© 2006 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 9 mars 2006 |
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[Le commentaire de l'allégorie de la caverne
a conforté l'idée que ce sont les philosophes qui doivent gouverner.
Socrate revient alors sur le programme de formation de ces philosophes-rois
et passe en revue les sujets d'étude qui auront place dans ce programme.
Il explique pourquoi doivent y trouver place successivement l'arithmétique,
la géométrie, l'astronomie, la géométrie dans l'espace,
l'harmonie. Le texte ici traduit vient conclure cette revue.
L'interlocuteur de Socrate est toujours Glaucon, qui a pris la place d'Adimante
en 506d]
[531c]
[...]
En tout cas, je crois bien, repris-je, que si ce cheminement parmi toutes
celles [les matières objets d'étude] [531d]
que nous avons parcourues (3)
parvient d'une part jusqu'à ce qu'elles ont de commun les unes avec
les autres et à leur parenté (4),
et rassemble les raisons (5)
par quoi elles sont alliées les unes aux autres (6),
leur pratique conduira en quelque sorte à ce que nous voulons et ce
ne sera pas se donner de la peine sans profit, sinon, ce sera sans profit.
Moi aussi, dit-il, j'en augure ainsi (7).
Mais c'est d'un travail tout à fait considérable que tu parles,
Socrate.
C'est du prélude, repris-je, ou de quoi donc que tu parles ? Ne
savons-nous donc pas que toutes celles-ci sont les préludes de la partition (8)
même qu'il faut apprendre ? Car ils ne te donnent tout de même
pas, j'espère, l'impression, ceux qui sont forts en tout ça, [531e]
d'être dialektikoi (9) ?
Non, par le Zeus, dit-il, sinon un vraiment très petit nombre de ceux
que moi, j'ai eu l'occasion de rencontrer !
Mais alors, dis-je, ceux qui ne sont pas capables de donner et de recevoir un
logos (10),
sauront-ils un jour quelque chose de ce dont nous disons qu'il faut le savoir ? (11)
Encore une fois non, dit-il, à ça aussi.
[532a]
Eh bien, dis-je, Glaucon, n'est-ce pas alors celle-ci la partition (12)
même que le dialegesthai conduit à son achèvement ? (13)
Celle que, bien qu'elle soit [d'ordre] intelligible (14),
mimerait le pouvoir de la vue que nous avons dit entreprendre de tourner d'abord
les yeux vers les vivants eux-mêmes, puis vers les astres eux-mêmes
et puis même finalement vers le soleil lui-même. (15) Et
ainsi, chaque fois que quelqu'un, par le dialegesthai, entreprend,
sans toutes les sensations, par le logos (16),
de s'élancer vers cela même
qu'est chaque chose, et ne renonce pas avant que [532b]
cela même qu'est le bien, il l'ait saisi par l'intelligence elle-même,
il parvient au terme même de l'intelligible, comme l'autre tout à
l'heure à celui du visible. (17)
Tout à fait en effet, dit-il.
Mais quoi ? N'appelles-tu pas dialektikèn cette démarche ? (18)
Et comment donc !
Mais alors, repris-je, la délivrance des chaînes et le retournement
des ombres vers les images (19) et
la lumière et l'ascension depuis le souterrain
vers le soleil, et là, vers les vivants et les plantes
et la lumière
du soleil, impossibilité de tout de suite [532c] tourner
le regard, mais vers les apparitions dans les eaux, habituation (20) [à
tourner le regard] ,
tout comme [vers] les ombres des étants, et non
plus des ombres d'images projetées
par une lumière qui en est une autre (image) à en juger
par rapport au soleil !... Toute cette application dans les arts que nous
avons passés en revue produit ce pouvoir et cette élévation
du meilleur dans l'âme vers la contemplation du plus excellent
d'entre les étants, tout comme auparavant celle (l'élévation) du
plus fiable dans le corps (21) vers
celle (la contemplation) du
plus lumineux dans le lieu de forme corporelle [532d] et
visible. (22)
Moi bien sûr, dit-il, je l'accepte ainsi. Et pourtant, il me paraît que ce
sont des choses tout à fait difficiles à accepter, mais d'un autre point de
vue au contraire, difficiles à ne pas accepter. (23) Mais pourtant — car
ce n'est pas dans le moment présent seulement qu'il faut y prêter l'oreille,
mais il faudra y revenir encore bien des fois — posant que ces choses
sont telles qu'on vient de le dire, venons-en à présent à la partition elle-même
et parcourons-la tout du long comme nous avons parcouru le prélude. Expose
donc quel est le mode (24) de
la puissance du dialegesthai (25) et [532e] en
outre selon quelles espèces elle se divise et puis quelles sont ses voies ;
car celles-ci pourraient bien à présent, semble-t-il, être celles conduisant
vers ce [lieu-]même où, pour y être arrivé, ce serait comme la fin
de la route et le terme du voyage. (26)
[533a] Non !
repris-je, ami Glaucon, tu ne seras pas capable de suivre ! (27) Car pour moi,
rien en termes d'empressement (28) ne
me ferait défaut ! Et ce ne serait
plus un tableau (29) de
ce dont nous parlons que tu verrais, mais le vrai lui-même, ce
que du moins ça me semble en effet (30).
Si toutefois [c'est] en
réalité ou pas, ça ne vaut plus la peine d'épuiser
ses forces là-dessus. Mais
que du moins ce soit bien voir quelque chose de ce
genre, il faut le dire bien fort, non ?
Et comment !
Donc aussi que la puissance du dialegesthai seule pourrait [le] rendre
visible (31) à
quelqu'un qui est expérimenté (32) dans ce qu'à l'instant même nous passions en
revue, mais que d'aucune autre manière ce n'est possible ?
Là-dessus aussi, dit-il, ça vaut la peine d'épuiser ses
forces. (33)
[533b] Là
où du moins, repris-je, personne ne sera en désaccord avec nous, c'est
quand nous disons qu'à propos
de chaque ça-même (34),
ce qu'est chacun, [il y a] un autre cheminement [qui] entreprend
par un certain chemin (35) de
le saisir à propos de tout. Mais tous les autres arts existent
en rapport avec les opinions des hommes et leurs désirs, ou bien c'est
en rapport avec la création et l'assemblage, ou en rapport avec l'entretien
de ce qui croît ou a été assemblé qu'ils se sont
développés (36),
alors que ceux
qui restent, que nous avons dit se saisir de quelque chose
de ce qui est, comme la géométrie et ceux qui y font suite, nous
voyons bien qu'ils rèvent [533c] à
propos de l'étant, mais qu'il leur est impossible de voir
comme en état de veille (37) aussi
longtemps que, se servant d'hypothèses, ils laissent celles-ci immuables,
n'ayant pas la possibilité d'en rendre raison. (38) Car
là où un point de départ qu'on ne connaît pas, un
résultat final et les intermédiaires
provenant de ce qu'on ne connaît pas, ont été liés
ensemble, quel artifice (39) fera
jamais d'un tel discours cohérent un savoir ? (40)
Aucun, répliqua-t-il.
Donc, repris-je, le cheminement dialektikon (41) seul
marche ainsi, en éliminant les hypothèses jusqu'au point de départ
lui-même
[533d] afin
de s'affermir, et, pour dire ce qui est, l'œil de l'âme complètement
enseveli dans une sorte de bourbier barbare, il l'en tire doucement et le dirige
vers le haut en se servant comme collaborateurs et coretourneurs (42) des
arts que nous avons passés en revue, que nous avons bien des fois appelés
savoirs/sciences du fait de l'habitude, mais qui ont besoin d'un autre nom,
plus évocateur de
clarté qu'« opinion », d'obscurité que « savoir » (43) ; « réflexion »,
c'est ainsi qu'auparavant nous avons quelque part défini ça (44),
mais c'est, me semble-t-il, non pas un désaccord à propos
du [533e]
nom, à propos de [concepts] aussi vastes que ceux sur
lesquels une investigation nous est proposée…
Sûrement pas, en effet, dit-il, mais [c'est]
dire avec clarté ce qui peut seulement être visible dans
l'âme du fait de son état ! (45)
Il est donc satisfaisant, repris-je, comme auparavant (46),
d'appeler la première portion (47) « science » (epistèmèn),
la deuxième « réflexion » (dianoian),
[534a] la
troisième
« croyance » (pistin) et « imagination » (eikasian) la
quatrième ;
et ces deux-là ensemble, « opinion » (doxan),
et les deux autres, « intelligence » (noèsin) ;
et opinion d'une part [est] à propos
de (48) devenir (genesin),
intelligence d'autre part à propos d'ousian (49) ;
et ce qu'[est] ousia par
rapport à devenir (50),
intelligence [l'est] par
rapport à opinion, et ce qu'[est] intelligence
par rapport à opinion, science [l'est] par
rapport à croyance
et réflexion par rapport à imagination ; mais le rapport (analogian) [entre] ceux-ci [et] ceux
sur lesquels [ils opèrent] (51) et
la division en deux de chacun des deux, l'opinable (doxastou) et
l'intelligible (noètou) (52),
laissons tomber, Glaucon, pour ne pas nous rassasier de discours beaucoup plus
longs que ceux qui ont précédé. (53)
[534b] Mais
bien sûr, pour ma part, dit-il, sur le reste, pour autant que je puisse
suivre, ça me convient.
Et appelleras-tu aussi dialektikon celui qui saisit la
parole de la richesse de chaque [être] ? (54) Et
celui qui n'est pas en état (55),
ne diras-tu pas que moins il est en état de produire une parole [sensée] pour
lui-même
et pour les autres, moins il est en état d'intelligence vis-à-vis de cela ?
Et comment donc, reprit-il, que je le dirais !
Et donc, à propos du bien, même chose : [quelqu'un] qui
n'est pas en état de délimiter par la parole (56) en
l'isolant de toutes les autres
[534c] l'idée
du bien (57) et, comme
dans un combat, venant à bout de toutes les réfutations (58) en
mettant toute son ardeur à les réfuter non selon l'opinion (doxa),
mais selon l'ousian,
ne se fraye un passage parmi elles toutes par la parole inébranlable (59),
tu diras de quelqu'un qui est dans un tel état qu'il ne connaît
ni le bien lui-même ni aucun
autre bien, mais que si d'une manière ou d'une autre, il s'attache à une
quelconque image, c'est s'attacher par opinion (doxa), non
par science (epistèmè), et, tournant comme en rêve
et en somnolant dans sa vie présente,
parvenant dans l'Hadès avant que de
se réveiller ici-bas, [534d] s'endormir
là-dessus tout à fait définitivement. (60)
Par le Zeus, reprit-il, c'est haut et fort assurément que je dirai tout cela !
Mais bien sûr, tes propres enfants, que tu élèves et éduques
en paroles, si un jour tu les élevais en actes (61),
tu ne leur permettrais pas, comme je le pense, s'ils étaient irrationnels
comme des lignes (62),
en dirigeant dans la cité d'être
maîtres des [choses les] plus importantes ?
Eh bien, non, en effet, dit-il.
Alors tu leur poseras comme règle (63) d'entreprendre
plus que tout cette éducation
à partir de laquelle il seront capables d'interroger et de répondre
avec la plus grande compétence ? (64)
[534e] Je
poserai cette règle, dit-il, avec toi en tout cas. (65)
Ainsi donc, il te semble, dis-je, moi, que, comme un faîte aux études, la dialektikè repose
pour nous tout en haut, et qu'aucune autre étude ne puisse à bon droit être placée
plus haut, mais que nous tenons [535a] à
présent le terme des études ?
Pour ma part, certes, dit-il.
(1) Sur les raisons qui me font renoncer à traduire le verbe grec dialegesthai, voir la note 46 à ma traduction de la section sur la ligne à la fin du livre VI. C'est la lecture du texte ici traduit qui va justement nous aider à mieux comprendre ce qu'a en vue le Socrate de Platon lorsqu'il l'emploie, lui et les mots de la même famille, et le traduire en français par un simple décalque comme « dialectique », qui a fini par prendre en français un sens technique qui n'est pas nécessairement celui que Platon avait en tête ne peut que nous compliquer la tâche en nous laissant croire que nous connaissons déjà ce dont il parle !...(<==)
(2) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)(3) « Cheminement
parmi... » traduit le mot grec methodos, dont vient le français « méthode », mais qui est construit sur la racine grecque hodos,
qui signifie au sens premier « route, chemin ». C'est le même
terme, que j'ai traduit alors par « plan de marche », que Socrate a
utilisé en 510b8, dans l'analogie de la
ligne, pour décrire le processus cognitif associé au dernier segment.
Et j'ai souligné dans la note sur ce
texte l'importance des termes impliquant une idée de mouvement dans
la description de ce processus, idée qui ne fait d'ailleurs que prolonger
l'image développée tout au long de l'allégorie
de la caverne. On retrouve cette insistance ici, puisqu'au mot methodos
est associé le verbe diienai (dielèluthamen)
qui signifie « aller à travers, traverser, parcourir ». Les études
les plus abstraites impliquent pour Socrate un cheminement, un véritable « mouvement », de l'âme.
On notera par ailleurs que le préfixe meta associé à
hodos dans methodos n'implique nullement l'idée de
démarche systématique et « méthodique » que l'on
associe à « méthode » en français, en particulier
depuis Descartes, mais renforce simplement l'idée de déplacement.
Et si l'on veut chercher d'autres nuances introduites par meta, c'est
du côté de l'idée de « communauté » qu'il
faut s'orienter. L'un des sens de meta est en effet « avec, en
commun avec », et il est clair que, pour le Socrate de Platon, la « méthode »
qui a sa préférence est bien un « cheminement avec »,
une « recherche en commun », bien plus qu'un travail « méthodique »
mené seul en chambre, aussi brillant soit-il. (<==)
(4) « Ce
qu'elles ont en commun » traduit le grec koinônian,
et « parenté » traduit suggeneian. Le mot koinônia
est dérivé de koinos, qui veut dire « commun » ;
son sens premier est « communauté ». C'est un terme important
dans la République, utilisé pour parler de la « communauté »
des femmes et des enfants en République,
V, 457d-466d, qui est en quelque sorte l'image de la « communauté »
qui doit régner en chacun de nous entre les différentes parties
de notre âme pour qu'une vie « communautaire » soit possible dans
la cité. Savoir distinguer ce que peuvent avoir en commun des choses
apparemment différentes, qu'il s'agisse comme ici de « sciences »
ou de tout autre chose, est une des caractéristiques principales du processus
d'« abstraction » qui doit nous permettre de progresser jusqu'aux plus
hautes « idées » et finalement jusqu'à l'idée du
bien. Le « cheminement parmi » (methodos, voir note précédente)
les sciences énumérées n'a pas pour but premier de faire
des apprentis philosophes des spécialistes de ces matières pour
elles-mêmes, mais de nous inciter, en trouvant des points communs entre
elles, à nous élever au dessus d'elles vers l'idée du bien.
Et c'est pourquoi il est si important de « cheminer » des unes aux autres,
pas nécessairement d'ailleurs de manière « méthodique »
au sens moderne, de manière à nous « familiariser » avec
elles toutes.
Et cette idée de « familiarité », dans laquelle on retrouve
la racine « famille », fait le lien avec le second terme utilisé
par Platon, celui de suggeneia, construit sur la racine genos, « race, famille, parenté », utilisé ici pour renforcer
l'idée d'un « lien » entre toutes ces disciplines.
On pourra noter que, par le choix de ces deux termes, Platon synthétise
en deux mots la double démarche qu'il décrit plus en détail
en Phèdre,
265d-e : en effet, si la koinônia met l'accent sur le
processus de rassemblement de choses apparemment diverses, c'est-à-dire
sur la « synthèse », la suggeneai, elle, met l'accent
sur l'idée d'une commune origine à partir de laquelle les « rejetons »
se multiplient, incitant plutôt à une démarche « descendante »
du parent commun vers les multiples descendants. (<==)
(5) « Rassemble
les raisons » traduit le grec sullogisthèi, du verbe
sullogizesthai, qui veut dire « rassembler par la pensée,
par le raisonnement », et dont vient le mot sullogismos, dont « syllogisme »
est le décalque français et qui fera fortune avec Aristote. Le
verbe sullogizesthai est lui-même dérivé du mot
sullogos, formé du préfixe sun- (« avec »)
et de logos, qui signifie entre autres « parole, discours »,
mais aussi « raison ». Un sullogos, c'est au sens premier un
regroupement de gens qui parlent, c'est-à-dire une assemblée,
et par généralisation, un rassemblement de quelque sorte que ce
soit, ou par spécialisation, un colloque, un entretien. Le sens premier
de sullogizesthai est donc « rassembler », mais il peut aussi
signifier « faire le compte de » (rejoignant le sens plus spécifiquement
mathématique de logizesthai « compter », issu du sens
de logos comme « compte que l'on rend à quelqu'un »
et tout simplement « compte ») ou encore « résumer »,
et bien sûr, « faire un raisonnement ».
Le verbe sullogizesthai est rare dans les dialogues (11 occurrences
en tout), et sullogismos encore plus (2 occurrences). Et ces termes
n'ont sans doute pas pour Platon le sens qu'ils prendront avec Aristote, même
s'il est vraisemblable qu'Aristote les ait empruntés à des passages
de Platon comme celui-ci. Pour Platon, le « rassemblement » que doit
faire l'esprit n'a pas à avoir le caractère « méthodique »
que lui donnera Aristote en « codifiant » le « syllogisme ».(<==)
(6) « Alliées » traduit le grec oikeia. Cet adjectif, construit sur la racine oikos, « maison », signifie au sens premier « qui appartient à la maison, domestique », et de là, « qui appartient à la famille (qui habite la même maison) », et donc « parent, allié » ; il signifie aussi « ce qui apartient en propre à quelqu'un (ce qui est dans sa maison) », et donc « privé », par opposition à « commun, public », c'est-à-dire, en grec, le « koinos » qu'on a trouvé à la racine de koinônia (cf. note 3). Platon réussit donc ici le tour de force d'exprimer à quelques mots d'intervalle presque la même idée, celle de « parenté », à l'aide de deux mots qui par ailleurs on le plus souvent des sens qui s'opposent directement (le « public » par opposition au « privé »). Et pourtant, il n'y a pas de doute sur le sens puisque, dans les deux cas, l'adjectif est mis en relation avec le pronom réciproque allèlôn, « les uns les autres » (tèn allèlôn koinônian dans un cas, allèlois oikeia, dans l'autre). Il n'en reste pas moins que ce choix a de quoi nous interpeller. Peut-être faut-il y voir une discrète suggestion que si le parcours à travers les sciences, la methodos, se fait dans une démarche, dans une recherche, commune, lorsqu'il s'agit de « rassembler par l'esprit », de sullogizesthai, c'est chacun pour soi, dans l'intimité d'une réflexion intérieure que les autres ne peuvent faire pour vous. (<==)
(7) Le verbe grec que je traduis par « j'en augure » est manteuomai, du verbe manteuesthai dont le sens premier est « rendre des oracles ». Ce verbe est construit sur la racine « mantis », « devin, prophète ». La réplique de Glaucon a donc une connotation « religieuse » que « prédire » ou « deviner », autres sens possibles de manteuesthai ne rendent pas suffisamment explicite, même si « deviner » vient en français de « devin » comme manteuesthai de mantis. A l'opposé, « prophétiser » donnerait à la réponse de Glaucon une solennité qu'elle n'a sans doute pas. (<==)
(8) Le mot grec
que j'ai traduit par « partition » est le mot
nomos, et celui qui est traduit par « prélude »
est prooimion. Ces deux termes ont une connotation musicale, mais pas
exclusivement, et Platon joue sans doute des multiples résonnances de
ces mots, qu'il est impossible de rendre en français. Nomos
est dérivé du verbe nemein, dont le sens premier est
« faire une attribution régulière de ».
De là un premier registre de sens pour nomos : « part,
portion » qui évolue vers « division de territoire »
(dont vient le français « nome »), ou vers « pâturage ».
Mais dans un second registre, l'accent est mis sur le caractère régulier
de l'attribution, sur le fait qu'il soit conforme à l'usage, ce qui conduit
pour nomos au sens « usage », puis « coutume »
et « loi » (le titre grec du dialogue de Platon appelé
en français « Les Lois » est Nomoi,
pluriel de nomos). C'est à partir de ce sens de « coutume,
loi » que nomos prend un sens spécialisé
dans le registre musical, pour désigner dans un premier temps un « mode
musical » (c'est-à-dire une « norme »
de composition musicale), puis tout simplement un « air »,
un « chant », c'est-à-dire une musique non pas improvisée, mais suivant une codification, une « partition ». Que Platon ait ici en vue le registre musical
est confirmé par le rapprochement avec prooimion, utilisé
par deux fois dans la phrase avant qu'apparaisse nomos. Prooimion
vient en effet de oimè, qui signifie « chant, poème »
(n'oublions pas que, chez les Grecs, les poèmes étaient chantés
par les raphsodes, dont Ion est un représentant mis en scène par
Platon dans le dialogue qui porte son nom). Le pro-oimion, c'est ce
qui vient avant (pro-) le chant proprement dit, c'est-à-dire
le prélude. Par extension, prooimion, comme « prélude »
en français, qui veut dire étymologiquement « ce que
l'on joue avant », dans un registre musical aussi, en vient à
désigner toute sorte de « préambule », d'« introduction ».
Et c'est en jouant sur ce double registre, mais en partant cette fois du sens
de « loi » pour nomoi que, dans Les Lois,
Platon fera introduire par l'Athénien les fameux prooimia aux
lois sur lesquels il passera plus de temps que sur les lois elles-mêmes.
Et ce rapprochement entre lois et musique n'a pas de quoi surprendre puisque,
pour Platon (cf. République,
II, 376e), comme d'ailleurs pour beaucoup de Grecs de son temps, comme en
atteste la formule mousikos anèr pour désigner un homme
instruit, la mousikè, c'est-à-dire l'ensemble des activités
placées sous la protection des Mousai (Muses), recouvre
tout ce qui a trait à l'éducation de l'âme (par opposition
à la gumnastikè, qui prend soin du corps), c'est-à-dire
toutes les disciplines « intellectuelles », dont l'étude
est poussée à son plus haut degré chez le philosophe-roi,
législateur de la cité.
La traduction de nomos par « partition », plutôt
que par « air », retrouve quelque peu le sens premier
de nomos avec le français « part » et,
sans aller jusqu'à évoquer les lois, utilise un terme musical
qui évoque plus qu'air l'idée de règle, de « contrainte »,
de quelque chose qu'il faut respecter.
Par le choix de ce mot au double registre, Platon suggère discrètement
que le dialegesthai dont il va maintenant parler est destiné
à nous mettre en « harmonie » avec le réel
qu'il nous fait appréhender, mais que ceci ne peut se faire n'importe
comment et que la pensée, pour atteindre son but, doit respecter certaines
« lois ».(<==)
(9) Comme je
l'ai indiqué dans la note sur le titre que j'ai donné
à cette section et dans la note sur 511b4
ou Socrate fait référence à tèi tou dialegesthai
dunamei, je renonce à traduire les termes de la famille de dialegein
pour permettre au lecteur de se faire sa propre idée sur leur sens à
partir du texte ici traduit. Notons cependant que le terme employé ici,
dialektikoi, est un adjectif et non un nom. Socrate ne parle donc pas
d'une catégorie de personne, mais d'une qualité qu'auraient ou
que n'auraient pas les personnes dont on parle.
Et les personnes dont on parle, ce sont hoi tauta deinoi, « ceux
qui sont forts en tout ça », c'est-à-dire dans toutes
les matières passées en revue auparavant (arithmétique,
géométrie, astronomie, géométrie dans l'espace,
harmonie). Le terme traduit par « forts », deinoi,
veut dire au sens premier « qui inspire la crainte », dans un contexte
initialement religieux, et de là « terrible, effrayant », puis « qui frappe l'imagination, étonnant,
extraordinaire » et donc « puissant, fort » ou encore « merveilleusement doué ».
