© 2006 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 9 mars 2006
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La république
(4ème tétralogie : L'âme - 2ème dialogue de la trilogie)

Définition du dialegesthai (1)
République, VII, 531c9-535a2

(Traduction (2) Bernard SUZANNE, © 2003)
(la version la plus récente de cette page est accessible en cliquant ici)

[Le commentaire de l'allégorie de la caverne a conforté l'idée que ce sont les philosophes qui doivent gouverner. Socrate revient alors sur le programme de formation de ces philosophes-rois et passe en revue les sujets d'étude qui auront place dans ce programme. Il explique pourquoi doivent y trouver place successivement l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie, la géométrie dans l'espace, l'harmonie. Le texte ici traduit vient conclure cette revue.
L'interlocuteur de Socrate est toujours Glaucon, qui a pris la place d'Adimante en 506d]

[531c] [...]
En tout cas, je crois bien, repris-je, que si ce cheminement parmi toutes celles [les matières objets d'étude] [531d] que nous avons parcourues (3) parvient d'une part jusqu'à ce qu'elles ont de commun les unes avec les autres et à leur parenté (4), et rassemble les raisons (5) par quoi elles sont alliées les unes aux autres (6), leur pratique conduira en quelque sorte à ce que nous voulons et ce ne sera pas se donner de la peine sans profit, sinon, ce sera sans profit.
Moi aussi, dit-il, j'en augure ainsi (7). Mais c'est d'un travail tout à fait considérable que tu parles, Socrate.
C'est du prélude, repris-je, ou de quoi donc que tu parles ? Ne savons-nous donc pas que toutes celles-ci sont les préludes de la partition (8) même qu'il faut apprendre ? Car ils ne te donnent tout de même pas, j'espère, l'impression, ceux qui sont forts en tout ça, [531e] d'être
dialektikoi (9) ?
Non, par le Zeus, dit-il, sinon un vraiment très petit nombre de ceux que moi, j'ai eu l'occasion de rencontrer !
Mais alors, dis-je, ceux qui ne sont pas capables de donner et de recevoir un
logos (10), sauront-ils un jour quelque chose de ce dont nous disons qu'il faut le savoir ? (11)
Encore une fois non, dit-il, à ça aussi.
[532a] Eh bien, dis-je, Glaucon, n'est-ce pas alors celle-ci la partition (12) même que le
dialegesthai conduit à son achèvement ? (13) Celle que, bien qu'elle soit [d'ordre] intelligible (14), mimerait le pouvoir de la vue que nous avons dit entreprendre de tourner d'abord les yeux vers les vivants eux-mêmes, puis vers les astres eux-mêmes et puis même finalement vers le soleil lui-même. (15) Et ainsi, chaque fois que quelqu'un, par le dialegesthai, entreprend, sans toutes les sensations, par le logos (16), de s'élancer vers cela même qu'est chaque chose, et ne renonce pas avant que [532b] cela même qu'est le bien, il l'ait saisi par l'intelligence elle-même, il parvient au terme même de l'intelligible, comme l'autre tout à l'heure à celui du visible. (17)
Tout à fait en effet, dit-il.
Mais quoi ? N'appelles-tu pas
dialektikèn cette démarche ? (18)
Et comment donc !
Mais alors, repris-je, la délivrance des chaînes et le retournement des ombres vers les images (19) et la lumière et l'ascension depuis le souterrain vers le soleil, et là, vers les vivants et les plantes et la lumière du soleil, impossibilité de tout de suite [532c]
tourner le regard, mais vers les apparitions dans les eaux, habituation (20) [à tourner le regard] , tout comme [vers] les ombres des étants, et non plus des ombres d'images projetées par une lumière qui en est une autre (image) à en juger par rapport au soleil !... Toute cette application dans les arts que nous avons passés en revue produit ce pouvoir et cette élévation du meilleur dans l'âme vers la contemplation du plus excellent d'entre les étants, tout comme auparavant celle (l'élévation) du plus fiable dans le corps (21) vers celle (la contemplation) du plus lumineux dans le lieu de forme corporelle [532d] et visible. (22)
Moi bien sûr, dit-il, je l'accepte ainsi. Et pourtant, il me paraît que ce sont des choses tout à fait difficiles à accepter, mais d'un autre point de vue au contraire, difficiles à ne pas accepter. (23) Mais pourtant — car ce n'est pas dans le moment présent seulement qu'il faut y prêter l'oreille, mais il faudra y revenir encore bien des fois — posant que ces choses sont telles qu'on vient de le dire, venons-en à présent à la partition elle-même et parcourons-la tout du long comme nous avons parcouru le prélude. Expose donc quel est le mode (24) de la puissance du
dialegesthai (25) et [532e] en outre selon quelles espèces elle se divise et puis quelles sont ses voies ; car celles-ci pourraient bien à présent, semble-t-il, être celles conduisant vers ce [lieu-]même où, pour y être arrivé, ce serait comme la fin de la route et le terme du voyage. (26)
[533a] Non ! repris-je, ami Glaucon, tu ne seras pas capable de suivre ! (27) Car pour moi, rien en termes d'empressement (28) ne me ferait défaut ! Et ce ne serait plus un tableau (29) de ce dont nous parlons que tu verrais, mais le vrai lui-même, ce que du moins ça me semble en effet (30). Si toutefois
[c'est] en réalité ou pas, ça ne vaut plus la peine d'épuiser ses forces là-dessus. Mais que du moins ce soit bien voir quelque chose de ce genre, il faut le dire bien fort, non ?
Et comment !
Donc aussi que la puissance du
dialegesthai seule pourrait [le] rendre visible (31) à quelqu'un qui est expérimenté (32) dans ce qu'à l'instant même nous passions en revue, mais que d'aucune autre manière ce n'est possible ?
Là-dessus aussi, dit-il, ça vaut la peine d'épuiser ses forces. (33)
[533b] Là où du moins, repris-je, personne ne sera en désaccord avec nous, c'est quand nous disons qu'à propos de chaque ça-même (34), ce qu'est chacun,
[il y a] un autre cheminement [qui] entreprend par un certain chemin (35) de le saisir à propos de tout. Mais tous les autres arts existent en rapport avec les opinions des hommes et leurs désirs, ou bien c'est en rapport avec la création et l'assemblage, ou en rapport avec l'entretien de ce qui croît ou a été assemblé qu'ils se sont développés (36), alors que ceux qui restent, que nous avons dit se saisir de quelque chose de ce qui est, comme la géométrie et ceux qui y font suite, nous voyons bien qu'ils rèvent [533c] à propos de l'étant, mais qu'il leur est impossible de voir comme en état de veille  (37) aussi longtemps que, se servant d'hypothèses, ils laissent celles-ci immuables, n'ayant pas la possibilité d'en rendre raison. (38) Car là où un point de départ qu'on ne connaît pas, un résultat final et les intermédiaires provenant de ce qu'on ne connaît pas, ont été liés ensemble, quel artifice (39) fera jamais d'un tel discours cohérent un savoir ? (40)
Aucun, répliqua-t-il.
Donc, repris-je, le cheminement
dialektikon (41) seul marche ainsi, en éliminant les hypothèses jusqu'au point de départ lui-même [533d] afin de s'affermir, et, pour dire ce qui est, l'œil de l'âme complètement enseveli dans une sorte de bourbier barbare, il l'en tire doucement et le dirige vers le haut en se servant comme collaborateurs et coretourneurs (42) des arts que nous avons passés en revue, que nous avons bien des fois appelés savoirs/sciences du fait de l'habitude, mais qui ont besoin d'un autre nom, plus évocateur de clarté qu'« opinion », d'obscurité que « savoir » (43) ; « réflexion », c'est ainsi qu'auparavant nous avons quelque part défini ça (44), mais c'est, me semble-t-il, non pas un désaccord à propos du [533e] nom, à propos de [concepts] aussi vastes que ceux sur lesquels une investigation nous est proposée…
Sûrement pas, en effet, dit-il, mais
[c'est] dire avec clarté ce qui peut seulement être visible dans l'âme du fait de son état ! (45)
Il est donc satisfaisant, repris-je, comme auparavant (46), d'appeler la première port
ion (47) « science » (epistèmèn), la deuxième « réflexion » (dianoian), [534a] la troisième « croyance » (pistin) et « imagination » (eikasian) la quatrième ; et ces deux-là ensemble, « opinion » (doxan), et les deux autres, « intelligence » (noèsin) ; et opinion d'une part [est] à propos de (48) devenir (genesin), intelligence d'autre part à propos d'ousian (49) ; et ce qu'[est] ousia par rapport à devenir (50), intelligence [l'est] par rapport à opinion, et ce qu'[est] intelligence par rapport à opinion, science [l'est] par rapport à croyance et réflexion par rapport à imagination ; mais le rapport (analogian) [entre] ceux-ci [et] ceux sur lesquels [ils opèrent] (51) et la division en deux de chacun des deux, l'opinable (doxastou) et l'intelligible (noètou) (52), laissons tomber, Glaucon, pour ne pas nous rassasier de discours beaucoup plus longs que ceux qui ont précédé. (53)
[534b] Mais bien sûr, pour ma part, dit-il, sur le reste, pour autant que je puisse suivre, ça me convient.
Et appelleras-tu aussi
dialektikon celui qui saisit la parole de la richesse de chaque [être] ? (54) Et celui qui n'est pas en état (55), ne diras-tu pas que moins il est en état de produire une parole [sensée] pour lui-même et pour les autres, moins il est en état d'intelligence vis-à-vis de cela ?
Et comment donc, reprit-il, que je le dirais !
Et donc, à propos du bien, même chose :
[quelqu'un] qui n'est pas en état de délimiter par la parole (56) en l'isolant de toutes les autres [534c] l'idée du bien (57) et, comme dans un combat, venant à bout de toutes les réfutations (58) en mettant toute son ardeur à les réfuter non selon l'opinion (doxa), mais selon l'ousian, ne se fraye un passage parmi elles toutes par la parole inébranlable (59), tu diras de quelqu'un qui est dans un tel état qu'il ne connaît ni le bien lui-même ni aucun autre bien, mais que si d'une manière ou d'une autre, il s'attache à une quelconque image, c'est s'attacher par opinion (doxa), non par science (epistèmè), et, tournant comme en rêve et en somnolant dans sa vie présente, parvenant dans l'Hadès avant que de se réveiller ici-bas, [534d] s'endormir là-dessus tout à fait définitivement. (60)
Par le Zeus, reprit-il, c'est haut et fort assurément que je dirai tout cela !
Mais bien sûr, tes propres enfants, que tu élèves et éduques en paroles, si un jour tu les élevais en actes (61), tu ne leur permettrais pas, comme je le pense, s'ils étaient irrationnels comme des lignes (62), en dirigeant dans la cité d'être maîtres des
[choses les] plus importantes ?
Eh bien, non, en effet, dit-il.
Alors tu leur poseras comme règle (63) d'entreprendre plus que tout cette éducation à partir de laquelle il seront capables d'interroger et de répondre avec la plus grande compétence ? (64)
[534e]
Je poserai cette règle, dit-il, avec toi en tout cas. (65)
Ainsi donc, il te semble, dis-je, moi, que, comme un faîte aux études, la
dialektikè repose pour nous tout en haut, et qu'aucune autre étude ne puisse à bon droit être placée plus haut, mais que nous tenons [535a] à présent le terme des études ?
Pour ma part, certes, dit-il.


(1) Sur les raisons qui me font renoncer à traduire le verbe grec dialegesthai, voir la note 46 à ma traduction de la section sur la ligne à la fin du livre VI. C'est la lecture du texte ici traduit qui va justement nous aider à mieux comprendre ce qu'a en vue le Socrate de Platon lorsqu'il l'emploie, lui et les mots de la même famille, et le traduire en français par un simple décalque comme « dialectique », qui a fini par prendre en français un sens technique qui n'est pas nécessairement celui que Platon avait en tête ne peut que nous compliquer la tâche en nous laissant croire que nous connaissons déjà ce dont il parle !...(<==)

(2) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)

(3) « Cheminement parmi... » traduit le mot grec methodos, dont vient le français « méthode », mais qui est construit sur la racine grecque hodos, qui signifie au sens premier « route, chemin ». C'est le même terme, que j'ai traduit alors par « plan de marche », que Socrate a utilisé en 510b8, dans l'analogie de la ligne, pour décrire le processus cognitif associé au dernier segment. Et j'ai souligné dans la note sur ce texte l'importance des termes impliquant une idée de mouvement dans la description de ce processus, idée qui ne fait d'ailleurs que prolonger l'image développée tout au long de l'allégorie de la caverne. On retrouve cette insistance ici, puisqu'au mot methodos est associé le verbe diienai (dielèluthamen) qui signifie « aller à travers, traverser, parcourir ». Les études les plus abstraites impliquent pour Socrate un cheminement, un véritable « mouvement », de l'âme.
On notera par ailleurs que le préfixe meta associé à hodos dans methodos n'implique nullement l'idée de démarche systématique et « méthodique » que l'on associe à « méthode » en français, en particulier depuis Descartes, mais renforce simplement l'idée de déplacement. Et si l'on veut chercher d'autres nuances introduites par meta, c'est du côté de l'idée de « communauté » qu'il faut s'orienter. L'un des sens de meta est en effet « avec, en commun avec », et il est clair que, pour le Socrate de Platon, la « méthode » qui a sa préférence est bien un « cheminement avec », une « recherche en commun », bien plus qu'un travail « méthodique » mené seul en chambre, aussi brillant soit-il. (<==)

(4) « Ce qu'elles ont en commun » traduit le grec koinônian, et « parenté » traduit suggeneian. Le mot koinônia est dérivé de koinos, qui veut dire « commun » ; son sens premier est « communauté ». C'est un terme important dans la République, utilisé pour parler de la « communauté » des femmes et des enfants en République, V, 457d-466d, qui est en quelque sorte l'image de la « communauté » qui doit régner en chacun de nous entre les différentes parties de notre âme pour qu'une vie « communautaire » soit possible dans la cité. Savoir distinguer ce que peuvent avoir en commun des choses apparemment différentes, qu'il s'agisse comme ici de « sciences » ou de tout autre chose, est une des caractéristiques principales du processus d'« abstraction » qui doit nous permettre de progresser jusqu'aux plus hautes « idées » et finalement jusqu'à l'idée du bien. Le « cheminement parmi » (methodos, voir note précédente) les sciences énumérées n'a pas pour but premier de faire des apprentis philosophes des spécialistes de ces matières pour elles-mêmes, mais de nous inciter, en trouvant des points communs entre elles, à nous élever au dessus d'elles vers l'idée du bien. Et c'est pourquoi il est si important de « cheminer » des unes aux autres, pas nécessairement d'ailleurs de manière « méthodique » au sens moderne, de manière à nous « familiariser » avec elles toutes.
Et cette idée de « familiarité », dans laquelle on retrouve la racine « famille », fait le lien avec le second terme utilisé par Platon, celui de suggeneia, construit sur la racine genos, « race, famille, parenté », utilisé ici pour renforcer l'idée d'un « lien » entre toutes ces disciplines.
On pourra noter que, par le choix de ces deux termes, Platon synthétise en deux mots la double démarche qu'il décrit plus en détail en Phèdre, 265d-e : en effet, si la koinônia met l'accent sur le processus de rassemblement de choses apparemment diverses, c'est-à-dire sur la « synthèse », la suggeneai, elle, met l'accent sur l'idée d'une commune origine à partir de laquelle les « rejetons » se multiplient, incitant plutôt à une démarche « descendante » du parent commun vers les multiples descendants. (<==)

(5) « Rassemble les raisons » traduit le grec sullogisthèi, du verbe sullogizesthai, qui veut dire « rassembler par la pensée, par le raisonnement », et dont vient le mot sullogismos, dont « syllogisme » est le décalque français et qui fera fortune avec Aristote. Le verbe sullogizesthai est lui-même dérivé du mot sullogos, formé du préfixe sun- (« avec ») et de logos, qui signifie entre autres « parole, discours », mais aussi « raison ». Un sullogos, c'est au sens premier un regroupement de gens qui parlent, c'est-à-dire une assemblée, et par généralisation, un rassemblement de quelque sorte que ce soit, ou par spécialisation, un colloque, un entretien. Le sens premier de sullogizesthai est donc « rassembler », mais il peut aussi signifier « faire le compte de » (rejoignant le sens plus spécifiquement mathématique de logizesthai « compter », issu du sens de logos comme « compte que l'on rend à quelqu'un » et tout simplement « compte ») ou encore « résumer », et bien sûr, « faire un raisonnement ».
Le verbe sullogizesthai est rare dans les dialogues (11 occurrences en tout), et sullogismos encore plus (2 occurrences). Et ces termes n'ont sans doute pas pour Platon le sens qu'ils prendront avec Aristote, même s'il est vraisemblable qu'Aristote les ait empruntés à des passages de Platon comme celui-ci. Pour Platon, le « rassemblement » que doit faire l'esprit n'a pas à avoir le caractère « méthodique » que lui donnera Aristote en « codifiant » le « syllogisme ».(<==)

(6) « Alliées » traduit le grec oikeia. Cet adjectif, construit sur la racine oikos, « maison », signifie au sens premier « qui appartient à la maison, domestique », et de là, « qui appartient à la famille (qui habite la même maison) », et donc « parent, allié » ; il signifie aussi « ce qui apartient en propre à quelqu'un (ce qui est dans sa maison) », et donc « privé », par opposition à « commun, public », c'est-à-dire, en grec, le « koinos » qu'on a trouvé à la racine de koinônia (cf. note 3). Platon réussit donc ici le tour de force d'exprimer à quelques mots d'intervalle presque la même idée, celle de « parenté », à l'aide de deux mots qui par ailleurs on le plus souvent des sens qui s'opposent directement (le « public » par opposition au « privé »). Et pourtant, il n'y a pas de doute sur le sens puisque, dans les deux cas, l'adjectif est mis en relation avec le pronom réciproque allèlôn, « les uns les autres » (tèn allèlôn koinônian dans un cas, allèlois oikeia, dans l'autre). Il n'en reste pas moins que ce choix a de quoi nous interpeller. Peut-être faut-il y voir une discrète suggestion que si le parcours à travers les sciences, la methodos, se fait dans une démarche, dans une recherche, commune, lorsqu'il s'agit de « rassembler par l'esprit », de sullogizesthai, c'est chacun pour soi, dans l'intimité d'une réflexion intérieure que les autres ne peuvent faire pour vous. (<==)

