la discussion est de préciser le sens de dikaios (« juste ») quand il est appliqué à une personne), et ici Socrate les applique à une cité (c'est-à-dire à un régime politique). Il va donc aussitôt après, utilisant un artifice pour justifier qu'il le fait pour les quatre, alors que l'objet de la discussion n'est que de s'occuper de la justice, chercher à préciser le sens qu'il donne à ces quatre mots lorsqu'ils sont appliqués à une cité, qui ne peut être fondamentalement différent de ceux qu'ils ont lorsqu'on les applique à des personnes, puisqu'il s'agit du même mot, et qu'il doit donc y avoir pour chacun un eidos (au sens de République X, 596a6-8) qui justifie cette communauté de nom. Mais, comme je l'ai rappelé plus haut dans cette note, ces eidè sont spécifiques à chaque personne et ce qu'il s'agit ici de faire est justement de faire converger les eidè des participants à la discussion, pour l'instant pour le cas spécifique de ces mots appliqués à une cité, de manière à ce que tous parle à peu près de la même chose en en ayant une compréhension aussi voisine que possible de celle des autres participants. En parlant ici de l'eidos qui serait celui de la justice dans la cité (impliquant que ce dont on avait parlé auparavant à propos de la sagesse, du courage et de la modération était aussi des eidè), Socrate ne fait donc nullement référence à on ne sait trop quelle « idée / forme de justice » qui « existerait » dans on ne sait trop quel « monde » d'idées pures dont le monde matériel serait une pâle copie soumise au devenir, il se propose seulement d'expliciter ce qui permet à chacun de regrouper sous un même nom des instances mulitples de faits / choses (pragmata) pour lesquels ils estiment ce nom pertinent. Il parle donc bien d'eidos au sens collectif usuel, mais il essaye d'expliciter dans des logoi des relations entre ce nom et d'autres noms / mots renvoyant à d'autres eidè qui le rendent compréhensible, travail que chacun fait en pensée, le plus souvent de manière implicite, à propos des mots qu'il connaît, explicitation qui vise à ce qu'autant que possible la compréhension de ces mots soit à peu près la même pour tous les participants à la discussion, étant entendu que ces logoi sont fait de mots qui, tous, peuvent être compris de manière différente par chacun des participants et que donc l'eidos auquel conduira ce processus pour chacun de ces quatre mots dans l'esprit de chacun des participants ne sera pas identiquement le même pour tous. Par ailleurs, comme cela a déjà été dit, cet eidos ne couvrira pour chacun qu'une partie du sens du mot concerné, celui où il s'applique à une cité ou plus généralement à un régime politique. Le mot eidos a donc ici à la fois son sens usuel et le sens plus développé que lui donne le Socrate de Platon en République X, 596a6-8, qui en est la « concrétisation » et l'explicitation dans l'esprit de chacun.
Pour conclure cette note, je reproduis ici la traduction de cette phrase par les traducteurs que j'ai consultés, en y mettant en gras le mot qui traduit eidos (plusieurs d'entre eux font comme si ce mot était explicite dans la première partie de la phrase, après ta men tria (« d'une part les trois ») et sous-entendu dans la seconde partie, alors que Platon a fait le contraire).
- Chambry : « Bien, dis-je ; voilà trois sortes de qualités que nous avons reconnues dans l'État, si je ne m'abuse ; quant à la dernière, qui complète la vertu de l'État, que peut-elle être ? Il est évident que c'est la justice. » ;
- Robin : « Poursuivons donc, repris-je. Voilà, au moins à en juger ainsi, trois espèces d'excellence découvertes pour nous dans l'État. Quant à celle qui reste maintenant comme en étant encore un facteur pour lui, en quoi peut-elle bien consister ? Cette espèce, c'est en effet manifestement la Justice ! » (la majuscule à « Justice » suggère que Robin a en vue ici l'eidos / idea de justice au sens où il comprend ces mots chez Platon, et pourtant, il traduit eidos par « espèce » et non pas par « forme » ou « idée » !) ;
- Baccou : « Soit, dis-je ; voilà que trois choses ont été découvertes dans nore cité. Quant à la quatrième, par qui cette cité participe encore à la vertu, que peut-elle être ? Il est évident que c'est la justice. »
- Cazeaux : « Bien. Et cela nous fait trois objets déjà repérés dans la cité, m'est avis. Il en reste un, celui qui va compléter la perfection de la cité. C'est bien évidemment la justice. »
- Pachet : « Bien, dis-je. Les trois premières qualités, nous les avons repérées dans notre cité, du moins à ce qu'il me semble. Dès lors, l'espèce qui reste, celle qui ferait encore participer la cité à l'excellence, que pourrait-elle bien être ? Il est bien visible que c'est la justice. »
- Leroux : « Excellent, dis-je. Trois <espèces> ont donc été repérées dans notre cité, du moins de manière suffisante pour en juger. Quelle pourrait donc bien être l'espèce qui reste, celle par laquelle la cité participe encore davantage à la vertu ? Manifestement, c'est la justice. ».
Comme on peut le voir, tous cherchent à minimiser le poids d'eidos dans cette réplique de Socrate, au point que certains le traduisent par « choses » (Baccou) ou « objets » (Cazeaux), qui est aucun des sens donné pour ce mot dans les dictionnaires. La traduction la plus fréquente est celle par « espèce », qui est le sens qu'a ce mot chez Aristote. (<==)

(41) « [Tu] me l'indiquerais » traduit le grec phrazèis, subjonctif aoriste actif du verbe phrazein, qui évoque l'idée de donner des explications par signes, mais surtout par la parole. C'est du substantif dérivé phrasis (« action d’exprimer par la parole, élocution, langage ») que provient le mot français « phrase ». La traduction par « indiquer » permet de concilier le sens de « montrer par des signes », qui est en ligne avec l'image de la chasse utilisée par Socrate, et celui de « montrer par des explications verbales », qui est le sens usuel du mot. Socrate attend en effet de Glaucon, non pas qu'il lui montre du doigt la justice dans la cité, qui est une notion abstraite, donc non visible, mais qu'il lui explique avec des mots le sens qu'il donne à ce mot quand il l'applique à une cité ou à un régime politique. (<==)

(42) « Une certaine sorte de ça » traduit presque littéralement le grec toutou ti eidos, dans lequel on retrouve le mot eidos, déjà rencontré en 432b3, où je l'avais traduit, comme ici, par « sorte », et que j'ai longuement commenté dans la note 40. Au vu des commentaires que j'ai faits dans cette note sur la continuité entre le sens usuel d'eidos et le sens plus précis que lui donne Platon, il n'y a pas lieu de se demander s'il utilise ici ce mot dans son sens usuel ou dans un sens qui serait spécifiquement platonicien. Dans cette perspective, on pourrait même traduire par « quelque chose de cette sorte » sans que le sens soit changé. L'important n'est pas de savoir si on ne sait pas encore quoi est un eidos ou pas, et dans quel sens ça le serait, ou si c'est tout ou partie de ce on ne sait pas encore quoi qui est un eidos, mais de préciser l'eidos qui donne sens à ce mot de « justice » appliqué à une cité. (<==)

(43) Platon parle seulement de hen tôn peri tèn polin, mot à mot « une_seule des pour la cité », sans donner de nom spécifique à ce qui concerne la cité. Plutôt que de choisir un seul mot pour le désigner, je préfère donc proposer une liste ouverte de termes qui pourraient convenir, sans d'ailleurs être exclusifs les uns des autres (la plupart se retrouvent dans l'une ou l'autre des traductions que j'ai consutées). L'important n'est pas ici le nom que l'on donne à la fonction sociale que l'individu exerce au bénéfice de la collectivité, qui peut d'ailleurs être différent selon les cas, mais le fait que chacun et chacune doit en avoir une et une seule, celle qui détermine son rôle social. Les mots importants sont donc peri tèn polin, « pour / en faveur de / au bénéfice de... la cité / l'état / la collectivité ». (<==)