Dans un langage quelque peu familier, on pourrait dire qu'il s'agit de gens « qui nous en mettent plein la vue »... Mais la simple discussion, le « dialogos », est-il possible avec de telles gens ?...(<==)
(10) Première
explicitation de ce que Socrate entend par le fait d'être dialektikos :
il s'agit d'être capable de dounai te kai apodexasthai logon.
Dounai est l'infinitif aoriste du verbe didonai, dont le sens
premier est « donner », et apodexasthai est l'infinitif aoriste
du verbe apodechesthai, dont le sens premier est « recevoir ».
Mais du fait de la multiplicité des sens de logos, on peut comprendre
la formule employée par Socrate de différentes manières,
et il n'est pas sûr qu'il ne faille pas, sinon les garder toutes, du moins
accepter une certaine polysémie. Ainsi, logon didonai peut vouloir
dire « donner la parole », mais aussi « rendre des comptes »,
ou encore « rendre raison » (c'est dans ces deux derniers sens qu'elle
est utilisée en 510c7, dans l'analogie
de la ligne). Quant au verbe apodechesthai, il signifie « recevoir »,
mais aussi « accepter », « admettre », « approuver »
ou encore « comprendre ». Ce qui semble clair, c'est que, qu'il s'agisse
ici de logon simple parole, de logon explication ou de logon
raison, il doit y avoir échange et réciprocité. Le dialektikos
est aussi bien celui qui sait ne pas monopoliser la parole et la donner aussi
aux autres que celui qui ne se contente pas de donner ses raisons,
ses explications, mais sait aussi écouter et à l'occasion
accueillir, recevoir, accepter, comprendre, celles des autres. C'est par la
confrontation des raisons, des discours, des points de vue, que l'on peut progresser
ensemble.
Mais on peut aller plus loin encore et évoquer aussi ce « logon
que l'âme parcourt tout du long [diexerchetai] avec elle-même »
qui, selon Socrate parlant à Théétète (Théétète,
189e6), constitue le dianoeisthai, ce que l'on pourrait traduire
par le « penser discursif », et que Socrate décrit encore comme
un dialegesthai intérieur de l'âme se faisant à
elle-même les demandes et les réponses jusqu'à parvenir
à une doxan (« opinion ») qualifiée de logon
(Théétète,
189e8-190a7), en accord avec l'étranger d'Élée qui
assimile dianoia (le résultat du dianoeisthai) et logos,
les définissant comme « dialogos intérieur de l'âme
avec elle-même » (Sophiste,
263e4). Dans ce context, le dialektikos ne serait-il pas aussi
celui qui, dans cet « échange » intérieur, sait à
l'occasion « accueillir » un logos qui lui vient d'un « au-delà »
du language ?
C'est pour laisser ouverte cette multiplicité de sens que j'ai décidé
de ne pas traduire ici logos, obligeant le lecteur à s'interroger
sur les sens de ce mot s'il ne lui est pas déjà familier. (<==)
(11) On appréciera
la manière dont Socrate parle de l'objet du dialegesthai : « ce dont nous disons qu'il faut le savoir (eidenai) » !
Avec cela, nous sommes bien avancés !... Non seulement Socrate se
garde bien de dire de quoi il s'agit, mais il va jusqu'à « relativiser »
sa formulation puisqu'il ne dit même pas « ce qu'il faut savoir »,
mais « ce dont nous disons qu'il faut le savoir » !
Le premier problème que doit affronter celui qui se veut dialektikos
est donc de déterminer l'objet même de sa recherche, ce qui mérite
vraiment d'être l'objet de son savoir...
Le mot traduit par « savoir » est eidenai. On pourrait donc
encore traduire ce membre de phrase par « ce dont nous disons qu'il
faut nous en faire une idée » pour rendre sensible en français
le fait que le verbe eidenai est le parfait du verbe horan, « voir » (« savoir », c'est donc en fait « avoir vu »),
verbe dont l'infinitif aoriste est idein, et qui est à la racine
aussi bien de eidos que de idea (et donc du « idée »
français), deux des termes souvent traduits par « idées ».
(<==)
(12) Je reprends ici pour traduire cette nouvelle occurrence de nomos la même traduction par « partition » qu'en 531d8 (voir note 8). (<==)
(13) « Conduit à son achèvement » traduit le grec perainei, du verbe perainein construit sur la racine peras, « terme, fin, limite, extrémité ». Une des caractéristiques du dialegesthai, impliquée par l'un des sens possibles du préfixe dia-, est d'aller jusqu'au bout, jusqu'au terme en tout cas accessible à notre entendement humain. (<==)
(14) Le grec
a seulement « onta noèton », mot-à-mot « étant
intelligible », accusatif masculin singulier qui renvoie bien sûr
à « ho nomos » dans la phrase précédente,
masculin aussi (que j'ai traduit par « la partition » pour des raisons
expliquées dans la note 8), et non pas à « hè dunamis » qui suit, féminin, que j'ai traduit
par « le pouvoir » plutôt que « la puissance » pour conserver
en français la différence des genres.
Noèton, c'est « ce qui est accessible au nous »,
c'est-à-dire à la pensée, à l'intelligence. C'est
le terme utilisé dans l'analogie de la ligne
en opposition à horaton, le « visible » pour qualifier
l'un des deux « ordres » (« lieux », « genres », le
vocabulaire est fluctuant, cf. note 3 à ma
traduction de cette section) qui seront ensuite figurés par les deux
segments du premier partage de la ligne (cf. 509d2,
sq.). Notons que le qualificatif ne s'applique pas à ce sur quoi porte
notre appréhension, mais à la démarche elle-même,
la « méthodos », le « nomos », par
quoi nous appréhendons cet ordre de choses. Déjà, dans l'analogie de la ligne, le noèton est
décrit et découpé en sous-segments par des démarches
plus que par les « objets » de ces démarches. Il semble bien
que, dans cet ordre, l'« objet » pensé soit indissociable (pour
nous au moins) de la démarche qui permet de l'appréhender (ce
qui ne veut pas dire que cet « objet » nous soit intérieur, puisqu'il
est toujours question de « cheminement » vers lui). Dans la perception
par les sens, c'est l'objet qui vient à nous et s'impose à nous ;
dans la perception par l'intelligenge, c'est nous qui allons vers l'« objet »
et le « découvrons » dans cette démarche même.(<==)
(15) Platon renverse ici l'analogie que suggère l'étymologie des termes eidos et idea, qui dérivent de formes d'un verbe qui veut dire « voir », en suggérant que c'est la vue qui cherche à imiter la démarche de l'esprit vers les « idées » et non pas le contraire. Le « nous avons dit » qui introduit la description de la démarche de la vue renvoie à l'allégorie de la caverne ici résumée, dont il faut rappeler qu'elle était, elle, introduite comme une parabole du processu d'éducation.
Si les références sont ici à la vue, les termes nomos et prooimion avaient, comme je l'ai dit, une connotation musicale qui renvoie donc à l'ouïe. Ce sont donc les deux sens principaux, ceux qui étaient mobilisés par Socrate dans sa discussion avec Hippias sur le beau, dans l'Hippias majeur, pour sa dernière tentative de définition du beau (tout aussi défaillante que les autres), comme
« ce qui nous fait éprouver du plaisir par l'ouïe et par la vue » (Hippias Majeur, 297e), qui sont ici utilisés pour fournir des « images » du dialegesthai. (<==)
(16) La formule dia tou logou utilisée ici et traduite par « par le logos » est une décomposition en ses composés du verbe dia-legesthai, puisque logos est le nom d'action dérivé du verbe legein/legesthai. Comme plus haut (voir note 10), je ne traduis pas logos, pour ne pas avoir à choisir entre ses multiples sens accceptables ici. (<==)
(17) Socrate réaffirme ici, comme il l'a déjà fait avec l'analogie du soleil et du bien et avec l'allégorie de la caverne, que c'est le bien (auto ho estin agathon) qui constitue le terme (telos) du dialegesthai. La parole, le discours, intérieur ou parlé, la raison (autant de sens possibles de logos) n'ont d'autre fin que de nous permettre de percevoir, d'apercevoir, ce qu'est le bien et d'en déduire ainsi ce qui constitue notre bien pour orienter vers lui notre vie et nos actes. Ce travail se fait au moyen (dia) du logos, mais aboutit à quelque chose qui n'est pas le logos lui-même, mais au delà du logos : il faut passer à travers (dia) le logos pour le découvrir à l'horizon de notre quête, comme le soleil est bien au delà du sommet de la colline, qui marque la limite de notre progression possible dans l'allégorie de la caverne. (<==)
(18) Le mot grec traduit par « démarche » est poreian, nom dérivé du verbe poreuein, « transporter, faire passer », lui-même dérivé de poros, « passage », qu'on retrouve dans des mots comme aporos ou aporia, pour décrire la situation bloquée (sans passage possible, sans issue) à laquelle aboutissent nombre de dialogues avec Socrate. Poreia signifie « marche, trajet, voyage » et aussi « démarche », au propre (la manière de marcher d'un homme ou d'un animal) ou au figuré. On est toujours dans l'image de l'allégorie de la caverne, où il fallait marcher pour sortir de la caverne et gravir la pente de la colline au dehors. Le dialegesthai n'est pas tant une méthode (au sens moderne) qu'une démarche, une progression vers quelque chose. (<==)
(19) Le mots grec que je traduis par « images » est eidôla. Dans cette phrase dont toute la première partie est un rappel de l'allégorie de la caverne, cette seconde étape, le « retournement » (la première est la libération, lusis), évoque le moment où le prisonnier est contraint à se retourner et découvre ce qui était jusque là derrière lui, ce dont il voyait les ombres, mais aussi le feu qui projette ces ombres et l'ouverture sur le monde extérieur. La plupart des traducteurs voient dans le mot eidôla une référence aux objets fabriqués dont le prisonnier voyait auparavant les ombres, et traduisent de manière à rendre claire cette signification (Chambry : « les figurines artificielles » ; Baccou : « les figures artificielles » ; Dixsault : « les images fabriquées » ; Piettre, Pachet, Karsenti/Prélorentzos : « les figurines » ; Cazeaux : « les marionnettes »). Le problème, c'est que le mot eidôla n'est jamais employé dans l'allégorie pour parler de ces objets fabriqués, alors qu'il y est employé, une fois et une seule, en 516a7 pour parler des « images dans les eaux des hommes et des autres choses » (ta te tôn anthrôpôn kai ta tôn allôn eidôla), c'est-à-dire de ce qu'est capable de regarder en premier le prisonnier au sortir de la caverne. On le trouve une autre fois, entre l'allégorie et la section ici traduite, en 520c4, et là, il est question de ceux que la cité a formés pour gouverner qui doivent « redescendre chacun à [leur] tour dans la demeure commune des autres et [s']habituer avec eux à examiner les choses obscures » (520c1-3) où ils « verr[ont] mille fois mieux que ceux de là-bas et [ils] reconnaîtr[ont] en chacune des images (eidôla) ce qu'elle est et de quoi [elle est image] » (520c3-5) : or, ce que l'on voit une fois revenu dans la caverne, ce ne sont que les ombres, et c'est donc cette fois les ombres elles-mêmes, et non les objets qui les produisent, que désigne le mot eidôla !... Ce que l'on peut en déduire, c'est que, si Platon a sans doute bien en vue ici principalement, sinon exclusivement, les figurines dont les prisonniers voient les ombres, le fait qu'il utilise pour les désigner un mot qui a été utilisé auparavant pour désigner d'autres représentations, les reflets dans l'eau des originaux de ces figurines hors de la caverne ou les ombres qu'elles produisent dans la caverne, montre que ce sur quoi il veut insister est plus le caractère commun à toutes ces représentations de n'être que des représentations d'autre chose, des images, que sur la spécificité de ces images particulières que sont les figurines par rapport aux ombres ou aux reflets. Hélas ! ces nuances de sens sont perdues si le traducteur varie sa traduction d'une occurrence à l'autre (ainsi, Chambry, qui traduit ici eidôla par « figurines artificielles », et Baccou qui le traduit par « figures artificielles », traduisent les deux premières occurrences par « images » ; Dixsault traduit par « reflets » la première occurrence, par « images » la seconde, et par « images fabriquées » la troisième ; Piettre traduit aussi par « reflets » la première fois, par « images » la seconde et par « figurines » la troisième ; Pachet traduit par « images » la première occurrence et par « figurines » les deux suivantes ; Karsenti/Prélorentzos traduisent par « reflets » la première occurrence, par « images » la seconde, et par « figurines » la troisième ; Cazeaux traduit par « images » la première occurrence, par « simulacres » la seconde, et par « marionnettes » la troisième ; Leroux traduit par « images » la première occurrence, par « figures » la seconde, et par « simulacres » la troisième ; seul Robin est consistent, en utilisant « simulacres » les trois fois). (<==)
(20) Le texte
grec unanime des manuscrits est ta en hudasi phantasmata theia, où theia est
l'accusatif neutre pluriel de l'adjectif theios, « divin »,
qualifiant les phantasmata (les apparitions) qui se produisent « dans
les eaux » (en hudasi). Comme je l'ai déjà dit dans la
note précédente, toute la première
partie de cette longue phrase est un rappel de l'allégorie
de la caverne et
cette référence
aux apparitions (images, reflets) dans les eaux renvoie à 516a7 où il
est question de en tois hudasi ta te
tôn anthrôpôn kai ta tôn allôn eidôla (« les
images dans les eaux des hommes et des autres choses ») et plus
encore à 516b4-5 qui
mentionne, à propos du soleil, en hudasi... phantasmata autou (« ses
apparitions dans les eaux »). Le caractère « divin » de
ces apparitions/images/reflets dans l'eau, par contre, lui, n'est pas mentionné dans
l'allégorie. Mais plusieurs traducteurs renvoient à propos de
ce qualificatif à Sophiste,
266b-d, où il est aussi question d'images naturelles (eidôla,
phantasmata, skiai), opposées aux images peintes par les hommes,
qui sont, comme ce dont elles sont images, qualifiées de theias en 266c5,
du fait justement qu'elles ne sont pas produites par l'homme.
Si ce qualificatif n'est donc pas invraisemblable sous la plume de Platon, il
n'en reste pas moins que la phrase telle qu'on la lit pose un problème
de construction d'ensemble qui a amené certains éditeurs (Ast et
Apelt, cf. note ad loc. dans l'édition Loeb de la République par
Shorey, qui, lui, défend la leçon des manuscrits) à proposer
de lire thea (« la contemplation », nominatif
singulier féminin) à la place de theia, faisant de ce
mot, non plus un qualificatif de phantasmata, mais un nom dont le rôle
grammatical apparaîtra dans une mise en parallèle les
deux parties du membre de phrase balancé par men...
de... auquel appartient le ta en hudasi phantasmata theia :
Leçon des manuscrits | Leçon corrigé | |
kai ekei et là |
||
pros men en ce qui concerne d'une part |
pros de en ce qui concerne au contraire |
pros de en ce qui concerne au contraire |
ta zôia les vivants |
ta en hudasi phantasmata theia les apparitions divines dans les eaux |
ta en hudasi phantasmata les apparitions dans les eaux |
te kai phuta kai to tou hèliou phôs et les plantes et la lumière du soleil |
||
eti tout de suite |
||
adunamia une incapacité |
thea la contemplation |
|
blepein de regarder |
||
kai skias tôn ontôn... et les ombres des étants |
kai skias tôn ontôn... et les ombres des étants |
Ce que montre cet arrangement qui présente en colonnes la première
partie, puis les deux leçons pour la seconde partie de la mise en opposition,
c'est que, avec la leçon des manuscrits, rien ne vient répondre à adunamia
blepein, ce qui fait que, si l'on voulait traduire au plus près,
cela donnerait : « et là, par rapport aux
vivants et aux plantes et à la lumière du soleil, impossibilité
de tout de suite les regarder, mais par rapport aux apparitions
dans les eaux et aux ombres des étants, et non plus des ombres d'images
projetées
par une lumière qui en est une autre (image) à en juger
par rapport au soleil !... », c'est-à-dire une
phrase qui reste en suspens quant à ce que veut introduire le « mais »,
supposant que l'auditeur, qui se souvient de l'allégorie
de la caverne présentée auparavant, saura suppléer ce
qui manque. Cela n'est certes pas impossible à accepter, dans la mesure
où, même si l'on corrige cette partie de la phrase, toute l'énumération
dont elle fait partie, qui commence avec le début de la réplique
de Socrate par hè de ge lusis... (« Mais alors,
la délivrance... ») et se poursuit par kai metastrophè... (« et
le retournement »), puis par kai... epanodos... (« et
l'ascension... »), pour en arriver à notre kai ekei...
adunamia blepein... (« et là... inmpossibilité de
regarder... ») est en fait une phrase sans verbe (d'où les
points de suspension que j'ai introduits à la fin) qui rappelle l'allégorie
de la caverne en prélude à la seconde partie qui commence par pasa
hautè hè pragmateia tôn technôn... echei... (« toute
cette application dans les arts... produit... »), c'est-à-dire
par un sujet qui renvoie, lui, à ce qui a suivi l'allégorie,
la description des divers sujets d'étude proposés par Socrate,
et un verbe (echei) qui est le seul verbe principal de la phrase.
Il faut donc comprendre que toute l'énumération initiale dont
fait partie la section en doute est mise là pour rappeler qu'elle est
une description allégorique de « l'application dans les
arts » dont il a ensuite été question en termes
directs (ce qui était d'ailleurs dit dès les premiers mots de
Socrate introduisant l'allégorie comme illustrant « notre
nature par rapport à l'éducation et au fait de ne pas être éduqué » (514a1-2).
Il n'en reste pas moins que la leçon des manuscrits conduit à multiplier
les sous-entendus qu'il faut suppléer dans la phrase. Et si l'on peut
à la rigueur admettre que blepein (« voir, porter
le regard sur »)
est sous-entendu dans la seconde partie, ce n'est plus possible pour adunamia,
puisque ce qui devrait être sous-entendu, c'est justement son contraire.
En fait, tous les traducteurs qui retiennent cette leçon (et tous ceux
auxquels j'ai eu accès le font) donnent de la phrase une traduction
qui en est plus une reformulation enrichie
qu'une traduction et introduisent des mots qui ne sont pas dans le texte pour
expliciter la contrepartie absente de adunamia blepein :
- Chambry (Budé) : « Rappelle-toi, repris-je, l'homme de la caverne qui, délivré de ses fers, se tourne des ombres vers les figurines artificielles et vers la clarté qui les projette, qui monte du souterrain vers le soleil, et qui là, se trouvant encore incapable de regarder les animaux, les plantes et la lumière du soleil, contemple dans les eaux leurs images divines, et les ombres des objets réels, et non plus les ombres des figures projetées par cette autre lumière qui n'est elle-même qu'une image du soleil. L'étude des sciences ... produit... » On passera sur les endroits où Chambry remplace des mots du grec par des termes plus proches de ceux de l'allégorie (comme par exemple lorsqu'il traduit eidôla, « images », par « figurines artificielles » pour mieux évoquer ce qui est décrit dans l'allégorie en 514b8-515a3) ou ajoute des détails pour mieux coller à l'allégorie (comme lorsqu'il parle de « la clarté qui les projette » alors que le grec n'a que to phôs, « la lumière ») pour faire remarquer qu'il supplée au début de la phrase toute une proposition principale (« rappelle-toi l'homme de la caverne qui... ») qui n'est pas dans le texte, qu'il transforme des noms en verbes de propositions relatives (lusis devient « délivré », metastrophè devient « se tourne », epanodos devient « monte », adunamia devient « se trouvant incapable »), et, pour le problème qui nous concerne, réussit le fait d'arme, alors qu'il ne signale dans son appareil critique aucune variante sur theia, de traduire comme s'il y avait à la fois theia et thea dans le texte, un thea qui, comme les noms précédents de l'énumération, devient chez lui un verbe (« contemple dans les eaux leurs images divines ») !...
- Robin (Pléiade) : « Or, en vérité, repris-je, le prisonnier délivré de ses chaînes ; détourné des ombres vers les simulacres et vers la lumière ; sa montée hors du souterrain vers le soleil ; son impuissance, une fois arrivé là, à fixer déjà son regard sur les animaux, les plantes, sur la lumière du soleil, mais bien sur leur apparence, apparence divine, à la surface des eaux, sur des ombres qui le sont d'êtres réels au lieu de l'être de simulacres et d'être les ombres dues à une lumière qui, elle-même, à la comparer à celle du soleil, est de même sorte que les simulacres : voilà la propriété que possède toute cette étude théorique des sciences... » Comme Chambry, Robin éprouve le besoin de faire mention du « prisonnier » dont il n'est pas explicitement question dans le texte, sans toutefois ajouter toute une proposition principale ; ensuite, il commence son énumération en remplaçant les deux premiers noms par des verbes (« délivré », « détourné ») pour finir en restant sur des noms (« sa montée », « son impuissance ») ; par contre, il n'hésite pas sur le theia, insiste même sur lui en redondant le mot « apparence » qu'il qualifie et ajoute une note qui renvoie au passage cité plus haut du Sophiste, et sa traduction de cette partie de la phrase reste assez proche du grec et reproduit en français le problème que pose le grec qu'il traduit, car le « mais bien sur... » fait pendant à « à fixer son regard sur... » et ignore le « son impuissance » qui précède, et qui, bien sûr, doit être inversé dans la reprise.
- Baccou (GF90) : « Rappelle-toi, poursuivis-je, l'homme de la caverne : sa délivrance des chaînes, sa conversion des ombres vers les figures artificielles et la clarté qui les projette, sa montée du souterrain vers le soleil, et là, l'impuissance où il est encore de regarder les animaux, les plantes et la lumière du soleil, qui l'oblige à contempler dans les eaux leurs images divines et les ombres des êtres réels, mais non plus les ombres projetées par une lumière qui, comparée avec le soleil, n'est elle-même qu'une image—voilà précisément les effets de l'étude des sciences ... » Cette traduction reproduit certains des défauts de la traduction Chambry, dont elle semble s'inspirer, à ceci prêt qu'elle conserve les noms dans l'énumération au lieu d'en faire des verbes, du fait qu'elle a remplacé les relatives par deux points après la principale ajoutée. Et, pour le point qui nous occupe, tout comme Chambry, Baccou traduit comme s'il y avait à la fois theia et thea.
- Dixsault (Bordas) : « La déliaison qui affranchit des chaînes et la conversion qui détourne des ombres vers les images fabriquées et vers la lumière, la montée enfin hors du souterrain vers le soleil ; l'impuissance, une fois là, à regarder les animaux, les plantes et la lumière du soleil, la capacité au contraire du regard à se fixer sur les simulacres divins projetés à la surface de l'eau et sur les ombres des objets fabriqués projetées par cette autre lumière qui, comparée à celle du soleil, n'en est que le pâle reflet : toute la pratique des arts... possède exactement cette puissance-là... » On retrouve bien cette fois, l'énumération de noms telle qu'elle figure dans le grec (« la déliaison », « la conversion », « la montée », « l'impuissance »), sans ajout d'un verbe principal au début ou d'une mention du prisonnier mais, lorsqu'on arrive à la partie qui nous occupe, Dixsault ajoute à cette énumération un terme, « la capacité du regard à se fixer sur », qui n'est pas dans le texte.