(7) Le verbe grec que je traduis par « j'en augure » est manteuomai, du verbe manteuesthai dont le sens premier est « rendre des oracles ». Ce verbe est construit sur la racine « mantis », « devin, prophète ». La réplique de Glaucon a donc une connotation « religieuse » que « prédire » ou « deviner », autres sens possibles de manteuesthai ne rendent pas suffisamment explicite, même si « deviner » vient en français de « devin » comme manteuesthai de mantis. A l'opposé, « prophétiser » donnerait à la réponse de Glaucon une solennité qu'elle n'a sans doute pas. (<==)

(8) Le mot grec que j'ai traduit par « partition » est le mot nomos, et celui qui est traduit par « prélude » est prooimion. Ces deux termes ont une connotation musicale, mais pas exclusivement, et Platon joue sans doute des multiples résonnances de ces mots, qu'il est impossible de rendre en français. Nomos est dérivé du verbe nemein, dont le sens premier est « faire une attribution régulière de ». De là un premier registre de sens pour nomos : « part, portion » qui évolue vers « division de territoire » (dont vient le français « nome »), ou vers « pâturage ». Mais dans un second registre, l'accent est mis sur le caractère régulier de l'attribution, sur le fait qu'il soit conforme à l'usage, ce qui conduit pour nomos au sens « usage », puis « coutume » et « loi » (le titre grec du dialogue de Platon appelé en français « Les Lois » est Nomoi, pluriel de nomos). C'est à partir de ce sens de « coutume, loi » que nomos prend un sens spécialisé dans le registre musical, pour désigner dans un premier temps un « mode musical » (c'est-à-dire une « norme » de composition musicale), puis tout simplement un « air », un « chant », c'est-à-dire une musique non pas improvisée, mais suivant une codification, une « partition ». Que Platon ait ici en vue le registre musical est confirmé par le rapprochement avec prooimion, utilisé par deux fois dans la phrase avant qu'apparaisse nomos. Prooimion vient en effet de oimè, qui signifie « chant, poème » (n'oublions pas que, chez les Grecs, les poèmes étaient chantés par les raphsodes, dont Ion est un représentant mis en scène par Platon dans le dialogue qui porte son nom). Le pro-oimion, c'est ce qui vient avant (pro-) le chant proprement dit, c'est-à-dire le prélude. Par extension, prooimion, comme « prélude » en français, qui veut dire étymologiquement « ce que l'on joue avant », dans un registre musical aussi, en vient à désigner toute sorte de « préambule », d'« introduction ». Et c'est en jouant sur ce double registre, mais en partant cette fois du sens de « loi » pour nomoi que, dans Les Lois, Platon fera introduire par l'Athénien les fameux prooimia aux lois sur lesquels il passera plus de temps que sur les lois elles-mêmes. Et ce rapprochement entre lois et musique n'a pas de quoi surprendre puisque, pour Platon (cf. République, II, 376e), comme d'ailleurs pour beaucoup de Grecs de son temps, comme en atteste la formule mousikos anèr pour désigner un homme instruit, la mousikè, c'est-à-dire l'ensemble des activités placées sous la protection des Mousai (Muses), recouvre tout ce qui a trait à l'éducation de l'âme (par opposition à la gumnastikè, qui prend soin du corps), c'est-à-dire toutes les disciplines « intellectuelles », dont l'étude est poussée à son plus haut degré chez le philosophe-roi, législateur de la cité.
La traduction de nomos par « partition », plutôt que par « air », retrouve quelque peu le sens premier de nomos avec le français « part » et, sans aller jusqu'à évoquer les lois, utilise un terme musical qui évoque plus qu'air l'idée de règle, de « contrainte », de quelque chose qu'il faut respecter.
Par le choix de ce mot au double registre, Platon suggère discrètement que le dialegesthai dont il va maintenant parler est destiné à nous mettre en « harmonie » avec le réel qu'il nous fait appréhender, mais que ceci ne peut se faire n'importe comment et que la pensée, pour atteindre son but, doit respecter certaines « lois ».(<==)

(9) Comme je l'ai indiqué dans la note sur le titre que j'ai donné à cette section et dans la note sur 511b4 ou Socrate fait référence à tèi tou dialegesthai dunamei, je renonce à traduire les termes de la famille de dialegein pour permettre au lecteur de se faire sa propre idée sur leur sens à partir du texte ici traduit. Notons cependant que le terme employé ici, dialektikoi, est un adjectif et non un nom. Socrate ne parle donc pas d'une catégorie de personne, mais d'une qualité qu'auraient ou que n'auraient pas les personnes dont on parle.
Et les personnes dont on parle, ce sont hoi tauta deinoi, « ceux qui sont forts en tout ça », c'est-à-dire dans toutes les matières passées en revue auparavant (arithmétique, géométrie, astronomie, géométrie dans l'espace, harmonie). Le terme traduit par « forts », deinoi, veut dire au sens premier « qui inspire la crainte », dans un contexte initialement religieux, et de là « terrible, effrayant », puis « qui frappe l'imagination, étonnant, extraordinaire » et donc « puissant, fort » ou encore « merveilleusement doué ». Dans un langage quelque peu familier, on pourrait dire qu'il s'agit de gens « qui nous en mettent plein la vue »... Mais la simple discussion, le « dialogos », est-il possible avec de telles gens ?...(<==)

(10) Première explicitation de ce que Socrate entend par le fait d'être dialektikos : il s'agit d'être capable de dounai te kai apodexasthai logon.
Dounai est l'infinitif aoriste du verbe didonai, dont le sens premier est « donner », et apodexasthai est l'infinitif aoriste du verbe apodechesthai, dont le sens premier est « recevoir ». Mais du fait de la multiplicité des sens de logos, on peut comprendre la formule employée par Socrate de différentes manières, et il n'est pas sûr qu'il ne faille pas, sinon les garder toutes, du moins accepter une certaine polysémie. Ainsi, logon didonai peut vouloir dire « donner la parole », mais aussi « rendre des comptes », ou encore « rendre raison » (c'est dans ces deux derniers sens qu'elle est utilisée en 510c7, dans l'analogie de la ligne). Quant au verbe apodechesthai, il signifie « recevoir », mais aussi « accepter », « admettre », « approuver » ou encore « comprendre ». Ce qui semble clair, c'est que, qu'il s'agisse ici de logon simple parole, de logon explication ou de logon raison, il doit y avoir échange et réciprocité. Le dialektikos est aussi bien celui qui sait ne pas monopoliser la parole et la donner aussi aux autres que celui qui ne se contente pas de donner ses raisons, ses explications, mais sait aussi écouter et à l'occasion accueillir, recevoir, accepter, comprendre, celles des autres. C'est par la confrontation des raisons, des discours, des points de vue, que l'on peut progresser ensemble.
Mais on peut aller plus loin encore et évoquer aussi ce « logon que l'âme parcourt tout du long [diexerchetai] avec elle-même » qui, selon Socrate parlant à Théétète (Théétète, 189e6), constitue le dianoeisthai, ce que l'on pourrait traduire par le « penser discursif », et que Socrate décrit encore comme un dialegesthai intérieur de l'âme se faisant à elle-même les demandes et les réponses jusqu'à parvenir à une doxan (« opinion ») qualifiée de logon (Théétète, 189e8-190a7), en accord avec l'étranger d'Élée qui assimile dianoia (le résultat du dianoeisthai) et logos, les définissant comme « dialogos intérieur de l'âme avec elle-même » (Sophiste, 263e4). Dans ce context, le dialektikos ne serait-il pas aussi celui qui, dans cet « échange » intérieur, sait à l'occasion « accueillir » un logos qui lui vient d'un « au-delà » du language ?
C'est pour laisser ouverte cette multiplicité de sens que j'ai décidé de ne pas traduire ici logos, obligeant le lecteur à s'interroger sur les sens de ce mot s'il ne lui est pas déjà familier. (<==)

(11) On appréciera la manière dont Socrate parle de l'objet du dialegesthai : « ce dont nous disons qu'il faut le savoir (eidenai) » ! Avec cela, nous sommes bien avancés !... Non seulement Socrate se garde bien de dire de quoi il s'agit, mais il va jusqu'à « relativiser » sa formulation puisqu'il ne dit même pas « ce qu'il faut savoir », mais « ce dont nous disons qu'il faut le savoir » ! Le premier problème que doit affronter celui qui se veut dialektikos est donc de déterminer l'objet même de sa recherche, ce qui mérite vraiment d'être l'objet de son savoir...
Le mot traduit par « savoir » est eidenai. On pourrait donc encore traduire ce membre de phrase par « ce dont nous disons qu'il faut nous en faire une idée » pour rendre sensible en français le fait que le verbe eidenai est le parfait du verbe horan, « voir » (« savoir », c'est donc en fait « avoir vu »), verbe dont l'infinitif aoriste est idein, et qui est à la racine aussi bien de eidos que de idea (et donc du « idée » français), deux des termes souvent traduits par « idées ». (<==)

(12) Je reprends ici pour traduire cette nouvelle occurrence de nomos la même traduction par « partition » qu'en 531d8 (voir note 8). (<==)

(13) « Conduit à son achèvement » traduit le grec perainei, du verbe perainein construit sur la racine peras, « terme, fin, limite, extrémité ». Une des caractéristiques du dialegesthai, impliquée par l'un des sens possibles du préfixe dia-, est d'aller jusqu'au bout, jusqu'au terme en tout cas accessible à notre entendement humain. (<==)

(14) Le grec a seulement « onta noèton », mot-à-mot « étant intelligible », accusatif masculin singulier qui renvoie bien sûr à « ho nomos » dans la phrase précédente, masculin aussi (que j'ai traduit par « la partition » pour des raisons expliquées dans la note 8), et non pas à « hè dunamis » qui suit, féminin, que j'ai traduit par « le pouvoir » plutôt que « la puissance » pour conserver en français la différence des genres.
Noèton, c'est « ce qui est accessible au nous », c'est-à-dire à la pensée, à l'intelligence. C'est le terme utilisé dans l'analogie de la ligne en opposition à horaton, le « visible » pour qualifier l'un des deux « ordres » (« lieux », « genres », le vocabulaire est fluctuant, cf. note 3 à ma traduction de cette section) qui seront ensuite figurés par les deux segments du premier partage de la ligne (cf. 509d2, sq.). Notons que le qualificatif ne s'applique pas à ce sur quoi porte notre appréhension, mais à la démarche elle-même, la « méthodos », le « nomos », par quoi nous appréhendons cet ordre de choses. Déjà, dans l'analogie de la ligne, le noèton est décrit et découpé en sous-segments par des démarches plus que par les « objets » de ces démarches. Il semble bien que, dans cet ordre, l'« objet » pensé soit indissociable (pour nous au moins) de la démarche qui permet de l'appréhender (ce qui ne veut pas dire que cet « objet » nous soit intérieur, puisqu'il est toujours question de « cheminement » vers lui). Dans la perception par les sens, c'est l'objet qui vient à nous et s'impose à nous ; dans la perception par l'intelligenge, c'est nous qui allons vers l'« objet » et le « découvrons » dans cette démarche même.(<==)

(15) Platon renverse ici l'analogie que suggère l'étymologie des termes eidos et idea, qui dérivent de formes d'un verbe qui veut dire « voir », en suggérant que c'est la vue qui cherche à imiter la démarche de l'esprit vers les « idées » et non pas le contraire. Le « nous avons dit » qui introduit la description de la démarche de la vue renvoie à l'allégorie de la caverne ici résumée, dont il faut rappeler qu'elle était, elle, introduite comme une parabole du processu d'éducation.
Si les références sont ici à la vue, les termes nomos et prooimion avaient, comme je l'ai dit, une connotation musicale qui renvoie donc à l'ouïe. Ce sont donc les deux sens principaux, ceux qui étaient mobilisés par Socrate dans sa discussion avec Hippias sur le beau, dans l'Hippias majeur, pour sa dernière tentative de définition du beau (tout aussi défaillante que les autres), comme « ce qui nous fait éprouver du plaisir par l'ouïe et par la vue » (Hippias Majeur, 297e), qui sont ici utilisés pour fournir des « images » du dialegesthai. (<==)

(16) La formule dia tou logou utilisée ici et traduite par « par le logos » est une décomposition en ses composés du verbe dia-legesthai, puisque logos est le nom d'action dérivé du verbe legein/legesthai. Comme plus haut (voir note 10), je ne traduis pas logos, pour ne pas avoir à choisir entre ses multiples sens accceptables ici. (<==)

(17) Socrate réaffirme ici, comme il l'a déjà fait avec l'analogie du soleil et du bien et avec l'allégorie de la caverne, que c'est le bien (auto ho estin agathon) qui constitue le terme (telos) du dialegesthai. La parole, le discours, intérieur ou parlé, la raison (autant de sens possibles de logos) n'ont d'autre fin que de nous permettre de percevoir, d'apercevoir, ce qu'est le bien et d'en déduire ainsi ce qui constitue notre bien pour orienter vers lui notre vie et nos actes. Ce travail se fait au moyen (dia) du logos, mais aboutit à quelque chose qui n'est pas le logos lui-même, mais au delà du logos : il faut passer à travers (dia) le logos pour le découvrir à l'horizon de notre quête, comme le soleil est bien au delà du sommet de la colline, qui marque la limite de notre progression possible dans l'allégorie de la caverne. (<==)

(18) Le mot grec traduit par « démarche » est poreian, nom dérivé du verbe poreuein, « transporter, faire passer », lui-même dérivé de poros, « passage », qu'on retrouve dans des mots comme aporos ou aporia, pour décrire la situation bloquée (sans passage possible, sans issue) à laquelle aboutissent nombre de dialogues avec Socrate. Poreia signifie « marche, trajet, voyage » et aussi « démarche », au propre (la manière de marcher d'un homme ou d'un animal) ou au figuré. On est toujours dans l'image de l'allégorie de la caverne, où il fallait marcher pour sortir de la caverne et gravir la pente de la colline au dehors. Le dialegesthai n'est pas tant une méthode (au sens moderne) qu'une démarche, une progression vers quelque chose. (<==)

(19) Le mots grec que je traduis par « images » est eidôla. Dans cette phrase dont toute la première partie est un rappel de l'allégorie de la caverne, cette seconde étape, le « retournement » (la première est la libération, lusis), évoque le moment où le prisonnier est contraint à se retourner et découvre ce qui était jusque là derrière lui, ce dont il voyait les ombres, mais aussi le feu qui projette ces ombres et l'ouverture sur le monde extérieur. La plupart des traducteurs voient dans le mot eidôla une référence aux objets fabriqués dont le prisonnier voyait auparavant les ombres, et traduisent de manière à rendre claire cette signification (Chambry : « les figurines artificielles » ; Baccou : « les figures artificielles » ; Dixsault : « les images fabriquées » ; Piettre, Pachet, Karsenti/Prélorentzos : « les figurines » ; Cazeaux : « les marionnettes »). Le problème, c'est que le mot eidôla n'est jamais employé dans l'allégorie pour parler de ces objets fabriqués, alors qu'il y est employé, une fois et une seule, en 516a7 pour parler des « images dans les eaux des hommes et des autres choses » (ta te tôn anthrôpôn kai ta tôn allôn eidôla), c'est-à-dire de ce qu'est capable de regarder en premier le prisonnier au sortir de la caverne. On le trouve une autre fois, entre l'allégorie et la section ici traduite, en 520c4, et là, il est question de ceux que la cité a formés pour gouverner qui doivent « redescendre chacun à [leur] tour dans la demeure commune des autres et [s']habituer avec eux à examiner les choses obscures » (520c1-3) où ils « verr[ont] mille fois mieux que ceux de là-bas et [ils] reconnaîtr[ont] en chacune des images (eidôla) ce qu'elle est et de quoi [elle est image] » (520c3-5) : or, ce que l'on voit une fois revenu dans la caverne, ce ne sont que les ombres, et c'est donc cette fois les ombres elles-mêmes, et non les objets qui les produisent, que désigne le mot eidôla !... Ce que l'on peut en déduire, c'est que, si Platon a sans doute bien en vue ici principalement, sinon exclusivement, les figurines dont les prisonniers voient les ombres, le fait qu'il utilise pour les désigner un mot qui a été utilisé auparavant pour désigner d'autres représentations, les reflets dans l'eau des originaux de ces figurines hors de la caverne ou les ombres qu'elles produisent dans la caverne, montre que ce sur quoi il veut insister est plus le caractère commun à toutes ces représentations de n'être que des représentations d'autre chose, des images, que sur la spécificité de ces images particulières que sont les figurines par rapport aux ombres ou aux reflets. Hélas ! ces nuances de sens sont perdues si le traducteur varie sa traduction d'une occurrence à l'autre (ainsi, Chambry, qui traduit ici eidôla par « figurines artificielles », et Baccou qui le traduit par « figures artificielles », traduisent les deux premières occurrences par « images » ; Dixsault traduit par « reflets » la première occurrence, par « images » la seconde, et par « images fabriquées » la troisième ; Piettre traduit aussi par « reflets » la première fois, par « images » la seconde et par « figurines » la troisième ; Pachet traduit par « images » la première occurrence et par « figurines » les deux suivantes ; Karsenti/Prélorentzos traduisent par « reflets » la première occurrence, par « images » la seconde, et par « figurines » la troisième ; Cazeaux traduit par « images » la première occurrence, par « simulacres » la seconde, et par « marionnettes » la troisième ; Leroux traduit par « images » la première occurrence, par « figures » la seconde, et par « simulacres » la troisième ; seul Robin est consistent, en utilisant « simulacres » les trois fois). (<==)