(44) « Sa nature était naturellement la plus adaptée » : la redondance entre « nature » et « naturellement » est dans le grec, qui est autou hè phusis epitèdeiotaté pephukuia eiè, dans lequel pephukuia est le participe parfait actif au nominatif féminin singulier du verbe phuein, qui signifie « naître, croître, pousser », et aussi « être né dans telle ou telle condition, être de naissance ou par nature », dont dérive phusis (« nature »), si bien qu'une traduction mot à mot du grec est « de_lui la nature la_plus_adaptée étant_de_naissance était ».
« La plus adaptée » traduit le grec epitèdeiotaté, superlatif de l'adjectif epitèdeios, qui signifie « convenable, adapté, approprié », ou encore « favorable, avantageux », de même racine que le verbe epitèdeuein, « s'occuper de, pratiquer, exercer », qu'a utilisé Socrate juste avant pour dire que « chacun devait exercer une seule des [fonctions / activités / tâches / métiers / emplois...] pour la cité ». Ce verbe n'a sans doute pas été choisi par hasard, puisqu'il a en quelque sorte « câblé » dans son étymologie (l'adverbe epitèdes, qui signifie « suffisamment, convenablement ») la notion de convenance. (<==)

(45) « Mener à bien ses (propres) [activités] » traduit le grec ta (h)autou prattein. Le « h » que j'ai mis entre parenthèses traduit l'esprit rude sur le upsilon du au initial de auto, qui est donné par tous les éditeurs. Hautou, avec esprit rude, est la forme contracte du pronom réfléchi heautou (« de soi-même »). Il existe aussi en grec la forme autou, avec esprit doux, génitif masculin singulier du pronom autos (« lui(-même) »). Mais les esprits n'existaient pas au temps de Platon et ce sont donc les éditeurs ultérieurs qui ont opté pour l'esprit rude. Or ce choix est contestable. On trouve en effet en Timée, 72a4-6 une formule qui ressemble à celle qui nous occupe ici incluse dans un membre de phrase qui est « il a bien été dit depuis longtemps que le [fait de] faire et apprendre à connaître ses propres [affaires] et soi-même convient au seul [homme] modéré / sensé / sage » (eu kai palai legetai to prattein kai gnônai ta te (h)autou kai heauton sôphroni monôi prosèkein). En fait, ce membre de phrase entrelace deux formules que l'on trouve séparément en plusieurs endroits des dialogues, sous cette forme ou sous une forme voisine, ta (h)autou prattein (« faire ses (propres) [affaires] / mener à bien ses (propres) [activités] ») et gnônai heauton (« apprendre à se connaître soi-même »), qui est une reformulation en style indirect du gnôthi sauton (« apprends à te connaître toi-même ») de Delphes que Socrate avait fait sien. Ici aussi, tous les éditeurs donnent hautou avec un esprit rude. Or, comme je l'ai dit plus haut, hautou est la contraction de heautou et la question qui vient aussitôt à l'esprit quand on lit ces mots est de se demander pourquoi Platon aurait utilisé la forme contracte hautou (génitif) et aussitôt après la forme non contracte heauton (accusatif) du même pronom réfléchi. On pourra dire qu'il combinait ici deux formules dont il dit qu'elles remontent à loin et que donc il voulait conserver à chacune sa formulation traditionnelle. Mais cette réponse ne tient pas puisqu'il transforme la seconde, gnôthi sauton (« apprends à te connaître toi-même ») en gnônai heauton (« apprendre à se connaître soi-même »), dans laquelle le sauton (« toi-même ») devient heauton (« soi-même »), qu'il aurait parfaitement pu écrire sous la forme contracte hauton, puisque justement sauton (« toi-même ») est la forme contracte de seauton. Il me semble donc que, dans le ta (h)autou prattein (« mener à bien ses (propres) [activités] »), il faut lire autou (esprit doux) plutôt que hautou (esprit rude).
Cela change-t-il fondamentalement le sens ? En apparence, pas vraiment, puisque la traduction reste la même, au « propres » près, que j'ai mis entre parenthèses pour cette raison. Mais si l'on y réfléchit à la lumière de son rapprochement dans le Timée avec l'autre formule, le gnôthi sauton (« apprends à te connaître toi-même ») de Delphes, il y a peut-être quelque chose d'important qui se joue ici. En fait, si la formule gnônai heauton (« apprendre à se connaître soi-même ») est parfaitement claire et que l'emploi du réfléchi heautou y est parfaitement justifié et ne fait aucun doute, il n'en va pas de même pour la formule ta (h)autou prattein (« faire ses propres [affaires] / mener à bien ses (propres) [activités] »), qui peut se comprendre dans des sens diamétralement opposés. Il suffit pour s'en convaincre de se reporter à la question que Socrate pose à Charmide en Charmide, 161e10-162a2, dans une discussion où la question est de savoir si « s'occuper de ses propres [affaires] / mener à bien ses propres [activités] » (ta heautou prattein, avec ici le réfléchi dans sa forme non contracte) est une définition acceptable, non pas de la justice, mais de la sôphrosunè, mot qui peut être compris comme signifiant « modération », ou encore « bon sens », voire « sagesse », où il devient quasi-synonyme de sophia : « te semble-t-il qu'une cité serait bien administrée au moyen d'une loi ordonnant à chacun de tisser et de laver son propre manteau, et de tailler dans le cuir ses sandales, et sa fiole à huile et son racloir* et tout le reste selon le même principe, ne mettant la main à rien pour les autres, mais chacun produisant et s'occupant de ses propres [affaires] ? » (dokei an soi polis eu oikeisthai hupo toutou tou nomou tou keleuontos to heautou himation hekaston huphainein kai plunein, kai hupodèmata skutotomein, kai lèkuthon kai stleggida kai talla panta kata ton auton logon, tôn men allotriôn mè haptesthai, ta de heautou hekaston ergazesthai te kai prattein;). Il me semble que ce n'est pas un hasard si Platon a utilisé ici la forme non contracte (et donc non ambiguë) heautou du réfléchi et qu'il utilise dans la République, et dans le Timée, un forme ambiguë au temps où il écrivait (sans esprits), et qu'il faut considérer que, dans la mesure où, s'il voulait écrire autou sans esprit, il n'avait pas le choix, alors que s'il voulait écrire heautou, rien ne l'obligeait à utiliser la forme contracte ambiguë, s'il a écrit autou, c'est qu'il voulait dire autou sans esprit, et non pas heautou contracté en hautou. Et l'extrait cité du Charmide nous fait comprendre la différence qu'il fait entre ta autou prattein et ta h(e)autou prattein, que l'on peut rendre sensible en français en traduisant le premier par « faire son travail » et le second par « travailler pour soi-même ». Une fois qu'on a compris cela, on peut traduire ta autou prattein par « mener à bien ses propres [activités] », à condition de comprendre « ses propres activités » comme signifiant « celles qui lui (autou) ont été assignées, qu'il en soit le seul bénéficiaire ou pas, voire qu'il n'en soit pas le bénéficiaire du tout », comme on dirait que la fonction propre d'un balayeur est de balayer les espaces qu'on lui demande de balayer, qui ne sont pas son logement à lui, ou que la fonction propre d'un médecin est de soigner les autres, pas lui-même.
L'ambiguïté inhérente à la formule ta (h)autou prattein (« faire son travail » ou  « travailler pour soi-même »), qui semble pouvoir aussi bien servir de définition pour la justice (comme ici), que pour la modération / bon sens / sagesse (sôphrosunè) (comme dans le Charmide et le Timée), est levée ici par la réplique précédente de Socrate, où il disait : « nous avons dit de nombreuses fois que chacun devait exercer une seule des [fonctions / activités / tâches / métiers / emplois...] pour la cité », qui implique que le « mener à bien ses [activités] » (ta autou prattein) ne s'applique qu'à la fonction / activité / tâche / métier / emploi... au bénéfice de la cité qui a été attribuée à chacun par elle, le pluriel renvoyant à la pluralités des tâches individuelles qu'implique cette fonction.
Et dans le Timée, où Platon entrecroise deux formules, l'une qui parle d'agir (prattein) et l'autre d'apprendre à connaître (gnônai) et met en commune pour ces deux verbes à la fois (h)autou et heauton, il faut lire ta autou (esprit doux, génitif de autos) et non pas ta hautou (esprit rude, accusatif contracte de h(e)autou), et comprendre chacune des quatre combinaisons issues cette formule entremêlée citée dans une discussion sur la divination comme substitut à la raison pour ceux chez qui elle est défaillante, où elle cherche à décrire ce qu'est l'homme mesuré / sage, de la manière suivante :
prattein ta autou : accomplir les tâches qui lui (autou) ont été assignées, aussi bien par le dieu créateur à son propre profit pour se réaliser et se maintenir en vie que par la cité, même lorsque leur résultat ne le concerne pas directement ;
prattein heauton : se réaliser (un des sens possibles de prattein) lui-même, c'est-à-dire participer à l'achèvement (« achever » est un autre des sens possibles de prattein) de lui-même en tant qu'homme, c'est-à-dire de son âme, tout au long de sa vie à partir de ce dont l'a pourvu la nature ;
gnônai ta autou : apprendre à connaître ce qui est attendu de lui au niveau des activités, non seulement ce qu'il doit faire pour lui-même, mais aussi tout ce qui est attendu de lui par la cité et ce qui lui est nécessaire pour le faire, en termes de compétences en particulier ;
gnônai heauton : apprendre à se connaître lui-même en tant qu'homme d'une part, et en tant que cet homme en particulier d'autre part.
En traduisant « C'est au sage seul qu'il convient d'accomplir la tâche qui est sienne et de se connaître lui-même », Brisson, outre qu'il remplace un pluriel (ta autou, neutre pluriel) par un singulier (« la tâche qui est sienne »), détricote ce que Platon avait tricoté et perd la moitié de ce qu'il a voulu dire. (<==)