- Piettre (Nathan Intégrales de philo 16) : « Le prisonnier de la caverne délivré de ses chaînes, qui laisse les ombres pour se tourner vers les figurines et la lumière ; sa montée hors de la caverne vers le soleil ; son impuissance à porter ses regards sur les animaux, les plantes, la lumière du soleil, qui l'oblige à contempler d'abord leurs images sur les eaux et leurs ombres, images divines et ombres d'êtres réels, et non plus ombres des figurines projetées par cette autre lumière qui n'est elle-même que l'image du soleil, voilà les effets de l'étude de toutes ces disciplines... » Piettre introduit lui aussi une mention du prisonnier et réorganise l'énumération en propositions coordonnées et subordonnées où les noms sont rendus tantôt par des verbes à divers temps, tantôt par des noms ; il transforme la relation d'opposition du men... de... grec en une principale sans verbe (« son impuissance à porter ses regards sur... ») suivie d'une relative (« qui l'oblige à... ») dans laquelle il supplée un verbe, « contempler », qui suggère que, lui aussi, traduit comme s'il y avait à la fois thea et theia.
- Pachet (Folio essais 228) : « Eh bien, dis-je, détacher les hommes de leur lien, les faire se détourner des ombres pour les orienter vers les figurines et vers la lumière, et les faire remonter depuis le souterrain jusque vers le plein soleil ; et là, à cause de leur incapacité à porter déjà leurs regards sur les être vivants, les plantes, et sur la lumière du soleil, faire que leurs regards se portent plutôt sur les apparences divines apparues à la surface de l'eau et sur les ombres des choses qui sont réellement, et non plus sur les ombres des figurines, ombres projetées par cette autre lumière qui, à en juger par comparaison avec le soleil, est elle-même comme une ombre ; eh bien c'est ce que toute la pratique des arts... possède la capacité de réaliser... » Pas de verbe principal ajouté, mais les noms de l'énumération sont devenus des verbes à l'infinitif et le simple men... de... du grec est devenu « à cause de... faire que leurs regards se portent plutôt... », c'est-à-dire que Pachet a explicité dans sa traduction tout ce qui n'est pas explicitement dans le grec en faisant en sorte que l'impuissance qui commande la première partie de l'oppositon disparaisse de la seconde.
- Cazeaux (Poche Philo 4639) : « Et ces opérations qui consistaient à défaire les chaînes, à faire volte-face des ombres vers les marionnettes et vers la lumière, à quitter le souterrain pour le soleil vers qui l'on remontait, et là, si les êtres réels, toute la nature et la lumière du soleil restaient encore interdits à la vue, à porter le regard vers les reflets divins ou les ombres des êtres réels, au lieu des ombres des marionnettes que projetait cette autre lumière, à en juger par le soleil, à partir de ces ombres mêmes—ces opérations évoquent toute l'activité laborieuse de nos disciplines. Elles ont la même capacité... » Cazeaux revient à l'option d'introduire l'énumération par un ajout explicatif (« et ces opérations qui consistaient à ») qui n'est pas dans le texte, et lui aussi transforme les noms en verbes dans des propositions infinitives et, pour la section qui nous concerne, transforme le adunamia blepein en « restaient interdits à la vue » et ajoute, pour introduire la seconde partie de l'opposition un « de porter le regard vers » pour suppléer à l'absence de pendant explicite en grec à adunamia blepein.
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier, Classiques de la philosophie 15) : « Rappelle-toi
la libération du prisonnier : sa conversion des ombres vers les figurines
et la lumière qui les éclaire, son ascension du souterrain vers
le soleil ; et là, d'un côté, son impuissance à voir
les animaux, les plantes et la lumière du soleil, mais de l'autre, son
aptitude à voir leurs divines images sur la surface de l'eau et les ombres
des êtres (non plus celle des figurines projetées sur la paroi par
ce qui n'est qu'une image de la lumière du soleil). Si elle est faite
avec soin, toute cette pratique des arts... a précisément la force... » Ici
encore, un verbe principal absent du grec est ajouté au début de
la phrase, mais l'utilisation de la ponctuation (deux points) évite de
transformer les noms de l'énuméraiton en verbes ; pour la
partie qui nous intéresse, les traducteurs ont ajouté « son
aptitude à voir » pour suppléer à l'absence
de contrepartie à adunamia blepein dans le grec.
- Leroux (GF653) : « Cette libération de leurs liens, dis-je, et cette réorientation du regard, des ombres vers les simulacres et puis vers la lumière, et cette remontée depuis la grotte souterraine jusque vers le soleil ; et une fois parvenu là, cette direction du regard vers les apparences divines à la surface des eaux et vers les ombres des choses qui sont réellement—et non comme avant vers les ombres des simulacres, ombres projetées par une autre lumière, telle qu'elle semble une lumière remplie d'ombre si on la compare au soleil, en raison de l'incapacité de regarder immédiatement les animaux, les plantes et la lumière du soleil—voilà tout ce que cette entreprise des arts... a le pouvoir de réaliser. » Comme Dixsault, Leroux reste plus proche du grec en rendant telle quelle l'énumaration de noms décrivant les étapes de la progression (« cette libération », « cette réorientation », « cette remontée »), jusqu'à la partie de phrase dont nous nous occupons, où il intervertit l'ordre des deux membres en opposition et ajoute un « cette direction du regard » qui n'est pas dans le grec pour faire pendant au « l'incapacité » qui rend, plus loin, le grec adunamia, rendant par ailleurs l'opposition suggérée par le men... de... grec par un « en raison de... » qui introduit le premier terme de l'opposition renvoyé à la fin et précède immédiatement le « l'incapacité » qui traduit adunamia.
Certes, le sens général reste le même, mais l'impression d'ensemble est que tous les traducteurs éprouvent le besoin de mettre les points sur les « i » là où Platon reste allusif et de réécrire leur propre résumé de l'allégorie de la caverne en s'inspirant plus ou moins librement du texte de Platon.
Je pense pour ma part que la phrase serait plus satisfaisante avec, à la
place de theia, un terme qui fasse pendant à adunamia blepein,
ou au moins à adunamia. Outre la raison grammaticale d'équilibre
entre les deux parties de l'opposition, une autre raison qui me pousse à cette
conclusion est que si, comme je l'ai dit au début de cette note, le qualificatif theia pour
les phantasmata n'est pas impossible sous la plume de Platon, il reste
que tout ce passage suit de près le texte de l'allégorie dont il
reprend nombre de termes (au point même que la plupart des traducteurs éprouvent
le besoin d'en rajouter) et ce theia serait le seul « corps étranger » dans
ce rappel, et un corps étranger qui n'est pas anodin ! Introduire
en passant et dans un simple résumé un tel attribut pour des images
alors que, lorsqu'il est introduit dans le Sophiste, il est mis en valeur
par l'étranger, interpelle son interlocuteur et donne lieu à une
explication, me semble surprenant de la part de Platon, surtout dans une phrase
où l'attention
serait détournée
par le fait qu'on attend autre chose qui ne vient pas (la contrepartie du adunamia
blepein).
Si donc on accepte l'idée qu'il pourait y avoir ici une corruption du
texte, il est certain que l'option thea, « contemplation », est
celle qui vient le plus naturellement à l'esprit. Elle a pour elle de
renvoyer au theasaito de 516a9 et
au theasasthai de 516b6 dans
l'allégorie (formes conjuguées du verbe theasthai, « contempler », construit
sur la racine thea).
Mais on peut envisager une option plus osée : dans l'allégorie, theasthai est
utilisé, non pas à propos de la première période
où le prisonnier se retrouve
à l'air libre et où il ne peut encore que regarder les ombres et
les reflets dans l'eau, mais à propos de l'étape suivante, où il
devient capable de « contempler » les
objets célestes, les astres et la lune pendant la nuit, et enfin le soleil
lui-même.
Or ce qui est ici mis en parallèle avec l'allégorie de la
caverne, c'est l'étude des disciplines qui viennent d'être décrites,
arithmétique,
géométrie, astronomie, harmonie, dont Socrate vient de dire qu'elles
ne sont que le prélude à ce qui doit suivre et dont il va maintenant être
question. Il est donc vraisemblable que le parallèle n'est pas complet
et ne va pas jusqu'à
l'étape de « contemplation » ultime, qui correspond
au dialegesthai. Si donc on revient au vocabulaire de
l'allégorie, le premier terme employé pour la phase à laquelle
renvoie notre section, celle où l'on ne peut encore regarder que les ombres
et les reflets dans l'eau des hommes et des autres créatures, est sunètheia (516a5),
que j'ai traduit par « habitude », et qui est
construit sur la racine èthos, « usage, coutume, habitude »,
par adjonction du préfixe sun-, « avec »,
dans le sens de « habitude en commun », ou tout simplement « habitude » avec
implication d'une relation à autre chose ou d'une communauté entre
personnes. Dans le résumé que fait ici Socrate de l'allégorie,
où il utilise des noms qui
sont pour la plupart des noms d'action renvoyant à diverses phases de
l'allégorie
(n'oublions pas que ce que l'on décrit est un processus d'éducation,
plus que des états), un terme qui conviendrait bien ici pour décrire
la phase envisagée serait un mot grec signifiant « accoutumance »,
c'est-à-dire, non pas l'habitude, mais le processus qui produit
cette habitude. Le
verbe grec signifiant « habituer, accoutumer » est ethizein,
construit sur la racine ethos, « coutume, usage, habitude »
(de signification voisine de èthos, mais moins fréquent
que lui et de sens plus restreint, dans la mesure ou èthos a élargi
son sens à celui de « caractère,
comportement », ajoutant ainsi à son registre de sens un sens
de connotation plus individuelle et personnelle). Il existe un nom d'action dérivé
de ethizein, to ethisma,
mais il semble que ce soit un terme tardif, dont on ne trouve qu'une occurrence
chez Platon, en Lois,
VII, 793d4, au pluriel (ethismata), associé à nomima (« usages,
lois, coutumes ») et
dans un sens qui n'est pas clairement distinct de celui d'ethos ou d'èthos,
ou du nomima auquel il est associé. Et c'est là le seul
exemple d'utilisation que fournit le LSJ, qui donne comme sens « custom,
habit ».
Le Bailly cite, outre le passage cité des Lois, une seule autre
occurrence, chez Xénophon, Équitation,
VI, 13, où le mot est associé à un autre mot rare, didagma,
signifiant « enseignement, leçon », sans que sa
signification ressorte clairement entre « accoutumance » et « habitude ».
Un autre nom, ho ethismos, est donné par le Bailly avec le sens
de « action
d'accoutumer », mais aussi celui d'« usage, coutume »,
et par le LSJ avec le sens de « accustoming, habituation » et
au pluriel « habits, usages », mais ce terme ne se trouve
nulle part chez Platon, et tous les exemples fournis dans l'un ou l'autre de
ces dictionnaires proviennent d'Aristote ou sont plus tardifs. Bref, il semble
que Platon n'avait pas à sa disposition de terme ayant clairement la nuance
de sens d'« activité suscitant l'habitude » et,
si c'est bien là ce qu'il voulait exprimer, il n'est pas impensable qu'il
ait créé pour l'occasion un néologisme, comme il l'a fait
en d'autres occasions. On peut d'ailleurs noter que la plupart des noms d'action
de cette liste sont des termes rares, voire même peut-être eux aussi
des mots forgés par Platon,
et ont donc sans doute été choisis avec soin : metastrophè (« retournement »),
ne figure que 2 fois dans les dialogues, une première fois quelques pages
plus haut, en 525c5, et ici, et ce sont là les
deux seules occurrences du terme que mentionne le Bailly (le LSJ y ajoute, dans
un sens un peu différent de « turn of events »,
une citation de la Septante, la traduction grecque de la Bible effectuée
par des juifs d'Alexandrie au IIIème siècle avant J.C., c'est-à-dire
bien après Platon) ; epanodos (« ascension »)
ne figure que 3 fois dans les dialogues, en Phèdre,
267d4, quelques pages plus haut dans la République, en 521c7,
et ici, et si le Bailly fournit un peu plus d'exemples que pour metastophè,
aucun n'est antérieur à Platon (un des exemples renvoie à une
des lettres d'Euripide, mais il s'agit sans doute d'apocryphes). On trouve de
même, un peu plus loin
dans la phrase, le mot epanagogè (« élévation »)
dont c'est la seule occurrence dans les dialogues, dont le Bailly ne donne comme
exemples que cette occurrence dans Platon et une autre en Thucydide,
VII, 34, 6 ,
dans un sens faisant référence à une manœuvre contre
l'ennemi dans un combat naval. Pour l'action d'accoutumance, il pourrait donc
avoir créé un terme rappelant le mot sunètheia qu'il
avait utilisé dans l'allégorie en ne gardant que la racine ètheia qui,
justement parce qu'il se distinguait de èthos qui désigne
l'habitude acquise, alors que sunèthos n'existait
pas pour faire contraste avec un sunètheia où l'accent était
sans doute plus sur le sun- ajouté pour insister sur le fait
qu'il fallait s'habituer à quelque chose, orientait la compréhension
vers l'action d'acquisiton par opposition à l'état acquis (l'èthos),
avec une terminaison rappelant celle de paideia, l'éducation
en tant que processus, à laquelle était consacrée la discussion
depuis l'allégorie de la caverne.
Je propose donc de lire le probable néologisme ètheia à
la place de theia, et, pour rendre en français cette probable création
de Platon, je le traduis par un néologisme en français, « habituation »,
qui, comme ètheia en grec commence comme èthos et
finit comme paideia,
commence comme la traduction française de èthos, « habitude »,
et finit comme la
traduction française de paideia, « éducation ».
Finalement, pour expliquer la corruption du texte, probablement ancienne, on
peut supposer dans le texte original une élision du alpha final de phantasmata devant
le hèta initial de ètheia. Si en effet on se rappelle qu'au
temps de Platon, on écrivait les mots en majuscules uniquement, sans accents,
sans esprits, sans signes de ponctuation (et donc sans signe d'élision), et sans
espaces entre les mots, mais comme une simple suite continue de lettres, la séquence
phantasmat' ètheia ressemblait à ceci : ,
alors que la séquence des manuscrits, phantasmata theia, aurait
ressemblé à ceci :
.
On voit qu'il suffisait que les deux barres du hèta majuscule (« H »)
aient été un peu inclinées au lieu d'être bien parallèles pour que, ayant à choisir
entre un mot inconnu et une lettre mal formée, un copiste ait préféré
voir un alpha (« A »)
aux barres légèrement écartées plutôt qu'un hèta aux barres inclinées. (<==)
(21) « Du plus fiable dans le corps » traduit le grec tou saphestatou en sômati. Cette périphrase désigne bien évidemment les yeux, que le commun des mortels considère comme les organes les plus capables de nous apporter une connaissance certaine, dans l'ordre du moins que Platon qualifie justement de « visible », et qui sont ici mis en regard de tou beltistou en psuchè (« du meilleur dans l'âme »), c'est-à-dire de la partie de l'âme qui rend possible le logos. L'adjectif qu'utilise Platon, au superlatif, pour qualifier les yeux est saphès, dont le sens est « clair, manifeste, évident », et par suite « véritable, sûr, digne de confiance ». C'est donc par le degré de confiance qu'on leur accorde (« je ne crois que ce que je vois », disent nombre de personnes) que Platon caractérise ici, non sans une certaine ironie, les yeux, espérant que l'allégorie de la caverne nous aura incité à réfléchir sur cette confiance (qu'il aurait sûrement trouver piquant qu'on qualifie d'aveugle pour en augmenter encore l'intensité lorsqu'on dit par exemple : « j'ai en toi une confiance aveugle »...) que nous mettons dans la vue au détriment de ce dont elle n'est pour lui que l'image, comme il vient de le dire, l'« œil » de l'esprit... (<==)
(22) Le parallèle qui est établi est donc le suivant :
tèn dunamin kai epanagôgèn le pouvoir et l'élévation |
|
tou beltistou du meilleur |
tou saphestatoui du plus fiable |
en psuchè dans l'âme |
en sômati dans le corps |
pros tèn thean vers la contemplation |
pros tèn vers celle |
tou aristou du plus excellent |
tou phanotaton du plus lumineux |
en tois ousi d'entre les étants |
en tôi sômatoeidei te kai horatôi
topôi dans le lieu de forme corporelle et visible |
On notera que le parallélisme est rigoureux, à la non répétition près des mots en vert qui sont sous-entendus la seconde fois, jusqu'à l'avant dernier terme inclus. Par contre, lorsqu'il s'agit de décrire ce parmi quoi l'un est le plus excellent, l'autre le plus lumineux, le parallèlisme rigoureux cesse. Un pluriel d'un côté, et, oh surprise ! du côté des « étants », un singulier de l'autre. Un simple participe présent, ousi, participe présent au datif neutre pluriel de einai, « être », d'un côté ; un nom au singulier assorti de deux qualificatifs de l'autre. Et ce nom renvoie au « lieu », c'est-à-dire en quelque sorte à ce qui fonde l'unité de notre monde visible en lui servant de réceptacle. Quant au premier qualificatif de ce lieu, c'est sômatoeidès, qui associe en un même mot le sôma, le corps matériel, et l'eidos, la forme, l'« idée », et pourrait se traduire mot à mot par « en forme de corps », c'est-à-dire « de l'espèce des corps ». C'est cette présence d'un eidos associé au corps qui explique le second qualificatif de « visible », ou plutôt, c'est parce que notre « âme » est capable d'extraire des données brutes de la vue, qui, comme telles, ne sont que des taches de couleurs diverses, des eidè, que la vue peut alimenter notre réflexion en nous faisant prendre conscience de l'existence autour de nous d'« êtres » distincts les uns des autres dans le continuum spacio-temporel un qu'est le « lieu » visible (voir sur ce point la note 34 à ma traduction de la section 73c-77a du Ménon). Ce choix de termes qui est comme un concentré de métaphysique platonicienne qui risque d'en prendre plus d'un à contrepied, n'est certainement pas innocent. Sômatoeidès est en effet un mot rare (en dehors des occurrences dans les dialogues de Platon, on ne le trouve qu'une fois dans tous le corpus disponible sur le site Perseus, chez Strabon, un géographe ayant vécu au tournant de notre ère, en Géographie, IX, 3, 11), dont c'est la seule occurrence dans la République, et qu'on ne trouve que 9 fois en tout dans les dialogues, dont 5 fois dans le Phédon (81b5, c4, e1, 83d5, 86a2), les autres occurrences étant dans le Politique (273b4) et dans le Timée (31b4, 36d9). C'est aussi un de ces mots dont aussi bien le Bailly que le LSJ ne donnent pas d'exemples d'utilisation antérieures à Platon et il n'est pas impossible que, là encore, il s'agisse d'une création de Platon. Et même si l'utilisation du suffixe -eidès était courante en grec pour former des adjectif signifiant « en forme de.. », « de ... apparence » (ainsi, on trouve déjà chez Homère theoeidès, « semblable aux dieux, d'apparence divine », ou eueidès, « de belle apparence, gracieux »), il est difficile de croire que Platon, qui nous montre dans le Cratyle qu'il est sensible à l'étymologie des mots et y fait disserter Socrate sur les qualités requise de l'instaurateur des noms (Cratyle, 389a-391a), n'ai pas été conscient des résonnances métaphysiques que pouvait évoquer le rapprochement en un même mot de sôma et d'eidos, surtout dans un tel contexte. C'est la raison pour laquelle j'ai essayé de rendre ce rapprochement sensible en français en traduisant sômatoeidei non pas simplement par « corporel », mais par « de forme corporelle ». (<==)
(23) Cette remarque de Glaucon explicite ce qui reste sous-jacent à toute la discussion entre Parménide et Socrate dans la première partie du Parménide : ce n'est pas parce qu'on ne parvient pas à se faire une conception claire de ce que sont les « idées » qu'il faut les rejeter, si les rejeter pose autant, voire plus, de problèmes que les accepter sans trop savoir dire ce qu'elles sont. Ce n'est pas parce qu'on ne « voit » pas trop ce que peut être l'ordre intelligible qu'il faut en nier l'existence si le rejeter nous conduit à des conclusions encore plus inacceptables, comme le montrera l'étranger d'Élée en opposant fils de la terre et amis des formes dans le Sophiste. Plus généralement, ce n'est pas parce qu'on est incapable de démontrer une propositon que son contraire est vrai, incapables de rendre clair un concept que ce concept doit être abandonné. Et ce n'est pas parce que la raison, le logos, ne peut nous donner toutes les réponses, qu'il faut rejeter en bloc le logos et tomber dans la mysologie dénoncée au cœur du Phédon. (<==)
(24) « Le mode » traduit le grec ho tropos. Ce mot, dont le sens premier est « direction », et qui signifie « manière, façon » dans un sens très général, a aussi, comme nomos et prooimion utilisés plus haut, un sens à connotation musicale et signifie alors « mode, mélodie, ton chant ». C'est parce que « mode » a aussi ce double registre en français que je l'ai retenu pour traduire ici tropos. Le mot avait déjà été utilisé quelques lignes plus haut, au début de la réplique de Glaucon, dans la locution allon tropon, que j'ai rendue par « d'un autre point de vue », faute de pouvoir utiliser là une traduction qui suggère la connotation musicale du mot. (<==)
(25) « La puissace du dialegesthai » traduit (partiellement, puisque je renonce à traduire le verbe dialegesthai, pour les raisons que j'explique dans la note 1) le grec hè tou dialegesthai dunamis, formule qui est apparue pour la première fois en République, VI, 511b4 dans l'analogie de la ligne, et qu'on va retrouver deux fois encore dans les pages qui suivent (533a8 et 537d5) avant qu'elle réapparaisse dans le Parménide dans la bouche de Parménide (Parménide, 135c2) et dans le Philèbe (Philèbe, 57e7). (<==)
(26) Toute la fin de la réponse de Glaucon multiplie les termes, noms et verbes, qui évoquent le voyage, la marche, le cheminement, restant en cela dans le registre de la métaphore qui sous-tend l'allégorie de la caverne et qu'on retrouve au début de la section ici traduite avec des termes comme methodos, comme je l'ai signalé dans la note 3. (<==)
(27) Interprétée à la lumière de l'allégorie de la caverne que Socrate vient de rappeler, cette remarque sur l'incapacité pour Glaucon de suivre Socrate ne veut pas nécessairement dire que le cas de Glaucon est désespéré, mais peut-être seulement qu'il est trop pressé et que l'ascension ne peut être menée en une seule fois jusqu'à son terme. Comme l'a indiqué l'allégorie, il faut passer par des périodes d'accoutumance entre les étapes de la progression. (<==)
(28) « Empressement » traduit le grec prothumias, qui exprime la tension du thumos (la partie intermédiaire de l'âme dans la tripartition de la République) « vers » (pro-) quelque chose. Le mot peut se traduire par « bonne volonté », « ardeur », « zèle », « enthousiasme », « empressement » ou des termes équivalents. (<==)
(29) Comme dans l'allégorie de la caverne, je traduis eikona par « tableau », réservant le mot « image » pour a traduction de eidôlon (voir note 5 à la traduction de l'allégorie et note 19 ci-dessus) (<==)
(30) « Ce
que du moins ça me semble en effet » traduit
le grec ho ge dè moi phainetai. La traduction de ce membre
de phrase pose problème car presque tous les mots sont suceptibles
de plusieurs sens. Prenons-les donc l'un après l'autre :
- ho est le relatif hos au neutre singulier nominatif
([ce] qui) ou accusatif ([ce] que). Il renvoie à auto to alèthes, « le
vrai lui-même », adjectif neutre substantivé, qui
précède
immédiatement et identifie ce qu'on verrait si l'on était capable
de suivre Socrate, et qui ne serait plus une eikona (un « tableau »,
une « image », une « représentaiton »)
de ce dont on parle. Mais, selon le sens qu'on donne à phainetai,
on peut le penser sujet ou complément direct de ce verbe qui, dans ce second
cas, aurait un sujet implicite, ce qui est tout à fait possible en grec où
l'on n'a pas de pronoms personnels sujets.