(20) Le texte grec unanime des manuscrits est ta en hudasi phantasmata theia, où theia est l'accusatif neutre pluriel de l'adjectif theios, « divin », qualifiant les phantasmata (les apparitions) qui se produisent « dans les eaux » (en hudasi). Comme je l'ai déjà dit dans la note précédente, toute la première partie de cette longue phrase est un rappel de l'allégorie de la caverne et cette référence aux apparitions (images, reflets) dans les eaux renvoie à 516a7 où il est question de en tois hudasi ta te tôn anthrôpôn kai ta tôn allôn eidôla (« les images dans les eaux des hommes et des autres choses ») et plus encore à 516b4-5 qui mentionne, à propos du soleil, en hudasi... phantasmata autou (« ses apparitions dans les eaux »). Le caractère « divin » de ces apparitions/images/reflets dans l'eau, par contre, lui, n'est pas mentionné dans l'allégorie. Mais plusieurs traducteurs renvoient à propos de ce qualificatif à Sophiste, 266b-d, où il est aussi question d'images naturelles (eidôla, phantasmata, skiai), opposées aux images peintes par les hommes, qui sont, comme ce dont elles sont images, qualifiées de theias en 266c5, du fait justement qu'elles ne sont pas produites par l'homme.
Si ce qualificatif n'est donc pas invraisemblable sous la plume de Platon, il n'en reste pas moins que la phrase telle qu'on la lit pose un problème de construction d'ensemble qui a amené certains éditeurs (Ast et Apelt, cf. note ad loc. dans l'édition Loeb de la République par Shorey, qui, lui, défend la leçon des manuscrits) à proposer de lire thea (« la contemplation », nominatif singulier féminin) à la place de theia, faisant de ce mot, non plus un qualificatif de phantasmata, mais un nom dont le rôle grammatical apparaîtra dans une mise en parallèle les deux parties du membre de phrase balancé par men... de... auquel appartient le ta en hudasi phantasmata theia :

  Leçon des manuscrits Leçon corrigé
kai ekei
et là
   
pros men
en ce qui concerne d'une part
pros de
en ce qui concerne au contraire
pros de
en ce qui concerne au contraire
ta zôia
les vivants
ta en hudasi phantasmata theia
les apparitions divines dans les eaux
ta en hudasi phantasmata
les apparitions dans les eaux
te kai phuta kai to tou hèliou phôs
et les plantes et la lumière du soleil
   
eti
tout de suite
   
adunamia
une incapacité
  thea
la contemplation
blepein
de regarder
   
  kai skias tôn ontôn...
et les ombres des étants
kai skias tôn ontôn...
et les ombres des étants

Ce que montre cet arrangement qui présente en colonnes la première partie, puis les deux leçons pour la seconde partie de la mise en opposition, c'est que, avec la leçon des manuscrits, rien ne vient répondre à adunamia blepein, ce qui fait que, si l'on voulait traduire au plus près, cela donnerait : « et là, par rapport aux vivants et aux plantes et à la lumière du soleil, impossibilité de tout de suite les regarder, mais par rapport aux apparitions dans les eaux et aux ombres des étants, et non plus des ombres d'images projetées par une lumière qui en est une autre (image) à en juger par rapport au soleil !... », c'est-à-dire une phrase qui reste en suspens quant à ce que veut introduire le « mais », supposant que l'auditeur, qui se souvient de l'allégorie de la caverne présentée auparavant, saura suppléer ce qui manque. Cela n'est certes pas impossible à accepter, dans la mesure où, même si l'on corrige cette partie de la phrase, toute l'énumération dont elle fait partie, qui commence avec le début de la réplique de Socrate par hè de ge lusis... (« Mais alors, la délivrance... ») et se poursuit par kai metastrophè... (« et le retournement »), puis par kai... epanodos... (« et l'ascension... »), pour en arriver à notre kai ekei... adunamia blepein... (« et là... inmpossibilité de regarder... ») est en fait une phrase sans verbe (d'où les points de suspension que j'ai introduits à la fin) qui rappelle l'allégorie de la caverne en prélude à la seconde partie qui commence par pasa hautè hè pragmateia tôn technôn... echei... (« toute cette application dans les arts... produit... »), c'est-à-dire par un sujet qui renvoie, lui, à ce qui a suivi l'allégorie, la description des divers sujets d'étude proposés par Socrate, et un verbe (echei) qui est le seul verbe principal de la phrase. Il faut donc comprendre que toute l'énumération initiale dont fait partie la section en doute est mise là pour rappeler qu'elle est une description allégorique de « l'application dans les arts » dont il a ensuite été question en termes directs (ce qui était d'ailleurs dit dès les premiers mots de Socrate introduisant l'allégorie comme illustrant « notre nature par rapport à l'éducation et au fait de ne pas être éduqué » (514a1-2). Il n'en reste pas moins que la leçon des manuscrits conduit à multiplier les sous-entendus qu'il faut suppléer dans la phrase. Et si l'on peut à la rigueur admettre que blepein (« voir, porter le regard sur ») est sous-entendu dans la seconde partie, ce n'est plus possible pour adunamia, puisque ce qui devrait être sous-entendu, c'est justement son contraire. En fait, tous les traducteurs qui retiennent cette leçon (et tous ceux auxquels j'ai eu accès le font) donnent de la phrase une traduction qui en est plus une reformulation enrichie qu'une traduction et introduisent des mots qui ne sont pas dans le texte pour expliciter la contrepartie absente de adunamia blepein  :
- Chambry (Budé) : « Rappelle-toi, repris-je, l'homme de la caverne qui, délivré de ses fers, se tourne des ombres vers les figurines artificielles et vers la clarté qui les projette, qui monte du souterrain vers le soleil, et qui là, se trouvant encore incapable de regarder les animaux, les plantes et la lumière du soleil, contemple dans les eaux leurs images divines, et les ombres des objets réels, et non plus les ombres des figures projetées par cette autre lumière qui n'est elle-même qu'une image du soleil. L'étude des sciences ... produit... » On passera sur les endroits où Chambry remplace des mots du grec par des termes plus proches de ceux de l'allégorie (comme par exemple lorsqu'il traduit eidôla, « images », par « figurines artificielles » pour mieux évoquer ce qui est décrit dans l'allégorie en 514b8-515a3) ou ajoute des détails pour mieux coller à l'allégorie (comme lorsqu'il parle de « la clarté qui les projette » alors que le grec n'a que to phôs, « la lumière ») pour faire remarquer qu'il supplée au début de la phrase toute une proposition principale (« rappelle-toi l'homme de la caverne qui... ») qui n'est pas dans le texte, qu'il transforme des noms en verbes de propositions relatives (lusis devient « délivré », metastrophè devient « se tourne », epanodos devient « monte », adunamia devient « se trouvant incapable »), et, pour le problème qui nous concerne, réussit le fait d'arme, alors qu'il ne signale dans son appareil critique aucune variante sur theia, de traduire comme s'il y avait à la fois theia et thea dans le texte, un thea qui, comme les noms précédents de l'énumération, devient chez lui un verbe (« contemple dans les eaux leurs images divines ») !...
- Robin (Pléiade) : « Or, en vérité, repris-je, le prisonnier délivré de ses chaînes ; détourné des ombres vers les simulacres et vers la lumière ; sa montée hors du souterrain vers le soleil ; son impuissance, une fois arrivé là, à fixer déjà son regard sur les animaux, les plantes, sur la lumière du soleil, mais bien sur leur apparence, apparence divine, à la surface des eaux, sur des ombres qui le sont d'êtres réels au lieu de l'être de simulacres et d'être les ombres dues à une lumière qui, elle-même, à la comparer à celle du soleil, est de même sorte que les simulacres : voilà la propriété que possède toute cette étude théorique des sciences... » Comme Chambry, Robin éprouve le besoin de faire mention du « prisonnier » dont il n'est pas explicitement question dans le texte, sans toutefois ajouter toute une proposition principale ; ensuite, il commence son énumération en remplaçant les deux premiers noms par des verbes (« délivré », « détourné ») pour finir en restant sur des noms (« sa montée », « son impuissance ») ; par contre, il n'hésite pas sur le theia, insiste même sur lui en redondant le mot « apparence » qu'il qualifie et ajoute une note qui renvoie au passage cité plus haut du Sophiste, et sa traduction de cette partie de la phrase reste assez proche du grec et reproduit en français le problème que pose le grec qu'il traduit, car le « mais bien sur... » fait pendant à « à fixer son regard sur... » et ignore le « son impuissance » qui précède, et qui, bien sûr, doit être inversé dans la reprise.
- Baccou (GF90) : « Rappelle-toi, poursuivis-je, l'homme de la caverne : sa délivrance des chaînes, sa conversion des ombres vers les figures artificielles et la clarté qui les projette, sa montée du souterrain vers le soleil, et là, l'impuissance où il est encore de regarder les animaux, les plantes et la lumière du soleil, qui l'oblige à contempler dans les eaux leurs images divines et les ombres des êtres réels, mais non plus les ombres projetées par une lumière qui, comparée avec le soleil, n'est elle-même qu'une image—voilà précisément les effets de l'étude des sciences ... » Cette traduction reproduit certains des défauts de la traduction Chambry, dont elle semble s'inspirer, à ceci prêt qu'elle conserve les noms dans l'énumération au lieu d'en faire des verbes, du fait qu'elle a remplacé les relatives par deux points après la principale ajoutée. Et, pour le point qui nous occupe, tout comme Chambry, Baccou traduit comme s'il y avait à la fois theia et thea.
- Dixsault (Bordas) : « La déliaison qui affranchit des chaînes et la conversion qui détourne des ombres vers les images fabriquées et vers la lumière, la montée enfin hors du souterrain vers le soleil ; l'impuissance, une fois là, à regarder les animaux, les plantes et la lumière du soleil, la capacité au contraire du regard à se fixer sur les simulacres divins projetés à la surface de l'eau et sur les ombres des objets fabriqués projetées par cette autre lumière qui, comparée à celle du soleil, n'en est que le pâle reflet : toute la pratique des arts... possède exactement cette puissance-là... » On retrouve bien cette fois, l'énumération de noms telle qu'elle figure dans le grec (« la déliaison », « la conversion », « la montée », « l'impuissance »), sans ajout d'un verbe principal au début ou d'une mention du prisonnier mais, lorsqu'on arrive à la partie qui nous occupe, Dixsault ajoute à cette énumération un terme, « la capacité du regard à se fixer sur », qui n'est pas dans le texte.
- Piettre (Nathan Intégrales de philo 16) : « Le prisonnier de la caverne délivré de ses chaînes, qui laisse les ombres pour se tourner vers les figurines et la lumière ; sa montée hors de la caverne vers le soleil ; son impuissance à porter ses regards sur les animaux, les plantes, la lumière du soleil, qui l'oblige à contempler d'abord leurs images sur les eaux et leurs ombres, images divines et ombres d'êtres réels, et non plus ombres des figurines projetées par cette autre lumière qui n'est elle-même que l'image du soleil, voilà les effets de l'étude de toutes ces disciplines... » Piettre introduit lui aussi une mention du prisonnier et réorganise l'énumération en propositions coordonnées et subordonnées où les noms sont rendus tantôt par des verbes à divers temps, tantôt par des noms ; il transforme la relation d'opposition du men... de... grec en une principale sans verbe (« son impuissance à porter ses regards sur... ») suivie d'une relative (« qui l'oblige à... ») dans laquelle il supplée un verbe, « contempler », qui suggère que, lui aussi, traduit comme s'il y avait à la fois thea et theia.
- Pachet (Folio essais 228) : « Eh bien, dis-je, détacher les hommes de leur lien, les faire se détourner des ombres pour les orienter vers les figurines et vers la lumière, et les faire remonter depuis le souterrain jusque vers le plein soleil ; et là, à cause de leur incapacité à porter déjà leurs regards sur les être vivants, les plantes, et sur la lumière du soleil, faire que leurs regards se portent plutôt sur les apparences divines apparues à la surface de l'eau et sur les ombres des choses qui sont réellement, et non plus sur les ombres des figurines, ombres projetées par cette autre lumière qui, à en juger par comparaison avec le soleil, est elle-même comme une ombre ; eh bien c'est ce que toute la pratique des arts... possède la capacité de réaliser... » Pas de verbe principal ajouté, mais les noms de l'énumération sont devenus des verbes à l'infinitif et le simple men... de... du grec est devenu « à cause de... faire que leurs regards se portent plutôt... », c'est-à-dire que Pachet a explicité dans sa traduction tout ce qui n'est pas explicitement dans le grec en faisant en sorte que l'impuissance qui commande la première partie de l'oppositon disparaisse de la seconde.
- Cazeaux (Poche Philo 4639) : « Et ces opérations qui consistaient à défaire les chaînes, à faire volte-face des ombres vers les marionnettes et vers la lumière, à quitter le souterrain pour le soleil vers qui l'on remontait, et là, si les êtres réels, toute la nature et la lumière du soleil restaient encore interdits à la vue, à porter le regard vers les reflets divins ou les ombres des êtres réels, au lieu des ombres des marionnettes que projetait cette autre lumière, à en juger par le soleil, à partir de ces ombres mêmes—ces opérations évoquent toute l'activité laborieuse de nos disciplines. Elles ont la même capacité... » Cazeaux revient à l'option d'introduire l'énumération par un ajout explicatif (« et ces opérations qui consistaient à ») qui n'est pas dans le texte, et lui aussi transforme les noms en verbes dans des propositions infinitives et, pour la section qui nous concerne, transforme le adunamia blepein en « restaient interdits à la vue » et ajoute, pour introduire la seconde partie de l'opposition un « de porter le regard vers » pour suppléer à l'absence de pendant explicite en grec à adunamia blepein.
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier, Classiques de la philosophie 15) : « Rappelle-toi la libération du prisonnier : sa conversion des ombres vers les figurines et la lumière qui les éclaire, son ascension du souterrain vers le soleil ; et là, d'un côté, son impuissance à voir les animaux, les plantes et la lumière du soleil, mais de l'autre, son aptitude à voir leurs divines images sur la surface de l'eau et les ombres des êtres (non plus celle des figurines projetées sur la paroi par ce qui n'est qu'une image de la lumière du soleil). Si elle est faite avec soin, toute cette pratique des arts... a précisément la force... » Ici encore, un verbe principal absent du grec est ajouté au début de la phrase, mais l'utilisation de la ponctuation (deux points) évite de transformer les noms de l'énuméraiton en verbes ; pour la partie qui nous intéresse, les traducteurs ont ajouté « son aptitude à voir » pour suppléer à l'absence de contrepartie à adunamia blepein dans le grec.
- Leroux (GF653) : « Cette libération de leurs liens, dis-je, et cette réorientation du regard, des ombres vers les simulacres et puis vers la lumière, et cette remontée depuis la grotte souterraine jusque vers le soleil ; et une fois parvenu là, cette direction du regard vers les apparences divines à la surface des eaux et vers les ombres des choses qui sont réellement—et non comme avant vers les ombres des simulacres, ombres projetées par une autre lumière, telle qu'elle semble une lumière remplie d'ombre si on la compare au soleil, en raison de l'incapacité de regarder immédiatement les animaux, les plantes et la lumière du soleil—voilà tout ce que cette entreprise des arts... a le pouvoir de réaliser. » Comme Dixsault, Leroux reste plus proche du grec en rendant telle quelle l'énumaration de noms décrivant les étapes de la progression (« cette libération », « cette réorientation », « cette remontée »), jusqu'à la partie de phrase dont nous nous occupons, où il intervertit l'ordre des deux membres en opposition et ajoute un « cette direction du regard » qui n'est pas dans le grec pour faire pendant au « l'incapacité » qui rend, plus loin, le grec adunamia, rendant par ailleurs l'opposition suggérée par le men... de... grec par un « en raison de... » qui introduit le premier terme de l'opposition renvoyé à la fin et précède immédiatement le « l'incapacité » qui traduit adunamia.
Certes, le sens général reste le même, mais l'impression d'ensemble est que tous les traducteurs éprouvent le besoin de mettre les points sur les « i » là où Platon reste allusif et de réécrire leur propre résumé de l'allégorie de la caverne en s'inspirant plus ou moins librement du texte de Platon.
Je pense pour ma part que la phrase serait plus satisfaisante avec, à la place de theia, un terme qui fasse pendant à adunamia blepein, ou au moins à adunamia. Outre la raison grammaticale d'équilibre entre les deux parties de l'opposition, une autre raison qui me pousse à cette conclusion est que si, comme je l'ai dit au début de cette note, le qualificatif theia pour les phantasmata n'est pas impossible sous la plume de Platon, il reste que tout ce passage suit de près le texte de l'allégorie dont il reprend nombre de termes (au point même que la plupart des traducteurs éprouvent le besoin d'en rajouter) et ce theia serait le seul « corps étranger » dans ce rappel, et un corps étranger qui n'est pas anodin ! Introduire en passant et dans un simple résumé un tel attribut pour des images alors que, lorsqu'il est introduit dans le Sophiste, il est mis en valeur par l'étranger, interpelle son interlocuteur et donne lieu à une explication, me semble surprenant de la part de Platon, surtout dans une phrase où l'attention serait détournée par le fait qu'on attend autre chose qui ne vient pas (la contrepartie du adunamia blepein).
Si donc on accepte l'idée qu'il pourait y avoir ici une corruption du texte, il est certain que l'option thea, « contemplation », est celle qui vient le plus naturellement à l'esprit. Elle a pour elle de renvoyer au theasaito de 516a9 et au theasasthai de 516b6 dans l'allégorie (formes conjuguées du verbe theasthai, « contempler », construit sur la racine thea).
Mais on peut envisager une option plus osée : dans l'allégorie, theasthai est utilisé, non pas à propos de la première période où le prisonnier se retrouve à l'air libre et où il ne peut encore que regarder les ombres et les reflets dans l'eau, mais à propos de l'étape suivante, où il devient capable de « contempler » les objets célestes, les astres et la lune pendant la nuit, et enfin le soleil lui-même. Or ce qui est ici mis en parallèle avec l'allégorie de la caverne, c'est l'étude des disciplines qui viennent d'être décrites, arithmétique, géométrie, astronomie, harmonie, dont Socrate vient de dire qu'elles ne sont que le prélude à ce qui doit suivre et dont il va maintenant être question. Il est donc vraisemblable que le parallèle n'est pas complet et ne va pas jusqu'à l'étape de « contemplation » ultime, qui correspond au dialegesthai. Si donc on revient au vocabulaire de l'allégorie, le premier terme employé pour la phase à laquelle renvoie notre section, celle où l'on ne peut encore regarder que les ombres et les reflets dans l'eau des hommes et des autres créatures, est sunètheia (516a5), que j'ai traduit par « habitude », et qui est construit sur la racine èthos, « usage, coutume, habitude », par adjonction du préfixe sun-, « avec », dans le sens de « habitude en commun », ou tout simplement « habitude » avec implication d'une relation à autre chose ou d'une communauté entre personnes. Dans le résumé que fait ici Socrate de l'allégorie, où il utilise des noms qui sont pour la plupart des noms d'action renvoyant à diverses phases de l'allégorie (n'oublions pas que ce que l'on décrit est un processus d'éducation, plus que des états), un terme qui conviendrait bien ici pour décrire la phase envisagée serait un mot grec signifiant « accoutumance », c'est-à-dire, non pas l'habitude, mais le processus qui produit cette habitude. Le verbe grec signifiant « habituer, accoutumer » est ethizein, construit sur la racine ethos, « coutume, usage, habitude » (de signification voisine de èthos, mais moins fréquent que lui et de sens plus restreint, dans la mesure ou èthos a élargi son sens à celui de « caractère, comportement », ajoutant ainsi à son registre de sens un sens de connotation plus individuelle et personnelle). Il existe un nom d'action dérivé de ethizein, to ethisma, mais il semble que ce soit un terme tardif, dont on ne trouve qu'une occurrence chez Platon, en Lois, VII, 793d4, au pluriel (ethismata), associé à nomima (« usages, lois, coutumes ») et dans un sens qui n'est pas clairement distinct de celui d'ethos ou d'èthos, ou du nomima auquel il est associé. Et c'est là le seul exemple d'utilisation que fournit le LSJ, qui donne comme sens « custom, habit ». Le Bailly cite, outre le passage cité des Lois, une seule autre occurrence, chez Xénophon, Équitation, VI, 13, où le mot est associé à un autre mot rare, didagma, signifiant « enseignement, leçon », sans que sa signification ressorte clairement entre « accoutumance » et « habitude ». Un autre nom, ho ethismos, est donné par le Bailly avec le sens de « action d'accoutumer », mais aussi celui d'« usage, coutume », et par le LSJ avec le sens de « accustoming, habituation » et au pluriel « habits, usages », mais ce terme ne se trouve nulle part chez Platon, et tous les exemples fournis dans l'un ou l'autre de ces dictionnaires proviennent d'Aristote ou sont plus tardifs. Bref, il semble que Platon n'avait pas à sa disposition de terme ayant clairement la nuance de sens d'« activité suscitant l'habitude » et, si c'est bien là ce qu'il voulait exprimer, il n'est pas impensable qu'il ait créé pour l'occasion un néologisme, comme il l'a fait en d'autres occasions. On peut d'ailleurs noter que la plupart des noms d'action de cette liste sont des termes rares, voire même peut-être eux aussi des mots forgés par Platon, et ont donc sans doute été choisis avec soin : metastrophè (« retournement »), ne figure que 2 fois dans les dialogues, une première fois quelques pages plus haut, en 525c5, et ici, et ce sont là les deux seules occurrences du terme que mentionne le Bailly (le LSJ y ajoute, dans un sens un peu différent de « turn of events », une citation de la Septante, la traduction grecque de la Bible effectuée par des juifs d'Alexandrie au IIIème siècle avant J.C., c'est-à-dire bien après Platon) ; epanodos (« ascension ») ne figure que 3 fois dans les dialogues, en Phèdre, 267d4, quelques pages plus haut dans la République, en 521c7, et ici, et si le Bailly fournit un peu plus d'exemples que pour metastophè, aucun n'est antérieur à Platon (un des exemples renvoie à une des lettres d'Euripide, mais il s'agit sans doute d'apocryphes). On trouve de même, un peu plus loin dans la phrase, le mot epanagogè (« élévation ») dont c'est la seule occurrence dans les dialogues, dont le Bailly ne donne comme exemples que cette occurrence dans Platon et une autre en Thucydide, VII, 34, 6 , dans un sens faisant référence à une manœuvre contre l'ennemi dans un combat naval. Pour l'action d'accoutumance, il pourrait donc avoir créé un terme rappelant le mot sunètheia qu'il avait utilisé dans l'allégorie en ne gardant que la racine ètheia qui, justement parce qu'il se distinguait de èthos qui désigne l'habitude acquise, alors que sunèthos n'existait pas pour faire contraste avec un sunètheia où l'accent était sans doute plus sur le sun- ajouté pour insister sur le fait qu'il fallait s'habituer à quelque chose, orientait la compréhension vers l'action d'acquisiton par opposition à l'état acquis (l'èthos), avec une terminaison rappelant celle de paideia, l'éducation en tant que processus, à laquelle était consacrée la discussion depuis l'allégorie de la caverne.
Je propose donc de lire le probable néologisme ètheia à la place de theia, et, pour rendre en français cette probable création de Platon, je le traduis par un néologisme en français, « habituation », qui, comme ètheia en grec commence comme èthos et finit comme paideia, commence comme la traduction française de èthos, « habitude », et finit comme la traduction française de paideia, « éducation ».
Finalement, pour expliquer la corruption du texte, probablement ancienne, on peut supposer dans le texte original une élision du alpha final de phantasmata devant le hèta initial de ètheia. Si en effet on se rappelle qu'au temps de Platon, on écrivait les mots en majuscules uniquement, sans accents, sans esprits, sans signes de ponctuation (et donc sans signe d'élision), et sans espaces entre les mots, mais comme une simple suite continue de lettres, la séquence phantasmat' ètheia ressemblait à ceci : , alors que la séquence des manuscrits, phantasmata theia, aurait ressemblé à ceci : . On voit qu'il suffisait que les deux barres du hèta majuscule (« H ») aient été un peu inclinées au lieu d'être bien parallèles pour que, ayant à choisir entre un mot inconnu et une lettre mal formée, un copiste ait préféré voir un alpha (« A ») aux barres légèrement écartées plutôt qu'un hèta aux barres inclinées. (<==)