* Ces quatre objets, manteau (himation), sandales (hupodèmata), fiole à huile (lèkuthos) et racloir (stlèggis) font partie des objets qu'au dire de Socrate en Hippias Mineur, 368b5-c7, Hippias se vantait un jour à Olympie d'avoir fabriqué lui-même, comme tout ce qu'il portait sur lui-ce jour-là. Lorsqu'on lit cette anecdote à propos d'Hippias à la lumière de la définition de la justice donnée ici par Socrrate, on est invité à en déduire qu'Hippias, malgré son prétendu savoir encyclopédique, était l'homme le plus injuste que l'on puisse imaginer. (<==)

(46) « Se mêler de faire beaucoup de choses » traduit le verbe polupragmonein, formé sur le verbe prattein (« faire, accomplir, exécuter, agir, travailler, mener à bien »), que l'on vient de rencontrer dans la première partie de la phrase, via le substantif pragma (« affaire, agissement, activité, chose »), par adjonction du préfixe polu « (beaucoup »). Ce verbe peut avoir le sens positif de « se donner beaucoup de mal », ou un sens péjoratif de « se mêler de ce qui ne vous regarde pas » ou encore « papillonner », c'est-à-dire faire de multiples choses, mais les faire toutes mal, qui est manifestement celui qu'il a ici, et qui consiste pour une personne à ne pas se limiter à la fonction unique que lui a assignée la cité à son profit, qui n'est pas exclusive avec des tâches qu'il effectue pour lui et sa proche famille, comme de se nourir, se reposer à l'occasion, s'habiller et se déshabiller, faire de la gymnastique pour entretenir sa santé, etc., toutes activités qu'il exécute pour lui-même (heautou) parce que personne ne peut le faire à sa place et qu'elles conditionnent son aptitude à faire ce qu'attend de lui (autou) la cité pour le plus grand bien de tous. Ce qui est criticable et à quoi renvoie ce polupragmonein (« se mêler de faire beaucoup de choses »), c'est pour une personne de s'activer à des tâches au profit de la cité (manuelles, artisanales, artistiques, politiques...) de sa propre initiative, sans que la cité l'en ait chargé, c'est-à-dire de s'attribuer à lui-même (heautou) des activités en faveur de la cité, et en particulier dans l'esprit de Platon, des activités « politiques », c'est-à-dire se mêler d'administrer la cité alors qu'il n'a ni les compétences ni la formation pour cela (mais il ne faut pas critiquer cette position anti-démocratique de Platon à la lumière de nos pratiques actuelles, mais la comprendre dans le contexte de ce qui n'est pour lui qu'un idéal, dans lequel tout est fait pour s'assurer justement que les gouvernants auront les compétences nécessaires pour cela, qui ne sont pas seulement, ni surtout, des compétences « techniques » (ce qui veut dire qu'il ne prône pas un gouvernement de « technocrates »), mais la connaissance aussi poussée que possible de ce qui est réellement bon pour les êtres humains et la sagesse, mise à l'épreuve sur au moins cinquante ans, de ne pas chercher leur seul intérêt dans ces fonctions, dont ils préféreraient même se dispenser et qu'ils n'assument à tour de rôle que parce qu'ils ont compris que ce serait plus mauvais pour eux de les laisser à des personnes qui n'ont pas les qualités requises pour cela, mais le plus grand bien pour tous, ce qui, je le répète, est un idéal probablement inaccessible, mais, pour Platon, la bonne démarche n'est pas de baisser les bras et de laisser faire quand on a compris qu'on ne vivait pas dans un monde idéal, mais de chercher à définir l'idéal, même s'il est en pratique inaccessible, pour ensuite le dégrader pour tenir compte du possible, mais en sachant pourquoi on le dégrade et en essayant de choisir, en connaissance de cause, les dégradations les moins pénalisantes pour parvenir à un système possible en pratique). (<==)