- ge est une de ces particules dont le grec est friand et dont
la traduction est toujours délicate, et que souvent les traducteurs
préfèrent
ignorer pour ne pas alourdir la traduction. Le problème ici est que ge peut
aussi bien avoir un sens intensif (« certes, assurément »)
qu'un sens restrictif (« du moins »).
- dè est une seconde de ces particules, qui, elle aussi,
peut avoir plusieurs sens : soit elle a un sens temporel, lui-même variable
entre « à
présent », « déjà », « désormais » et « alors », soit
elle marque une simple transition dans le raisonnement (comme pourrait le faire
« maintenant » ou « à présent » en
français entre les étapes d'une démonstrations), soit elle peut elle aussi
avoir un sens intensif (« certes,
en vérité »).
- moi est le seul mot qui ne pose pas de problèmes dans cette
proposition c'est le datif de egô, « à moi »,
qui est complément d'attribution du verbe phainetai.
- phainetai, enfin, est la troisième personne du singulier du
présent de l'indicatif moyen ou passif du verbe phainein. Ce
verbe peut être transitif et signifier « montrer, mettre en
lumière, faire connaître », ou intransitif et signifier
« devenir visible, venir à la lumière, se montrer, apparaître ». Mais
à partir de ces sens, le verbe évolue au moyen vers un sens de « paraître » où,
comme en français, l'accent se déplace de la manifestation (« le
soleil paraît à l'horizon ») vers le doute (« il
paraît qu'elle est malade »). Ainsi, la formule phainetai,
est souvent utilisée pour signifier « il paraît », « il
semble ».
On pourrait donc aussi bien traduire (1) : « ...le
vrai lui-même qui en effet alors se montre à moi » que
(2) : « ...le
vrai lui-même, ce que du moins ça me semble en effet »,
ou encore (3) : « ...le vrai lui-même, celui qui
du moins à présent se montre à moi ».
Et ces trois options n'épuisent pas les combinaisons possibles de sens des
termes. Le seul indice pour éventuellement orienter notre choix ne vient pas
de la proposition elle-même, mais de ce qui suit, qui explicite une restriction
en se demandant si c'est ontôs (« vraiment, réellement » :
adverbe formé sur le participe présent ôn, ontos de einai, « être ») ou
pas que l'on peut affirmer ça.
Ce que l'on peut dire au delà du mot à mot des traductions, c'est que Socrate
veut à la fois insister sur le fait qu'il y a quelque chose à découvrir au
terme du parcours, quelque chose qui phainetai, qui se donne à « voir »,
mais que le caractère de « vrai » (alèthes)
de ce quelque chose reste en question et que savoir si ça ne fait que « sembler » (phainetai)
vrai ou si ça l'est ontôs est au dessus de nos forces,
comme va le préciser la suite en utilisant le verbe diischurizesthai construit
sur la racine ischus, « force », et que j'ai
traduit par « épuiser ses forces ».
Dans son ambiguïté, à l'articulation entre l'affirmation du « voir » (idein)
et l'expression du doute (ei ontôs è mè), cette
proposition relative tente de suggérer les deux. (<==)
(31) Socrate continue de jouer sur les ambiguïtés du verbe phanein puisqu'ici, c'est ce verbe, utilisé à l'actif et que j'ai traduit par « rendre visible », qui décrit le résultat de la mise en œuvre de la puissance du dialegesthai, prenant la place donc du verbe idein (« voir ») utilisé auparavant. Pour marquer le doute qui subsiste, il est utilisé à l'optatif avec an (phèneien an), rendu dans la traduction par « pourrait rendre visible ». On peut aussi remarquer que, dans le texte grec, aucun complément d'objet n'est explicité pour ce verbe, pas même par un pronom. Faut-il y voir une discrète suggestion que ce que la puissance du dialegesthai « pourrait rendre visible, faire paraître, manifester » est indicible, au delà du logos ?... (<==)
(32) « Expérimenté » traduit l'adjectif grec empeiros, qui signifie « doté de peira », peira étant un mot signifiant « expérience, essai, tentative » (on retrouve ce mot grec à la racine du français « empirique »). La puissance du dialegesthai n'est pas d'abord une affaire de « recettes », de « techniques », mais bien une affaire de pratique. C'est à force de dialegesthai, de conversations menées sérieusement et sincérement sur des sujets appropriés que l'on acquiert l'expérience du logos qui permet de le dépasser et d'atteindre à cet indicible qu'il dévoile. (<==)
(33) Glaucon reprend ici mot pour mot sous forme affirmative l'expression qu'a utilisée Socrate deux répliques plus haut sous forme négative pour couper court à une investigation sur le fait de savoir si c'est ontôs (« vraiment, réellement ») ou pas qu'on aurait accès au vrai au terme de la recherche (voir le dernier paragraphe de la note 30 ) : Socrate disait alors que ouket' axion touto diischurizesthai, Glaucon répond ici à une nouvelle question de Socrate que touto axion diischurizesthai. Oui ! cela vaut la peine d'épuiser ses forces à essayer d'aller jusqu'au bout de ce que permet le logos, même si la certitude absolue n'est pas au bout du chemin et il vaut mieux chercher à avancer, à parcourir jusqu'au bout (diienai, le verbe que vient d'employer Socrate et que j'ai traduit par « passer en revue ») les domaines de connaissance qu'il nous ouvre pour faire l'expérience (voir note précédente) de ce qu'on peut découvrir au terme plutôt que d'épuiser ses forces à disserter a priori sur la nature et la réalité de ce que l'on pourrait trouver au terme si on décidait de se lancer dans l'aventure !… (<==)
(34) « À propos de chaque ça-même » traduit le grec autou ge hekastou peri. Je n'ai pas voulu ajouter au grec où l'on ne trouve que des pronoms neutres, un mot français comme « chose » ou « être » qui pollue le texte, soit en « chosifiant » ce qui est en cause, qui est absolument n'importe quoi, soit en y introduisant un terme (« être ») qui est trop lourd de sens dans un tel contexte pour qu'on puisse se permettre de l'ajouter là où il n'est pas, surtout lorsque justement, il est utilisé aussitôt après dans la même phrase pour dire qu'on s'intéresse à ho estin hekaston, à « ce que chacun est ». L'accent de ce membre de phrase porte sur le autou, qui est renforcé à la fois par sa position en début de proposition (le peri étant rejeté à la fin du groupe nominal auquel il appartient, tournure qui n'est pas exceptionnelle en grec) et par le ge qui le suit immédiatement et qui porte donc sur lui. Ce dont il est question ici, c'est donc de tout ce qui peut être considéré comme étant un « lui », une « elle » ou un « ça » et dont on cherche justement à savoir ce qu'il est, ce qu'elle est ou ce que c'est en vérité. (<==)
(35) Le sujet de cette proposition est allè tis methodos, « quelque autre cheminement », dans lequel on retrouve le terme methodos qui a été employé par Socrate en 531d1. J'ai déjà dit dans la note 3 qu'il me semblait important de conserver dans la traduction de ce terme l'idée de « cheminement » impliquée par la racine grecque hodos (« route, chemin ») plutôt que celle qu'implique aujourd'hui le mot « méthode » qui en est le décalque français mais qui met l'accent sur le caractère « systématique » du cheminement. Ici, cette insistance est mise en évidence par le fait que c'est précisément le mot hodos lui-même qui suit methodos, utilisé au datif hodôi comme complément de moyen du verbe epicheirei dont methodos est sujet : le texte grec est en effet allè tis epicheirei methodos hodôi... (« un autre cheminement entreprend par un certain chemin... ») dans lequel le verbe est venu s'intercaler entre les adjectifs indéfinis allè et tis et le nom auquel ils se rapportent, methodos, pour permettre le rapprochement de methodos et hodôi. Il est alors pour le moins paradoxal que certains traducteurs donnent au datif hodôi le sens adverbial de « méthodiquement », suivant le parcours inverse de celui qui a conduit le mot methodos à prendre, à partir de sa racine hodos et sous l'effet du préfixe meta- qui introduit une idée de progression à travers ce que l'on parcourt (plus que de rigueur dans le procédé) le sens de parcours « méthodique » !... Que l'expression hodôi utilisée seule, comme ici ou en Phèdre, 263b7, puisse avoir un sens adverbial proche de l'anglais « in a way » (« way » est une des traductions possibles de hodos en anglais), c'est-à-dire « d'une certaine manière » (mot à mot « par un [certain] chemin »), c'est probable, et que le fait de dire qu'on suit « un certain chemin » veuille souligner qu'on ne se déplace pas n'importe comment, c'est possible aussi, mais c'est à mon avis forcer le sens que de le tirer vers celui de « méthodiquement » ou « systématiquement » (« systematically » en anglais, comme le fait Shorey). (<==)
(36) Le mot « arts » que
j'ai utilisé pour traduire le grec technai est a prendre dans
un sens très large qui ne se limite pas aux activités « techiques » au
sens moderne, comme le montre la description très générale que donne ensuite
Socrate de ce dont il veut parler. Il envisage ici toute activité tournée vers
la création (genesis)
ou l'assemblage d'éléments préexistants (sunthesis,
pris dans son sens étymologique de « placement ensemble »),
et aussi les activités d'« entretien » désignées
collectivement sous le terme de therapeia
(le mot grec dont vient le français « thérapie »)
pris ici dans un sens beaucoup plus général que simplement médical
puisqu'il est spécifié qu'il concerne à la fois tout ce qui croît, ta
phuomena (du verbe phuein dont vient phusis, la nature,
et à travers lui le français « physique »),
c'est-à-dire toutes les créatures « naturelles » du
monde physique (ce qui implique que le terme englobe aussi bien la médecine
que l'élevage ou l'agriculture), que tout ce qui a été assemblé, ta sunthitemena, c'est-à-dire
les productions de l'activité humaine qu'il ne suffit pas de créer ou d'assembler,
mais qu'il faut aussi ensuite entretenir, réparer, restaurer, etc. (on notera
que le découpage entre phuomena et sunthitemena est
plus large que le découpage entre genesis et sunthesis,
puisque les phuomena, ce sont justement les êtres qui ne sont pas
produits, c'est-à-dire créés (comme par exemple une statue sculptée) ou assemblés
(comme par exemple un navire ou une maison), par l'homme, ce qui ne veut pas
dire qu'ils ne peuvent être l'objet de soins de la part des hommes pour favoriser
leur croissance, comme le montrent l'agriculture et l'élevage).
Tous ces « arts » sont par ailleurs mis par Socrate
en rapport avec les opinions (doxai) et les désirs (epithumiai)
des hommes. La préposition grecque qui est utilisée pour mettre en relations
les technai et tout ce qui les spécifie, aussi bien ici doxai et epithumiai,
que genesis, sunthesis et therapeia, est la préposition pros,
qui peut désigner toutes sortes de rapports, et pas seulement des rapports
de finalité. C'est pour rester aussi ouvert que le grec que je l'ai traduite
par « en
rapport avec » plutôt que par « en vue de ». Ce
que Socrate semble suggérer ici, c'est que toutes les activités humaines qu'il
qualifie de technai s'appuient sur des opinions, ne serait-ce
que quant à leur caractère bénéfique ou pas pour l'homme, et sont motivées
par le souci de satisfaire des désirs de
l'homme, epithumiai étant ici à prendre dans un sens beaucoup plus
large que celui qu'il a quand il l'utilise pour désigne la partie « inférieure » multiforme
(d'où le pluriel) de l'âme, celle qui est le plus en prise avec sa dimension
corporelle, c'est-à-dire dans un sens qui peut aussi bien inclure le désir
d'apaiser la faim qui justifie l'agriculture et l'élevage que le désir de beauté
qui conduit à l'activité artistique du poète ou du sculpteur. (<==)
(37) Le mot grec que je traduis par « comme en état de veille » est hupar, terme qui s'oppose à onar, racine du verbe onneirôttein, « rêver », qu'on trouve peu avant dans la phrase : onar, c'est « en rêve » et hupar, c'est « à l'état de veille ». La traduction par « en réalité » forcerait le texte en préjugeant du fait que ce qu'on voit en état de veille est bien la réalité. (<==)
(38) La solidité
des théories mathématiques dépend de la solidité et de la stabilité de leurs
fondements, qui s'expriment par des axiomes, des définitions ou des hypothèses.
Des mots comme « fondements » ou « fondations »
rendent mieux le sens étymologique du grec hupothesis, mot
à mot « ce qui est posé sous », que son
décalque français « hypothèse » qui,
justement parce qu'il est un décalque, fait perdre le sens premier du mot.
Socrate met l'impuissance de ces sciences à « voir » to
on, l'étant, ce qui est, sur le compte du caractère akinèton de
ces « fondements », c'est-à-dire en quelque sorte sur
ce qui fait leur stabilité, le fait qu'ils ne « changent » pas : akinètos veut
dire « privé de kinèsis, c'est-à-dire de
mouvement, mouvement étant pris dans un sens très général, non limité au déplacement,
mais incluant aussi toute sorte de changement.
Socrate ne reproche pas ici aux géomètres et à ceux qui pratiquent des disciplines
similaires d'être bornés, d'être incapables de changer d'hypothèses de départ
même si celles-ci conduisent à des résultats absurdes ou contradictoires,
comme si le fait de changer la série d'axiomes dont ils partent pour développer le
même genre de théories (des théories relevant de leur discipline)
pouvait avoir une chance de les rapprocher de la « réalité »,
ou au moins d'une « vision » plus
proche de l'état de veille, comme si, par exemple, toute la question était
de savoir si c'est la géométrie euclidienne ou la géométrie riemannienne qui
nous approche le plus de la réalité. Il constate simplement que, pour
pouvoir avancer dans leur domaine, ils doivent considérer leur
principes de départ comme intangibles, tant du moins qu'ils
ne sont pas invalidés par les conséquences qu'on en tire,
et ne pas en changer au gré des démonstrations successives. C'est celà même
qui les caractérise en tant qu'hupotheseis. Mais c'est aussi
ce qui interdit d'y trouver une explication, un logon de la réalité,
une explication de ce qui est. Le géomètre pose par définition que
le carré est une figure composée de quatre côtés égaux formant à leurs jonctions
quatre angles droits. Et il en tire des conséquences, comme par exemple que
le carré formé sur la diagonale d'un carré donné a une superficie double de
celle du carré de départ. Et pourtant, à l'état de veille,
il ne voit jamais un carré correspondant à sa définition, car tous les carrés
« réels » de notre monde physique ne sont que
des approximations du carré « idéal » sur
lequel il raisonne et ne sont donc même pas des carrés à proprement parler
répondant à sa définition. C'est en ce sens qu'on peut dire que le carré du
géomètre est un « rêve ». Mais le
problème de savoir si ce « rêve » a plus
de « réalité » que les approximations de
carrés qu'il voit éveillé, si l'ordre « intelligible » auquel
participe cette construction de son esprit est plus ou moins « réel » que
notre monde matériel, n'entre pas dans le champ de perspective du
géomètre et il ne peut pas raisonner en
tant que géomètre sur
ces questions, mettre en cause la validité hypothétique mais
non questionnable de ses définitions. Ce n'est qu'en devenant autre chose que
géomètre qu'il peut, en s'appuyant sur la conscience qu'il a prise en tant
que géomètre de l'« existence », sous une
forme sur laquelle il ne s'est pas posé de questions tant qu'il raisonnait
en géomètre, d'« objets » de pensée sur
lesquels il parvenait à raisonner mais qui n'avaient pas de « réalité » matérielle,
se demander quelle forme d'« existence » ces « objets
de pensée » manipulés par le géomètre peuvent bien avoir.
Et c'est bien dans cette perspective que Socrate préconisait l'étude des disciplines
mathématiques dans les pages qui précèdent la section ici traduite, non pour
leur valeur propre, mais pour le questionnement qu'elles peuvent susciter dans
un esprit curieux au delà de ce qui est leur champ d'investigation propre.
Et c'est en ce sens qu'il faut comprendre le heôs an, « aussi
longtemps que... » : non pas « aussi longtemps qu'il
s'entêtera sur ses hypothèses », mais « aussi
longtemps qu'il restera géomètre, qu'il raisonnera en tant que géomètre »,
et que donc il s'interdira par méthode de tenir un discours
(logon didonai), de rendre raison, dans un logon autre que
celui du géomètre, des fondements, des hupotheseis, qu'il
pose au départ pour pouvoir raisonner en géomètre. (<==)
(39) « Artifice » traduit le mot grec mèchanè, dont vient le français « mécanique », et qui désigne, de manière très large, et en bonne ou mauvaise part, tout ce qui est le produit de l'invention humaine, une machine aussi bien qu'une ruse, une invention ingénieuse aussi bien qu'une machination diabolique, tout ce qui donc est « artificiel » par opposition à ce qui est « naturel », c'est-à-dire de l'ordre de la phusis. (<==)
(40) Socrate reconnaît au discours du géomètre, ou de celui qui pratique une discipline similaire, la capacité de « lier ensemble » (sumplekein) un « point de départ » (archè), un « résultat final » (teleutè) et des « intermédiaires » (ta metaxu) selon un discours cohérent (homologia), mais refuse que, dans la mesure où ce dont on part et sur quoi on s'appuie reste de l'ordre de « ce qu'on ne connaît pas » (ho mè oiden), ce discours, aussi cohérent soit-il, se voit qualifier d'epistèmè, de « savoir » et non pas simplement d'« art » (technè). Comme je le disais dans la note précédente, le géomètre peut bien montrer sans incohérence que le carré construit sur la diagonale d'un carré donné a une surface double du carré de départ, en premant pour archè la définition du carré « idéal », mais, comme il ne sait pas ce que c'est que ce carré au delà de la définition purement formelle qu'il en donne, son discours n'est pas « savoir », mais « art », « technique ». Il pourra en dériver des applications pratiques dans la vie courante, en matières d'arpentage, d'architecture ou que sais-je encore, mais il ne sera pas plus avancé pour cela en termes de connaissance de ce qui existe ou pas (to on), en termes de connaissance de ce que sont, en tant que telles, ces entités immatérielles dont il parle, qu'il lie les unes aux autres et sur lesquelles il raisonne juste et sans contradiction. (<==)
(41) Le texte grec est hè dialektikè methodos, methodos étant féminin en grec (comme « méthode » en français). Mais comme j'ai pris le parti de traduire methodos par « cheminement » (voir note 3), qui est masculin, et par contre de ne pas traduire dialegesthai et dialektikos (voir note 9), je me sens obligé ici, pour ne pas choquer les héllénistes, de remplacer dans la traduction le féminin de l'original, dialektikè, par un neutre, dialektikon, moins choquant à côté de « cheminement ». (<==)
(42) Les
deux mots grecs que j'ai traduits respectivement par « collaborateurs » et
par « coretourneurs » sont sunerithoi et de sumperiagôgoi.
- Sunerithos est composé du préfixe sun- (« avec,
ensemble ») et de erithos, qui signifie « ouvrier
à gages, moissoneur, valet de ferme ». Le mot est rare et
on ne le trouve qu'une autre fois dans les dialogues, en Lois,
X, 889d4, appliqué comme ici à des technai.
-
Sumperiagôgoi est encore plus rare, puisque c'en est la seule
occurrence dans tous les dialogues, et même dans tous le corpus grec
disponible sur le site Perseus,
et il n'est pas impossible que ce soit un néologisme forgé par
Platon. À la racine de ce mot, on trouve le verbe agein, « mener,
conduire, diriger », auquel un premier préfixe, peri- (« autour »),
s'ajoute pour former le verbe periagein, qui signifie « conduire
autour, promener autour » (appliqué par exemple à un cheval),
mais aussi, « faire tourner, tourner, retourner », sens
dans lequel il est employé par deux fois dans l'allégorie de la caverne, à
propos des prisonniers qui ne peuvent periagein (« tourner »)
la tête (514b2) et que l'on oblige ensuite
à periagein (« tourner ») le cou au
début de leur libération (515c7).
L'ajout d'un second préfixe, sun- (qui
devient sum- devant
le pi de periagein) conduit au verbe sumperiagein, beaucoup
plus rare que periagein, qu'on ne trouve pas dans les dialogues, mais
dont on trouve 3 occurrences chez Xénophon, dans le sens d'« emmener
avec soi dans ses pérégrinations ». Sumperiagôgos est
un nom d'acteur dérivé de ce verbe tout comme agôgos, « guide » est
dérivé d'agein. Dans la traduction que j'en donne par
le néologisme « coretourneurs », je privilégie
l'allusion que j'y vois à l'emploi de periagein dans l'allégorie
de la caverne, puisque tout le « cheminement » éducatif
au terme duquel on arrive ici est présenté par l'allégorie comme
un
« retournement » de l'âme. (<==)
(43) Socrate indique bien ici que son langage n'est pas toujours rigoureux et qu'il lui arrive, pour se conformer à l'usage et du fait de l'habitude (dia to ethos), d'employer epistèmè (« savoir, science, connaissance ») dans un sens « faible » où il est presque synonyme de technè (« art, technique »), alors qu'en rigueur de termes, ce mot devrait être réservé à la connaissance la plus haute et la plus complète, une connaissance qui ne soit pas fondée sur des « hypothèses ». Mais il reconnaît en même temps que certaines technai comme celles qui ont été passées en revue dans les pages précédentes, arithmétique, géométrie, etc., mériteraient un nom spécifique, distinct à la fois de technè et d'epistèmè, qui manifeste qu'elles sont plus que de simples opinions (doxai), mais pourtant pas un savoir au sens le plus plein du terme (epistèmè utilisé dans son sens rigoureux). Cet aveu est important pour réaliser qu'il ne faut pas chercher dans les dialogues une rigueur technique dans le vocabulaire qui nuirait à leur compréhension en ignorant l'usage et l'habitude des lecteurs (ce qui ne veut pas dire que Platon ne sait pas être rigoureux dans l'usage des mots quand il l'estime nécessaire, mais seulement que cette rigueur ne doit pas devenir un carcan et n'est pas toujours de mise). Il est important aussi par rapport à la compréhension de l'objet même de toute cette discussion, la dialektikè methodos, le dialegesthai, qui est fondé sur le logos mais qui ne peut se dispenser d'en accepter les contraintes et les usages : il ne s'agit pas de réformer le langage pour lui donner une rigueur qui ne serait qu'illusoire, mais d'apprendre à l'utiliser avec toutes ses imperfections pour arriver à le dépasser et à en faire l'outil qui nous permet d'accéder à ce qui est au delà de lui. Pour nous aider à comprendre cela, Socrate utilise ici quelques expressions très imagée. Il nous parle de l'« œil de l'âme » (to tès psuchès omma ») qui serait « complètement enseveli dans un bourbier barbare » (en borborôi barbarikôi). Le barbaros, pour un grec, c'est celui dont on ne comprend pas la langue, dont le parler n'est qu'un borborygme indistinct qu'imite justement le mot bar-bar- qui trouve son origine dans une onomatopée. Ici, Platon redouble l'effet en rapprochant le mot barbarikos du mot borboros (« fange, bourbier ») comme pour renforcer encore l'effet d'un langage indistinct. Dans cet état initial où l'image de l'œil de l'âme remplace celle du prisonnier enchaîné, nous sommes tous comme en pays « barbare » confrontés à un logos qui nous est opaque, ou qui du moins fait écran à notre perception de ce qu'il « imite » et prétend décrire. Mais, comme dans l'allégorie de la caverne, il va s'agir ici aussi de nous élever au dessus de ce « bourbier » et c'est le « cheminement dialectique » (hè dialektikè methodos) qui va nous le permettre pourvu que nous sachions prendre notre temps (èrema, « doucement, lentement »). Dans ce cheminement, le rôle que peuvent jouer les technai comme l'arithmétique, la géométrie, et les autres qui viennent d'être décrites, est décrit par deux mots, sunerithoi et sumperiagôgoi, que j'ai analysés dans la note précédente et qui, vu leur rareté, n'ont sûrement pas été choisis au hasard par Platon. Les deux termes sont construits avec le préfixe sun-, comme pour insister sur la complémentarité de toutes ces technai : c'est ensemble qu'elle peuvent nous permettre de dépasser chacune d'elles pour progresser vers ce qu'aucune ne peut seule permettre d'atteindre. Chacune nous ouvre un aspect de la réalité, et c'est par la multiplication des point de vues partiels que l'on peut justement enrichir notre perception du réel dans sa globalité. Si, dans ma traduction de sumperiagôgoi, j'ai privilégié l'idée de retournement qui renvoie à l'usage de periagein dans l'allégorie de la caverne, on peut aussi comprendre ce mot comme suggérant l'idée de « tourner autour », c'est-à-dire d'aborder l'étude sous de multiples points de vue en « tournant autour » de ce que nous cherchons à saisir, to on, ce qui est. Or, cette idée de complémentarité, de multiplicité des points de vue, s'applique aussi au niveau du langage : pour ne pas se laisser piéger par les mots, il faut savoir accepter que le même mot ait plusieurs sens et que plusieurs mots capturent mieux la réalité de quelque chose qu'un seul, chacun sous un angle légèrement différent et en renvoyant à d'autres images, à d'autres significations voisines qui peuvent contribuer à éclairer ce que chaque mot ne saisit que partiellement de ce dont on parle. (<==)
(44) Dianoia, traduit par « réflexion », est le terme qu'a utilisé Socrate dans l'analogie de la ligne pour désigner l'opération correspondant à la partie inférieure du segment de l'intelligible (voir en particulier la synthèse finale, en 511d8), par opposition à la noèsis qui correspond à l'opération associée à la partie supérieure de ce meêm segment. (<==)
(45) Le membre
de phrase qui suit le « dit-il » de Glaucon dans cette
réplique pose problème. Les éditeurs et traducteurs du
texte de Platon hésitent
sur le fait de savoir s'il faut l'attribuer à Glaucon ou à Socrate
et l'estiment incompréhensible en l'état, quelles
que soient les variantes textuelles retenues. La plupart d'entre eux y
voient une interpolation tardive, sans doute d'inspiration stoïcienne,
et certains traducteurs ne le traduisent même
pas. Voyons donc, pour commencer, ce qu'il en est du texte grec et des traductions
proposées, avant d'examiner
les arguments en faveur de telle ou telle option et d'apporter notre propre
contribution au débat.