(21) « Du plus fiable dans le corps » traduit le grec tou saphestatou en sômati. Cette périphrase désigne bien évidemment les yeux, que le commun des mortels considère comme les organes les plus capables de nous apporter une connaissance certaine, dans l'ordre du moins que Platon qualifie justement de « visible », et qui sont ici mis en regard de tou beltistou en psuchè (« du meilleur dans l'âme »), c'est-à-dire de la partie de l'âme qui rend possible le logos. L'adjectif qu'utilise Platon, au superlatif, pour qualifier les yeux est saphès, dont le sens est « clair, manifeste, évident », et par suite « véritable, sûr, digne de confiance ». C'est donc par le degré de confiance qu'on leur accorde (« je ne crois que ce que je vois », disent nombre de personnes) que Platon caractérise ici, non sans une certaine ironie, les yeux, espérant que l'allégorie de la caverne nous aura incité à réfléchir sur cette confiance (qu'il aurait sûrement trouver piquant qu'on qualifie d'aveugle pour en augmenter encore l'intensité lorsqu'on dit par exemple : « j'ai en toi une confiance aveugle »...) que nous mettons dans la vue au détriment de ce dont elle n'est pour lui que l'image, comme il vient de le dire, l'« œil » de l'esprit... (<==)

(22) Le parallèle qui est établi est donc le suivant :

tèn dunamin kai epanagôgèn
le pouvoir et l'élévation
 
tou beltistou
du meilleur
tou saphestatoui
du plus fiable
en psuchè
dans l'âme
en sômati
dans le corps
pros tèn thean
vers la contemplation
pros tèn
vers celle
tou aristou
du plus excellent
tou phanotaton
du plus lumineux
en tois ousi
d'entre les étants
en tôi sômatoeidei te kai horatôi topôi
dans le lieu de forme corporelle et visible

On notera que le parallélisme est rigoureux, à la non répétition près des mots en vert qui sont sous-entendus la seconde fois, jusqu'à l'avant dernier terme inclus. Par contre, lorsqu'il s'agit de décrire ce parmi quoi l'un est le plus excellent, l'autre le plus lumineux, le parallèlisme rigoureux cesse. Un pluriel d'un côté, et, oh surprise ! du côté des « étants », un singulier de l'autre. Un simple participe présent, ousi, participe présent au datif neutre pluriel de einai, « être », d'un côté ; un nom au singulier assorti de deux qualificatifs de l'autre. Et ce nom renvoie au « lieu », c'est-à-dire en quelque sorte à ce qui fonde l'unité de notre monde visible en lui servant de réceptacle. Quant au premier qualificatif de ce lieu, c'est sômatoeidès, qui associe en un même mot le sôma, le corps matériel, et l'eidos, la forme, l'« idée », et pourrait se traduire mot à mot par « en forme de corps », c'est-à-dire « de l'espèce des corps ». C'est cette présence d'un eidos associé au corps qui explique le second qualificatif de « visible », ou plutôt, c'est parce que notre « âme » est capable d'extraire des données brutes de la vue, qui, comme telles, ne sont que des taches de couleurs diverses, des eidè, que la vue peut alimenter notre réflexion en nous faisant prendre conscience de l'existence autour de nous d'« êtres » distincts les uns des autres dans le continuum spacio-temporel un qu'est le « lieu » visible (voir sur ce point la note 34 à ma traduction de la section 73c-77a du Ménon). Ce choix de termes qui est comme un concentré de métaphysique platonicienne qui risque d'en prendre plus d'un à contrepied, n'est certainement pas innocent. Sômatoeidès est en effet un mot rare (en dehors des occurrences dans les dialogues de Platon, on ne le trouve qu'une fois dans tous le corpus disponible sur le site Perseus, chez Strabon, un géographe ayant vécu au tournant de notre ère, en Géographie, IX, 3, 11), dont c'est la seule occurrence dans la République, et qu'on ne trouve que 9 fois en tout dans les dialogues, dont 5 fois dans le Phédon (81b5, c4, e1, 83d5, 86a2), les autres occurrences étant dans le Politique (273b4) et dans le Timée (31b4, 36d9). C'est aussi un de ces mots dont aussi bien le Bailly que le LSJ ne donnent pas d'exemples d'utilisation antérieures à Platon et il n'est pas impossible que, là encore, il s'agisse d'une création de Platon. Et même si l'utilisation du suffixe -eidès était courante en grec pour former des adjectif signifiant « en forme de.. », « de ... apparence » (ainsi, on trouve déjà chez Homère theoeidès, « semblable aux dieux, d'apparence divine », ou eueidès, « de belle apparence, gracieux »), il est difficile de croire que Platon, qui nous montre dans le Cratyle qu'il est sensible à l'étymologie des mots et y fait disserter Socrate sur les qualités requise de l'instaurateur des noms (Cratyle, 389a-391a), n'ai pas été conscient des résonnances métaphysiques que pouvait évoquer le rapprochement en un même mot de sôma et d'eidos, surtout dans un tel contexte. C'est la raison pour laquelle j'ai essayé de rendre ce rapprochement sensible en français en traduisant sômatoeidei non pas simplement par « corporel », mais par « de forme corporelle ». (<==)

(23) Cette remarque de Glaucon explicite ce qui reste sous-jacent à toute la discussion entre Parménide et Socrate dans la première partie du Parménide : ce n'est pas parce qu'on ne parvient pas à se faire une conception claire de ce que sont les « idées » qu'il faut les rejeter, si les rejeter pose autant, voire plus, de problèmes que les accepter sans trop savoir dire ce qu'elles sont. Ce n'est pas parce qu'on ne « voit » pas trop ce que peut être l'ordre intelligible qu'il faut en nier l'existence si le rejeter nous conduit à des conclusions encore plus inacceptables, comme le montrera l'étranger d'Élée en opposant fils de la terre et amis des formes dans le Sophiste. Plus généralement, ce n'est pas parce qu'on est incapable de démontrer une propositon que son contraire est vrai, incapables de rendre clair un concept que ce concept doit être abandonné. Et ce n'est pas parce que la raison, le logos, ne peut nous donner toutes les réponses, qu'il faut rejeter en bloc le logos et tomber dans la mysologie dénoncée au cœur du Phédon. (<==)

(24) « Le mode » traduit le grec ho tropos. Ce mot, dont le sens premier est « direction », et qui signifie « manière, façon » dans un sens très général, a aussi, comme nomos et prooimion utilisés plus haut, un sens à connotation musicale et signifie alors « mode, mélodie, ton chant ». C'est parce que « mode » a aussi ce double registre en français que je l'ai retenu pour traduire ici tropos. Le mot avait déjà été utilisé quelques lignes plus haut, au début de la réplique de Glaucon, dans la locution allon tropon, que j'ai rendue par « d'un autre point de vue », faute de pouvoir utiliser là une traduction qui suggère la connotation musicale du mot. (<==)

(25) « La puissace du dialegesthai » traduit (partiellement, puisque je renonce à traduire le verbe dialegesthai, pour les raisons que j'explique dans la note 1) le grec hè tou dialegesthai dunamis, formule qui est apparue pour la première fois en République, VI, 511b4 dans l'analogie de la ligne, et qu'on va retrouver deux fois encore dans les pages qui suivent (533a8 et 537d5) avant qu'elle réapparaisse dans le Parménide dans la bouche de Parménide (Parménide, 135c2) et dans le Philèbe (Philèbe, 57e7). (<==)

(26) Toute la fin de la réponse de Glaucon multiplie les termes, noms et verbes, qui évoquent le voyage, la marche, le cheminement, restant en cela dans le registre de la métaphore qui sous-tend l'allégorie de la caverne et qu'on retrouve au début de la section ici traduite avec des termes comme methodos, comme je l'ai signalé dans la note 3. (<==)

(27) Interprétée à la lumière de l'allégorie de la caverne que Socrate vient de rappeler, cette remarque sur l'incapacité pour Glaucon de suivre Socrate ne veut pas nécessairement dire que le cas de Glaucon est désespéré, mais peut-être seulement qu'il est trop pressé et que l'ascension ne peut être menée en une seule fois jusqu'à son terme. Comme l'a indiqué l'allégorie, il faut passer par des périodes d'accoutumance entre les étapes de la progression. (<==)

(28) « Empressement » traduit le grec prothumias, qui exprime la tension du thumos (la partie intermédiaire de l'âme dans la tripartition de la République) « vers » (pro-) quelque chose. Le mot peut se traduire par « bonne volonté », « ardeur », « zèle », « enthousiasme », « empressement » ou des termes équivalents. (<==)

(29) Comme dans l'allégorie de la caverne, je traduis eikona par « tableau », réservant le mot « image » pour a traduction de eidôlon (voir note 5 à la traduction de l'allégorie et note 19 ci-dessus) (<==)

(30) « Ce que du moins ça me semble en effet » traduit le grec ho ge dè moi phainetai. La traduction de ce membre de phrase pose problème car presque tous les mots sont suceptibles de plusieurs sens. Prenons-les donc l'un après l'autre :
ho est le relatif hos au neutre singulier nominatif ([ce] qui) ou accusatif ([ce] que). Il renvoie à auto to alèthes, « le vrai lui-même », adjectif neutre substantivé, qui précède immédiatement et identifie ce qu'on verrait si l'on était capable de suivre Socrate, et qui ne serait plus une eikona (un « tableau », une « image », une « représentaiton ») de ce dont on parle. Mais, selon le sens qu'on donne à phainetai, on peut le penser sujet ou complément direct de ce verbe qui, dans ce second cas, aurait un sujet implicite, ce qui est tout à fait possible en grec où l'on n'a pas de pronoms personnels sujets.
ge est une de ces particules dont le grec est friand et dont la traduction est toujours délicate, et que souvent les traducteurs préfèrent ignorer pour ne pas alourdir la traduction. Le problème ici est que ge peut aussi bien avoir un sens intensif (« certes, assurément ») qu'un sens restrictif (« du moins »).
est une seconde de ces particules, qui, elle aussi, peut avoir plusieurs sens : soit elle a un sens temporel, lui-même variable entre « à présent », « déjà », « désormais » et « alors », soit elle marque une simple transition dans le raisonnement (comme pourrait le faire « maintenant » ou « à présent » en français entre les étapes d'une démonstrations), soit elle peut elle aussi avoir un sens intensif (« certes, en vérité »).
moi est le seul mot qui ne pose pas de problèmes dans cette proposition  c'est le datif de egô, « à moi », qui est complément d'attribution du verbe phainetai.
phainetai, enfin, est la troisième personne du singulier du présent de l'indicatif moyen ou passif du verbe phainein. Ce verbe peut être transitif et signifier « montrer, mettre en lumière, faire connaître », ou intransitif et signifier « devenir visible, venir à la lumière, se montrer, apparaître ». Mais à partir de ces sens, le verbe évolue au moyen vers un sens de « paraître » où, comme en français, l'accent se déplace de la manifestation (« le soleil paraît à l'horizon ») vers le doute (« il paraît qu'elle est malade »). Ainsi, la formule phainetai, est souvent utilisée pour signifier « il paraît », « il semble ».
On pourrait donc aussi bien traduire (1) : « ...le vrai lui-même qui en effet alors se montre à moi » que (2) : « ...le vrai lui-même, ce que du moins ça me semble en effet », ou encore (3) : « ...le vrai lui-même, celui qui du moins à présent se montre à moi ». Et ces trois options n'épuisent pas les combinaisons possibles de sens des termes. Le seul indice pour éventuellement orienter notre choix ne vient pas de la proposition elle-même, mais de ce qui suit, qui explicite une restriction en se demandant si c'est ontôs (« vraiment, réellement » : adverbe formé sur le participe présent ôn, ontos de einai, « être ») ou pas que l'on peut affirmer ça.
Ce que l'on peut dire au delà du mot à mot des traductions, c'est que Socrate veut à la fois insister sur le fait qu'il y a quelque chose à découvrir au terme du parcours, quelque chose qui phainetai, qui se donne à « voir », mais que le caractère de « vrai » (alèthes) de ce quelque chose reste en question et que savoir si ça ne fait que « sembler » (phainetai) vrai ou si ça l'est ontôs est au dessus de nos forces, comme va le préciser la suite en utilisant le verbe diischurizesthai construit sur la racine ischus, « force », et que j'ai traduit par « épuiser ses forces ». Dans son ambiguïté, à l'articulation entre l'affirmation du « voir » (idein) et l'expression du doute (ei ontôs è mè), cette proposition relative tente de suggérer les deux. (<==)