(47) Ces deux affirmations de Socrate ne sont étayées par rien dans les dialogues. Concernant les « nombreux autres » (allôn pollôn) qui auraient donné cette « définition » de la justice, je n'ai rien trouvé dans les notes des traducteurs, qui en général, dans des cas similaires, se font un plaisir de mentionner à qui Platon fait allusion. Et concernant « nous-mêmes », c'est-à-dire le Socrate des dialogues et ses interlocuteurs, il n'y a rien de tel, ni dans ce qui a précédé dans la République, ni dans les dialogues antérieurs. Ce qui s'en rapproche le plus se trouve dans un échange entre Alcibiade et Socrate en Alcibiade, 127b5-c7, où Socrate fait admettre à Alcibiade que « les cités sont ainsi bien administrées quand chacun s'occupe de ses propres [affaires] » (eu tautèi oikountai hai poleis, hotan ta (h)autôn hekastoi prattôsin) et que les citoyens « s'occupent de manière juste quand chacun s'occupe de ses (propres) [affaires] » (dikaia de prattousin, hotan ta (h)autôn hekastoi prattôsin), dans une discussion qui, partie de la question de savoir quelle est la compétence spécifique que doit posséder un gouvernant et la finalité qu'il doit viser, en vient à se poser la question de savoir ce que signifie « ses propres [affaires] » (ta (h)autôn) et en arrive au besoin de « se connaître soi-même » (gnôti sauton), comme le prescrit le précepte gravé au temple de Delphes et rappelé à Alcibiade par Socrate à ce point du dialogue (dans ces textes se pose la question évoquée dans la note 45 de savoir s'il faut lire hautôn, génitif pluriel contracte de heautou, ou autôn, génitif pluriel de autos ; il est probable qu'ici, Platon a volontairement laissé planer le doute, puisque justement il est question de chercher le sens de cette formule). Mais il y est dit que c'est pratiquer des activités justes (dikaia prattein) que de s'occuper de ses propres [affaires] (ta (h)autôn prattein), pas que c'est là la « définition » de la justice. Et par ailleurs, l'idée de s'occuper de ses propres [affaires] (ta (h)autôn prattein) est prise dans cette discussion dans un sens beaucoup plus général que dans la République, qui inclut un nombre indéfini d'activités à la fois privées et publiques, sans qu'il y soit question de ne confier à chaque citoyen qu'une seule activité au service de la cité, qui est pourtant l'élément déterminant de la « définition » de la République.
Par ailleurs, j'ai déjà mentionné dans la note 45 deux autres passages de dialogues où l'on retrouve la formule ta heautou prattein ou ta (h)autou prattein. Le premier se trouve dans le Charmide, à partir de Charmide, 161b6, où Charmide dit avoir entendu de quelqu'un qu'il ne nomme pas (la suite de la discussion permettra de découvrir qu'il s'agit de Critias, cousin plus âgé de Charmide (et de Platon), lui aussi interlocuteur du dialogue, où il va bientôt prendre le relais de Charmide pour défendre sa formule) que « la modération (et non pas la justice) pourrait bien être le [fait de] s'occuper de ses propres [affaires] » (sôphrosunè an eiè to ta heautou prattein), formule dans laquelle il n'y a plus d'indétermination sur le fait que le pronom utilisé est le pronom réfléchi, puisqu'il est utilisé dans sa forme non contracte, mais qui est donnée comme une définition de la sôphrosunè, mot que, dans ce contexte, on a envie de traduire par « sagesse », qui est un de ses sens possibles, plutôt que par « modération », le sens qu'il a ici, dans la République (en fait, si l'on se place dans la dynamique des dialogues selon l'organisation en tétralogies que je suppose être celle qu'a voulue Platon, le Charmide est le dernier dialogue de la première tétralogie (Alcibiade - Lysis / Lachès / Charmide), tétralogie qui met en scène dans tous les dialogues la composant des adolescents, et l'on peut voir la sôphrosunè comme une version « adolescent » de la sagesse, la « sagesse » des enfants sages, qui savent se tenir à leur place et ne s'occuper que de ce qui convient à des adolescents de leur âge, pas la « sagesse » que l'on peut attendre de dirigeants âgés). C'est dans la suite de cette discussion que Socrate va « politiser » cette définition en évoquant, dans les termes que j'ai cités dans la note 45, le cas d'une cité qui imposerait à chaque citoyen de fabriquer lui-même tout ce dont il a besoin et de ne rien faire qui soit destiné à d'autres que lui, c'est-à-dire le contraire de la distribution des tâches qui est à l'origine de la cité de la République. Mais à aucun moment, cette formule n'est présentée comme la définition de la justice, et pour cause, puisque, comprise comme le suggère Socrate lorsqu'il lui donne une dimension politique, elle est l'exact contraire de la justice ici définie.
L'autre référence que j'ai mentionnée dans la note 45 est celle de Timée, 72a4-6, qui, prétendant renvoyer à des propos anciens, pourrait justifier le « nous l'avons entendu de beaucoup d'autres » à ceci près que, là encore, il est question de sôphrosunè (« modération, bon sens, sagesse ») et pas de justice. Bref, la formule « s'occuper de ses propres [affaires] » (ta (h)autôn prattein) semble ancienne et rabâchée, comme en français le proverbe « à chacun son métier et les vaches seront bien gardées », mais ce à quoi elle prétend conduire (justice, modération, sagesse...) n'est pas clair. Dans cette perspective, le propos de Socrate dans le Charmide, lorsque Critias prend le relais de Charmide pour défendre sa « définition » de la sôphrosunè (modération ? bon sens ? sagesse ?...) mérite qu'on s'y arrête. Il dit en effet : « mais pour ma part, je t'accorde de poser chacun des mots avec le sens que tu veux, mais montre-moi seulement clairement à quoi tu appliques le mot que tu dis » (all' egô soi tithesthai men tôn onomatôn didômi hopèi an boulèi hekaston: dèlou de monon eph' hoti an pherèis tounoma hoti an legèis, 163d5-7). Cette déclaration montre que Socrate est parfaitement conscient du fait que d'une part les mots ne sont pas ce qu'ils prétendent désigner (Socrate parle, si l'on traduit littéralement les mots eph' hoti an pherèis, de « ce sur quoi [on] les porte ») et que d'autre part ils ne nous viennent pas avec un mode d'emploi complet que en fixerait le ou les sens une fois pour toutes, le même pour tous. Ces deux constatations sont au fondement de la réflexion de Platon tout au long des dialogues, puisqu'elle est au cœur de la problématique du logos et de sa capacité à être porteur de sens, et que le logos est ce qui spécifie l'homme et le distingue de toutes les autres créatures. Dans ce propos de Socrate, l'emploi du verbe tithesthai (« poser ») résonne avec son emploi en République X, 596b7, dans ce qui est une sorte de « définition » d'eidos en tant que ce par quoi chacun donne sens aux mots qu'il emploie (« Nous avons l'habitude de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom » (eidos ti hen hekaston eiôthamen tithesthai peri hekasta ta polla hois tauton onoma epipheromen)). Ce que Socrate demande à Critias, c'est d'expliciter au moyen de mots l'eidos qu'il associe aux mots qu'il emploie dans sa « définition » : quel sens donne-t-il à prattein et quel sens donne-t-il à heauto lorsqu'il prétend que la sôphrosunè consiste à ta heautou prattein ? Et ce que montrent implicitement ces mots de Socrate, c'est que le jeu des définitions est un jeu sans fin, puisqu'il conduit à définir des mot avec d'autres mots qui nécessitent eux-mêmes une définition avec d'autres mots qui... C'est la raison pour laquelle Platon, au contraire d'Aristote, ne voulait pas entrer dans ce jeu des définitions et constituer un vocabulaire « technique » dont on ne pouvait jamais être sûr, surtout dans des écrits, que tout le monde comprendrait les mots le composant dans le même sens. Ainsi, dans le passage ici traduit, Platon ne fait pas donner par Socrate dans une définition formelle le sens spécifique qu'il donne à prattein mais, mais, comme je l'ai dit dans la note 45, il précise par le contexte comment il faut l'entendre en renvoyant à la discussion qui a introduit la spécialisation des tâches comme le fondement de la cité (cf. République, II, 369b5-372c1). (<==)

(48) Sur l'emploi ici par le Socrate de Platon du mot phronèsis, que je traduits par « pensée raisonnable », là où l'on attend sophia (« sagesse »), voir la note 36. (<==)

(49) « Soldat » traduit le grec stratiôtès déjà rencontré en 429e8, dans la discussion sur le courage dont les conclusions sont résumées ici. Sur ce mot, voir la note 17. (<==)

(50) « La pensée raisonnable et le souci de la garde » traduit le grec hè phronèsis te kai phulakè. Sur l'emploi de phronèsis, dont c'est la quatrième occurrence dans la section ici traduite, après 431d1, 432a5 et 433b8, où il a pris la place de sophia, voir la note 36. « Souci de la garde » traduit le grec phulakè, substatif dérivé de phulax, « gardien », qui est l'un des noms donné par Socrate aux citoyens et citoyennes chargés de la défense de la cité contre les menaces internes et externe, parmi lesquels sont sélectionnés les gouvernants. Le mot peut aussi bien désigner l'action de monter la garde que le lieu où l'on monte la garde ou encore le temps pendant lequel s'effectue cette garde, mais aussi l'endroit où l'on garde, des prisonniers par exemple, et par extension signifier « surveillance, protection, défense » ou encore « vigilance ». Si je le traduis ici par « souci de la garde », c'est parce qu'il me paraît important ici de rendre sensible en français la parenté de racine avec l'un des mots utilisés par Socrate pour désigner la classe intermédiaire de citoyens, ceux qu'il vient d'appeler stratiôtai (« soldats ») mais que, quand il les a introduits au livre II, il appelait phulakoi (« gardiens », cf. II, 374d8), et parmi lesquels sont choisis les gouvernants. En choisissant ce mot à propos d'eux et en parlant juste avant des « gardiens » comme de « soldats » (stratiôtai) et non plus de « gardiens », Socrate veut suggérer qu'en devenant gouvernants, ces anciens gardiens n'ont pas perdu leur fonction de « gardiens », bien au contraire, mais qu'ils le sont restés plus encore que les autres, qui sont à leur service pour les aider à accomplir ce qui est une de leurs fonctions principales, la préservation de la cité contre toutes menaces, internes ou externes. (<==)