Pour ce faire, il est nécessaire de replacer le texte douteux dans
son contexte immédiat, en commençant
vers la fin de la réplique précédente de Socrate, en 533d7.
- Les
manuscrits (désignés par les lettres A, D, F et M) donnent
le texte suivant, que je présente sans ponctuation ni indications de
changement d'interlocuteur
(il faut se rappeler que, du temps de Platon, un texte écrit était
une suite de lettres majuscules sans accents, esprits, ou ponctuation ni espace
entre les mots) en mettant en rouge la section douteuse :
esti d' hôs emoi dokei ou peri onomatos [hè (F)] amphisbètèsis
hois [tosoutôn (A F M)/tosouton (D)] peri
skepsis [hosôn (A F M)/hoson (D)] hèmin
prokeitai ou gar oun ephè [all' ho (A
M)/allo(F
D)] an
monon dèloi pros tèn hexin saphèneiai [legein(F
M)/legei(A D)] en psuchèi areskei [oun(F
D)/goun (A M)] èn
d' egô hôsper...
c'est-à-dire (les mots qui varient d'un manuscrit à l'autre sont
en gras) :
- manuscrit A : esti d' hôs emoi dokei
ou peri onomatos amphisbètèsis
hois tosoutôn peri skepsis hosôn hèmin
prokeitai ou gar oun ephè all' ho an
monon dèloi pros tèn
hexin saphèneiai legei en psuchèi areskei goun èn
d' egô hôsper...
- manuscrit D : esti d' hôs emoi dokei
ou peri onomatos amphisbètèsis hois tosouton peri
skepsis
hoson hèmin prokeitai ou gar oun ephè allo an
monon dèloi pros tèn hexin saphèneiai legei en
psuchèi areskei oun èn d' egô hôsper...
- manuscrit F : esti d' hôs emoi dokei
ou peri onomatos hè amphisbètèsis hois tosoutôn peri
skepsis hosôn hèmin prokeitai ou gar oun ephè allo an
monon dèloi pros tèn hexin saphèneiai legein en
psuchèi areskei oun èn d' egô hôsper...
- manuscrit M : esti d' hôs emoi dokei
ou peri onomatos amphisbètèsis hois tosoutôn peri
skepsis
hosôn hèmin prokeitai ou gar oun ephè all'
ho an monon
dèloi pros tèn hexin saphèneiai legein en
psuchèi areskei goun èn d' egô hôsper...
Les variantes en dehors de la partie en rouge, article (hè)
dans le manuscrit F devant amphisbètèsis absent des
autres manuscrits, accusatif singulier tosouton... hoson dans le
manuscrit D là où les autres ont tosoutôn... hosôn au
génitif pluriel,
et hésitation entre oun et goun vers la fin ne changent
guère
le sens et sont sans influence sur le problème
ici envisagé.
- Burnet, dans le volume IV des Platonis opera pour
Oxford Classical Texts, donne le texte suivant (je reproduis à partir
de maintenant dans toutes les citations qui suivent, en grec ou en traduction,
la ponctuation et la disposition typographique de l'édition citée,
qui indique en particulier les marques de changements d'interlocuteurs ;
par ailleurs, dans les autres textes grec cités, je
mets en gras les endroits où ils
s'écartent
des quatre manuscrits) :
Esti d', hôs emoi dokei, ou peri onomatos amphisbètèsis,
hois tosoutôn peri
skepsis hosôn hèmin
prokeitai.
Ou gar oun, ephè.
All' ho an monon dèloi pôs tèn
hexin saphèneiai legein en psuchèi < arkesei;
Nai. >
Arkesei oun, èn
d' egô, hôsper...
Burnet, comme on peut le voir, fait du membre de phrase douteux une réplique à part
entière
de Socrate en ajoutant
à la fin un verbe qui n'est pas dans les manuscrits. Pour ce
faire, il doit aussi ajouter une réplique à Glaucon pour des
raisons qui seront précisées plus loin (présence du èn
d' egô, « repris-je », dans la phrase suivante,
qui marque le début d'une réplique de Socrate).
Par ailleurs, il modifie le verbe initial de la réplique suivante de
Socrate, en remplaçant areskei,
3ème personne du singulier de l'indicatif présent actif du verbe areskein (« il
plaît, il convient, il est satisfaisant ») par arkesei,
3ème personne du singulier de l'indicatif futur actif du verbe arkein (« il
suffira »), qu'il suppose répété entre la fin
de la réplique litigieuse
et le début de cette réplique (ce qui pourrait expliquer, dans
sa perspective, la perte de la réplique
intercalaire de Glaucon, car un copiste peut en effet sauter quelques mots
quand le même mot
est répété à l'identique à peu d'intervalle
dans le texte qu'il copie), et qui convient mieux là où, selon
lui, il manque dans les manuscrits, c'est-à-dire
comme verbe principal de la partie douteuse, qui n'en a pas. Enfin, il transforme
le pros des
manuscrits en un pôs (« en
quelque sorte »). L'édition des OCT n'inclut pas de traduction,
mais on peut penser que le sens supposé par Burnet est quelque chose
comme « mais
il suffira seulement de dire avec clarté ce qui peut en quelque sorte
montrer la possession dans l'âme ».
- Shorey, dans son édition de la République pour
la collection Loeb, propose le texte suivant, qu'il dit dans une note de critique
textuelle être
celui de Hermann dans l'édition Teubner, mis
entre crochets comme le fait Adam, et
ne le traduit pas dans sa traduction en anglais, ce qu'il explique dans
une note à la traduction par le fait que ce texte « is
hopelessly corrupt and is often considered an interpolation » (est
irrémédiablement corrompu et est souvent considéré comme
une interpolation) :
Esti d', hôs emoi dokei, ou peri onomatos amphisbètèsis,
hois tosoutôn peri skepsis hosôn hèmin prokeitai.
Ou gar oun, ephè· [all' ho an monon
dèloi pros tèn exô saphèneian,
ha legei
en psuchèi, arkesei.] Areskei goun, èn
d' egô, hôsper...
Le point en haut entre ephè et le début de la section
douteuse implique que celle-ci est attribuée à Glaucon et constitue
la suite de sa réponse. Nous ne chercherons pas à préciser
le sens que pouvait donner Shorey à ce texte, puisque lui-même
ne le traduit pas, donnant de cet ensemble la traduction (en anglais) suivante :
« But I presume we shall not dispute about
the name when things of such moment lie before us for consideration.” “No,
indeed,” he
said.* * *“Are you satisfied, then,” said I… »
- Chambry, pour l'édition Budé de la République,
donne le texte suivant :
Esti d', hôs emoi dokei, ou peri onomatos amphisbètèsis,
hois tosoutôn peri skepsis hosôn hèmin prokeitai.
Ou gar oun, ephè· †all'
ho an monon dèloi
pros tèn
hexin saphèneiai
legei en psuchèi†.
Areskei oun, èn d' egô, hôsper...
Il indique dans les notes de critique textuelle qu'il considère la section
entre les deux †, qu'il attribue à Glaucon, comme étant
une glose corrompue et il donne la traduction suivante de ce passage :
« Mais ce n'est pas, je pense, le moment de contester sur le nom,
quand on a des questions aussi importantes à débattre que celles
que nous nous sommes proposées.
Non, en effet, dit-il [; il
nous suffit d'un nom qui fasse voir clairement notre pensée].
Je suis donc d'avis, repris-je, de faire comme... »
Une note sur le texte entre crochets indique : « J'ai
donné du texte mis entre deux croix la traduction que demande le passage
et que semble indiquer les mots de cette phrase dont la construction est impossible ».
Si l'on consulte maintenant les traductions :
- Jowett (texte disponible sur Internet sans notes) traduit
(en anglais) : « But
why should we dispute about names when we have realities of such importance to
consider ?
Why, indeed, he said, when any name will
do which expresses the thought of the mind with clearness ?
At any rate, we are satisfied, as before...
- Robin (Pléiade) traduit : « Mais
à mon sens, il n'y a pas place pour un débat sur la dénomination,
quand on a à examiner des points de l'importance de ceux en face desquels
nous sommes placés. — Non,
en effet, dit-il ; ce serait en revanche assez qu'elle
put exprimer avec clarté ce qu'elle dit relativement à cette manière
d'être dans l'âme. — Il
suffira donc, repris-je, ainsi qu'on l'a fait... » et indique
dans une note sur « il suffira » : « depuis
"ce serait...", traduction conjecturale d'un texte corrompu ».
- Baccou (GF90) traduit : « Mais il
ne s'agit pas, ce me semble, de disputer sur les noms quand on a à examiner
des questions aussi importantes que celles que nous nous sommes proposées.
Certes non ! dit-il.
Il suffira donc, repris-je, comme précédemment... »
et il indique dans une note sur « dit-il » : « Nous
n'avons pas traduit les mots : all' ho an monon dèloi
pros tèn hexin sapheneiai legei en psuchè, qui ne présentent
aucun sens satisfaisant, et que nous considérons, avec J. Adam, comme
interpolés ».
- Bloom (Basic Books) traduit (en anglais) : « But,
in my opinion, there is no place for dispute about a name when a consideration
is about things so great as those lying before us.
No, there isn't, he said.
Then it will be acceptable, I said, just as before... »
et
indique dans une note sur « he said » : « in
all but one of the manuscripts there follows a sentence of which there are several
versions, none wholly intelligible. Hence I have left it out of the translation.
Its point is apparently that if the clarity of the name mirrors the clarity of
the soul in the particular faculty, Glaucon will be content ».
- Dixsault (Bordas) traduit : « Mais
ce n'est pas ici, me semble-t-il, le lieu d'entamer une controverse sur le nom,
quand on a à examiner des questions de l'importance de celles qui se posent à nous. — Non,
en effet. — Il suffira de procéder.... »
Aucune note ne justifie la suppression du texte litigieux, qu'elle
ne traduit pas.
- Piettre (Nathan) traduit : « Mais
il ne s'agit pas de disputer du nom quand nous avons à examiner des sujets
aussi importants que ceux qui se présentent à nous.
G. — Non, en effet, ce
que le mot révèle seulement avec clarté dans notre situation,
c'est ce qu'il dit à l'âme.
S. — Il suffit donc, comme on l'a
fait auparavant... »
et, dans une note sur « à l'âme »,
indique « texte
corrompu ».
- Pachet (Folio essais 228) traduit : « Mais
il n'y a pas lieu, à ce qu'il me semble, d'ouvrir une controverse sur
le nom, quand on a à examiner des choses aussi importantes que celles
que nous avons devant nous.
— Non, en effet, dit-il.
< — Alors
suffira ce qui fait seulement voir comment désigner avec clarté l'état
qui est dans l'âme ?
— Oui >.
— Il suffira donc, dis-je, comme auparavant... »
et commente en note sur « oui » : « le
texte de ces deux répliques figure dans tous les manuscrits sauf un, mais
il n'est pas sûr qu'il soit de Platon. Adam le considère comme une
interpolation due à un commentateur d'inspiration stoïcienne, donc
tardive » (Pachet
commet une erreur en suggérant que la seconde de ses deux répliques
entre crochets, le nai traduit
par oui, est
dans tous les manuscrit, alors que c'est une addition de Burnet),
et en note sur « il suffira » : « Il
suffira donc : arkesei, au lieu de areskei ("il me
plait")
qui figure dans les manuscrits, est une correction proposée par Burnet ».
- Cazeaux (Poche philo 4639) traduit : « Ce
n'est d'ailleurs pas sur les noms que vont chicaner des gens à qui d'amples
questions comme les nôtres restent proposées.
GLAUCON — En effet [...]
MOI — On se contentera
donc du tableau précédent... »
et renvoie après les trois points entre crochets à une note disant : « la
phrase qui suit reste incompréhensible ».
- Grube/Reeve (Hackett) traduisent (en anglais) : « But
I presume that we won't dispute about a name when we have so many more important
matters to investigate.
Of course not.
It will therefore be enough to call... »
sans qu'aucune note n'indique que le texte suspect existe et a été laissé de
côté.
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier) traduisent : « Mais
je pense qu'il n'est pas opportun d'entamer une controverse sur le nom, quand
il nous reste à examiner des questions aussi importantes que celles qui
se présentent
à nous.
GLAUCON.— En effet, il suffit que le nom révèle
clairement ce que l'âme
veut dire.
SOCRATE.— Il suffit donc, comme on l'a fait auparavant... ».
- Leroux (GF653) traduit : « Je ne
crois pas qu'il y ait lieu de disputer du nom, alors qu'il nous revient de faire
l'examen de choses aussi importantes que celles qui s'imposent à nous.
— Non, en effet, dit-il.
— Il nous plaira donc, dis-je, comme auparavant... »
et commente dans une note sur « il nous plaira donc » : « je
ne suis pas le texte de J. Burnet, qui conserve dans ce passage une ligne qui
se trouve dans toute la tradition manuscrite, mais où on peut déceler
une interpolation d'origine stoïcienne ; on y trouve en effet la mention
d'une hexis dans
l'âme (e4), correspondant au nom et à la définition. Suivant
l'opinion de J. Adam, à laquelle je me range, je supprime donc cette interpolation
et je conserve,
à la reprise, areskei qui est présent dans les manuscrits » (la
fin de sa note est
pour le moins surprenante, car il traduit comme s'il avait conservé le temps
futur de arkesei avec le sens de areskei !)
Pour compléter cette revue, il reste à mentionner ce qui a pu induire
Adam et d'autres à voir dans ce passage une interpolation d'origine stoïcienne.
Diogène Laërce, dans ses Vies et doctrines des philosophes illustres, fait
suivre sa vie de Zénon
de Cithium, le fondateur de l'école stoïcienne, d'un résumé des doctrines
de cette école. Or, dans la section de ce résumé consacrée à la dialectique,
on lit la définition suivante de l'epistèmè : « tèn
epistèmèn phasin […] hexin en
phantasiôn prosdexei ametaptôton hupo logou (un état
d'esprit dans la reception des représentations inébranlable par
le discours) » (DL VII, 47 ; on retrouve textuellement
cette définition en VII, 165, où elle est attribuée à Hérillos de Chalcédoine).
Or la phrase de Platon qui nous occupe
vient aussitôt
après que
Socrate ait mis en doute la pertinence du mot epistèmè pour
qualifier ce dont il a précédemment
parlé et utilise le mot hexis, qui est central à la
définition
de l'epistèmè par
les
stoïciens selon Diogène Laërce. Il n'en fallait sans doute pas plus pour
que certains fassent le rapprochement et voient les stoïciens derrière
une phrase par ailleurs peu compréhensible !
Pourtant le mot hexis
n'est pas rare dans les dialogues, puisqu'on l'y trouve en 63 occurrences,
dont deux proches de notre texte, l'une en 509a5,
dans l'analogie du bien et du soleil (voir note
84 à ma traduction de cette section), et l'autre en 511d4 dans
l'analogie de la ligne (voir note 64 à ma
traduction de cette section). Cette dernière occurrence est particulièrement
intéressante, puisqu'elle apparaît dans une réponse de
Glaucon où il résume ce qu'il a compris des propos antérieurs
de Socrate, au moment où il essaye d'expliquer ce que Socrate entend
par... dianoia !… Et il l'explique comme tèn
tôn geômetrikôn te kai tèn tôn toioutôn hexin, « l'état
[d'esprit] de ceux qui sont versés dans la géométrie et
celui de ceux qui le sont dans ce genre de choses ». Or c'est
justement ici au moment où Socrate réintroduit le mot de dianoia pour
le substituer à epistèmè que l'on trouve le mot hexis.
Aussi, avant de déclarer qu'hexis a ici le sens « technique » que
lui donnaient les stoïciens dans la définition de l'epistèmè citée
plus haut, il faudrait peut-être se demander si l'usage qui en est fait
ici est cohérent
avec l'usage qui en est fait ailleurs chez Platon et en particulier dans l'analogie
de la ligne, à laquelle renvoie le contexte immédiat du texte
que nous examinons.
Ceci suppose que nous répondions à deux questions : à qui,
de Socrate ou de Glaucon, devons-nous attribuer le membre de phrase contesté,
et quelle variante textuelle devons-nous adopter pour obtenir une construction
grammaticale satisfaisante lui donnant du sens ?
Le principal problème grammatical que pose ce membre de phrase est l'absence
de verbe principal si l'on retient la leçon legein des manuscrits
F et M, et la difficulté d'accepter un verbe principal à la troisième personne
du singulier dont on ne voit pas trop le sujet, si l'on choisit la leçon legei de
A et D. Pour résoudre ce problème, je propose de retenir la leçon legein,
et de supposer que cette phrase n'est pas une phrase complète se suffisant
à elle-même, mais la continuation de la phrase commencée par
Socrate avec esti d', où elle constitue le second membre d'une alternative
introduit par all' (« mais ») (ce qui suppose
de retenir la leçon all' ho de A et M plutôt que la leçon allo de
F et D, et donc pour l'ensemble le texte de M, le seul à avoir à la fois la
leçon all' ho et la leçon legein) s'opposant
au ou (« non
pas ») de ou peri onomatos amphisbètèsis (« non
pas un désaccord à propos du nom »), selon le schéma
suivant :
esti d' | mais c'est | ||||
(hôs emoi dokei ) | (me semble-t-il) | ||||
|
|
||||
|
|
||||
|
|
Cette manière de comprendre fait d'ailleurs mieux justice à la
place du ou dans la première partie de la phrase (la place
naturelle de la négation ou étant devant le mot ou le
groupe de mots sur lesquels elle porte) que
les traductions unanimes qui, sans doute justement faute de voir un autre membre
à l'alternative qu'ouvirait son association à amphisbètèsis,
l'interprètent
comme portant sur le verbe esti
(ce qui serait à la rigueur possible si le hôs emoi dokei ne
venait pas s'intercaler entre esti d' et ou, mais est plus
difficile à accepter dans la phrase telle qu'elle est : si la négation
avait dû porter sur esti, l'ordre des mots aurait plutôt été esti
d' ou, hôs emoi dokei, peri onomatos amphisbètèsis).
Certes, l'alternative ainsi proposée oppose, d'un point de vue grammatical,
un groupe nominal construit autour de amphisbètèsis à
une proposition infinitive construite autour de legein, mais il n'y
a rien là d'impossible : du point de vue du sens, esti peut
se comprendre en le faisant précéder du sous-entendu suivant :
(ce qui est en train de se passer dans notre conversation,) c'est… C'est
quoi ? « c'est non pas un désaccord/une
contestation/un doute/une controverse sur le nom, mais dire
avec clarté
etc. »
En ce qui concerne la traduction de ce second membre de l'alternative,
je comprends le monon (« seulement ») comme
portant sur le en psuchèi (« dans l'âme »)
mis en valeur en fin de phrase et complétant le verbe an dèloi au
subjonctif avec an exprimant
une éventualité (« qui peut éventuellement être
visible/clair/évident ») :
il est donc question de ce qui peut être visible/clair/évident
dans l'âme, mais le peut seulement là, et ce, du fait
d'un certain état d'esprit résultant de l'habitude (pros
tèn
hexin ; aussi bien « état [d'esprit] » que « habitude » sont
des traductions possibles de hexis),
et pas nécessairement
pour tous (éventualité).
Et c'est cela qu'il faut chercher
à exprimer par le legein le plus « clairement » possible.
Le verbe dèloun est
dérivé de la racine dèlos et l'adjectif saphèneia de
la racine saphès, dont les sens sont très voisins, et
tous deux expriment une idée de clarté, d'évidence. Pour
ne pas utiliser en français
deux mots de même racine là où le grec en emploie deux
de racines différentes
(« dire avec clarté ce qui peut être clair... »),
j'ai traduit le sens intransitif de dèloun par « être
visible », « visible » étant le sens
premier de dèlos.
Finalement, l'opposition dont nous avons souligné la dissymétrie
grammaticale est entre des mots (onomata) qu'on
serait tenté de prendre pour les choses qu'ils nomment et qui deviendraient
objets de controverses et une activité, le « parler » (legein),
qui ne fait qu'essayer d'exprimer le moins imparfaitement possible le résultat
d'une hexis susceptible de se produire dans l'âme sous l'effet
de l'activité de notre esprit. Ce que nous exprimons par des mots, c'est
ce que notre esprit nous donne à comprendre sous l'effet de la réflexion
de ce qu'il saisit directement (l'intelligible) ou par l'intermédiaire
des données
de nos sens (le « visible »). Mais cette expression ne
peut se condenser dans des mots pris individuellement dont chacun dirait exactement
et de la même manière pour tous de qu'il représente. C'est
dans l'acte même
de parler, dans le dialegesthai compris au sens le plus ordinaire,
dans la confrontation des points de vue, que peut s'éclairer progressivement
ce que nous cherchons à comprendre et que peut se construire une hexis, une « possession »,
une « habitude »,
un « état d'esprit » qui nous rend aptes à comprendre
et à communiquer de plus en plus clairement. Et c'est sans doute ce qui
explique que le Socrate de Platon utilise plus volontiers l'expression to
dialegesthai, c'est-à-dire un infinitif substantivé renvoyant à une
activité,
que l'expression hè dialektikè, un adjectif substantivé
qui renverrait à une qualité propre de cette activité dont
on ne sait pas trop ce qu'elle est et qui, en arrêtant, en figeant cette
activité
dans l'intemporalité d'un qualificatif qui en supprime la dynamique, la
vide justement de tout pouvoir.