(31) Socrate continue de jouer sur les ambiguïtés du verbe phanein puisqu'ici, c'est ce verbe, utilisé à l'actif et que j'ai traduit par « rendre visible », qui décrit le résultat de la mise en œuvre de la puissance du dialegesthai, prenant la place donc du verbe idein (« voir ») utilisé auparavant. Pour marquer le doute qui subsiste, il est utilisé à l'optatif avec an (phèneien an), rendu dans la traduction par « pourrait rendre visible ». On peut aussi remarquer que, dans le texte grec, aucun complément d'objet n'est explicité pour ce verbe, pas même par un pronom. Faut-il y voir une discrète suggestion que ce que la puissance du dialegesthai « pourrait rendre visible, faire paraître, manifester » est indicible, au delà du logos ?... (<==)

(32) « Expérimenté » traduit l'adjectif grec empeiros, qui signifie « doté de peira », peira étant un mot signifiant « expérience, essai, tentative » (on retrouve ce mot grec à la racine du français « empirique »). La puissance du dialegesthai n'est pas d'abord une affaire de « recettes », de « techniques », mais bien une affaire de pratique. C'est à force de dialegesthai, de conversations menées sérieusement et sincérement sur des sujets appropriés que l'on acquiert l'expérience du logos qui permet de le dépasser et d'atteindre à cet indicible qu'il dévoile. (<==)

(33) Glaucon reprend ici mot pour mot sous forme affirmative l'expression qu'a utilisée Socrate deux répliques plus haut sous forme négative pour couper court à une investigation sur le fait de savoir si c'est ontôs (« vraiment, réellement ») ou pas qu'on aurait accès au vrai au terme de la recherche (voir le dernier paragraphe de la note 30 ) : Socrate disait alors que ouket' axion touto diischurizesthai, Glaucon répond ici à une nouvelle question de Socrate que touto axion diischurizesthai. Oui ! cela vaut la peine d'épuiser ses forces à essayer d'aller jusqu'au bout de ce que permet le logos, même si la certitude absolue n'est pas au bout du chemin et il vaut mieux chercher à avancer, à parcourir jusqu'au bout (diienai, le verbe que vient d'employer Socrate et que j'ai traduit par « passer en revue ») les domaines de connaissance qu'il nous ouvre pour faire l'expérience (voir note précédente) de ce qu'on peut découvrir au terme plutôt que d'épuiser ses forces à disserter a priori sur la nature et la réalité de ce que l'on pourrait trouver au terme si on décidait de se lancer dans l'aventure !… (<==)

(34) « À propos de chaque ça-même » traduit le grec autou ge hekastou peri. Je n'ai pas voulu ajouter au grec où l'on ne trouve que des pronoms neutres, un mot français comme « chose » ou « être » qui pollue le texte, soit en « chosifiant » ce qui est en cause, qui est absolument n'importe quoi, soit en y introduisant un terme (« être ») qui est trop lourd de sens dans un tel contexte pour qu'on puisse se permettre de l'ajouter là où il n'est pas, surtout lorsque justement, il est utilisé aussitôt après dans la même phrase pour dire qu'on s'intéresse à ho estin hekaston, à « ce que chacun est ». L'accent de ce membre de phrase porte sur le autou, qui est renforcé à la fois par sa position en début de proposition (le peri étant rejeté à la fin du groupe nominal auquel il appartient, tournure qui n'est pas exceptionnelle en grec) et par le ge qui le suit immédiatement et qui porte donc sur lui. Ce dont il est question ici, c'est donc de tout ce qui peut être considéré comme étant un « lui », une « elle » ou un « ça » et dont on cherche justement à savoir ce qu'il est, ce qu'elle est ou ce que c'est en vérité. (<==)

(35) Le sujet de cette proposition est allè tis methodos, « quelque autre cheminement », dans lequel on retrouve le terme methodos qui a été employé par Socrate en 531d1. J'ai déjà dit dans la note 3 qu'il me semblait important de conserver dans la traduction de ce terme l'idée de « cheminement » impliquée par la racine grecque hodos (« route, chemin ») plutôt que celle qu'implique aujourd'hui le mot « méthode » qui en est le décalque français mais qui met l'accent sur le caractère « systématique » du cheminement. Ici, cette insistance est mise en évidence par le fait que c'est précisément le mot hodos lui-même qui suit methodos, utilisé au datif hodôi comme complément de moyen du verbe epicheirei dont methodos est sujet : le texte grec est en effet allè tis epicheirei methodos hodôi... (« un autre cheminement entreprend par un certain chemin... ») dans lequel le verbe est venu s'intercaler entre les adjectifs indéfinis allè et tis et le nom auquel ils se rapportent, methodos, pour permettre le rapprochement de methodos et hodôi. Il est alors pour le moins paradoxal que certains traducteurs donnent au datif hodôi le sens adverbial de « méthodiquement », suivant le parcours inverse de celui qui a conduit le mot methodos à prendre, à partir de sa racine hodos et sous l'effet du préfixe meta- qui introduit une idée de progression à travers ce que l'on parcourt (plus que de rigueur dans le procédé) le sens de parcours « méthodique » !... Que l'expression hodôi utilisée seule, comme ici ou en Phèdre, 263b7, puisse avoir un sens adverbial proche de l'anglais « in a way » (« way » est une des traductions possibles de hodos en anglais), c'est-à-dire « d'une certaine manière » (mot à mot « par un [certain] chemin »), c'est probable, et que le fait de dire qu'on suit « un certain chemin » veuille souligner qu'on ne se déplace pas n'importe comment, c'est possible aussi, mais c'est à mon avis forcer le sens que de le tirer vers celui de « méthodiquement » ou « systématiquement » (« systematically » en anglais, comme le fait Shorey). (<==)

(36) Le mot « arts » que j'ai utilisé pour traduire le grec technai est a prendre dans un sens très large qui ne se limite pas aux activités « techiques » au sens moderne, comme le montre la description très générale que donne ensuite Socrate de ce dont il veut parler. Il envisage ici toute activité tournée vers la création (genesis) ou l'assemblage d'éléments préexistants (sunthesis, pris dans son sens étymologique de « placement ensemble »), et aussi les activités d'« entretien » désignées collectivement sous le terme de therapeia (le mot grec dont vient le français « thérapie ») pris ici dans un sens beaucoup plus général que simplement médical puisqu'il est spécifié qu'il concerne à la fois tout ce qui croît, ta phuomena (du verbe phuein dont vient phusis, la nature, et à travers lui le français « physique »), c'est-à-dire toutes les créatures « naturelles » du monde physique (ce qui implique que le terme englobe aussi bien la médecine que l'élevage ou l'agriculture), que tout ce qui a été assemblé, ta sunthitemena, c'est-à-dire les productions de l'activité humaine qu'il ne suffit pas de créer ou d'assembler, mais qu'il faut aussi ensuite entretenir, réparer, restaurer, etc. (on notera que le découpage entre phuomena et sunthitemena est plus large que le découpage entre genesis et sunthesis, puisque les phuomena, ce sont justement les êtres qui ne sont pas produits, c'est-à-dire créés (comme par exemple une statue sculptée) ou assemblés (comme par exemple un navire ou une maison), par l'homme, ce qui ne veut pas dire qu'ils ne peuvent être l'objet de soins de la part des hommes pour favoriser leur croissance, comme le montrent l'agriculture et l'élevage).
Tous ces « arts » sont par ailleurs mis par Socrate en rapport avec les opinions (doxai) et les désirs (epithumiai) des hommes. La préposition grecque qui est utilisée pour mettre en relations les technai et tout ce qui les spécifie, aussi bien ici doxai et epithumiai, que genesis, sunthesis et therapeia, est la préposition pros, qui peut désigner toutes sortes de rapports, et pas seulement des rapports de finalité. C'est pour rester aussi ouvert que le grec que je l'ai traduite par « en rapport avec » plutôt que par « en vue de ». Ce que Socrate semble suggérer ici, c'est que toutes les activités humaines qu'il qualifie de technai s'appuient sur des opinions, ne serait-ce que quant à leur caractère bénéfique ou pas pour l'homme, et sont motivées par le souci de satisfaire des désirs de l'homme, epithumiai étant ici à prendre dans un sens beaucoup plus large que celui qu'il a quand il l'utilise pour désigne la partie « inférieure » multiforme (d'où le pluriel) de l'âme, celle qui est le plus en prise avec sa dimension corporelle, c'est-à-dire dans un sens qui peut aussi bien inclure le désir d'apaiser la faim qui justifie l'agriculture et l'élevage que le désir de beauté qui conduit à l'activité artistique du poète ou du sculpteur. (<==)

(37) Le mot grec que je traduis par « comme en état de veille » est hupar, terme qui s'oppose à onar, racine du verbe onneirôttein, « rêver », qu'on trouve peu avant dans la phrase : onar, c'est « en rêve » et hupar, c'est « à l'état de veille ». La traduction par « en réalité » forcerait le texte en préjugeant du fait que ce qu'on voit en état de veille est bien la réalité. (<==)

(38) La solidité des théories mathématiques dépend de la solidité et de la stabilité de leurs fondements, qui s'expriment par des axiomes, des définitions ou des hypothèses. Des mots comme « fondements » ou « fondations » rendent mieux le sens étymologique du grec hupothesis, mot à mot « ce qui est posé sous », que son décalque français « hypothèse » qui, justement parce qu'il est un décalque, fait perdre le sens premier du mot. Socrate met l'impuissance de ces sciences à « voir » to on, l'étant, ce qui est, sur le compte du caractère akinèton de ces « fondements », c'est-à-dire en quelque sorte sur ce qui fait leur stabilité, le fait qu'ils ne « changent » pas : akinètos veut dire « privé de kinèsis, c'est-à-dire de mouvement, mouvement étant pris dans un sens très général, non limité au déplacement, mais incluant aussi toute sorte de changement.
Socrate ne reproche pas ici aux géomètres et à ceux qui pratiquent des disciplines similaires d'être bornés, d'être incapables de changer d'hypothèses de départ même si celles-ci conduisent à des résultats absurdes ou contradictoires, comme si le fait de changer la série d'axiomes dont ils partent pour développer le même genre de théories (des théories relevant de leur discipline) pouvait avoir une chance de les rapprocher de la « réalité », ou au moins d'une « vision » plus proche de l'état de veille, comme si, par exemple, toute la question était de savoir si c'est la géométrie euclidienne ou la géométrie riemannienne qui nous approche le plus de la réalité. Il constate simplement que, pour pouvoir avancer dans leur domaine, ils doivent considérer leur principes de départ comme intangibles, tant du moins qu'ils ne sont pas invalidés par les conséquences qu'on en tire, et ne pas en changer au gré des démonstrations successives. C'est celà même qui les caractérise en tant qu'hupotheseis. Mais c'est aussi ce qui interdit d'y trouver une explication, un logon de la réalité, une explication de ce qui est. Le géomètre pose par définition que le carré est une figure composée de quatre côtés égaux formant à leurs jonctions quatre angles droits. Et il en tire des conséquences, comme par exemple que le carré formé sur la diagonale d'un carré donné a une superficie double de celle du carré de départ. Et pourtant, à l'état de veille, il ne voit jamais un carré correspondant à sa définition, car tous les carrés « réels » de notre monde physique ne sont que des approximations du carré « idéal » sur lequel il raisonne et ne sont donc même pas des carrés à proprement parler répondant à sa définition. C'est en ce sens qu'on peut dire que le carré du géomètre est un « rêve ». Mais le problème de savoir si ce « rêve » a plus de « réalité » que les approximations de carrés qu'il voit éveillé, si l'ordre « intelligible » auquel participe cette construction de son esprit est plus ou moins « réel » que notre monde matériel, n'entre pas dans le champ de perspective du géomètre et il ne peut pas raisonner en tant que géomètre sur ces questions, mettre en cause la validité hypothétique mais non questionnable de ses définitions. Ce n'est qu'en devenant autre chose que géomètre qu'il peut, en s'appuyant sur la conscience qu'il a prise en tant que géomètre de l'« existence », sous une forme sur laquelle il ne s'est pas posé de questions tant qu'il raisonnait en géomètre, d'« objets » de pensée sur lesquels il parvenait à raisonner mais qui n'avaient pas de « réalité » matérielle, se demander quelle forme d'« existence » ces « objets de pensée » manipulés par le géomètre peuvent bien avoir. Et c'est bien dans cette perspective que Socrate préconisait l'étude des disciplines mathématiques dans les pages qui précèdent la section ici traduite, non pour leur valeur propre, mais pour le questionnement qu'elles peuvent susciter dans un esprit curieux au delà de ce qui est leur champ d'investigation propre. Et c'est en ce sens qu'il faut comprendre le heôs an, « aussi longtemps que... » : non pas « aussi longtemps qu'il s'entêtera sur ses hypothèses », mais « aussi longtemps qu'il restera géomètre, qu'il raisonnera en tant que géomètre », et que donc il s'interdira par méthode de tenir un discours (logon didonai), de rendre raison, dans un logon autre que celui du géomètre, des fondements, des hupotheseis, qu'il pose au départ pour pouvoir raisonner en géomètre. (<==)

(39) « Artifice » traduit le mot grec mèchanè, dont vient le français « mécanique », et qui désigne, de manière très large, et en bonne ou mauvaise part, tout ce qui est le produit de l'invention humaine, une machine aussi bien qu'une ruse, une invention ingénieuse aussi bien qu'une machination diabolique, tout ce qui donc est « artificiel » par opposition à ce qui est « naturel », c'est-à-dire de l'ordre de la phusis. (<==)

(40) Socrate reconnaît au discours du géomètre, ou de celui qui pratique une discipline similaire, la capacité de « lier ensemble » (sumplekein) un « point de départ  » (archè), un « résultat final » (teleutè) et des « intermédiaires » (ta metaxu) selon un discours cohérent (homologia), mais refuse que, dans la mesure où ce dont on part et sur quoi on s'appuie reste de l'ordre de « ce qu'on ne connaît pas » (ho mè oiden), ce discours, aussi cohérent soit-il, se voit qualifier d'epistèmè, de « savoir » et non pas simplement d'« art » (technè). Comme je le disais dans la note précédente, le géomètre peut bien montrer sans incohérence que le carré construit sur la diagonale d'un carré donné a une surface double du carré de départ, en premant pour archè la définition du carré « idéal », mais, comme il ne sait pas ce que c'est que ce carré au delà de la définition purement formelle qu'il en donne, son discours n'est pas « savoir », mais « art », « technique ». Il pourra en dériver des applications pratiques dans la vie courante, en matières d'arpentage, d'architecture ou que sais-je encore, mais il ne sera pas plus avancé pour cela en termes de connaissance de ce qui existe ou pas (to on), en termes de connaissance de ce que sont, en tant que telles, ces entités immatérielles dont il parle, qu'il lie les unes aux autres et sur lesquelles il raisonne juste et sans contradiction. (<==)

(41) Le texte grec est hè dialektikè methodos, methodos étant féminin en grec (comme « méthode » en français). Mais comme j'ai pris le parti de traduire methodos par « cheminement » (voir note 3), qui est masculin, et par contre de ne pas traduire dialegesthai et dialektikos (voir note 9), je me sens obligé ici, pour ne pas choquer les héllénistes, de remplacer dans la traduction le féminin de l'original, dialektikè, par un neutre, dialektikon, moins choquant à côté de « cheminement ». (<==)

(42) Les deux mots grecs que j'ai traduits respectivement par « collaborateurs » et par « coretourneurs » sont sunerithoi et de sumperiagôgoi.
Sunerithos est composé du préfixe sun- (« avec, ensemble ») et de erithos, qui signifie « ouvrier à gages, moissoneur, valet de ferme ». Le mot est rare et on ne le trouve qu'une autre fois dans les dialogues, en Lois, X, 889d4, appliqué comme ici à des technai.
- Sumperiagôgoi est encore plus rare, puisque c'en est la seule occurrence dans tous les dialogues, et même dans tous le corpus grec disponible sur le site Perseus, et il n'est pas impossible que ce soit un néologisme forgé par Platon. À la racine de ce mot, on trouve le verbe agein, « mener, conduire, diriger », auquel un premier préfixe, peri- (« autour »), s'ajoute pour former le verbe periagein, qui signifie « conduire autour, promener autour » (appliqué par exemple à un cheval), mais aussi, « faire tourner, tourner, retourner », sens dans lequel il est employé par deux fois dans l'allégorie de la caverne, à propos des prisonniers qui ne peuvent periagein (« tourner ») la tête (514b2) et que l'on oblige ensuite à periagein (« tourner ») le cou au début de leur libération (515c7). L'ajout d'un second préfixe, sun- (qui devient sum- devant le pi de periagein) conduit au verbe sumperiagein, beaucoup plus rare que periagein, qu'on ne trouve pas dans les dialogues, mais dont on trouve 3 occurrences chez Xénophon, dans le sens d'« emmener avec soi dans ses pérégrinations ». Sumperiagôgos est un nom d'acteur dérivé de ce verbe tout comme agôgos, « guide » est dérivé d'agein. Dans la traduction que j'en donne par le néologisme « coretourneurs », je privilégie l'allusion que j'y vois à l'emploi de periagein dans l'allégorie de la caverne, puisque tout le « cheminement » éducatif au terme duquel on arrive ici est présenté par l'allégorie comme un « retournement » de l'âme. (<==)