(51) Socrate résume ici les conclusions de l'examen successif des trois premières qualités qui font la cité bonne, dans l'ordre inverse de celui dans lequel elles ont été examinées, commençant par ce qu'il a appelé sôphrosunè (« modération »), attendue de tous les citoyens, continuant par le courage (andreia) plus spécifiquement attendu des « gardiens » (phulakoi) / « soldats » (stratiôtai) (voir la note précédente sur l'interchangeabilité de ces deux termes) et finissant sur ce qui est attendu des gouvernants, qu'il avait initialement appelé sophia (« sagesse »), puis phronèsis (que j'ai traduit par « pensée raisonnable »), à quoi il ajoute maintenant la phulakè, que j'ai traduit par « souci de la garde » (voir note précédente). Ce qu'il retient comme caractéristique de la sôphrosunè (« modération »), c'est « la conformité d'opinion entre les gouvernants et les gouvernés » (homodoxia tôn archontôn te kai archomenôn », sous-entendu « sur la [question de savoir] lesquels doivent gouverner » (peri tou houstinas dei archein, 431e1) ; ce qu'il retient comme le plus caractéristique du courage (andreia), c'est « la préservation de l'opinion conforme à la loi à propos de quelles sont les [choses] à craindre ou pas », et ce qui caractérise au plus haut point les gouvernants, qui n'a plus de nom unique, c'est à la fois « la pensée raisonnable (phronèsis) et le souci de la garde / préservation (phulakè) », sous-entendu « de la cité ». (<==)

(52) « Chacun, étant un » traduit mot à mot le grec hekastos eis ôn. Cette expression ne semble pas retenir l'attention des traducteurs. Seul des traducteurs que j'ai consultés Pachet la traduit par « chacun, étant un lui-même ». Robin traduit « chacun d'eux, individuellement », qui ne rend qu'approximativment ce que Platon me semble avoir voulu suggérer par ces mots, et tous les autres (Chambry, Baccou, Cazeaux et Leroux) ne les traduisent même pas. Il me semble que, par ces mots, le Socrate de Platon veut suggérer que chaque personne constitue une « unité », même si, comme on va bientôt le voir lorsqu'il va aborder la tripartition de l'âme dans la section qui suit celle ici traduite, cette unité n'est pas donnée au départ et reste à construire, mais une « unité » qui est par nature faite pour vivre en tant qu'élément d'un groupe, d'un « corps » social, la « cité », dans laquelle elle a un rôle « social » à jouer, et qu'un des éléments de son « unité » en tant qu'individu est précisément l'unicité du rôle qu'elle a à y jouer, tout comme un organe d'un corps biologique ne joue qu'un rôle au bénéfice du corps dont il est un des organes, avec son « unité » propre. Bref, l'idée est que, pour parvenir à réellement être « un » en tant qu'individu, il faut se contenter d'un seul rôle social, faute de quoi, en se dispersant dans une pluralité d'activités (sociales), on ne serait plus « un ». Ainsi quelqu'un qui serait à la fois médecin, architecte et éleveur de chevaux ne serait pas « un » en tant que personne, sans parler du cas où il voudrait être à la fois gouverné et gouvernant, c'est-à-dire se mêler du gouvernement de la cité en plus d'une ou plusieurs autres activités auxquelles il consacrerait du temps, se dispersant et donc se « multipliant » et perdant son « unité ». Concernant cette « spécialisation » du rôle de gouvernant pour un nombre très réduit de citoyens, il faut se souvenir que, pour Platon, ces personnes sont sélectionnés sur leurs seules aptitudes à ce rôle, et sans considérations d'origine, au terme d'un long processus de formation-sélection alternant des périodes de formation théorique et des périodes d'activités pratique et durant au moins cinquante ans, par celles et ceux qui ont déjà satisfait à ce processus de sélection et sont eux-mêmes devenus gouvernants, et que Platon insiste sur le fait que ce travail de sélection de leurs successeurs et l'une des principales tâches qui leur incombe. Reste bien sûr la question de savoir comment amorcer le processus !... Mais pour Platon, comme je l'ai déjà dit à la fin de la note 46, la manière correcte de procéder est de commencer par chercher à l'aide de la raison ce qui serait l'idéal pour pouvoir se demander ensuite quelles raisons rendent imposssible d'y parvenir et quels sont les points sur lesquels il est préférable de « dégrader » l'idéal pour parvenir à un objectif réalisable dans la pratique dans un groupe social donné en tenant compte de son passé et du contexte dans lequel il se situe. Dans cette perspective, la République, c'est l'idéal tel que Platon pouvait l'imaginer, et les Lois, c'est un exemple de version dégradée de cet idéal de la République, valable pour son temps et son environnement (les Grecs du IVème siècle avant J.-C. dans le monde médterranéen qui était le sien à cette époque, pour lesquels la question de l'amorçage du processus était plus simple que de nos jours du fait de la pratique de la création de « colonies », qui est justement le cadre des Lois) à la lumière d'une réflexion menée dans le Politique sur la fonction propre de l'homme politique et préparée par l'ensemble des dialogues qui l'ont précédé, de l'Alcibiade au Sophiste, qui ont dû nous permettre de comprendre quels étaient le pouvoir et les limites du logos qui nous spécifie en tant qu'être humain, de l'examen dans le Philèbe qui le suit de ce qui constitue le bon (to agathon) pour l'être humain, et de l'exemple que peut constituer pour nous le travail du démiurge créateur de l'Univers ordonné (Kosmos) qui est le nôtre, décrit dans un « mythe vraisemblalble » dans le Timée, lorsqu'on a compris le message du Critias qui est qu'il ne faut pas compter sur les dieux pour faire ce travail à notre place et que c'est au contraire son accomplissement qui nous rapproche du « divin » (comme l'illustre implicitement la mise en scène des Lois). (<==)