Ces idées sont dans le droit fil de ce qu'on peut attendre du Socrate
de Platon et leur expression à ce point de la discussion n'a rien pour
surprendre. Mais il reste un problème. En effet, tout cela serait bel
et bon si l'on pouvait admettre que c'est bien Socrate qui prononce les deux
parties de la phrase, seulement interrompu entre
les deux termes de l'alternative par un ou
gar oun (« Bien
sûr que non ! ») exclamatif
d'un Glaucon incapable d'attendre la fin de la phrase de Socrate pour marquer
son approbation. Malheureusement, le en d' egô (« repris-je »)
qui suit immédiatement areskei
oun oblige à voir dans cet areskei oun le début
d'une réplique
de Socrate, après que le ephè (« dit-il »)
nous ait obligé à voir dans le
ou gar oun le début d'une réplique de Glaucon. Aussi,
sauf à faire ce
que fait Burnet et à supposer une réplique manquante de Glaucon
entre psuchèi et areskei dont
aucune trace ne subisterait dans les manuscrits, on est contraint d'attribuer
à Glaucon le membre de phrase contesté, c'est-à-dire le
second membre de l'alternative. Est-ce acceptable ?
Pour répondre à cette question, remarquons tout d'abord que les
réponses de Glaucon
ne se limitent pas toujours à de simples monosyllabes ou formules toutes
faites d'acquiescement ou de dénégation, ce qui ne rend pas invraisemblable
qu'il puisse ici dire plus que quelques mots. La question est alors plutôt
de savoir s'il est dramatiquement et psychologiquement tenable qu'il anticipe
ainsi la fin d'une phrase de Socrate exprimant une idée qui ne va pas
de soi et qui pose même problème
à la plupart des spécialistes. Et c'est là qu'il faut se
souvenir de la longue réplique de Glaucon à la fin de l'analogie
de la ligne, en 511c3-d5,
dans laquelle il résume ce qu'il a compris des explications de Socrate,
et en particulier de la fin de celle-ci (511d2-5),
déjà
mentionnée plus haut, où il emploie le terme hexis pour
expliquer celui de dianoia. Il y évoque aussi hè tou
dialegesthai epistèmè (la science du dialegesthai, 511c5)
qui rend saphesteron (« plus clair ») que ce qu'on
appelle les technai (« arts ») ce qui est « observé » (theôroumenon),
employant pour cela l'adjectif saphès qu'on retrouve ici dans saphèneia.
Or c'est justement à cette discussion qu'est en train de renvoyer ici
Socrate et le texte qui nous occupe sert d'introduction à un résumé que
va en donner Socrate dans la réplique qui commence par areskei oun.
On n'a alors aucun mal à imaginer un Glaucon, tout fier encore des compliments
que lui avait alors adressés Socrate (hikanôtata apedexô, « tu
as parfaitement compris », 511d6)
et le voyant revenir à ce qui avait été
dit alors, brûlant cette fois de montrer à Socrate, et plus encore
aux jeunes auditeurs qui l'entourent, qu'il est capable de reformuler tout seul
ce que le « maître » est sur le point de dire pour
lui confirmer qu'il a bien compris. Et pour Platon, d'un point de vue dramatique,
et surtout pédagogique vis-à-vis des lecteurs, le fait de mettre
la fin de la phrase, constituant une contribution importante à la compréhension
du rôle du
langage et du dialegesthai, dans la bouche de Glaucon plutôt que
de Socrate, sans que Socrate manifeste ensuite son approbation autrement que
par son absence de commentaires ou de critique, est une manière de mettre
cette remarque en valeur et d'amener le lecteur à se demander si elle
correspond bien à ce qu'aurait
dit Socrate si Glaucon lui avait laissé le temps de finir, mais aussi
une illustration discrète du fait que, dans une discussion honnêtement
menée, il n'y a pas d'un
côté le maître qui sait et de l'autre les élèves
qui écoutent, même lorsque la
différence d'âge est, comme c'est le cas ici, grande entre les interlocuteurs,
mais des personnes qui cherchent ensemble à mieux saisir une vérité qui
les transcende et qu'il faut que tous, même les plus âgés,
admettent que la vérité puisse aussi
sortir de la bouche des enfants.
Quelques mots maintenant sur l'incidente qu'introduit Socrate entre les deux
termes de l'alternative et qui donne à Glaucon le temps de prendre son
souffle pour intervenir et finir la phrase de Socrate : hois tosoutôn
peri skepsis hosôn hèmin prokeitai. Tous les traducteurs cités,
cohérents en cela avec le fait qu'ils appliquent la négation ou au
verbe esti, comprennent la fin de la réplique de Socrate dans
le sens général de « on ne va pas se battre sur
les noms alors qu'on a des choses bien plus importantes à faire »,
ce qui revient à évacuer le problème de la pertinence des
noms, jugé mineur au
regard des réflexions en cours, alors que, selon moi, c'est justement
ce problème
qui est au cœur de la remarque de Socrate terminée par Glaucon !
La difficulté vient du fait que ce membre de phrase multiplie les pronoms
relatifs (hois,
tosoutôn, hosôn) dont il faut deviner à quoi ils renvoient,
et utilise des pronoms impliquant une idée de quantité (tosoutôn… hosôn)
dont il faut, là aussi, deviner ce qu'ils quantifient (quels *** seraient
aussi grands ?
aussi nombreux ? aussi vastes ?…)
Ainsi donc quand, par exemple, Chambry traduit « (ce n'est pas
le moment de contester sur le nom) quand on a des questions aussi
importantes à débattre que celles que nous nous sommes proposées »,
non seulement le « quand on a » (tout comme « le
moment » dans ce qui précède) n'est
pas dans le texte où rien n'indique explicitement une idée de temps,
mais le mot « questions » et
l'adjectif « importantes » n'y sont pas non plus
et ne sont que des explicitations conjecturales de ces pronoms. Et qu'on remplace « questions » par « points », « sujets » ou « choses » au
gré des traductions listées ne change rien à l'affaire.
De même, le verbe « débattre », ou,
dans d'autres traductions « examiner » ou autre
verbe équivalent, ne sont pas dans le grec et cherchent seulement à
rendre le nom skepsis (« observation, examen, recherche »)
en le faisant passer de l'autre côté de la comparaison impliquée
par tosoutôn… hosôn… par
rapport au verbe prokeitai dont il est pourtant à l'évidence
le sujet. Car, s'il est un point de départ incontestable pour tenter de
comprendre ce membre de phrase, c'est justement les mots skepsis… hèmin
prokeitai, « une recherche… se présente à nous ».
Il ne fait guère de doute non plus que le peri (« au
sujet de ») introduit le génétif pluriel tosoutôn,
bien que placé après (tour fréquent en grec avec cette préposition),
lui même
associé à hosôn (« tellement/aussi grands/nombreux/vastes… que… »),
et renvoie donc à ce qui est l'objet de cette skepsis. Mais si
l'on considère cet ensemble comme complément de skepsis (skepsis
peri tosoutôn hosôn hèmin prokeitai… « une
recherche sur des *** tellement *** que… se présente
à nous »), et sans même préjuger de ce qui pourrait être
l'objet de la recherche ni du point de vue quantitatif sous lequel on les envisage,
nombre, grandeur, importance, éminence, ou autre, il ne reste rien dans
la phrase pour compléter le hosôn qui, pourtant, appelle
une suite. Et on ne voit pas non plus que faire du seul mot restant, le hois (« auxquels »),
pronom
relatif au datif pluriel qui peut soit être un masculin renvoyant alors
sans doute au hèmin (« à nous »)
, c'est-à-dire
aux interlocuteurs de la discussion, soit être un neutre, renvoyant alors
probablement, comme tosoutôn… hosôn…, aux
sujets de la recherche qui « se présente à nous ».
Je propose pour ma part de comprendre tout ce membre de phrase selon l'ordre
français peri tosoutôn hosôn hois skepsis prokeitai
hèmin (« à
propos de [choses/objets/concepts] aussi [vastes] que ceux sur lesquels une
investigation se présente à nous ») et d'y voir un
complément du verbe esti, que je comprends positivement et
non négativement, explicitant ce sur quoi porte l'alternative ou…alla… qui
suit. Et je comprends par ailleurs la connotation quantitative du tosoutôn… hosôn… comme
portant non pas sur l'éminence des sujets abordés, mais sur l'ampleur
du champ sémantique connoté par les noms en cause, ici epistèmè,
dianoia, technè. En d'autres termes, le sens de la remarque de
Socrate n'est pas, comme le comprennent les traducteurs cités, qu'une
querelle sur les noms serait déplacée dans une discussion sur
des sujets aussi éminents que ceux
qui sont ici en discussion, alors justement que nous n'avons que les mots à
notre disposition pour essayer de nous comprendre et que c'est sur les sujets
les plus éminents qu'il serait le plus grave de rester dans l'ambiguïté du
fait de la polysémie des noms qu'on emploie, mais que, sur des concepts
aussi englobants que ceux qui sont ici discutés, il ne servirait à rien
de chercher seulement à se battre sur les mots, car aucun mot à lui
tout seul ne nous garantira jamais qu'on se comprend, et c'est seulement le
discours, le legein,
qui les explicite et les clarifie à partir d'une « clarté » qui
doit préexister dans l'âme, qui
permettra de nous assurer que nous nous comprenons et que nous disposons donc
d'une base solide pour progresser vers une meilleure compréhension commune
du sujet étudié. La
restriction quantitative introduite par le tosoutôn… hosôn… renvoie
donc, selon moi, au fait que cette polysémie des noms est d'autant plus
grande et préjudiciable que ce qu'ils désignent est abstrait
et général :
on n'a guère de raisons de se battre sur le sens précis du nom « cheval »,
sauf si l'on est un naturaliste cherchant à définir avec précision
l'espèce
animale en cause ou un paléonthologue cherchant à identifier
avec précision
le moment où l'espèce est apparue, alors qu'il est à peu
près certain qu'il
n'y a pas deux personnes qui mettent exactement la même chose, ou plutôt
les mêmes choses, sous le terme « science »,
ou, en grec, epistèmè, sans parler de mots comme « bien » ou « beau » ou « juste »,
et qu'en plus chacun de ces mots pourra
prendre des sens différents dans des contextes différents.
Cette nécessité d'un discours, d'un legein, s'appuyant
sur une hexis dans l'âme plutôt que d'un simple accord sur les noms,
même appuyé sur le genre de définitions lapidaires auxquelles nous a habitué
Aristote, est ce qui justifie le
caractère qu'on qualifie d'« aporétique » des
dialogues dits « socratiques »,
dont on se plaint qu'ils ne parviennent pas à la « définition » qu'on
croit qu'ils cherchent. Mais c'est que, pour Platon, de telles définitions
sont illusoires et inutiles. Ce qui fait progresser dans la compréhension
et contribue
à « délimiter (horizein) » un
concept, ce n'est pas une « définition » (horismos,
de même racine horos, « limite », que horizein)
comme peut en donner un dictionnaire, mais justement tout l'échange
qui prend place dans un dialogue de type « socratique »,
au terme duquel, soit on n'a plus besoin de la « définition » parce
qu'on a compris ce dont on parlait, soit, si l'on n'a pas compris après des
centaines, voire des milliers de mots échangés, la définition,
si elle était donnée en quelques mots, ne servirait à rien !...
Pourquoi alors, parce qu'on a du mal à comprendre une phrase, vouloir
la rejeter comme une interpolation stoïcienne, alors que, bien comprise,
elle ne fait tout au plus que théoriser ce que le Socrate de Platon
a longement pratiqué
dans les dialogues antérieurs ? Il est question ici d'epistèmè et
d'hexis et il se trouve que le mot hexis apparaît dans
une définition de l'epistèmè attribuée
aux stoïciens
par Diogène Laërce. Mais le membre de phrase contesté ne
cherche pas à donner
une définition de l'epistèmè, mais à décrire
une attitude par rapport au langage et à la discusison en commun, à expliciter
ce qui fonde la capacité de se comprendre à travers les mots,
et
à mettre en évidence la primauté de la saisie par l'esprit
sur l'expression par les mots. En quel sens Platon peut-il parler d'hexis dans
ce contexte et comment doit-on comprendre ce mot ? Notons d'abord que,
comme je l'ai déjà indiqué dans
les notes citées
plus haut à propos d'emplois anterieurs du mot dans la République, hexis est
un nom d'action dérivé du verbe echein, verbe dont le
sens premier est « posséder, tenir, retenir »,
d'où dérive le sens d'« avoir ». L'hexis,
c'est donc au sens premier la « possession », d'où dérivent
les sens de « manière d'être, état » (c'est-à-dire
une disposition ou un ensemble de dispositions, de traits de caractères,
de qualités, que l'on « possède » en propre),
puis d'« habitude, état d'esprit ». On notera
d'ailleurs qu'« habitude » vient
du latin habitus via habitudo,
et qu'habitus est l'équivalent latin de hexis,
dérivé du verbe habere, « avoir » en
latin (dont le supin est habitum), comme hexis est dérivé d'echein (si
j'ai finalement retenu « état d'esprit » plutôt
qu'« habitude » pour
traduire ici hexis, c'est pour des raisons qui apparaîtront
plus loin et que j'explique dans la note 55).
Ce que veut nous faire comprendre ici Platon, par la voix d'un Glaucon finissant
la phrase commencée
par Socrate, c'est que la stabilité du
langage ne peut venir que d'une clarté préalable des « idées » dans
notre esprit (nous, lieu de la dianoia), dans notre âme
(psuchè,
et plus spécifiquement dans sa partie logikon, c'est-à-dire
douée de logos), clarté qui
ne peut venir que de l'« état » de notre esprit
résultant de l'« habitude » d'envisager
ces « idées »,
de réfléchir et de dialoguer dessus, de se les « approprier » et
d'en faire ainsi une « possession » (sens premier de
hexis) de l'âme. N'est-ce pas précisément ce que
nous suggère Socrate lorsque,
dans le Ménon, au
terme de l'expérience
avec l'esclave, il dit à Ménon en parlant de l'esclave qui
vient de trouver la réponse au problème de géométrie
qui lui était pose, que les opinions (doxai) qui « en
lui, comme en songe, ont été à l'instant
remises en mouvement », « si en outre on l'interroge
souvent sur ces même choses et de multiples manières, à la
fin, c'est avec une exactitude qui ne le céderait à personne
qu'il les saura (epistèsetai) » (85c9-d1) ?
Et si de plus on voit là l'expression par le Socrate de Platon de sa
conviction que c'est l'« habitude » qui peut faire passer
de la simple opinion (doxa) à la « science » (epistèmè),
conviction reformulée dans la phrase qui nous occupe, on est en droit
de se demander si, loin d'être une interpolation stoïcienne, notre
passage ne serait pas au contraire l'une des sources où les stoïciens
ont pu puiser l'inspiration conduisant à leur définition de l'epistèmè !
Mais, de la manière dont je comprends ce texte, on peut aussi y voir d'un autre
point de vue les traces d'un conflit qui a pu opposer Platon à Antisthène et,
à travers lui, aux stoïciens qui le revendiquent comme un de leurs grands ancêtres.
On lit en effet dans les Entretiens d'Épictète que, selon Anthistène,
qu'il prend à témoin d'un point de vue qu'il revendique à son tour, « archè
paideuseôs hè tôn onomatôn episkepsis (le fondement/principe
de l'éducation [est] l'investigation sur les noms) » (Entretiens,
I, 17, 12), ce que confirme le fait que le plus
volumineux des ouvrages d'Antisthène listés dans le catalogue qu'en donne Diogène
Laërce était intitulé peri paideias è peri onomatôn (Sur
l'éducation ou sur les noms, en 5 livres ; DL, VI, 17).
Et il semble en effet qu'Antisthène, l'un des compagnons de Socrate (Platon
le mentionne en Phédon,
59b8 comme l'un de ceux qui étaient présents aux derniers moments de Socrate),
attachait une grande importance à une définition précise des différents sens
de chaque mot et à la rigueur dans leur emploi. Si donc dans ce passage, le
Socrate de Platon chercher à suggérer, comme je le crois, que la rigueur sur
les mots a ses limites dès qu'on traite de sujets un peu abstraits, et qu'il
vaut mieux chercher l'accord par le dialogue en acceptant une part d'arbitraire
dans le choix des mots dès lors qu'on se met d'accord sur le sens qu'on leur
donne dans la discussion en cours, plutôt que de croire qu'on aura avancé simplement
parce qu'on aura une fois pour toute décidé du ou des sens « propres » de
chaque mot qui doivent s'imposer à tous, alors on peut penser que Platon cherchait
ici à marquer sa différence avec Antisthène dans la manière de comprendre la
recherche de Socrate sur la « définition » des
concepts moraux. Cette différence c'est celle qu'il y a entre, par exemple,
la définition de « courage (andreia) » dans
un dictionnaire ou chez Aristote (« mesotès
esti peri phobous kai tharrè (c'est le juste milieu entre la peur
et l'audace) », Éthique à Nicomaque,
III, 1115a7) et le Lachès !… (<==)
(46) Ce « comme auparavant » renvoie à l'analogie de la ligne, qui clôt le livre VI, dans son ensemble. Le schéma ci-contre illustre les propos de Socrate. Dans la traduction de toute cette réplique qui rappelle des choix de vocabulaire, j'ai reproduit entre parenthèses après leur traduction en français les termes grecs qui sont l'objet de ce rappel ou qui servent à les expliciter. Par ailleurs, les mots français entre crochets correspondent à des mots sous-entendus ne figurant pas dans le texte grec, particulièrement compact dans cette réplique de Socrate. (<==)
(47) Dans l'analogie de la ligne, l'image utilisée, celle d'une ligne, conduisait à parler de tmèmata (« segments ») pour distinguer les différents objets d'étude qui seront vers la fin appelés pathèmata en tèi psuchèi gignomena (« affections engendrées dans l'âme », 511d7-8). Ici, où l'on n'est plus dans la logique de l'image de la ligne, Socrate utilise le terme moira, « part, portion » pour évoquer ces différentes « affections ». Ce mot évoque aussi l'idée de « destin » et aussi la theia moira dont il est question par exemple à la fin du Ménon (Ménon, 99e6, 100b3 ; cf. note 48 à ma traduction de cette section du Ménon) comme étant ce à quoi les meilleurs hommes politiques doivent leur succès. Par ce changement de vocabulaire, Socrate suggère que les différents pathèmata qu'il va énumérer sont en nous des « dons » dont nous sommes plus ou moins abondamment pourvus et qu'il nous faut cultiver pour en tirer le maximum de profit. (<==)
(48) Toute cette énumération et cette explicitation de rapports se fait sans verbes et il faut donc supposer des verbes « est » (esti) sous-entendus. Ici, le grec a seulement kai doxan men peri genesin. Le esti est sous-entendu devant peri : « opinion [est] à propos de devenir », c'est-à-dire « l'opinion porte sur le devenir ». De même pour la suite. (<==)
(49) Sur les raisons qui me conduisent à laisser ousia non traduit et sur les sens possibles de ce mot, voir la note 89 à ma traduction de la République, VI, 505a2-509c4 (l'analogie du soleil et du bien). Mais voir aussi infra, note 54, pour une traduction possible d'ousia. <==)
(50) Ici encore, pas de verbes, mais seulement des prépositions pros impliquant un rapport : ho ti ousia pros genesin, noèsin pros doxa, etc. (<==)
(51) Toujours
pas de verbe, mais une formule ramassée : tèn d' eph'
hois tauta analogian, dont on devine le sens général mais
dont on a du mal
à identifier la construction grammaticale :
il est question d'une part de tauta, pronom démonstratif neutre
pluriel qui renvoie à ce qui vient d'être énuméré,
c'est-à-dire aux différents pathèmata nommés
auparavant, d'autre
part de eph'
hois, pronom relatif au datif neutre pluriel précédé de
la préposition
epi (eph' est la forme que prend epi devant un mot
commençant par une voyelle avec esprit rude, ici hois, où le h rend
l'esprit rude)
qui renvoie à d'autres « choses » non
précisées mais dont on peut supposer, en se souvenant de 477c9-d1,
où Socrate explique que ce qui seul l'intéresse dans une dunamis (« puissance »),
c'est eph' hôi esti, « sur quoi elle est »,
c'est-à-dire quel est son « objet », et ho
apergazetai, « ce qu'elle accomplit », que
ce sont celles « sur
lesquelles (eph' hois) » opèrent les pathèmata listés
auparavant et désignés
par tauta,
qui, comme le dit alors Socrate explicitement d'epistèmè et
de doxa (477d7-e3), sont bel et bien
des dunameis (sur cette notion de eph' hôi, voir la
note ad loc. à ma traduction de cette section), et
enfin d'une analogia,
mot qui évoque le ana ton auton logon de 509d7-8 qui
décrit la manière de recouper les segments de la ligne, et dont
on suppose qu'il s'applique au rapport entre les deux catégories de « choses » dont
il est par ailleurs question.
Du point de vue grammatical, on est sans doute en présence d'une formulation
condensée analogue à celle qu'on trouve en français dans
une formule comme « les
relations parents enfants » pour parler des relations entre parents et enfants,
qu'on pourrait
traduire mot à mot « le rapport
ceux-sur-lesquels ceux-ci », c'est-à-dire en fait
« le rapport entre leurs “sur quoi” et ceux-ci » ou
encore « le rapport entre ceux-ci (dont il vient
d'être question) et ceux sur lesquels ils opèrent ».
(<==)
(52) L'introduction de ces deux adjectifs verbaux, doxaston et noèton, nous renvoie, comme le eph'hois explicité dans la note précédente, à toute la discussion de la fin du livre V sur la science et l'opinion (sur les problèmes que posent de tels adjectifs verbaux, et doxaston en particulier, voir la note 62 à ma traduction de cette section), ce qui suggère que ce dont il est maintenant question ce n'est plus de la doxa et de la noèsis, les pathèmata, mais de leurs eph' hois, de leurs « objets », et que donc la discussion que veut éviter Socrate, c'est celle qui chercherait à savoir comment la division en quatre segments des pathèmata, c'est-à-dire des dunameis, des « facultés » de notre âme se transpose aux « objets » de ces facultés. (<==)
(53) Sur les relations de ce résumé avec l'original de la fin du livre VI, voir les notes 7 et 68 de ma traduction de l'analogie de la ligne. On remarquera qu'au moment où Socrate prétend rappeler des choix de vocabulaire antérieurs après avoir suggéré qu'il ne faut pas chercher une rigueur excessive sur les noms, il modifie en fait quelque peu le vocabulaire de l'analogie, et pas de manière anodine, puisque c'est pour y faire apparaître le terme epistèmè, qu'il n'avait pas employé alors et dont l'utilisation en 533d4 est à l'origine de cette mise au point sémantique, à la place de noèsis pour décrire le pathèma du segment supérieur, et redéfinir noèsis comme ce qui recouvre les deux pathèmata supérieurs, celui qui était alors appelé noèsis (dans un sens plus restreint, donc) et celui qui était et reste appelé dianoia. En d'autres termes, après cette mise au point, on se retrouve avec un terme, noèsis, qui est employé successivement dans deux sens, un sens restreint (dans l'analogie de la ligne) et un sens plus large englobant le sens restreint (ici), et deux termes, noèsis et epistèmè, qui sont utilisés successivement pour désigner la même chose !… Mais, ce faisant, c'est en quelque sorte à une vérification expérimentale de sa recommandation antérieure concernant notre attitude par rapport aux noms que Socrate nous invite, car même s'il remarque ce glissement dans le vocabulaire, aucun des interlocuteurs présents, aucun des lecteurs du dialogue ne peut avoir de doutes sur ce dont parle Socrate lorsqu'il emploie ici le mot epistèmè ou le mot noèsis du fait qu'il les met en relation avec un référent que tout ont en tête, la ligne qui a servi d'image auparavant des pathèmata de l'âme : on comprend sans difficulté que le mot epistèmè désigne maintenant ce qui était auparavant désigné par noèsis dès lors que Socrate renvoie dans les deux cas au segment supérieur du découpage en quatre de la ligne, et que noèsis désigne maintenant autre chose puisqu'il l'associe aux deux segments supérieurs pris ensemble et non plus au seul segment supérieur. Certes, ce n'est pas pour autant que nous comprenons avec précision ce que sont chacun de ces pathèmata, mais nous sommes au moins capables de nous comprendre et, dans la recherche qui doit nous permettre de mieux appréhender ceux-ci, de nous assurer que nous parlons bien de la même chose. Et ce résultat, Socrate l'obtient au moyen d'images, les images géométriques fournies par l'analogie de la ligne, comme pour mieux nous faire comprendre que les mots eux-mêmes ne sont pas ce qui est en question, mais ne sont que de simples « images » de ce dont on parle et qui est contemplé par notre esprit. (<==)
(54) « Celui
qui saisit la parole de la richesse de chaque [être] » traduit
le grec ton logon
hekastou lambanonta tès ousias. Une traduction plus classique
(qui est à peu près celle de Leroux) serait « celui
qui saisit la raison de l'essence de chaque chose ». Mais
en examinant de plus près chacun des termes de cette formule, je vais
montrer pourquoi une telle traduction n'est pas satisfaisante et fait passer à côté
de ce que cherche à nous faire comprendre le Socrate de Platon.