(43) Socrate indique bien ici que son langage n'est pas toujours rigoureux et qu'il lui arrive, pour se conformer à l'usage et du fait de l'habitude (dia to ethos), d'employer epistèmè (« savoir, science, connaissance ») dans un sens « faible » où il est presque synonyme de technè (« art, technique »), alors qu'en rigueur de termes, ce mot devrait être réservé à la connaissance la plus haute et la plus complète, une connaissance qui ne soit pas fondée sur des « hypothèses ». Mais il reconnaît en même temps que certaines technai comme celles qui ont été passées en revue dans les pages précédentes, arithmétique, géométrie, etc., mériteraient un nom spécifique, distinct à la fois de technè et d'epistèmè, qui manifeste qu'elles sont plus que de simples opinions (doxai), mais pourtant pas un savoir au sens le plus plein du terme (epistèmè utilisé dans son sens rigoureux). Cet aveu est important pour réaliser qu'il ne faut pas chercher dans les dialogues une rigueur technique dans le vocabulaire qui nuirait à leur compréhension en ignorant l'usage et l'habitude des lecteurs (ce qui ne veut pas dire que Platon ne sait pas être rigoureux dans l'usage des mots quand il l'estime nécessaire, mais seulement que cette rigueur ne doit pas devenir un carcan et n'est pas toujours de mise). Il est important aussi par rapport à la compréhension de l'objet même de toute cette discussion, la dialektikè methodos, le dialegesthai, qui est fondé sur le logos mais qui ne peut se dispenser d'en accepter les contraintes et les usages : il ne s'agit pas de réformer le langage pour lui donner une rigueur qui ne serait qu'illusoire, mais d'apprendre à l'utiliser avec toutes ses imperfections pour arriver à le dépasser et à en faire l'outil qui nous permet d'accéder à ce qui est au delà de lui. Pour nous aider à comprendre cela, Socrate utilise ici quelques expressions très imagée. Il nous parle de l'« œil de l'âme » (to tès psuchès omma ») qui serait « complètement enseveli dans un bourbier barbare » (en borborôi barbarikôi). Le barbaros, pour un grec, c'est celui dont on ne comprend pas la langue, dont le parler n'est qu'un borborygme indistinct qu'imite justement le mot bar-bar- qui trouve son origine dans une onomatopée. Ici, Platon redouble l'effet en rapprochant le mot barbarikos du mot borboros (« fange, bourbier ») comme pour renforcer encore l'effet d'un langage indistinct. Dans cet état initial où l'image de l'œil de l'âme remplace celle du prisonnier enchaîné, nous sommes tous comme en pays « barbare » confrontés à un logos qui nous est opaque, ou qui du moins fait écran à notre perception de ce qu'il « imite » et prétend décrire. Mais, comme dans l'allégorie de la caverne, il va s'agir ici aussi de nous élever au dessus de ce « bourbier » et c'est le « cheminement dialectique » (hè dialektikè methodos) qui va nous le permettre pourvu que nous sachions prendre notre temps (èrema, « doucement, lentement »). Dans ce cheminement, le rôle que peuvent jouer les technai comme l'arithmétique, la géométrie, et les autres qui viennent d'être décrites, est décrit par deux mots, sunerithoi et sumperiagôgoi, que j'ai analysés dans la note précédente et qui, vu leur rareté, n'ont sûrement pas été choisis au hasard par Platon. Les deux termes sont construits avec le préfixe sun-, comme pour insister sur la complémentarité de toutes ces technai : c'est ensemble qu'elle peuvent nous permettre de dépasser chacune d'elles pour progresser vers ce qu'aucune ne peut seule permettre d'atteindre. Chacune nous ouvre un aspect de la réalité, et c'est par la multiplication des point de vues partiels que l'on peut justement enrichir notre perception du réel dans sa globalité. Si, dans ma traduction de sumperiagôgoi, j'ai privilégié l'idée de retournement qui renvoie à l'usage de periagein dans l'allégorie de la caverne, on peut aussi comprendre ce mot comme suggérant l'idée de « tourner autour », c'est-à-dire d'aborder l'étude sous de multiples points de vue en « tournant autour » de ce que nous cherchons à saisir, to on, ce qui est. Or, cette idée de complémentarité, de multiplicité des points de vue, s'applique aussi au niveau du langage : pour ne pas se laisser piéger par les mots, il faut savoir accepter que le même mot ait plusieurs sens et que plusieurs mots capturent mieux la réalité de quelque chose qu'un seul, chacun sous un angle légèrement différent et en renvoyant à d'autres images, à d'autres significations voisines qui peuvent contribuer à éclairer ce que chaque mot ne saisit que partiellement de ce dont on parle. (<==)

(44) Dianoia, traduit par « réflexion », est le terme qu'a utilisé Socrate dans l'analogie de la ligne pour désigner l'opération correspondant à la partie inférieure du segment de l'intelligible (voir en particulier la synthèse finale, en 511d8), par opposition à la noèsis qui correspond à l'opération associée à la partie supérieure de ce meêm segment. (<==)

(45) Le membre de phrase qui suit le « dit-il » de Glaucon dans cette réplique pose problème. Les éditeurs et traducteurs du texte de Platon hésitent sur le fait de savoir s'il faut l'attribuer à Glaucon ou à Socrate et l'estiment incompréhensible en l'état, quelles que soient les variantes textuelles retenues. La plupart d'entre eux y voient une interpolation tardive, sans doute d'inspiration stoïcienne, et certains traducteurs ne le traduisent même pas. Voyons donc, pour commencer, ce qu'il en est du texte grec et des traductions proposées, avant d'examiner les arguments en faveur de telle ou telle option et d'apporter notre propre contribution au débat.
Pour ce faire, il est nécessaire de replacer le texte douteux dans son contexte immédiat, en commençant vers la fin de la réplique précédente de Socrate, en 533d7.
- Les manuscrits (désignés par les lettres A, D, F et M) donnent le texte suivant, que je présente sans ponctuation ni indications de changement d'interlocuteur (il faut se rappeler que, du temps de Platon, un texte écrit était une suite de lettres majuscules sans accents, esprits, ou ponctuation ni espace entre les mots) en mettant en rouge la section douteuse :
esti d' hôs emoi dokei ou peri onomatos [(F)] amphisbètèsis hois [tosoutôn (A F M)/tosouton (D)] peri skepsis [hosôn (A F M)/hoson (D)] hèmin prokeitai ou gar oun ephè [all' ho (A M)/allo(F D)] an monon dèloi pros tèn hexin saphèneiai [legein(F M)/legei(A D)] en psuchèi areskei [oun(F D)/goun (A M)] èn d' egô hôsper...
c'est-à-dire (les mots qui varient d'un manuscrit à l'autre sont en gras) :
manuscrit A : esti d' hôs emoi dokei ou peri onomatos amphisbètèsis hois tosoutôn peri skepsis hosôn hèmin prokeitai ou gar oun ephè all' ho an monon dèloi pros tèn hexin saphèneiai legei en psuchèi areskei goun èn d' egô hôsper...
manuscrit D  : esti d' hôs emoi dokei ou peri onomatos amphisbètèsis hois tosouton peri skepsis hoson hèmin prokeitai ou gar oun ephè allo an monon dèloi pros tèn hexin saphèneiai legei en psuchèi areskei oun èn d' egô hôsper...
manuscrit F  : esti d' hôs emoi dokei ou peri onomatos amphisbètèsis hois tosoutôn peri skepsis hosôn hèmin prokeitai ou gar oun ephè allo an monon dèloi pros tèn hexin saphèneiai legein en psuchèi areskei oun èn d' egô hôsper...
manuscrit M  : esti d' hôs emoi dokei ou peri onomatos amphisbètèsis hois tosoutôn peri skepsis hosôn hèmin prokeitai ou gar oun ephè all' ho an monon dèloi pros tèn hexin saphèneiai legein en psuchèi areskei goun èn d' egô hôsper...
Les variantes en dehors de la partie en rouge, article () dans le manuscrit F devant amphisbètèsis absent des autres manuscrits, accusatif singulier tosouton... hoson dans le manuscrit D là où les autres ont tosoutôn... hosôn au génitif pluriel, et hésitation entre oun et goun vers la fin ne changent guère le sens et sont sans influence sur le problème ici envisagé.
Burnet, dans le volume IV des Platonis opera pour Oxford Classical Texts, donne le texte suivant (je reproduis à partir de maintenant dans toutes les citations qui suivent, en grec ou en traduction, la ponctuation et la disposition typographique de l'édition citée, qui indique en particulier les marques de changements d'interlocuteurs ; par ailleurs, dans les autres textes grec cités, je mets en gras les endroits où ils s'écartent des quatre manuscrits) :
Esti d', hôs emoi dokei, ou peri onomatos amphisbètèsis, hois tosoutôn peri skepsis hosôn hèmin prokeitai.
Ou gar oun, ephè.
All' ho an monon dèloi pôs tèn hexin saphèneiai legein en psuchèi < arkesei;
Nai. >

Arkesei
oun, èn d' egô, hôsper...

Burnet, comme on peut le voir, fait du membre de phrase douteux une réplique à part entière de Socrate en ajoutant à la fin un verbe qui n'est pas dans les manuscrits. Pour ce faire, il doit aussi ajouter une réplique à Glaucon pour des raisons qui seront précisées plus loin (présence du èn d' egô, « repris-je », dans la phrase suivante, qui marque le début d'une réplique de Socrate). Par ailleurs, il modifie le verbe initial de la réplique suivante de Socrate, en remplaçant areskei, 3ème personne du singulier de l'indicatif présent actif du verbe areskein (« il plaît, il convient, il est satisfaisant ») par arkesei, 3ème personne du singulier de l'indicatif futur actif du verbe arkein (« il suffira »), qu'il suppose répété entre la fin de la réplique litigieuse et le début de cette réplique (ce qui pourrait expliquer, dans sa perspective, la perte de la réplique intercalaire de Glaucon, car un copiste peut en effet sauter quelques mots quand le même mot est répété à l'identique à peu d'intervalle dans le texte qu'il copie), et qui convient mieux là où, selon lui, il manque dans les manuscrits, c'est-à-dire comme verbe principal de la partie douteuse, qui n'en a pas. Enfin, il transforme le pros des manuscrits en un pôs (« en quelque sorte »). L'édition des OCT n'inclut pas de traduction, mais on peut penser que le sens supposé par Burnet est quelque chose comme « mais il suffira seulement de dire avec clarté ce qui peut en quelque sorte montrer la possession dans l'âme ».
Shorey, dans son édition de la République pour la collection Loeb, propose le texte suivant, qu'il dit dans une note de critique textuelle être celui de Hermann dans l'édition Teubner, mis entre crochets comme le fait Adam, et ne le traduit pas dans sa traduction en anglais, ce qu'il explique dans une note à la traduction par le fait que ce texte « is hopelessly corrupt and is often considered an interpolation » (est irrémédiablement corrompu et est souvent considéré comme une interpolation) :
Esti d', hôs emoi dokei, ou peri onomatos amphisbètèsis, hois tosoutôn peri skepsis hosôn hèmin prokeitai. Ou gar oun, ephè· [all' ho an monon dèloi pros tèn exô saphèneian, ha legei en psuchèi, arkesei.] Areskei goun, èn d' egô, hôsper...
Le point en haut entre ephè et le début de la section douteuse implique que celle-ci est attribuée à Glaucon et constitue la suite de sa réponse. Nous ne chercherons pas à préciser le sens que pouvait donner Shorey à ce texte, puisque lui-même ne le traduit pas, donnant de cet ensemble la traduction (en anglais) suivante :
« But I presume we shall not dispute about the name when things of such moment lie before us for consideration.” “No, indeed,” he said.* * *“Are you satisfied, then,” said I… »
Chambry, pour l'édition Budé de la République, donne le texte suivant :
Esti d', hôs emoi dokei, ou peri onomatos amphisbètèsis, hois tosoutôn peri skepsis hosôn hèmin prokeitai.
   Ou gar oun, ephè·
all' ho an monon dèloi pros tèn hexin saphèneiai legei en psuchèi.
   Areskei oun, èn d' egô, hôsper...

Il indique dans les notes de critique textuelle qu'il considère la section entre les deux †, qu'il attribue à Glaucon, comme étant une glose corrompue et il donne la traduction suivante de ce passage :
« Mais ce n'est pas, je pense, le moment de contester sur le nom, quand on a des questions aussi importantes à débattre que celles que nous nous sommes proposées.
   Non, en effet, dit-il 
[; il nous suffit d'un nom qui fasse voir clairement notre pensée].
   Je suis donc d'avis, repris-je, de faire comme...
 »
Une note sur le texte entre crochets indique : « J'ai donné du texte mis entre deux croix la traduction que demande le passage et que semble indiquer les mots de cette phrase dont la construction est impossible ».
Si l'on consulte maintenant les traductions :
Jowett (texte disponible sur Internet sans notes) traduit (en anglais) : « But why should we dispute about names when we have realities of such importance to consider ?
   Why, indeed, he said, when any name will do which expresses the thought of the mind with clearness ?
   At any rate, we are satisfied, as before...

Robin (Pléiade) traduit : « Mais à mon sens, il n'y a pas place pour un débat sur la dénomination, quand on a à examiner des points de l'importance de ceux en face desquels nous sommes placés. — Non, en effet, dit-il ; ce serait en revanche assez qu'elle put exprimer avec clarté ce qu'elle dit relativement à cette manière d'être dans l'âme. — Il suffira donc, repris-je, ainsi qu'on l'a fait... » et indique dans une note sur « il suffira » : « depuis "ce serait...", traduction conjecturale d'un texte corrompu ».
Baccou (GF90) traduit : « Mais il ne s'agit pas, ce me semble, de disputer sur les noms quand on a à examiner des questions aussi importantes que celles que nous nous sommes proposées.
   Certes non ! dit-il.
   Il suffira donc, repris-je, comme précédemment...
 »
et il indique dans une note sur « dit-il » : « Nous n'avons pas traduit les mots : all' ho an monon dèloi pros tèn hexin sapheneiai legei en psuchè, qui ne présentent aucun sens satisfaisant, et que nous considérons, avec J. Adam, comme interpolés ».
Bloom (Basic Books) traduit (en anglais) : « But, in my opinion, there is no place for dispute about a name when a consideration is about things so great as those lying before us.
   No, there isn't, he said.
   Then it will be acceptable, I said, just as before...
 »
et indique dans une note sur « he said » : « in all but one of the manuscripts there follows a sentence of which there are several versions, none wholly intelligible. Hence I have left it out of the translation. Its point is apparently that if the clarity of the name mirrors the clarity of the soul in the particular faculty, Glaucon will be content ».
Dixsault (Bordas) traduit : « Mais ce n'est pas ici, me semble-t-il, le lieu d'entamer une controverse sur le nom, quand on a à examiner des questions de l'importance de celles qui se posent à nous. — Non, en effet. — Il suffira de procéder.... »
Aucune note ne justifie la suppression du texte litigieux, qu'elle ne traduit pas.
Piettre (Nathan) traduit : « Mais il ne s'agit pas de disputer du nom quand nous avons à examiner des sujets aussi importants que ceux qui se présentent à nous.
   G. — Non, en effet, ce que le mot révèle seulement avec clarté dans notre situation, c'est ce qu'il dit à l'âme.
   S. — Il suffit donc, comme on l'a fait auparavant...
 »
et, dans une note sur « à l'âme », indique « texte corrompu ».
Pachet (Folio essais 228) traduit : « Mais il n'y a pas lieu, à ce qu'il me semble, d'ouvrir une controverse sur le nom, quand on a à examiner des choses aussi importantes que celles que nous avons devant nous.
   — Non, en effet, dit-il.
   <   — Alors suffira ce qui fait seulement voir comment désigner avec clarté l'état qui est dans l'âme ?
   — Oui >
.
   — Il suffira donc, dis-je, comme auparavant...
 »
et commente en note sur « oui » : « le texte de ces deux répliques figure dans tous les manuscrits sauf un, mais il n'est pas sûr qu'il soit de Platon. Adam le considère comme une interpolation due à un commentateur d'inspiration stoïcienne, donc tardive » (Pachet commet une erreur en suggérant que la seconde de ses deux répliques entre crochets, le nai traduit par oui, est dans tous les manuscrit, alors que c'est une addition de Burnet), et en note sur « il suffira » : « Il suffira donc : arkesei, au lieu de areskei ("il me plait") qui figure dans les manuscrits, est une correction proposée par Burnet ».
Cazeaux (Poche philo 4639) traduit : « Ce n'est d'ailleurs pas sur les noms que vont chicaner des gens à qui d'amples questions comme les nôtres restent proposées.
   GLAUCON — En effet
[...]
   MOI — On se contentera donc du tableau précédent...
 »
et renvoie après les trois points entre crochets à une note disant : « la phrase qui suit reste incompréhensible ».
Grube/Reeve (Hackett) traduisent (en anglais) : « But I presume that we won't dispute about a name when we have so many more important matters to investigate.
   Of course not.
   It will therefore be enough to call...
 »
sans qu'aucune note n'indique que le texte suspect existe et a été laissé de côté.
Karsenti/Prélorentzos (Hatier) traduisent : « Mais je pense qu'il n'est pas opportun d'entamer une controverse sur le nom, quand il nous reste à examiner des questions aussi importantes que celles qui se présentent à nous.
GLAUCON.— En effet, il suffit que le nom révèle clairement ce que l'âme veut dire.
SOCRATE.— Il suffit donc, comme on l'a fait auparavant...
 ».
Leroux (GF653) traduit : « Je ne crois pas qu'il y ait lieu de disputer du nom, alors qu'il nous revient de faire l'examen de choses aussi importantes que celles qui s'imposent à nous.
   — Non, en effet, dit-il.
   — Il nous plaira donc, dis-je, comme auparavant...
 »
et commente dans une note sur « il nous plaira donc » : « je ne suis pas le texte de J. Burnet, qui conserve dans ce passage une ligne qui se trouve dans toute la tradition manuscrite, mais où on peut déceler une interpolation d'origine stoïcienne ; on y trouve en effet la mention d'une hexis dans l'âme (e4), correspondant au nom et à la définition. Suivant l'opinion de J. Adam, à laquelle je me range, je supprime donc cette interpolation et je conserve, à la reprise, areskei qui est présent dans les manuscrits » (la fin de sa note est pour le moins surprenante, car il traduit comme s'il avait conservé le temps futur de arkesei avec le sens de areskei !)
Pour compléter cette revue, il reste à mentionner ce qui a pu induire Adam et d'autres à voir dans ce passage une interpolation d'origine stoïcienne. Diogène Laërce, dans ses Vies et doctrines des philosophes illustres, fait suivre sa vie de Zénon de Cithium, le fondateur de l'école stoïcienne, d'un résumé des doctrines de cette école. Or, dans la section de ce résumé consacrée à la dialectique, on lit la définition suivante de l'epistèmè : « tèn epistèmèn phasin […] hexin en phantasiôn prosdexei ametaptôton hupo logou (un état d'esprit dans la reception des représentations inébranlable par le discours) » (DL VII, 47 ; on retrouve textuellement cette définition en VII, 165, où elle est attribuée à Hérillos de Chalcédoine). Or la phrase de Platon qui nous occupe vient aussitôt après que Socrate ait mis en doute la pertinence du mot epistèmè pour qualifier ce dont il a précédemment parlé et utilise le mot hexis, qui est central à la définition de l'epistèmè par les stoïciens selon Diogène Laërce. Il n'en fallait sans doute pas plus pour que certains fassent le rapprochement et voient les stoïciens derrière une phrase par ailleurs peu compréhensible !
Pourtant le mot hexis n'est pas rare dans les dialogues, puisqu'on l'y trouve en 63 occurrences, dont deux proches de notre texte, l'une en 509a5, dans l'analogie du bien et du soleil (voir note 84 à ma traduction de cette section), et l'autre en 511d4 dans l'analogie de la ligne (voir note 64 à ma traduction de cette section). Cette dernière occurrence est particulièrement intéressante, puisqu'elle apparaît dans une réponse de Glaucon où il résume ce qu'il a compris des propos antérieurs de Socrate, au moment où il essaye d'expliquer ce que Socrate entend par... dianoia !… Et il l'explique comme tèn tôn geômetrikôn te kai tèn tôn toioutôn hexin, « l'état [d'esprit] de ceux qui sont versés dans la géométrie et celui de ceux qui le sont dans ce genre de choses ». Or c'est justement ici au moment où Socrate réintroduit le mot de dianoia pour le substituer à epistèmè que l'on trouve le mot hexis. Aussi, avant de déclarer qu'hexis a ici le sens « technique » que lui donnaient les stoïciens dans la définition de l'epistèmè citée plus haut, il faudrait peut-être se demander si l'usage qui en est fait ici est cohérent avec l'usage qui en est fait ailleurs chez Platon et en particulier dans l'analogie de la ligne, à laquelle renvoie le contexte immédiat du texte que nous examinons.
Ceci suppose que nous répondions à deux questions : à qui, de Socrate ou de Glaucon, devons-nous attribuer le membre de phrase contesté, et quelle variante textuelle devons-nous adopter pour obtenir une construction grammaticale satisfaisante lui donnant du sens ?
Le principal problème grammatical que pose ce membre de phrase est l'absence de verbe principal si l'on retient la leçon legein des manuscrits F et M, et la difficulté d'accepter un verbe principal à la troisième personne du singulier dont on ne voit pas trop le sujet, si l'on choisit la leçon legei de A et D. Pour résoudre ce problème, je propose de retenir la leçon legein, et de supposer que cette phrase n'est pas une phrase complète se suffisant à elle-même, mais la continuation de la phrase commencée par Socrate avec esti d', où elle constitue le second membre d'une alternative introduit par all' (« mais ») (ce qui suppose de retenir la leçon all' ho de A et M plutôt que la leçon allo de F et D, et donc pour l'ensemble le texte de M, le seul à avoir à la fois la leçon all' ho et la leçon legein) s'opposant au ou (« non pas ») de ou peri onomatos amphisbètèsis (« non pas un désaccord à propos du nom »), selon le schéma suivant :