(53) « La possession et l'accomplissement de ce qui est privé et de soi-même » traduit le grec hè tou oikeiou te kai heautou hexis te kai praxis. Oikeios, dont oikeiou est le génitif, dérive d'oikos, qui signifie « maison, habitation », et désigne ce qui est personnel, privé, par rapport à ce qui est collectif, public, qui est koinos (« commun »). De la même manière que les deux substantifs hexis (« possession ») et praxis (« accomplissement ») désignent des choses différentes qui s'ajoutent les unes auux autres, des « choses » que l'on possède (echein, dont dérive hexis) et des « activités » que l'on pratique (prattein, dont dérive praxis), les deux qualificatifs oikeiou (« privé ») et heautou (« de soi-même ») désignent des choses différentes qui s'ajoutent les unes aux autres, ce qui, quoique nous étant extérieur, nous appartient en propre et ce qui fait vraiment partie de nous-même. Et chacune de ces deux catégories implique à la fois possession et accomplissement, dans la mesure où il revient à chacun d'entretenir ses possessions quand elles sont d'ordre matériel et d'accomplir les tâches qui lui sont propres parce qu'elles lui ont été affectées. Chacun de nous est en quelque sorte « propiétaire » du « rôle » qui lui a été attribué par la cité au profit de ses habitants et ce rôle contribue à le définir comme citoyen au point de devenir une partie de lui-même et non pas quelque chose qui lui est personnel, mais extérieur, comme sa maison ou ses vêtements. Chacun des deux qualificatifs est donc pertinent vis à vis de chacun des deux substantifs et les traducteurs qui détricotent ce que Platon a tricoté ici le trahissent en privant le lecteur de la possibilité de se demander si et comment chacun des deux verbes concerne chacune des deux catégories de « possessions » afin de mieux comprendre la différence qu'il fait entre oikeios (« privé ») et heautou (« de soi-même, propre ») (Chambry : « la possession de son bien propre et l'accomplissement de sa propre tâche » ; Baccou : « ne détenir que les biens qui nous appartiennent en propre et n'exercer que notre propre fonction » ; Leroux : « la possession de ce qui est notre propriété et la pratique de notre tâche propre »).
Cette formulation plus explicite et plus précise permet de mieux comprendre ce que Platon veut dire avec la formule plus condensée ta (he)autou prattein (« mener à bien ses propres [activités] », pourquoi il en entretient l'ambiguïté (cf. note 45) et pourquoi il y utilise le pluriel. Dans la mesure où chaque citoyen à un et un seul rôle à jouer au bénéfice de la collectivité, il est de son devoir non seulement de remplir ce rôle, qui le « définit » en tant que citoyen, mais aussi de faire tout ce qui est nécessaire pour être en mesure de bien le remplir, à commencer par se maintenir autant que possible en bonne santé, mais aussi à entretenir son environnement de vie et de travail, les outils qui lui sont nécessaires pour faire convenablement son travail, etc., et ses devoirs vis à vis de sa famille, qui ne sont pas les mêmes selon qu'il est un homme ou une femme, et selon qu'il est artisan ou paysan, gardien ou gouvernant. (<==)

(54) Le grec est seulement plèthei, datif de plèthos, qui signifie « masse, grande quantité », sans préciser de quoi il y a grande quantité, et peut en particulier signifier « multitude, foule », en fonction du contexte. Ici, il n'est pas évident de déterminer à quelle « grande quantité » Socrate fait allusion. Le mot est précédé de ploutôi, datif de ploutos, qui, lui, signifie clairement « richesse, fortune ». Il est donc peu probable que plèthos renvoie aussi à l'abondance de biens. Chambry parle « du nombre de ses partisans », Robin de « la quantité de celle-ci (sa richesse) », Baccou du « grand nombre de ses relations », Pachet et Leroux du « nombre de ses gens » et Cazeaux du « nombre » sans plus de précisions. Dans la mesure où ce qui est en toile de fond de ce propos, c'est la manière dont des gens riches peuvent s'accaparer le pouvoir, au besoin par la force, il me semble qu'entre la richesse et la force, la fidélisation de soutiens aussi nombreux que possible dans le peuple fait partie de cette conquête du pouvoir. D'où ma traduction par « la multitude [de ses soutiens] » qui conserve une traduction neutre de plèthos par « multitude », mot français qui, comme le mot grec, peut à l'occasion désigner une foule, mais précise entre crochets, pour signaler que ces mots ne sont pas dans le grec, « de ses soutiens ». (<==)

(55) « L'espèce du combattant » traduit le grec to tou polemikou eidos. Par cette expression, Socrate désigne le groupe de citoyens qu'il a initialement qualifié de « gardiens » (phulakes), puis de « soldat » (stratiôtès), ou encore d'« auxiliaires » (epikouroi, boèthoi) des gouvernants, ceux dont la qualité principale est le courage (andreia). Il le décrit ici au moyen de l'adjectif substantivé polemikos au singulier, dérivé de polemos qui signifie « combat, bataille, guerre », qui signifie donc « qui a rapport, ou qui est propre au combat, à la guerre ». En choisissant le mot eidos pour le désigner en tant que groupe, Socrate choisit le mot qui est le moins connoté avec l'idée d'une charge héréditaire, au contraire par exemple de genos, formé sur une racine évoquant la naissance. Eidos dérive en effet d'une racine qui renvoie à la vue et le sens premier de ce mot est « apparence (pour la vue), aspect extérieur ». Il ne faut donc pas donner à « espèce », le mot par lequel je l'ai traduit, le sens « biologique » qu'il a pris avec Aristote dans le couple genre (genos) / espèce (eidos) appliqué aux vivants. Il faut le comprendre comme dans la formule « il y a trois espèces de meubles dans cette pièce », pas comme dans la formule « il y a trois espèces d'oiseaux dans ma volière ». (<==)

(56) « Celle du conseiller délibérant et du gardien tout en en étant indigne » traduit le grec to (sous-entendu eidos, « l'espèce ») tou bouleutikou kai phulakos anaxios ôn. Les dirigeants, dont il est ici question, sont qualifiés par deux termes, l'adjectif bouleutikos, construit sur la racine boulè qui signifie « volonté, conseil, avis » et aussi « conseil, assemblée délibérante », qui signifie donc « qui a trait au conseil, à la délibération » et qui fait écho au euboulos de 428b4 (que j'ai traduit par « délibérant bien », cf. note 7) et au euboulia de 428b6 (que j'ai traduit par « aptitude à bien délibérer ») dans la discussion qui cherchait à caractériser la sagesse de la cité (d'où ma traduction de bouleutikos par « conseiller délibérant » pour conserver quelque chose de cet écho en français), et le nom phulax qui signifie « gardien » et qui a été utilisé au début pour désigner les gardiens / combattants, parmi lesquels sont choisis, au terme d'un très long processus de sélection les gouvernants. C'est ce qui explique que Socrate ajoute « tout en en étant indigne », car certains de ceux qui sont ici appelés « combattants » finiront peut-être dirigeants. Mais ce qui est sûr, c'est que ce n'est pas eux qui en décideront eux-mêmes, mais les dirigeants en place qui gèrent le processus de formation / sélection de leurs successeurs. Et en fin de compte, ce sont bien les dirigeants qui sont au premier chef les « gardiens » (phulakes), au sens noble, pas à celui de simple sentinelle dans un poste de garde, de la cité, en ayant pour cela à leur disposition comme auxiliaires les « combattants », qui n'interviennent que sur leur ordre et en résultat de leurs délibérations sur ce qui leur semble le meilleur pour la cité dans chaque cas. (<==)

(57) « Dans les genres qui sont trois » traduit le grec triôn ontôn genôn. Deux remarques sur cette formule. La première est que Socrate appelle ici genos (« genre ») ce qu'il avait appelé eidos (« espèce ») dans sa réplique précédente. Ce changement de vocabulaire est délibéré pour que justement on n'absolutise pas l'un ou l'autre de ces termes pour désigner ce dont il parle. Ce qui est commun à ces deux termes, et potentiellement à d'autres qui pourraient être utilisés aussi, c'est l'idée d'un groupe, d'un ensemble d'éléments de quelque nature que ce soit (ici des citoyens) qui partagent quelque chose en commun, que ce soit leur origine, leur apparence visuelle, ou n'importe quoi d'autre d'ordre matériel et sensible ou d'ordre purement intelligible, comme ici, pour des citoyens d'une même cité, des fonctions ou des groupes de fonctions au service de la cité, qui justifie qu'on les considère comme un même groupe et qu'au besoin on leur attribue un nom générique, par exemple ici gardiens, soldats, combattants, gouvernants ou dirigeants (ce qui nous ramène au sens d'eidos que j'ai décrit dans la note 40 à partir de la discussion sur les différentes sortes de couches / lits au livre X de la République). La seconde remarque concerne la précision triôn ontôn (« étant trois »). Cette précision donnée par Socrate s'explique à partir de ce qu'il a dit en 434a3-7 quand on le compare à ce qu'il a dit en 434a9-b7 : dans la première de ces deux répliques, il laisse entendre que si un menuisier devient cordonnier ou décide de faire les deux métiers à la fois, ce n'est pas dramatique pour la survie de la cité : il y aura peut-être quelques citoyens dont les chaussures laisseront à désirer ou quelques lits qui s'effondreront sous le poids de leur utilisateur, mais ça ne mettra pas en péril la cité dans son ensemble, alors que si certaines des personnes en charge de la défense de la cité ne sont pas à la hauteur de leur tâche, et plus encore si c'est le cas pour les dirigeants, c'est toute la cité qui risque d'être asservie par une autre cité ou de souffrir de fautes de gestion des dirigeants. En précisant ici que les groupes de citoyens qu'il oppose les uns aux autres dans ce qu'il va dire sont trois, il suggère implicitement que, du point de vue qui l'intéresse ici, il considère tous les artisans, paysans et autres hommes d'affaire en charge des besoins matériels de la cité, quelle que soit leur spécialité, comme constituant un unique groupe / genre / espèce... On retrouvera une pluralité similaire dans l'une des parties de l'âme qu'il va bientôt analyser, celle qu'il appellera epithumètikon (« désirante »), qui regroupe la faim, la soif, l'appétit sexuel et de manière générale tout ce qui répond à un besoin corporel mais dépend, pour être satisfait, d'une décision de la personne et non d'un automatisme biologique. (<==)