Le premier problème vient de la traduction de logon par « raison ».
Non que cette traduction soit fautive, car c'est bien là un des sens de logon,
et sans doute celui qui convient ici en fin de compte, mais traduire ainsi,
c'est supposer résolu le problème qui se posait à Platon et à tous les grecs
de son temps du fait que le même mot, logon, signifiait à
la fois « parole », « discours », « raison » (à
la fois au sens psychologique et au sens mathématique, comme le mot français)
et bien d'autres choses encore et que cette polysémie est au cœur
du conflit entre Socrate et Platon d'un côté et les sophistes
et les rhéteurs de l'autre, voire même entre différents compagnons de Socrate
comme Platon et Antisthène, dans la mesure où, si tous pouvaient admettre
que ce qui distingue l'homme de tous les autres animaux, c'est le logos,
tous n'avaient pas la même compréhension de ce qu'était ce logos et
de ce qui en constituait le bon usage, l'usage qui démontrait l'« excellence » (arètè)
de l'homme. Il suffit pour s'en convaincre de lire le dialogue entre Socrate
et Gorgias au début du Gorgias. De plus, ce mot de logos employé
ici est très certainement destiné à faire contraste avec le mot onoma (« nom »)
qui a été utilisé un peu plus haut par Socrate pour dire qu'il ne fallait
pas se battre sur les noms, et auquel Glaucon a opposé le legein (le
verbe dont logos est dérivé). Est dialektikos celui
qui s'attache au logos et pas aux onomata, aux parole
et pas aux noms. Il n'y a pas de « raison » dans des
mots, des noms, pris un à un. Il n'y a de sens, et donc de « raison » possible
que lorsqu'on commence à enchaîner des mots dans un discours, dans un logos.
C'est de la relation qui s'établit entre les mots dans un dia-logos que
peut naître du sens ou du non-sens et que peut donc se manifester la raison
ou la déraison de celui qui parle. Il me semble donc important de rendre
perceptible dans la traduction que la raison est ce qu'on cherche en utilisant
pour rendre logos un mot qui ne la suppose pas donnée d'avance,
et un mot qui soit plus proche d'onoma que justement « raison » pour
rendre plus perceptible l'opposition onoma-logos. C'est pourquoi
j'ai traduit ici logos par « parole », qui
en est le sens premier, celui qui est le plus proche d'onoma (bien
que justement logos ne veuille jamais désigner les mots
en tants que tels, mais implique toujours une parole dite, et donc
une personne qui la dit, même si c'est seulement en pensée), ce qui m'oblige dans
la suite de la phrase, où on trouve l'expression logon didonai,
qui peut signifier « donner la parole », mais aussi,
et c'est son sens ici, « rendre raison », à traduire
cette expression par « produire une parole [sensée] » pour
conserver la même traduction de logon dans
toute la réplique (et dans les suivantes), en ajoutant entre crochets le
qualificatif « sensée » qui n'est pas dans
le grec pour rendre la proposition de Socrate compréhensible en français.
Le second problème que pose ce membre de phrase est celui du sens
qu'il faut donner au verbe lambanonta, participe présent
actif du verbe lambanein.
Car, si, comme je viens de le dire, dans la suite de la phrase, Socrate
va utiliser l'expression logon didonai, « rendre raison »,
construite sur le verbe didonai, dont le sens premier est « donner »,
ici il parle de logon lambanein, en utilisant
un verbe, lambanein, dont le sens premier est « prendre » (au
sens propre de « prendre dans ses mains, saisir »,
puis au sens figuré de « saisir »), c'est-à-dire
un verbe qui évoque un mouvement exactement inverse de celui de didonai.
Or il me semble que ce renversement n'est pas anodin. Il est destiné à nous
faire réaliser que ce n'est pas nous qui créons dans notre
esprit le sens, mais que celui-ci nous est d'abord donné par ce qui
se « montre » à
nous, qu'il s'agisse de visible ou d'intelligible, et surtout d'intelligible,
et qu'il nous faut donc d'abord le saisir par
l'esprit, en prendre possession (l'hexis dont il vient d'être
question, voir
note 45) dans notre âme, avant de pouvoir en donner raison,
à nous-mêmes ou aux autres (il est donc particulièrement
regrettable de voir certains traducteurs ignorer ces différences
et traduire les deux expressions opposées comme si c'était
la même, c'est-à-dire par « rendre
raison » dans les deux cas ; ainsi Baccou, Karsenti/Prélorentzos,
Piettre).
Il est donc question dans un premier temps, de saisir un logos, une
« parole », une intelligibilité, qui nous vient
des êtres
eux-mêmes. Mais pas des êtres envisagés n'importe comment,
pas de leur plus petit dénominateur commun qui est le simple fait d'être, to
on.
Et c'est là qu'intervient le troisième terme problématique
de notre membre de phrase, ousia. Car le logon qu'il nous faut « saisir »,
qu'il nous faut donc en quelque sorte « écouter » et
non pas encore produire, c'est le logon tès ousias. J'ai déjà
eu l'occasion d'expliquer pourquoi je préférais, en d'autres occasions,
ne pas traduire le mot ousia, en particulier dans la note
89 à ma traduction de la République, VI, 505a2-509c4 (l'analogie
du soleil et du bien), où je rappelle le double sens du mot, qui, à côté
de son sens « métaphysqiue », a aussi un sens plus
prosaïque de « biens, richesse, fortune » (sens dans
lequel il apparaît au début de la République, dans
la discussion entre Céphale et Socrate). Et il me semble que, pour Platon,
ce sens contribue à former le sens métaphysique, dans lequel ousia s'oppose
à to on comme le niveau maximal spécifique à chaque être,
ce qui en constitue la richesse propre, qui lui donne épaisseur et densité,
ce qui constitue son bien s'oppose à ce que j'appellerais le niveau zéro
de l'être, ce qui est commun à absolument tout dans le seul fait
d'être,
et donc ne dit rien sur rien. Et
c'est pourquoi je récuse la traduction
usuelle d'ousia par « essence »,
dans la mesure où « essence » évoque
une idée
de « distillation », l'idée d'une certaine manière
réductrice qu'on cherche à identifier la « substantifique
moelle » de ce à quoi on s'intéresse, le processus
par lequel Aristote arrive à une « définition »,
alors qu'ousia évoque
un processus d'enrichissement, un processus « cristallisateur » où,
loin de chercher à éliminer de soi-disant « impuretés »,
des éléments qui seraient jugés « non essentiels »,
on garde tout ce qui est « bon » à prendre,
le processus que met en œuvre Platon dans les dialogues dits « aporétiques »,
où c'est tout le discours qui révèle les multiples
facettes de ce qui est soumis à examen. Dans cette perspective, l'ousia de
l'homme, loin d'être ce qui serait commun à tous les hommes,
et qui risquerait alors de se réduire à des caractères
purement biologiques (morphologie, taille du cerveau, aptitude à la
parole, etc. ; la « forme » d'Aristote),
c'est la somme de tous les biens de tous les hommes qui ont existés
et existeront, car si c'est un bien et que ça a été ou
sera un bien pour un homme, alors, c'est que c'est compatible avec l'« idée » de
l'homme. C'est donc cette « richesse des êtres » qu'il
nous faut saisir, entendre, nous approprier, pour acquerir un logos que
nous pourrons ensuite transmettre aux autres. Ou plutôt, non pas transmettre,
comme le maître à ses élèves, mais partager avec ceux
qui auront fait le même
effort de manière à essayer ensemble de faire advenir cette « richesse »,
cette ousia, qui
nous est proposée. C'est là encore pour essayer de rendre cela
sensible que, pour une fois, je me risque à traduire ousia par « richesse
[des êtres] ».(<==)
(55) « Celui qui n'est pas en état » traduit le grec ton mè echonta, où l'on retrouve le verbe echein, dont j'ai dit qu'il était à la racine d'hexis, mot employé en 533e4 dans la réplique contestée par la plupart des éditeurs et traducteurs (voir note 45) et que j'ai traduit alors par « état ». C'est pour faire sentir la parenté entre les deux termes que je traduis ici echein par « être en état ». Ce n'est ici que la première occurrence d'echein, qui figure trois fois dans cette réplique de Socrate et deux fois dans la suivante. Pour cette première apparition, il est utilisé seul, sans complément, et il prend la place dans une formule négative de lambanonta (participe présent de lambanein, « saisir »). Il revient ensuite par trois fois, ici et dans la réplique suivante, dans des constructions où il introduit un infinitif, une première fois dans la suite de cette phrase, dans la formule kath' hoson an mè echèi logon didonai…, « moins il est en état de produire une parole [sensée] », puis dans la réplique suivante : hos an mè echèi diorisasthai…, « qui n'est pas en état de délimiter… », et plus loin ton houtôs echonta, « celui qui est dans un tel état ». Et on le trouve une troisième fois dans notre réplique, dans la formule non echein, « avoir l'intelligence », c'est-à-dire « comprendre ». Certes, le verbe echein est un verbe fréquent en grec, mais cette accumulation soudaine peu après qu'il ait été question de l'hexis de l'âme à la source du legein n'est sans doute pas fortuite et ne fait que renforcer l'idée que l'utilisation du mot hexis un peu plus haut n'a rien d'un corps étranger dans le texte de Platon. (<==)
(56) « Délimiter par la parole » traduit le grec diorizasthai tôi logôi. Je continue à traduire logos par « parole » comme dans la réplique précédente, pour les raisons expliquées dans la note 54. Diorizasthai est l'infinitif aoriste moyen de diorihzein, verbe construit par adjonction du préfixe dia-, qui indique une idée de séparation, au verbe horizein, lui-même dérivé de horos, qui veut dire « limite ». Une traduction plus classique de diorizesthai est « définir » (et l'un des sens possibles de horos est « définition »), mais je préfère « délimiter » qui nous renvoie à l'étymologie du verbe à « définir » qui évoque vingt-cinq siècles de logique inspirée d'Aristote et donne donc au mot une connotation trop technique qui oriente, et pas nécessairement dans le bon sens, la compréhension de ce que nous dit ici le Socrate de Platon. Parler de « définition » avec Platon à qui on reproche que ses dialogues dont on dit qu'ils sont justement à la recherche d'une « définition » (de la piété pour l'Euthyphron, du courage pour le Lachès, de la modération pour le Charmide, etc., ou même de la justice pour la République) n'arrivent pas à ce qu'ils cherchent et restent inconclusifs, c'est rendre impossible de comprendre que justement ce que cherche le Socrate de Platon, ce n'est pas une définition au sens où nous l'entendons après Aristote, qui remplacerait un mot par quelques autres mots tout aussi problématiques que celui qu'on cherche à définir, mais une compréhension qui ne peut résulter que d'un discours (logos) aussi long que nécéssaire, qui permette en particulier aux interlocuteurs de s'assurer qu'ils se comprennent et qu'ils ne s'arrêtent pas aux mots sans s'assurer que ce qu'ils ont dans la tête (Platon dirait dans l'âme) derrière ces mots est bien la même chose. Et comme on ne peut faire ça, justement, qu'avec des mots, des discours, qui sont tous défaillants et problématiques, ce ne peut être que par la multiplication des angles d'attaque, par la répétition avec des mots différents, par des contrôles croisés, par des analogies, des exemples, etc. qu'on peut arriver à se conforter dans l'idée qu'on se comprend et qu'on est d'accord ou pas d'accord sur les conclusions du discours relativement au sujet en discussion. « Délimiter » évoque l'idée de l'installation d'une clôture qui encercle complètement le « domaine » couvert par ce dont on parle, ce qui implique qu'à chaque piquet ou borne (le sens premier de horos) que l'on veut planter pour construire cette clôture, on se pose la question de sa place par rapport aux domaines voisins sur lesquels il est susceptible d'empiéter. En d'autres termes, au lieu de se mettre au milieu du domaine et de chercher une règle (la « définition ») censée résoudre tous les problèmes de frontières une fois pour toutes, on s'arme de patience et l'on se met en route pour faire le tour de la question et résoudre les problèmes de frontières au fur et à mesure qu'on les rencontre. Certes, la clôture est rarement faite de pieux jointifs qui ont résolu tous les problèmes de frontière et, le plus souvent, on se contente de pieux plus ou moins espacés entre lesquels on tend des fils, qui représentent une marge d'approximation plus ou moins grande. Mais c'est justement pour ça que le travail n'est jamais vraiment fini et qu'il est toujours possible de revenir pour affiner le tracé de la clôture. Et, comme on le voit, ce travail de « délimitation » ne peut se faire, et les problèmes de voisinage être résolus, que si l'on est capable d'identifier les voisins avec lesquels se posent ces problèmes, c'est-à-dire les idées par rapport auxquelles celle à laquelle on s'intéresse et qu'on essaye de délimiter présente des risques d'empiètement. Mais cette analogie nous montre aussi que ce n'est pas la même chose que de vouloir définir les contours d'un mot ou ceux d'une idée. Car un même mot peut recouvrir plusieurs idées et une même idée peut être exprimée par des mots différents. Or ce qui est en fin de compte le plus important, ce sont les idées, et le travail sur les mots n'est nécessaire que parce qu'ils sont le seul outil qui nous donne accès aux idées, ou plutôt, qui nous permette d'expliciter ce que l'esprit nous fait « voir » des idées, ou d'ailleurs ce que l'œil nous fait voir des êtres visibles, pour pouvoir échanger avec nos semblables, se comprendre, et donc vivre en société. (<==)
(57) « L'idée du bien », en grec tèn tou agathou idean : c'est la dernière des 5 occurrence dans toute la République de cette expression qui est apparue pour la première fois au livre VI en 505a2, et qu'on ne trouve dans aucun autre dialogue. Sur cette expression, voir la note 2 à ma traduction de République, VI, 505a2-509c4 (le soleil, image du bien). (<==)
(58) « Réfutation » traduit le mot grec elegchos, dérivé du verbe elegchein, qu'on trouve un peu plus loin dans la phrase, traduit par « réfuter ». Le verbe elegchein, qui, chez Homère signifie « faire honte », a par la suite pris le sens judiciaire de « chercher à réfuter, notamment en posant des questions, faire subir un contre-interrogatoire » avant de devenir un terme de dialectique dans le sens de « réfuter », et de là « prouver », et donc « vaincre, convaincre ». C'est ici le seul emploi d'elegchos dans la République (le mot apparaît 24 fois dans les dialogues, dont 8 fois dans le Gorgias). Quant au verbe elegchein, qui apparaît 94 fois dans les dialogues, dont 26 fois dans le seul Gorgias, on le trouve 8 fois dans la République, dont trois fois au livre I, chaque fois dans la bouche de Thrasymaque (336c4, 337e3, 349a10) et quatre fois encore dans la fin du livre VII après cette occurrence, cette fois dans la bouche de Socrate (538d9, 539b5, 539b9, 539c1), mais pour parler du mauvais usage du dialegesthai. Les elegchoi qu'il faut ici « combattre » (hôsper en machèi, « comme dans un combat ») ce sont donc les réfutations sophistiques que va décrire un peu plus loin Socrate, en montrant comment elles peuvent pervertir les jeunes et les inciter à un mauvais usage de la discussion. Mais on notera que si Socrate donne l'impression à première lecture de rentrer dans le jeu de ceux qu'il critique en parlant de « combat » (machè) à propos de discussions, ce qu'il incite à combattre, ce ne sont pas les personnes, mais les arguments eux-mêmes, les elegchoi, et non pas ceux qui les profèrent, se distinguant en cela des éristiques dont Euthydème et Dionysodore sont, dans l'Euthydème, de brillants exemples, qui n'ont pour seul souci que de triompher sur leur interlocuteur à quelque prix que ce soit et sans souci du vrai, de l'ousia. (<==)
(59) « Par la parole inébranlable » traduit le grec aptôti tôi logôi. Aptôti est le datif singulier de aptôs, mot dérivé de la racine du verbe piptein, qui signifie « tomber », avec adjonction du a- privatif, et dont c'est la seule occurrence dans tous les dialogues. Être aptôs, c'est donc être impossible à renverser. Le dictionnaire propose parmi plusieurs traductions, la traduction par « infaillible » que retiennent la plupart des traducteurs dans cette phrase. Mais il me semble qu'infaillible a pour nous une connotation de certitude de la vérité de la part de celui qu'on dit « infaillible », qui n'est pas ce que veut dire Platon. Son Socrate ne prétend pas détenir la vérité, puisqu'il passe son temps à répéter qu'il ne sait rien et qu'il cherche avec ses interlocuteurs, mais il tient des discours, dont certains diront que ce sont toujours les mêmes, qui résistent aux assauts de ses interlocuteurs et contre lesquels leurs propres discours se disloquent (comme on le voit par exemple dans le Gorgias). Tout ce que Socrate peut dire, ce n'est pas « je sais que je dis la vérité », mais « je constate que mon discours résiste mieux aux assauts que les vôtres !… Et peut-être que cela mérite réflexion. » Le Socrate de Platon n'est pas une personne infaillible, mais une personne qui tient des discours que personne n'arrive à renverser, des discours qui résistent à tous les assauts contre eux, à toutes les réfutations qu'on prétend leur opposer. (<==)
(60) En
une seule phrase qui commence par décrire ce que n'est pas en état
de faire celui qui n'est pas digne d'être qualifié de dialektikos pour
en venir à décrire
le genre de vie auquel cela conduit, Socrate parvient à opposer deux
attitudes dans la vie et à suggérer que le dialegesthai n'est
pas un passe-temps pour gens oisifs ou un moyen de briller en société,
mais une activité qui est indispensable pour donner sens à sa
vie. Cette phrase est très rigoureusement construite et mérite
qu'on s'y arrête
un moment. En voici le texte grec complet :
Hos an mè echèi diorisasthai tôi logôi apo tôn
allôn pantôn aphelôn tèn tou agathou idean, kai hôsper
en machèi dia pantôn elegchôn diexiôn, mè kata
doxan alla kat' ousian prothumoumenos elegchein, en pasi toutois aptôti
tôi logôi diaporeuètai, oute auto to agathon phèseis
eidenai ton houtôs echonta oute allo agathon ouden, all' ei pèi
eidôlou tinos ephaptetai, doxèi, ouk epistèmèi ephaptesthai,
kai ton nun bion oneiropolounta kai hupnôttonta, prin enthad' exegresthai,
eis Haidou proteron aphikomenon teleôs epikatadarthein
Une première analyse de la phrase montre qu'elle commence par une relative
introduite par hos (« qui » au sens de « celui
qui », comme dans « qui m'aime me suive »)
et se terminant à diaporeuètai (« il se fraye
un passage ») et se poursuit avec une principale réduite
au seul verbe phèseis (« tu diras »)
introduisant une longue proposition infinitive (qui commence en fait dès
avant le verbe principal, à oute, « ni »)
dont le sujet est ton
houtôs echonta (mot
à mot « le étant dans un état tel »)
qui renvoie au « qui » décrit par toute la première
partie de la phrase et qui se termine à la fin de la phrase avec epikatadarthein.
Toute la relative décrit ce que l'homme qu'on envisage n'est pas en état
de faire, ce qui est une manière de décrire ce qu'il devrait être en état de
faire s'il était dialektikos, et tout le reste de la phrase
en tire les conséquences
et décrit ce qui lui
reste possible comme mode de vie.
Mais à côté de ce découpage « grammatical » de
la phrase, on peut en découvrir un autre, illustré par le découpage
ci-dessous :
hos an mè echèi | qui n'est pas en état de | |
diorisasthai tôi logôi apo tôn allôn pantôn aphelôn tèn tou agathou idean, kai hôsper en machèi dia pantôn elegchôn diexiôn, mè kata doxan alla kat' ousian prothumoumenos elegchein, en pasi toutois aptôti tôi logôi diaporeuètai, | délimiter par la parole en l'isolant de toutes les autres l'idée du bien et, comme dans un combat, venant à bout de toutes les réfutations en mettant toute son ardeur à les réfuter non selon l'opinion, mais selon l'ousian, ne se fraye un passage parmi elles toutes par la parole inébranlable, | |
oute auto to agathon | ni le bien lui-même | |
phèseis | tu diras | |
eidenai | connaître | |
ton houtôs echonta | quelqu'un étant dans un tel état | |
oute allo agathon ouden, | ni aucun autre bien, | |
all' ei pèi eidôlou tinos ephaptetai, doxèi, ouk epistèmèi ephaptesthai, kai ton nun bion oneiropolounta kai hupnôttonta, prin enthad' exegresthai, eis Haidou proteron aphikomenon teleôs epikatadarthein | mais que si d'une manière ou d'une autre, il s'attache à une quelconque image, c'est s'attacher par opinion, non par science, et, tournant comme en rêve et en somnolant dans sa vie présente, parvenant dans l'Hadès avant que de se réveiller ici-bas, s'endormir enfin tout à fait définitivement |
Ce découpage prend pour centre en quelque sorte « logique » de
la phrase le verbe principal phèseis (« tu diras »)
et celui qui le suit immédiatement et qui est le premier verbe de la
proposition infinitive qui constitue la seconde partie de la phrase, eidenai (« savoir »),
et met en évidence une symétrie apparente dans le texte autour
de ces deux verbes entre les deux oute (« ni… ni… »)
qui l'encadrent. En fait, toute la partie de la phrase qui commence avec le
premier oute et
se termine à ouden est à plus d'un titre à la
charnière entre
les deux parties logiques de la phrase puisque, si elle fait déjà partie
des conséquences tirées de l'inaptitude décrite par la
première partie, elle est
encore dans l'ordre de ce qui est nié de l'individu en cause, puisqu'elle
décrit
ce qu'il ne peut connaître. Mais de plus, elle le décrit à la
fois dans l'ordre de l'intelligible (auto to agathon, « le
bien lui-même »,
formule à peu près synonyme de tèn tou agathou idean, « l'idée
du bien », utilisée au début de la relative) et dans
l'ordre du visible (allo agathon ouden, « aucun autre bien »,
qui, sous forme négative, renvoie aux biens multiples qui peuvent exister
dans notre monde matériel et qui sont ceux qui nous intéressent
dans notre vie ici-bas) en organisant cette double description symétriquement
autour du verbe principal et du eidenai qu'elle complète. Symétriquement,
au « corps
étranger » près que constitue ton houtôs
echonta, « le
étant dans un état tel » qui vient ici marquer la
reprise du hos initial et le moment où l'on passe de l'ordre
intelligible
étranger à notre personnage à l'ordre d'ici-bas (enthade,
explicité par le ton nun bion, « la vie présente »,
qui l'a précédé) dont il est question à partir
de là. Cette mise en valeur en tant
que frontière logique du ton houtôs echonta nous incite
à isoler dans la première partie le hos an mè echei initial
dont il est le pendant, ce qui a pour effet de faire apparaître ce qui
reste de la relative, sans négation, comme pendant de ce qui reste à l'autre
bout de la phrase après le ouden, c'est-à-dire d'un
côté la vie
intellectuelle fondée sur le dialegesthai de celui qui est
capable de sortir de la caverne et de l'autre le semblant de vie fondé sur
l'apparence et les « idoles » (eidôla)
de celui qui préfère y rester.