esti d' mais c'est
(hôs emoi dokei ) (me semble-t-il)
  ou peri onomatos amphisbètèsis
  non pas un désaccord à propos du nom
  hois tosoutôn peri skepsis hosôn hèmin prokeitai
  à propos de [concepts] aussi vastes que ceux sur lesquels une investigation nous est proposée
  all' ho an monon dèloi pros tèn hexin saphèneiai legein en psuchèi
  mais dire avec clarté ce qui peut seulement être visible dans l'âme du fait de son état

Cette manière de comprendre fait d'ailleurs mieux justice à la place du ou dans la première partie de la phrase (la place naturelle de la négation ou étant devant le mot ou le groupe de mots sur lesquels elle porte) que les traductions unanimes qui, sans doute justement faute de voir un autre membre à l'alternative qu'ouvirait son association à amphisbètèsis, l'interprètent comme portant sur le verbe esti (ce qui serait à la rigueur possible si le hôs emoi dokei ne venait pas s'intercaler entre esti d' et ou, mais est plus difficile à accepter dans la phrase telle qu'elle est : si la négation avait dû porter sur esti, l'ordre des mots aurait plutôt été esti d' ou, hôs emoi dokei, peri onomatos amphisbètèsis).
Certes, l'alternative ainsi proposée oppose, d'un point de vue grammatical, un groupe nominal construit autour de amphisbètèsis à une proposition infinitive construite autour de legein, mais il n'y a rien là d'impossible : du point de vue du sens, esti peut se comprendre en le faisant précéder du sous-entendu suivant : (ce qui est en train de se passer dans notre conversation,) c'est C'est quoi ? « c'est non pas un désaccord/une contestation/un doute/une controverse sur le nom, mais dire avec clarté etc. »
En ce qui concerne la traduction de ce second membre de l'alternative, je comprends le monon (« seulement ») comme portant sur le en psuchèi (« dans l'âme ») mis en valeur en fin de phrase et complétant le verbe an dèloi au subjonctif avec an exprimant une éventualité (« qui peut éventuellement être visible/clair/évident ») : il est donc question de ce qui peut être visible/clair/évident dans l'âme, mais le peut seulement là, et ce, du fait d'un certain état d'esprit résultant de l'habitude (pros tèn hexin ; aussi bien « état [d'esprit] » que « habitude » sont des traductions possibles de hexis), et pas nécessairement pour tous (éventualité). Et c'est cela qu'il faut chercher à exprimer par le legein le plus « clairement » possible. Le verbe dèloun est dérivé de la racine dèlos et l'adjectif saphèneia de la racine saphès, dont les sens sont très voisins, et tous deux expriment une idée de clarté, d'évidence. Pour ne pas utiliser en français deux mots de même racine là où le grec en emploie deux de racines différentes (« dire avec clarté ce qui peut être clair... »), j'ai traduit le sens intransitif de dèloun par « être visible », « visible » étant le sens premier de dèlos.
Finalement, l'opposition dont nous avons souligné la dissymétrie grammaticale est entre des mots (onomata) qu'on serait tenté de prendre pour les choses qu'ils nomment et qui deviendraient objets de controverses et une activité, le « parler » (legein), qui ne fait qu'essayer d'exprimer le moins imparfaitement possible le résultat d'une hexis susceptible de se produire dans l'âme sous l'effet de l'activité de notre esprit. Ce que nous exprimons par des mots, c'est ce que notre esprit nous donne à comprendre sous l'effet de la réflexion de ce qu'il saisit directement (l'intelligible) ou par l'intermédiaire des données de nos sens (le « visible »). Mais cette expression ne peut se condenser dans des mots pris individuellement dont chacun dirait exactement et de la même manière pour tous de qu'il représente. C'est dans l'acte même de parler, dans le dialegesthai compris au sens le plus ordinaire, dans la confrontation des points de vue, que peut s'éclairer progressivement ce que nous cherchons à comprendre et que peut se construire une hexis, une « possession », une « habitude », un « état d'esprit » qui nous rend aptes à comprendre et à communiquer de plus en plus clairement. Et c'est sans doute ce qui explique que le Socrate de Platon utilise plus volontiers l'expression to dialegesthai, c'est-à-dire un infinitif substantivé renvoyant à une activité, que l'expression hè dialektikè, un adjectif substantivé qui renverrait à une qualité propre de cette activité dont on ne sait pas trop ce qu'elle est et qui, en arrêtant, en figeant cette activité dans l'intemporalité d'un qualificatif qui en supprime la dynamique, la vide justement de tout pouvoir.
Ces idées sont dans le droit fil de ce qu'on peut attendre du Socrate de Platon et leur expression à ce point de la discussion n'a rien pour surprendre. Mais il reste un problème. En effet, tout cela serait bel et bon si l'on pouvait admettre que c'est bien Socrate qui prononce les deux parties de la phrase, seulement interrompu entre les deux termes de l'alternative par un ou gar oun (« Bien sûr que non ! ») exclamatif d'un Glaucon incapable d'attendre la fin de la phrase de Socrate pour marquer son approbation. Malheureusement, le en d' egô (« repris-je ») qui suit immédiatement areskei oun oblige à voir dans cet areskei oun le début d'une réplique de Socrate, après que le ephè (« dit-il ») nous ait obligé à voir dans le ou gar oun le début d'une réplique de Glaucon. Aussi, sauf à faire ce que fait Burnet et à supposer une réplique manquante de Glaucon entre psuchèi et areskei dont aucune trace ne subisterait dans les manuscrits, on est contraint d'attribuer à Glaucon le membre de phrase contesté, c'est-à-dire le second membre de l'alternative. Est-ce acceptable ?
Pour répondre à cette question, remarquons tout d'abord que les réponses de Glaucon ne se limitent pas toujours à de simples monosyllabes ou formules toutes faites d'acquiescement ou de dénégation, ce qui ne rend pas invraisemblable qu'il puisse ici dire plus que quelques mots. La question est alors plutôt de savoir s'il est dramatiquement et psychologiquement tenable qu'il anticipe ainsi la fin d'une phrase de Socrate exprimant une idée qui ne va pas de soi et qui pose même problème à la plupart des spécialistes. Et c'est là qu'il faut se souvenir de la longue réplique de Glaucon à la fin de l'analogie de la ligne, en 511c3-d5, dans laquelle il résume ce qu'il a compris des explications de Socrate, et en particulier de la fin de celle-ci (511d2-5), déjà mentionnée plus haut, où il emploie le terme hexis pour expliquer celui de dianoia. Il y évoque aussi hè tou dialegesthai epistèmè (la science du dialegesthai, 511c5) qui rend saphesteron (« plus clair ») que ce qu'on appelle les technai (« arts ») ce qui est « observé » (theôroumenon), employant pour cela l'adjectif saphès qu'on retrouve ici dans saphèneia. Or c'est justement à cette discussion qu'est en train de renvoyer ici Socrate et le texte qui nous occupe sert d'introduction à un résumé que va en donner Socrate dans la réplique qui commence par areskei oun. On n'a alors aucun mal à imaginer un Glaucon, tout fier encore des compliments que lui avait alors adressés Socrate (hikanôtata apedexô, « tu as parfaitement compris », 511d6) et le voyant revenir à ce qui avait été dit alors, brûlant cette fois de montrer à Socrate, et plus encore aux jeunes auditeurs qui l'entourent, qu'il est capable de reformuler tout seul ce que le « maître » est sur le point de dire pour lui confirmer qu'il a bien compris. Et pour Platon, d'un point de vue dramatique, et surtout pédagogique vis-à-vis des lecteurs, le fait de mettre la fin de la phrase, constituant une contribution importante à la compréhension du rôle du langage et du dialegesthai, dans la bouche de Glaucon plutôt que de Socrate, sans que Socrate manifeste ensuite son approbation autrement que par son absence de commentaires ou de critique, est une manière de mettre cette remarque en valeur et d'amener le lecteur à se demander si elle correspond bien à ce qu'aurait dit Socrate si Glaucon lui avait laissé le temps de finir, mais aussi une illustration discrète du fait que, dans une discussion honnêtement menée, il n'y a pas d'un côté le maître qui sait et de l'autre les élèves qui écoutent, même lorsque la différence d'âge est, comme c'est le cas ici, grande entre les interlocuteurs, mais des personnes qui cherchent ensemble à mieux saisir une vérité qui les transcende et qu'il faut que tous, même les plus âgés, admettent que la vérité puisse aussi sortir de la bouche des enfants.
Quelques mots maintenant sur l'incidente qu'introduit Socrate entre les deux termes de l'alternative et qui donne à Glaucon le temps de prendre son souffle pour intervenir et finir la phrase de Socrate : hois tosoutôn peri skepsis hosôn hèmin prokeitai. Tous les traducteurs cités, cohérents en cela avec le fait qu'ils appliquent la négation ou au verbe esti, comprennent la fin de la réplique de Socrate dans le sens général de « on ne va pas se battre sur les noms alors qu'on a des choses bien plus importantes à faire », ce qui revient à évacuer le problème de la pertinence des noms, jugé mineur au regard des réflexions en cours, alors que, selon moi, c'est justement ce problème qui est au cœur de la remarque de Socrate terminée par Glaucon ! La difficulté vient du fait que ce membre de phrase multiplie les pronoms relatifs (hois, tosoutôn, hosôn) dont il faut deviner à quoi ils renvoient, et utilise des pronoms impliquant une idée de quantité (tosoutôn… hosôn) dont il faut, là aussi, deviner ce qu'ils quantifient (quels *** seraient aussi grands ? aussi nombreux ? aussi vastes ?…) Ainsi donc quand, par exemple, Chambry traduit « (ce n'est pas le moment de contester sur le nom) quand on a des questions aussi importantes à débattre que celles que nous nous sommes proposées », non seulement le « quand on a » (tout comme « le moment » dans ce qui précède) n'est pas dans le texte où rien n'indique explicitement une idée de temps, mais le mot « questions » et l'adjectif « importantes » n'y sont pas non plus et ne sont que des explicitations conjecturales de ces pronoms. Et qu'on remplace « questions » par « points », « sujets » ou « choses » au gré des traductions listées ne change rien à l'affaire. De même, le verbe « débattre », ou, dans d'autres traductions « examiner » ou autre verbe équivalent, ne sont pas dans le grec et cherchent seulement à rendre le nom skepsis (« observation, examen, recherche ») en le faisant passer de l'autre côté de la comparaison impliquée par tosoutôn… hosôn par rapport au verbe prokeitai dont il est pourtant à l'évidence le sujet. Car, s'il est un point de départ incontestable pour tenter de comprendre ce membre de phrase, c'est justement les mots skepsis… hèmin prokeitai, « une recherche se présente à nous ». Il ne fait guère de doute non plus que le peri (« au sujet de ») introduit le génétif pluriel tosoutôn, bien que placé après (tour fréquent en grec avec cette préposition), lui même associé à hosôn (« tellement/aussi grands/nombreux/vastes que »), et renvoie donc à ce qui est l'objet de cette skepsis. Mais si l'on considère cet ensemble comme complément de skepsis (skepsis peri tosoutôn hosôn hèmin prokeitai… « une recherche sur des *** tellement *** que se présente à nous »), et sans même préjuger de ce qui pourrait être l'objet de la recherche ni du point de vue quantitatif sous lequel on les envisage, nombre, grandeur, importance, éminence, ou autre, il ne reste rien dans la phrase pour compléter le hosôn qui, pourtant, appelle une suite. Et on ne voit pas non plus que faire du seul mot restant, le hois (« auxquels »), pronom relatif au datif pluriel qui peut soit être un masculin renvoyant alors sans doute au hèmin (« à nous ») , c'est-à-dire aux interlocuteurs de la discussion, soit être un neutre, renvoyant alors probablement, comme tosoutôn… hosôn…, aux sujets de la recherche qui « se présente à nous ». Je propose pour ma part de comprendre tout ce membre de phrase selon l'ordre français peri tosoutôn hosôn hois skepsis prokeitai hèmin (« à propos de [choses/objets/concepts] aussi [vastes] que ceux sur lesquels une investigation se présente à nous ») et d'y voir un complément du verbe esti, que je comprends positivement et non négativement, explicitant ce sur quoi porte l'alternative ou…alla… qui suit. Et je comprends par ailleurs la connotation quantitative du tosoutôn… hosôn comme portant non pas sur l'éminence des sujets abordés, mais sur l'ampleur du champ sémantique connoté par les noms en cause, ici epistèmè, dianoia, technè. En d'autres termes, le sens de la remarque de Socrate n'est pas, comme le comprennent les traducteurs cités, qu'une querelle sur les noms serait déplacée dans une discussion sur des sujets aussi éminents que ceux qui sont ici en discussion, alors justement que nous n'avons que les mots à notre disposition pour essayer de nous comprendre et que c'est sur les sujets les plus éminents qu'il serait le plus grave de rester dans l'ambiguïté du fait de la polysémie des noms qu'on emploie, mais que, sur des concepts aussi englobants que ceux qui sont ici discutés, il ne servirait à rien de chercher seulement à se battre sur les mots, car aucun mot à lui tout seul ne nous garantira jamais qu'on se comprend, et c'est seulement le discours, le legein, qui les explicite et les clarifie à partir d'une « clarté » qui doit préexister dans l'âme, qui permettra de nous assurer que nous nous comprenons et que nous disposons donc d'une base solide pour progresser vers une meilleure compréhension commune du sujet étudié. La restriction quantitative introduite par le tosoutôn… hosôn renvoie donc, selon moi, au fait que cette polysémie des noms est d'autant plus grande et préjudiciable que ce qu'ils désignent est abstrait et général : on n'a guère de raisons de se battre sur le sens précis du nom « cheval », sauf si l'on est un naturaliste cherchant à définir avec précision l'espèce animale en cause ou un paléonthologue cherchant à identifier avec précision le moment où l'espèce est apparue, alors qu'il est à peu près certain qu'il n'y a pas deux personnes qui mettent exactement la même chose, ou plutôt les mêmes choses, sous le terme « science », ou, en grec, epistèmè, sans parler de mots comme « bien » ou « beau » ou « juste », et qu'en plus chacun de ces mots pourra prendre des sens différents dans des contextes différents.
Cette nécessité d'un discours, d'un legein, s'appuyant sur une hexis dans l'âme plutôt que d'un simple accord sur les noms, même appuyé sur le genre de définitions lapidaires auxquelles nous a habitué Aristote, est ce qui justifie le caractère qu'on qualifie d'« aporétique » des dialogues dits « socratiques », dont on se plaint qu'ils ne parviennent pas à la « définition » qu'on croit qu'ils cherchent. Mais c'est que, pour Platon, de telles définitions sont illusoires et inutiles. Ce qui fait progresser dans la compréhension et contribue à « délimiter (horizein) » un concept, ce n'est pas une « définition » (horismos, de même racine horos, « limite », que horizein) comme peut en donner un dictionnaire, mais justement tout l'échange qui prend place dans un dialogue de type « socratique », au terme duquel, soit on n'a plus besoin de la « définition » parce qu'on a compris ce dont on parlait, soit, si l'on n'a pas compris après des centaines, voire des milliers de mots échangés, la définition, si elle était donnée en quelques mots, ne servirait à rien !...
Pourquoi alors, parce qu'on a du mal à comprendre une phrase, vouloir la rejeter comme une interpolation stoïcienne, alors que, bien comprise, elle ne fait tout au plus que théoriser ce que le Socrate de Platon a longement pratiqué dans les dialogues antérieurs ? Il est question ici d'epistèmè et d'hexis et il se trouve que le mot hexis apparaît dans une définition de l'epistèmè attribuée aux stoïciens par Diogène Laërce. Mais le membre de phrase contesté ne cherche pas à donner une définition de l'epistèmè, mais à décrire une attitude par rapport au langage et à la discusison en commun, à expliciter ce qui fonde la capacité de se comprendre à travers les mots, et à mettre en évidence la primauté de la saisie par l'esprit sur l'expression par les mots. En quel sens Platon peut-il parler d'hexis dans ce contexte et comment doit-on comprendre ce mot ? Notons d'abord que, comme je l'ai déjà indiqué dans les notes citées plus haut à propos d'emplois anterieurs du mot dans la République, hexis est un nom d'action dérivé du verbe echein, verbe dont le sens premier est « posséder, tenir, retenir », d'où dérive le sens d'« avoir ». L'hexis, c'est donc au sens premier la « possession », d'où dérivent les sens de « manière d'être, état » (c'est-à-dire une disposition ou un ensemble de dispositions, de traits de caractères, de qualités, que l'on « possède » en propre), puis d'« habitude, état d'esprit ». On notera d'ailleurs qu'« habitude » vient du latin habitus via habitudo, et qu'habitus est l'équivalent latin de hexis, dérivé du verbe habere, « avoir » en latin (dont le supin est habitum), comme hexis est dérivé d'echein (si j'ai finalement retenu « état d'esprit » plutôt qu'« habitude » pour traduire ici hexis, c'est pour des raisons qui apparaîtront plus loin et que j'explique dans la note 55). Ce que veut nous faire comprendre ici Platon, par la voix d'un Glaucon finissant la phrase commencée par Socrate, c'est que la stabilité du langage ne peut venir que d'une clarté préalable des « idées » dans notre esprit (nous, lieu de la dianoia), dans notre âme (psuchè, et plus spécifiquement dans sa partie logikon, c'est-à-dire douée de logos), clarté qui ne peut venir que de l'« état » de notre esprit résultant de l'« habitude » d'envisager ces « idées », de réfléchir et de dialoguer dessus, de se les « approprier » et d'en faire ainsi une « possession » (sens premier de hexis) de l'âme. N'est-ce pas précisément ce que nous suggère Socrate lorsque, dans le Ménon, au terme de l'expérience avec l'esclave, il dit à Ménon en parlant de l'esclave qui vient de trouver la réponse au problème de géométrie qui lui était pose, que les opinions (doxai) qui « en lui, comme en songe, ont été à l'instant remises en mouvement », « si en outre on l'interroge souvent sur ces même choses et de multiples manières, à la fin, c'est avec une exactitude qui ne le céderait à personne qu'il les saura (epistèsetai) » (85c9-d1) ? Et si de plus on voit là l'expression par le Socrate de Platon de sa conviction que c'est l'« habitude » qui peut faire passer de la simple opinion (doxa) à la « science » (epistèmè), conviction reformulée dans la phrase qui nous occupe, on est en droit de se demander si, loin d'être une interpolation stoïcienne, notre passage ne serait pas au contraire l'une des sources où les stoïciens ont pu puiser l'inspiration conduisant à leur définition de l'epistèmè !
Mais, de la manière dont je comprends ce texte, on peut aussi y voir d'un autre point de vue les traces d'un conflit qui a pu opposer Platon à Antisthène et, à travers lui, aux stoïciens qui le revendiquent comme un de leurs grands ancêtres. On lit en effet dans les Entretiens d'Épictète que, selon Anthistène, qu'il prend à témoin d'un point de vue qu'il revendique à son tour, « archè paideuseôs hè tôn onomatôn episkepsis (le fondement/principe de l'éducation [est] l'investigation sur les noms) » (Entretiens, I, 17, 12), ce que confirme le fait que le plus volumineux des ouvrages d'Antisthène listés dans le catalogue qu'en donne Diogène Laërce était intitulé peri paideias è peri onomatôn (Sur l'éducation ou sur les noms, en 5 livres ; DL, VI, 17). Et il semble en effet qu'Antisthène, l'un des compagnons de Socrate (Platon le mentionne en Phédon, 59b8 comme l'un de ceux qui étaient présents aux derniers moments de Socrate), attachait une grande importance à une définition précise des différents sens de chaque mot et à la rigueur dans leur emploi. Si donc dans ce passage, le Socrate de Platon chercher à suggérer, comme je le crois, que la rigueur sur les mots a ses limites dès qu'on traite de sujets un peu abstraits, et qu'il vaut mieux chercher l'accord par le dialogue en acceptant une part d'arbitraire dans le choix des mots dès lors qu'on se met d'accord sur le sens qu'on leur donne dans la discussion en cours, plutôt que de croire qu'on aura avancé simplement parce qu'on aura une fois pour toute décidé du ou des sens « propres » de chaque mot qui doivent s'imposer à tous, alors on peut penser que Platon cherchait ici à marquer sa différence avec Antisthène dans la manière de comprendre la recherche de Socrate sur la « définition » des concepts moraux. Cette différence c'est celle qu'il y a entre, par exemple, la définition de « courage (andreia) » dans un dictionnaire ou chez Aristote (« mesotès esti peri phobous kai tharrè (c'est le juste milieu entre la peur et l'audace) », Éthique à Nicomaque, III, 1115a7) et le Lachès !… (<==)