(58) « Comportement maléfique » traduit le grec kakourgia, formé sur kakos (« mauvais ») et ergon (« action, travail, ouvrage »), dont des mots comme « méfait » ou « maléfice » reproduisent l'étymologie en français. Mais la terminaison -ia implique qu'on ne parle pas d'une instance d'une telle activité (un méfait) mais d'une manière d'agir en tant que telle, d'un « comportement » général justifiant cette appellation, d'où ma traduction par deux mots pour mettre cela en évidence. (<==)

(59) Le juste et l'injuste se définissent donc par référence au bon (agathon) et au mauvais (kakon), en ce qui concerne la cité pour la justice « sociale », la seule qui est envisagée au début de la République, dans la discussion avec Polémarque, puis Thrasymaque, et dans les discours de Glaucon et d'Adimante qui suivent, et soi-même pour la justice vis à vis de soi-même, comme la suite va le montrer. C'est là la grande innovation de Socrate : élargir le concept de « justice » d'une compréhension purement sociale ne concernant que les relations interpersonnelles (privées aussi bien que publiques) à une compréhension qui inclut aussi l'individu par rapport à lui-même, pour en venir à faire comprendre que la justice vis à vis de soi-même, la « maîtrise » de soi, est la condition préalable à la justice sociale. Comment quelqu'un qui n'est pas capable de se « gouverner » lui-même serait-il capable de bien gouverner une cité ? Alcibiade, avec qui s'ouvre le cycle des tétralogies dans un dialogue avec Socrate prenant place à l'aube de sa carrière politique et qui pose le problème que l'ensemble des dialogues va chercher à résoudre (qu'est-ce qui habilite un être humain à gouverner ses semblables et quelles compétences doit-il avoir pour ce faire), a été choisi par Platon pour ce rôle parce qu'il est l'exemple (historique) par excellence de ce problème : alors qu'il était un des plus brillants membre de l'aristocratie athénienne de l'époque, et qu'il avait tout pour réussir, il est allé de catastrophe en catastrophe (il est sans doute l'un des principaux responsables de la défaite d'Athènes dans la guerre du Péloponnèse, par le biais de l'expédition de Sicile dont il avait été l'instigateur et qui a tourné au désastre quand il l'a abandonné pour passer à l'ennemi, rattrapé par des scandales liés à des affaires de débauche dans lesquels il avait été compromis avant le départ de l'expédition et qui avaient fini par lui valoir une condamnation à mort par contumace en son absence) parce qu'il était incapable de se dominer et de résister à ses pulsions, sexuelles en particulier, vis à vis aussi bien d'hommes (dont peut-être Socrate, si ce que lui fait dire Platon dans le Banquet à un fondement historique) que de femmes. (<==)