(Note complémentaire : il peut être
intéressant
de remarquer que, d'un point de vue purement « matériel »,
la phrase comporte 78 mots et que le milieu mesuré en nombre de mots
tombe exactement à la fin de la relative qui constitue ce que j'ai appelé la
première
partie grammaticale de la phrase, puisque cette relative, de hos à diaporeuètai inclus
comporte 39 mots, mais que, si maintenant on s'attache au nombre de lettres,
la phrase en compte 405 et que le milieu tombe maintenant sur phèseis,
c'est-à-dire pratiquement au niveau de ce que j'ai considéré comme
le centre de symétrie de la phrase, puisqu'on compte 201 lettres jusqu'au
nu final du agathon qui
précède phèseis.)
Avant d'examiner de plus près ces deux portions de la phrase, je voudrais
m'attarder un instant sur les deux verbes juxtaposés qui en constituent
le centre que j'ai appelé « logique », phèseis
(« tu diras ») et eidenai (« savoir »),
et montrer comment, sous quelque angle qu'on les considèrent, sémantique
ou grammatical, ils présente une ambivalence qui les fait participer subtilement à ce
rôle de charnière
que j'ai supposé à la section centrale. Phanai,
dont phèseis est la deuxième personne de l'indicatif
futur actif, signifie « dire », souvent dans le sens
le plus banal (on le trouve dans ce sens, sous la forme ephè, « dit-il »,
dans un nombre incalculable des répliques de la République mises
dans la bouche des interlocuteurs de Socrate, du fait de la forme indirecte
du dialogue), mais peut aussi s'employer dans un sens plus riche pour traduire
l'idée de « manifester
sa pensée par la parole », « donner son avis »,
ce qui conduit au sens de « croire, penser ». Eidenai,
quant à lui, est l'infinitif parfait actif du verbe idein, « voir » (celui
dont dérive idea),
utilisé dans le sens d'un présent pour signifier « savoir » (« je
sais » parce que « j'ai vu »). Par rapport à l'idée
que la frontière entre les deux parties passe entre ces deux verbes,
il n'est pas surprenant de trouver le verbe phanai, « dire »,
du côté où il a été par deux fois, au début
et à la fin, question du logos,
et le verbe eidenai, « avoir vu », du côté où
il est question du monde visible d'ici-bas. Sauf qu'eidenai signifie « savoir » (pour
avoir vu) et nous ramène donc vers l'ordre intelligible, et que phanai évoque
la manière de rendre sensible et perceptible la pensée par la
parole et nous ramène donc vers le monde sensible, ou encore que le « savoir » s'oppose
au « croire » comme l'epistèmè (« science ») à
la doxa (« opinion ») !
Sauf encore que phèseis, « tu
diras » est un temps conjugué qui évoque donc une
activité dans
le temps, ce qui nous place là aussi du côté de l'ordre
spacio-temporel de la seconde partie, alors qu'eidenai, « savoir »,
est un infinitif, qui exprime donc plutôt l'action en tant que telle
et à ce
titre nous oriente plutôt, au rebours, vers l'ordre intelligible
de la première
partie. On peut encore noter que phanai suggère un mouvement
qui va de la pensée vers le sensible, donc de la première vers
la seconde partie de la phrase, alors qu'eidenai évoque un
mouvement qui va des sens vers la pensée (je sais parce que j'ai vu),
donc dans le sens inverse. Mais par contre phanai est employé au
futur et nous oriente donc vers l'avenir, vers ce qui pourrait être notre
assimilation au bien, alors qu'eidenai,
comme on l'a dit, est une forme au parfait, même si elle prend un sens
de présent,
qui nous tourne donc vers le passé et nous suggère que
la source de nos connaissances est dans les seules
données de nos sens, c'est-à-dire dans la phusis, dans
notre nature.
Si l'on se tourne maintenant vers les deux parties restante de la phrase, on
peut les mettre en regard de la manière suivante (la colonne de gauche
se lit de haut en bas, celle de droite de bas en haut pour respecter l'ordre
de la phrase) :
hos an mè echèi qui n'est pas en état de |
||
diorisasthai tôi
logôi (infinitif aoriste moyen) délimiter par la parole |
teleôs epikatadarthein (infinitif aoriste actif) définitivement s'endormir là-dessus tout à fait |
|
apo tôn allôn pantôn aphelôn tèn
tou agathou idean (participe aoriste actif) de toutes les autres isolant l'idée du bien |
prin enthad' exegresthai,
eis Haidou proteron aphikomenon (infinitif aoriste moyen) (participe aoriste moyen) avant ici-bas de se réveiller, parvenant auparavant dans l'Hadès |
|
kai hôsper en machèi dia pantôn
elegchôn diexiôn (participe présent actif) et, comme dans un combat, de toutes les réfutations venant à bout |
kai ton nun bion oneiropolounta kai hupnôttonta (participe présent actif) (participe présent actif) et sa vie présente, [la] tournant comme en rêve et somnolant |
|
mè kata doxan alla kat' ousian prothumoumenos elegchein (participe présent moyen) (infinitif présent actif ) non selon l'opinion, mais selon l'ousian mettant toute son ardeur à les réfuter |
doxèi, ouk epistèmèi ephaptesthai (infinitif présent moyen ) par opinion, non par science, s'attacher |
|
en pasi toutois aptôti tôi logôi diaporeuètai (3ème personne du singulier du subjonctif présent moyen) parmi elles toutes par la parole inébranlable [ne] se fraye un passage |
all' ei pèi eidôlou tinos ephaptetai (3ème personne du singulier de l'indicatif présent moyen) mais si d'une manière ou d'une autre, à une quelconque image il s'attache |
|
oute auto to agathon ni le bien lui-même |
oute allo agathon ouden ni aucun autre bien |
|
ton houtôs
echonta quelqu'un étant dans un tel état |
||
phèseis tu diras |
eidenai connaître |
Si l'on commence par examiner la partie de gauche, qui décrit, en
le niant de celui qu'elle envisage, ce que serait en état de faire celui
qui mérite le qualificatif de dialektikos (« serait
en état » traduit an
echei ;
sur l'emploi ici du verbe echein et
sa traduction, voir la note 55), on remarque qu'elle
est dominée
par la multiplicité des dia, le préfixe
qu'on trouve dans dialektikos, puisqu'on le trouve
en tant que préfixe dans trois des six verbes utilisés dans cette
partie de la phrase, celui qui la commence (diorisasthai),
celui qui la conclut (diaporeuètai) et celui
de la partie médiane (diexiôn),
et en tant que préposition (dia pantôn),
redondant le préfixe du verbe diexiôn dont
elle introduit le complément de « lieu », au
centre de cette section, la découpant en deux parties partiquement égales
(16 mots avant, 18 après). Dia signifie « à
travers » et
évoque les idées de pénétration (« au
milieu de »), de séparation (« en séparant,
en déchirant »), de médiation (« au moyen
de ») et d'achèvement (« de part en part »),
toutes idées qui sont pertinentes pour la description de notre relation
au logos.
Pour expliciter le dialegesthai,
le Socrate de Platon présente le logos comme l'outil de deux
activités
dans deux groupes de mots qui se répondent de manière parfaitement
symétrique aux deux
extrémités de notre section : diorisasthai
tôi logôi et tôi logôi diaporeuètai.
Le premier verbe renvoie à l'idée de horos, de « borne »,
de « limite », de « frontière » (comme
on l'a vu dans la note 56) et le second à l'idée
de poros,
de « passage », de « chemin » (qui
est à la racine du verbe poreuein qu'on retrouve dans diaporeuesthai).
La capacité de délimiter (diorisasthai) les unes par
rapport aux autres les « idées », et en particulier
l'idée
du bien, au
moyen (dia) du logos est
ce qui doit nous permettre de nous frayer un chemin (diaporeuesthai)
au milieu/au travers (dia) du logos vers un but qui n'est
pas explicité mais
qui est sans aucun doute le bien qui est le nôtre et qu'il nous faut
parvenir à
« délimiter » (on pourra rapprocher cette partie
de phrase de Sophiste,
253b9-e5, où l'on trouve aussi une explicitation
du caractère dialektikos du vrai philosophos parlant
de dia tôn logôn poreuesthai, « se frayer un
chemin à travers les discours »).
Notons que cette situation finale dans laquelle on se trouve activement (diaporeuètai est
le seul verbe conjugué de cette première partie) capable de « se
frayer un chemin » (diaporeuesthai) est l'exact opposé
de la situation d'aporia (mot à mot « situation
sans issue », a-poros) dans laquelle dit parfois se trouver
le Socrate de Platon et à laquelle on dit souvent qu'aboutissent les
dialogues dits « socratiques », que l'on qualifie pour
cette raison d'« aporétiques ». C'est donc la
manière d'échapper
à cette situation d'aporia qui est décrite
entre ces deux extrêmes, la manière de rendre le logos aptôs, « inébranlable » (cf.
note 59), selon le qualificatif qui s'ajoute à l'expression
tôi logôi la seconde fois, pour qu'il puisse servir de
fondement à
notre action, à notre vie. Ce qui nous y est dit, c'est qu'il nous faut
pour cela mener un véritable « combat » (machè)
avec toute l'ardeur (thumos, à la racine
du verbe prothumeisthai, dont prothumoumenos est le participe
présent) dont on est capable, non par contre les hommes, non pas contre
nos interlocuteurs, mais contre les arguments, contre toutes formes de réfutations,
d'argumentations, d'objections (elegchos)
de manière à en venir à bout (di-ex-ienai). Le
verbe central, diexiôn, a un sens voisin de celui de diaporeuesthai,
mais il est, lui, construit sur ienai, « aller » par
adjonction de deux préfixes, ex-, « hors de »,
qui conduit au verbe exienai, qui signifie « sortir »,
et
dia- qui y ajoute l'idée de traversée (sortir en passant à travers)
ou de complétude (sortir tout à fait). Et le moyen indiqué pour « venir
à bout » de toutes les objections, c'est de prendre appui
non pas sur l'opinion (doxa), qui n'est qu'assemblage de mots, mais
sur l'ousia, c'est-à-dire sur la richesse de ce qui est au-delà
(dia) des mots et dont les mots ne sont que de pâles images
(sur ousia,
voir note 54). Il ne s'agit donc pas de s'entêter
sur une opinion et de la défendre coûte que coûte, sans
souci de la vérité, mais
de soumettre toute proposition à l'examen critique de toutes les objections
qu'on peut lui opposer, seul dans sa propre pensée ou dans le cadre
d'une discussion
à plusieurs, de rechercher toutes les preuves (sens possible d'elegchos)
en faveur de chacune des opinions en présence et de choisir au final
celle qui résite le mieux, qui se montre le plus « inébranlable » (aptôs).
On notera pour finir qu'en dehors de l'idée
de mouvement introduite par deux des trois verbes préfixés par dia,
toute cette partie de la phrase évite soigneusement les termes à connotation
spaciale ou temporelle : on est dans l'ordre de l'intelligible et il n'y
est question que de logos, d'ideai, d'elegchos,
de doxa, d'ousia, et c'est au milieu de tout ça qu'il
s'agit pour le dialektikos de se frayer un chemin (diaporeusesthai)
en menant combat (machè), non pas contre les personnes, mais
contre les objections (elegchoi), au moyen du logos et en
mobilisant pour ça son thumos (prothuoumenos).
Dans la seconde partie au contraire, ce qui domine, ce n'est plus dia,
mais epi, le préfixe qu'on retrouve dans epistèmè et
qui signifie « sur » et peut suggérer une idée d'accumulation
(les uns sur les autres) ou de succession (faire quelque chose « sur »,
c'est-à-dire « après » autre chose ou « après » quelqu'un),
mais c'est pour nier cette « domination » (du sujet
ou des autres) que suggère la racine même du mot epistèmè,
dérivé du verbe epistasthai, probable déformation ancienne
de ephistasthai, qui signifie étymologiquement « se
tenir au dessus » (epi + histasthai), et la
possibilité même de parvenir à cette epistèmè.
Et on trouve epi quatre fois dans cette seconde partie,
tout comme on trouvait quatre fois dia dans la première partie. Epi se
retrouve en effet, comme dia dans la première partie, en tant
que préfixe dans les deux verbes extrêmes de notre section, ephaptetai au
début et epikatadarthein à la fin. Il
réapparaît ensuite du fait de la répétition du verbe ephaptesthai,
associé à epistèmè, dans
un groupe de mots qui nie toute intervention d'une quelconque epistèmè dans
la démarche décrite. Le premier acte de cette démarche est décrit par deux
fois par le verbe ephatesthai dont le sens est assez
ambigu : ce verbe est construit par adjonction du préfixe epi au
verbe haptesthai, qui signifie « attacher, toucher, atteindre,
prendre », ou encore « porter la main sur » avec
idée d'agressivité, mais aussi « s'adonner à, s'attacher
à ». Le préfixe epi ne modifie pas fondamentalement
le sens du verbe et on retrouve pour ephaptesthai les sens de « s'attacher
à », « se saisir de », mais aussi au
sens figuré « atteindre (par l'intelligence) » (« saisir » au
sens ou l'on dit en français « je n'ai pas saisi ce que tu
voulais dire ») ou encore « suivre, découler de ».
Dans le cas qui nous occupe, ce à quoi il est question de s'attacher, ce dont
il est question de se saisir, de s'enticher, ce qu'il est question de suivre,
ou de saisir (au sens de « comprendre »), selon
le sens qu'on veut donner à ephaptesthai, c'est
une simple image, une eidôlon, presque un fantôme (l'un des
sens possibles de eidôlon, utilisé par Homère en particulier
dans la scène de l'évocation des morts au livre XI de l'Odyssée pour
décrire ce que voit Ulysse de ses compagnons et parents morts, cf. Odyssée,
XI, 83 ; 213 ; 476 ; 602).
Mais au terme (telos, suggéré par l'adverbe teleôs qui
est l'avant-dernier mot de la phrase), on se retrouve dans l'Hadès (comme les
eidôla que rencontrait Ulysse au livre XI de l'Odyssée)
pour y epikatadarthein. Ce verbe rare, dont c'est la seule occurrence
dans tous les dialogues, est un verbe surcomposé formé en ajoutant au verbe darthanein (« dormir »),
rare aussi, le préfixe kata-,
qui introduit une idée d'achèvement (mais pourrait aussi suggérer une idée
de descente, comme on parle d'un sommeil « profond »),
pour former le verbe katadarthanein, « s'endormir, dormir »,
un peu moins rare (on le trouve 6 fois dans les dialogues : en Apologie,
40d3 où Socrate envisage l'hypothèse où la mort serait comme un sommeil
profond sans rêves ; en Phédon,
71d2 et 72b8 pour
décrire le processus de « génèse » du
sommeil à partir de l'état de veille, le « s'endormir »,
à côté de katheudein utilisé
pour signifier « dormir » ; enfin en Banquet,
219c7 ; 223c1 et 223d7 pour
parler, la première fois du sommeil de Socrate à côté d'Alcibiade, et les deux
autres fois, des derniers interlocuteurs de Socrate à s'endormir au petit matin),
puis à katadarthanein le préfixe epi- qu'on peut
comprendre au sens de « sur » (« s'endormir
sur ») ou au sens de « après », celui
que j'ai retenu ici en traduisant par « s'endormir là-dessus (epi)
tout à fait (kata) ».
La phrase oppose donc un processus « logique » non
spécifiquement situé dans le temps ou dans l'espace, mais auquel
le temps a part puisqu'il s'agit d'un « cheminement »,
qui permet, par un engagement actif de toute l'énergie vitale (le thumos évoqué
par le verbe prothumeisthai) et pas seulement de la simple raison, d'approcher
autant qu'il nous est possible de l'ousia et de l'ideé du bien, à un
processus si l'on peut dire « biologique » se déroulant
dans le temps entre un « ici-bas » et un Hadès vers
lequel on marche comme en songe en suivant des opinions qui ne sont que des fantômes
(eidôla) de savoirs pour s'y endormir définitivement sans
rien savoir du bien faute d'avoir su faire usage de notre logos. La
présentation
en vis-à-vis proposée ci-dessus permet d'apprécier comment
cette opposition se décline en détail dans chaque groupe de mots
composant les deux parties de la phrase, d'y repérer les reprises (rares :
seul le mot doxa, « opinion »,
figure des deux côtés, mais dans des rôles opposés,
comme ce qui n'a pas sa place d'un côté, comme ce qui suscite l'attachement,
de l'autre) et surtout les oppositions, tant au niveau des noms (notamment l'idée
du bien mise en regard de l'Hadès,
les logoi mis en regard des eidôla) que des verbes, c'est-à-dire
des activités. On notera pour finir que d'un côté, les logoi persistent
du début à la fin du processus, alors que, de l'autre, les eidôla s'évanouissent
dans le sommeil éternel de la mort où l'opinion d'Homère
suggère que c'est le mort lui-même qui est devenu eidôlon.
Et on peut voir dans ce eis Haidou (« vers/dans l'Hadès ») et
dans toute la démarche décrite ici qui y conduit, l'antithèse du ex
Haidou
(eis theous) (« de l'Hadès (vers
les dieux) ») de
521c3 qui a ouvert toute la réflexion sur le
programme d'éducation propre à former les dirigeants. On peut alors penser que
la démarche « dialectique » liée au logos qui
s'oppose ici à celle qui conduit eis Haidou est celle qui peut
conduire ceux qui la pratiquent ex Haidou eis theous, mais
vers des dieux, ou plutôt vers un « divin » qui est
devenu l'idée du bien. (<==)
(61) Le début de cette phrase oppose une éducation d'enfants tôi logôi, « en paroles », et un éducation ergôi, « en actes ». L'éducation « en paroles », ou encore « par le discours », c'est ce qui est en train de se faire dans la discussion rapporté par Socrate qui constitue la République, et dans laquelle on est en train de présenter un programme d'éducation. Lorsque Socrate commence sa phrase par tous ge sautou paidas, que j'ai traduit par « tes propres enfants », en commençant par dire à Glaucon qu'il les éduque « en paroles », il suggère que le travail de construction d'une cité « idéale » en cours n'est pas sa seule œuvre, dont ses jeunes interlocuteurs et auditeurs ne seraient que spectateurs, mais qu'il est bel et bien un travail collectif que chacun doit s'approprier. Lorsqu'on en vient à l'éducation « en actes », cette même formule, « tes propres enfants », qui n'est pas reprise, peut se comprendre comme visant des enfants à venir qui seraient au sens propres ceux de Glaucon, ou comme restant plus ouverte sur un sens analogique et visant les enfants dont Glaucon pourrait avoir à superviser l'éducation, que ce soient les siens ou ceux d'autres citoyens, dans une cité modelée sur celle qui est décrite dans le discours en cours. (<==)
(62) « Irrationnels comme des lignes » traduit littéralement le texte grec alogous ontas hôsper grammas. Dans une discussion où il vient d'être question, peu avant la section ici traduite, de géométrie comme l'une des composante du programme d'éducation proposé, il y a là un jeu de mots sur le double sens du mot alogos, qu'on retrouve justement en français dans le mot « irrationnel », qui peut se prendre au sens logique/psychologique (« ce raisonnement est totalement irrationnel », « tu as eu un comportement parfaitement irrationnel en la circonstance ») ou au sens mathématique (« racine de deux est un nombre irrationnel », c'est-à-dire qui ne peut s'exprimer comme le rapport, le « ratio », la « raison », entre deux nombres entiers). Cette notion de grandeurs « irrationnelles » était connue du temps de Platon, en particulier après qu'on ait démontré que la diagonale du carré était incommensurable avec son côté (elle est dans le rapport racine de deux avec lui). Elle est très probablement sous-jacente au choix de l'exemple retenu par Socrate dans le Ménon pour conduire une expérience avec le jeune esclave de Ménon en ce que la question posée par Socrate : « de quelle grandeur doit être la ligne sur laquelle on construira un carré double d'un carré donné ? » n'a pas de réponse « rationnelle » alors qu'on peut pourtant résoudre le problème et montrer sur le dessin la ligne en question (la diagonale du carré de départ), ce qui ouvre des questions « métaphysiques » multiples qui sont précisément de celles qui justifient l'inclusion de la géométrie dans le programme d'éducation envisagé par Socrate. Cette « plaisanterie » de Socrate parlant d'enfants qui seraient « irrationnels comme des lignes » a donc des résonnances multiples : elle renvoie au Ménon, où le jeune garcon avec lequel Socrate mène l'expérience est appelé pais, mais aussi à l'analogie de la ligne (grammè) à laquelle notre section renvoie depuis plusieurs répliques ; mais, dans la mesure où elle est au pluriel et concerne des enfants multiples, elle peut aussi se comprendre, comme dans le cas de lignes ou l'« irrationnalité » suppose deux lignes qu'on essaye de mesurer avec une unité commune dont toutes deux seraient multiples entiers, comme suggérant que l'irrationnalité dont il est ici question est une « incommensurabilité », une incompatibilité des citoyens les uns avec les autres résultant de leur incapacité à accepter une « norme », une « loi » commune, condition indispensable pour que la cité survive. (<==)
(63) Le verbe grec que je traduis par « poser comme règle » est nomothetein, qui dérive du mot nomothetès, « législateur », lui-même composé sur nomos, « loi », et tithènai, « poser, instituer ». Dans le contexte actuel de la discussion, où il est question d'un éventuel passage à l'acte sur des enfants dont on ne sait s'ils seraient ceux de Glaucon au sens propre ou au sens figuré, une traduction par quelque chose comme « tu leur fixera pour loi » semble un peu forte et trop insistante sur la caractère strictement législatif de la recommandation. (<==)
(64) Cette phrase ramène ce qui constitue le summum de l'éducation non pas à un « savoir », à une « science » (epistèmè) quelconque, mais simplement à la capacité d'interroger et de répondre epistèmonestata. Ce qualificatif est le superlatif de l'adverbe epistèmonôs, lui-même dérivé de l'adjectif epistèmôn servant à qualifier celui qui possède une epistèmè, un savoir. Être epistèmôn, c'est donc être « savant », « compétent », et agir epistèmonôs, c'est agir avec compétence, comme celui qui sait. Non seulement ce couronnement des études se réduit à savoir interroger et répondre, c'est-à-dire à manier le logos, mais il n'est pas présenté comme une « science », mais seulement comme la capacité de pratiquer cette activité « avec le plus de compétence », sous-entendu : « possible ». En quelques mots, Platon suggère à la fois le pouvoir et les limites du logos. (<==)
(65) « Avec toi en tout cas » traduit le grec meta ge sou, dans lequel il est impossible de savoir si le ge a un sens restrictif (« avec toi du moins ») qui impliquerait que Glaucon ne prendrait pas cette mesure seul, ou un sens intensif (« avec toi bien sûr ! ») qui pourrait suggérer que Glaucon n'envisage pas de se lancer dans une telle aventure sans Socrate, ou qu'il estime que Socrate sera toujours, vu la différence d'âge, le « leader » dans une telle entreprise. (<==)