(60) Le mot grec utilisé par Platon que je traduis par le néologisme de mon cru « privatofaisance » est oikeiopragia. Ce mot est formé sur oikeios (« privé »), pragma (« fait / chose / affaire ») et le suffixe -ia, qui implique une manière de se comporter (au contraire du suffixe -ma de pragma, qui, lui, implique une instance d'activité). L'oikeiopragia c'est donc le fait d'agir (prattein, dont dérive pragma) de manière habituelle en se cantonnant à ce qui vous est oikeios (« privé, personnel »). Entre les deux qualificatifs utilisés auparavant pour qualifier les activités qui conviennent à un citoyen, oikeios (« privé ») et heautou (« propre »), le Socrate de Platon choisit ici le premier, oikeios (« privé »), que l'on peut considérer comme incluant le second si on l'utilise dans un sens large, alors qu'il veut au contraire restreindre heautou (« propre, de soi-même ») à ce qui nous est vraiment « propre » en en excluant tout ce qui n'est pas vraiment nous, c'est-à-dire nos possessions matérielles externes. Si le sens du mot oikeiopragia est assez facile à découvrir dans le contexte, il n'en reste pas moins que tout laisse penser que c'est un néologisme forgé par Platon pour l'occasion. C'en est la seule occurrence, non seulement dans les dialogues, mais dans tous les classiques grecs disponibles sur le site Perseus, c'est le seul exemple que donne le Bailly pour ce mot et le LSJ, à côté de l'exemple pris ici, ne donne que deux autres exemples, tous deux pris dans des textes de platonniciens tardifs (Plotin, le premier des néoplatoniciens, qui a vécu au IIIème siècle de notre ère, et Marinos dans sa vie de Proclus, un autre néoplatonicien, encore plus tardif). Si je traduis ce probable néologisme forgé par Platon par un néologisme forgé par moi en cherchant à reproduire en français la structure du mot grec d'une manière à peu près intelligible pour tous dans le contexte, ce n'est pas par excès de pédantisme, c'est parce que je pense que Platon voulait nous faire comprendre quelque chose, et quelque chose de particulièrement important, à travers ces créations de mots, quelque chose que son plus brillant élève, Aristote, n'a pas compris. Si, au terme d'une démarche qui vise à nous donner ce qu'on pourrait appeler une « définition » de la justice, il faut inventer un mot nouveau pour formuler cette définition, c'est que ce n'est pas la définition qui nous fait comprendre ce qu'on cherche à « définir », ou plutôt à comprendre, mais le discours qui a conduit à cette proposition de « définition » qui nous fait comprendre le mot qu'on crée pour participer à la « définition » de ce qu'on cherche à comprendre ! Et qu'on n'aille pas dire que Platon aurait pu choisir des mots existants pour construire sa définition, quitte à ce qu'elle soit un peu plus longue ! C'est parfaitement vrai, mais cela ne change rien au propos de Platon dans son différent avec Aristote en particulier sur cette question des « définitions ». Tout d'abord, parce que le « jeu » des définitions, c'est précisément de chercher à produire la formule la plus concise qui fasse comprendre ce qu'est ce qu'on cherche à définir. Et Platon pousse ici le jeu à ses limites, au prix de la création d'un néologisme pour gagner en concision, sans que pour autant sa « définition » soit incompréhensible. Mais justement, ce que Platon veut nous faire toucher du doigt, c'est que ce n'est pas la formule concise finale qui permettrait à quelqu'un qui n'a pas suivi la discussion qui y a abouti de comprendre ce qu'elle prétend définir. Et ici, sans même parler du néologisme, pas un seul des mots qui participent à cette définition ne permet à quelqu'un qui n'a pas suivi tout ce qui a été dit avant de la comprendre ! Il y est question de (trois, implicite) genoi (« genres, espèces, sortes... »), désignés chacun par un mot, chrèmatistikon, epikourikon et phulikon, tous trois de sens très ouvert, qu'il est impossible de comprendre dans le sens que leur donne ici Socrate pour qui n'a pas participé à la discussion sur les différentes catégories de citoyens qui peuplent la cité : un paysan ou un éleveur de bétail n'est probablement pas ce qui venait le plus naturellement à l'esprit d'un Athénien d'alors en entendant le mot chèmatistès (dont dérive chrèmatistikon), alors même que dans la cité décrite par Socrate, ils font partie de ce qu'il a dans l'esprit en parlant du chrèmatistikon genos ; toute la discussion antérieure a montré que le mot phulax (« gardien ») était ambigu dans cette discussion, dans la mesure où il avait commencer par désigner ce qui est devenu ensuite des epikouroi (« auxiliaires »), parmi lesquels sont sélectionnés ceux qui deviendront ensuite les gouvernants, qui sont désignés ici implicitement par le mot de phulakes (« gardiens ») à travers l'adjectif phulakikos qui en dérive ; le néologisme qui les concerne tous est forgé sur oikeios (« privé ») alors que, comme on l'a vu, il est en compétition avec heautou (« de soi-même, propre ») pour caractérser le genre d'activité auquel doit se cantonner chacun, mais aussitôt après, on retrouve la formule to (he)autou prattein, elle-même ambiguë du fait que, sans esprit dans le texte au temps de Platon, on ne peut savoir s'il avait en tête hautou, forme contracte de heautou (« de soi-même »), ou autou, génitif de autos (« lui(-même) ») ; et par ailleurs, la formule, qui, jusqu'à présent utilisait un pluriel (ta), passe ici brusquement au singulier to (« le »), qui ne peut se comprendre que si l'on suppose qu'on y parle ici de la fonction unique que chaque citoyen doit accomplir au bénéfice de la cite, ce qui n'est dit nulle part ; et ce to (« le ») singulier, tout comme le ta (« les », pluriel) auquel il se substitue, n'est qu'un article qui ne précise pas ce qu'il sous-entend et qu'il s'agit de prattein, autre verbe de sens très ouvert : s'agit-il de tâches, de fonctions, de métier, de charge, ou d'autre chose encore ? Bref, pas un seul des mots de cette « définition » n'est compréhensible de manière univoque et identique pour tous hors contexte, surtout pour quelqu'un qui la lisait écrite (sans esprits) au temps de Platon ! Et ce problème n'est pas spécifique à cette « définition » ! Ce que veut justement nous faire toucher du doigt Platon, c'est que c'est le problème de toute « définition » qui se veut concise. On en a un autre exemple particulièrement savoureux au début du Sophiste, avec la « définition », à titre d'exemple, de la tirepêche (pêche à la ligne, mais le nom que lui donne Platon au terme de cette définition est encore un probable néologismme de son cru que je traduis par un néologisme du mien), dont la moitié des mots utilisés sont des néologismes (voir sur cette « définition » la section Dialogue sec et dialogue débordant de la page de ce site intitulée Le Théétète et le Sophiste, et en particulier la note 34). Mais en fait, ce sont toutes les « définitions » du Sophiste, et la démarche même de ce dialogue pour y arriver qui est une pierre dans le jardin d'Aristote, comme je le montre dans la page de ce site que je viens de mentionner. Mais sans aller chercher le Sophiste, la section ici traduite nous a offert un autre exemple de « définition » problématique, mais selon une progression inverse, en ce que Socrate a commencé par produire la définition qu'il proposait pour se voir répondre par Glaucon qu'il n'y comprenait rien : il s'agit de la formule que Socrate propose en 429b7-c2 comme « définition » du courage pour les citoyens en charge de défendre la cité, qui est donc le courage pour la cité, dont j'ai montré en note 16 qu'il avait pris un malin plaisir à la rendre difficile à comprendre. Mais que le lecteur se demande, après avoir lu la suite du dialogue et les explications données par Socrate pour faire comprendre ce qu'il entend dans celle-ci par « courage », s'il serait capable de produire une formule plus claire qui permettrait à quelqu'un qui n'aurait que cette formule à sa disposition, et aucune explication complémentaire, de comprendre ce que Socrate appelle « courage » pour la cité (qu'il accepte ou non cette compréhension du courage, la question n'étant pas ici de savoir si elle est pertinente, mais si elle permet de comprendre ce qu'il propose comme « définition », condition préalable pour pouvoir ensuite la contester éventuellement) !
On est là au cœur du malentendu concernant les dialogues de Platon appelés « socratiques » ou « aporétiques » (c'est-à-dire aboutissant à une aporia, une impasse, bref, à un échec) que, suivant en cela les incompréhensions d'Aristote (qui n'avait pas connu personnellement Socrate, puisqu'il était né après sa mort), on considère comme des échecs parce qu'on pense que Socrate y cherche une « définition » de ce qui est examiné dans le dialogue (l'amitié (philia) dans le Lysis, le courage (andreia) dans le Lachès, la modération (sôphrosunè) dans le Charmide, etc.) et que le dialogue se termine sans qu'ait été produite cette « définition », alors que le Socrate de Platon n'a jamais eu la moindre intention de fournir une « définition » aristotélicienne de ce qui est en discussion, mais d'en éclairer la compréhension, par des éclairages multiples sous différents points de vue et d'en mettre en évidence les complexités, les ambiguïté et les zones de recouvrement avec d'autres concepts voisins, et de faire cela dans le cadre d'un dialogue qui permette de vérifier qu'on ne largue personne en route (ou en tout cas, une fois écrit, qu'on progresse à petits pas), et qu'une des manières de faire cela consiste justement à montrer les limites de toute définition succincte de ce qui est en cause en les « recalant » les unes après les autres, non pas parce qu'elles sont « fausses », mais parce qu'elles sont incomplètes et par trop simplificatrices. Et ce sont toutes ces discussions qui permettent de mieux comprendre, dans toute sa complexité, ce qui est en discussion, et de montrer ainsi que toute tentative de le « définir » en quelques mots est vouée à l'échec, ne serait-ce que parce que ces mots servant à le définir nécessitent eux aussi d'être définis et qu'on entre donc dans un cycle infernal sans fin. L'exemple le plus criant de cela est celui que j'ai mentionné à la fin de la note 6, celui de la tentative de « définition » de la piété comme « justice envers les dieux » (cf. Euthyphron, 12d5-7 et 12e5-8) : la « définition » est succincte, mais il faut toute la République (de loin le plus long dialogue de Platon après les Lois) au Socrate de Platon pour essayer de nous faire comprendre ce qu'il entend par « justice », et le début du dialogue nous permet de voir que la conception que s'en fait Euthyphron n'a pas grand chose à voir avec celle de Socrate, et parler des dieux, surtout au pluriel, nous place en terrain particulièrement glissant et n'est pas un gage de clarté et d'accès à une compréhension partagée pour une définition ! (<==)


Platon et ses dialogues : Page d'accueil - Biographie - Œuvres et liens vers elles - Histoire de l'interprétation - Nouvelles hypothèses - Plan d'ensemble des dialogues. Outils : Index des personnes et des lieux - Chronologie détaillée et synoptique - Cartes du monde grec ancien. Informations sur le site : À propos de l'auteur
Tétralogies : Page d'accueil de la République - Page d'accueil de la 4ème tétralogie - Texte du dialogue en grec ou en anglais à Perseus

Première publication le 12 septembre 2025 ; dernière mise à jour le 12 septembre 2025
© 2025 Bernard SUZANNE (cliquez sur le nom pour envoyer vos commentaires par courrier électronique)
Toute citation de ces pages doit inclure le nom de l'auteur et l'origine de la citation (y compris la date de dernière mise à jour). Toute copie de ces pages doit conserver le texte intact et laisser visible en totalité ce copyright.