(46) Ce « comme auparavant » renvoie à l'analogie de la ligne, qui clôt le livre VI, dans son ensemble. Le schéma ci-contre illustre les propos de Socrate. Dans la traduction de toute cette réplique qui rappelle des choix de vocabulaire, j'ai reproduit entre parenthèses après leur traduction en français les termes grecs qui sont l'objet de ce rappel ou qui servent à les expliciter. Par ailleurs, les mots français entre crochets correspondent à des mots sous-entendus ne figurant pas dans le texte grec, particulièrement compact dans cette réplique de Socrate. (<==)

(47) Dans l'analogie de la ligne, l'image utilisée, celle d'une ligne, conduisait à parler de tmèmata (« segments ») pour distinguer les différents objets d'étude qui seront vers la fin appelés pathèmata en tèi psuchèi gignomena (« affections engendrées dans l'âme », 511d7-8). Ici, où l'on n'est plus dans la logique de l'image de la ligne, Socrate utilise le terme moira, « part, portion » pour évoquer ces différentes « affections ». Ce mot évoque aussi l'idée de « destin » et aussi la theia moira dont il est question par exemple à la fin du Ménon (Ménon, 99e6, 100b3 ; cf. note 48 à ma traduction de cette section du Ménon) comme étant ce à quoi les meilleurs hommes politiques doivent leur succès. Par ce changement de vocabulaire, Socrate suggère que les différents pathèmata qu'il va énumérer sont en nous des « dons » dont nous sommes plus ou moins abondamment pourvus et qu'il nous faut cultiver pour en tirer le maximum de profit. (<==)

(48) Toute cette énumération et cette explicitation de rapports se fait sans verbes et il faut donc supposer des verbes « est » (esti) sous-entendus. Ici, le grec a seulement kai doxan men peri genesin. Le esti est sous-entendu devant peri : « opinion [est] à propos de devenir », c'est-à-dire « l'opinion porte sur le devenir ». De même pour la suite. (<==)

(49) Sur les raisons qui me conduisent à laisser ousia non traduit et sur les sens possibles de ce mot, voir la note 89 à ma traduction de la République, VI, 505a2-509c4 (l'analogie du soleil et du bien). Mais voir aussi infra, note 54, pour une traduction possible d'ousia. <==)

(50) Ici encore, pas de verbes, mais seulement des prépositions pros impliquant un rapport : ho ti ousia pros genesin, noèsin pros doxa, etc. (<==)

(51) Toujours pas de verbe, mais une formule ramassée : tèn d' eph' hois tauta analogian, dont on devine le sens général mais dont on a du mal à identifier la construction grammaticale  : il est question d'une part de tauta, pronom démonstratif neutre pluriel qui renvoie à ce qui vient d'être énuméré, c'est-à-dire aux différents pathèmata nommés auparavant, d'autre part de eph' hois, pronom relatif au datif neutre pluriel précédé de la préposition epi (eph' est la forme que prend epi devant un mot commençant par une voyelle avec esprit rude, ici hois, où le h rend l'esprit rude) qui renvoie à d'autres « choses » non précisées mais dont on peut supposer, en se souvenant de 477c9-d1, où Socrate explique que ce qui seul l'intéresse dans une dunamis (« puissance »), c'est eph' hôi esti, « sur quoi elle est », c'est-à-dire quel est son « objet », et ho apergazetai, « ce qu'elle accomplit », que ce sont celles « sur lesquelles (eph' hois) » opèrent les pathèmata listés auparavant et désignés par tauta, qui, comme le dit alors Socrate explicitement d'epistèmè et de doxa (477d7-e3), sont bel et bien des dunameis (sur cette notion de eph' hôi, voir la note ad loc. à ma traduction de cette section), et enfin d'une analogia, mot qui évoque le ana ton auton logon de 509d7-8 qui décrit la manière de recouper les segments de la ligne, et dont on suppose qu'il s'applique au rapport entre les deux catégories de « choses » dont il est par ailleurs question.
Du point de vue grammatical, on est sans doute en présence d'une formulation condensée analogue à celle qu'on trouve en français dans une formule comme « les relations parents enfants » pour parler des relations entre parents et enfants, qu'on pourrait traduire mot à mot « le rapport ceux-sur-lesquels ceux-ci », c'est-à-dire en fait « le rapport entre leurs “sur quoi” et ceux-ci » ou encore « le rapport entre ceux-ci (dont il vient d'être question) et ceux sur lesquels ils opèrent ». (<==)

(52) L'introduction de ces deux adjectifs verbaux, doxaston et noèton, nous renvoie, comme le eph'hois explicité dans la note précédente, à toute la discussion de la fin du livre V sur la science et l'opinion (sur les problèmes que posent de tels adjectifs verbaux, et doxaston en particulier, voir la note 62 à ma traduction de cette section), ce qui suggère que ce dont il est maintenant question ce n'est plus de la doxa et de la noèsis, les pathèmata, mais de leurs eph' hois, de leurs « objets », et que donc la discussion que veut éviter Socrate, c'est celle qui chercherait à savoir comment la division en quatre segments des pathèmata, c'est-à-dire des dunameis, des « facultés » de notre âme se transpose aux « objets » de ces facultés. (<==)

(53) Sur les relations de ce résumé avec l'original de la fin du livre VI, voir les notes 7 et 68 de ma traduction de l'analogie de la ligne. On remarquera qu'au moment où Socrate prétend rappeler des choix de vocabulaire antérieurs après avoir suggéré qu'il ne faut pas chercher une rigueur excessive sur les noms, il modifie en fait quelque peu le vocabulaire de l'analogie, et pas de manière anodine, puisque c'est pour y faire apparaître le terme epistèmè, qu'il n'avait pas employé alors et dont l'utilisation en 533d4 est à l'origine de cette mise au point sémantique, à la place de noèsis pour décrire le pathèma du segment supérieur, et redéfinir noèsis comme ce qui recouvre les deux pathèmata supérieurs, celui qui était alors appelé noèsis (dans un sens plus restreint, donc) et celui qui était et reste appelé dianoia. En d'autres termes, après cette mise au point, on se retrouve avec un terme, noèsis, qui est employé successivement dans deux sens, un sens restreint (dans l'analogie de la ligne) et un sens plus large englobant le sens restreint (ici), et deux termes, noèsis et epistèmè, qui sont utilisés successivement pour désigner la même chose !… Mais, ce faisant, c'est en quelque sorte à une vérification expérimentale de sa recommandation antérieure concernant notre attitude par rapport aux noms que Socrate nous invite, car même s'il remarque ce glissement dans le vocabulaire, aucun des interlocuteurs présents, aucun des lecteurs du dialogue ne peut avoir de doutes sur ce dont parle Socrate lorsqu'il emploie ici le mot epistèmè ou le mot noèsis du fait qu'il les met en relation avec un référent que tout ont en tête, la ligne qui a servi d'image auparavant des pathèmata de l'âme : on comprend sans difficulté que le mot epistèmè désigne maintenant ce qui était auparavant désigné par noèsis dès lors que Socrate renvoie dans les deux cas au segment supérieur du découpage en quatre de la ligne, et que noèsis désigne maintenant autre chose puisqu'il l'associe aux deux segments supérieurs pris ensemble et non plus au seul segment supérieur. Certes, ce n'est pas pour autant que nous comprenons avec précision ce que sont chacun de ces pathèmata, mais nous sommes au moins capables de nous comprendre et, dans la recherche qui doit nous permettre de mieux appréhender ceux-ci, de nous assurer que nous parlons bien de la même chose. Et ce résultat, Socrate l'obtient au moyen d'images, les images géométriques fournies par l'analogie de la ligne, comme pour mieux nous faire comprendre que les mots eux-mêmes ne sont pas ce qui est en question, mais ne sont que de simples « images » de ce dont on parle et qui est contemplé par notre esprit. (<==)

(54) « Celui qui saisit la parole de la richesse de chaque [être] » traduit le grec ton logon hekastou lambanonta tès ousias. Une traduction plus classique (qui est à peu près celle de Leroux) serait « celui qui saisit la raison de l'essence de chaque chose ». Mais en examinant de plus près chacun des termes de cette formule, je vais montrer pourquoi une telle traduction n'est pas satisfaisante et fait passer à côté de ce que cherche à nous faire comprendre le Socrate de Platon.
Le premier problème vient de la traduction de logon par « raison ». Non que cette traduction soit fautive, car c'est bien là un des sens de logon, et sans doute celui qui convient ici en fin de compte, mais traduire ainsi, c'est supposer résolu le problème qui se posait à Platon et à tous les grecs de son temps du fait que le même mot, logon, signifiait à la fois « parole », « discours », « raison » (à la fois au sens psychologique et au sens mathématique, comme le mot français) et bien d'autres choses encore et que cette polysémie est au cœur du conflit entre Socrate et Platon d'un côté et les sophistes et les rhéteurs de l'autre, voire même entre différents compagnons de Socrate comme Platon et Antisthène, dans la mesure où, si tous pouvaient admettre que ce qui distingue l'homme de tous les autres animaux, c'est le logos, tous n'avaient pas la même compréhension de ce qu'était ce logos et de ce qui en constituait le bon usage, l'usage qui démontrait l'« excellence » (arètè) de l'homme. Il suffit pour s'en convaincre de lire le dialogue entre Socrate et Gorgias au début du Gorgias. De plus, ce mot de logos employé ici est très certainement destiné à faire contraste avec le mot onoma (« nom ») qui a été utilisé un peu plus haut par Socrate pour dire qu'il ne fallait pas se battre sur les noms, et auquel Glaucon a opposé le legein (le verbe dont logos est dérivé). Est dialektikos celui qui s'attache au logos et pas aux onomata, aux parole et pas aux noms. Il n'y a pas de « raison » dans des mots, des noms, pris un à un. Il n'y a de sens, et donc de « raison » possible que lorsqu'on commence à enchaîner des mots dans un discours, dans un logos. C'est de la relation qui s'établit entre les mots dans un dia-logos que peut naître du sens ou du non-sens et que peut donc se manifester la raison ou la déraison de celui qui parle. Il me semble donc important de rendre perceptible dans la traduction que la raison est ce qu'on cherche en utilisant pour rendre logos un mot qui ne la suppose pas donnée d'avance, et un mot qui soit plus proche d'onoma que justement « raison » pour rendre plus perceptible l'opposition onoma-logos. C'est pourquoi j'ai traduit ici logos par « parole », qui en est le sens premier, celui qui est le plus proche d'onoma (bien que justement logos ne veuille jamais désigner les mots en tants que tels, mais implique toujours une parole dite, et donc une personne qui la dit, même si c'est seulement en pensée), ce qui m'oblige dans la suite de la phrase, où on trouve l'expression logon didonai, qui peut signifier « donner la parole », mais aussi, et c'est son sens ici, « rendre raison », à traduire cette expression par « produire une parole [sensée] » pour conserver la même traduction de logon dans toute la réplique (et dans les suivantes), en ajoutant entre crochets le qualificatif « sensée » qui n'est pas dans le grec pour rendre la proposition de Socrate compréhensible en français.
Le second problème que pose ce membre de phrase est celui du sens qu'il faut donner au verbe lambanonta, participe présent actif du verbe lambanein. Car, si, comme je viens de le dire, dans la suite de la phrase, Socrate va utiliser l'expression logon didonai, « rendre raison », construite sur le verbe didonai, dont le sens premier est « donner », ici il parle de logon lambanein, en utilisant un verbe, lambanein, dont le sens premier est « prendre » (au sens propre de « prendre dans ses mains, saisir », puis au sens figuré de « saisir »), c'est-à-dire un verbe qui évoque un mouvement exactement inverse de celui de didonai. Or il me semble que ce renversement n'est pas anodin. Il est destiné à nous faire réaliser que ce n'est pas nous qui créons dans notre esprit le sens, mais que celui-ci nous est d'abord donné par ce qui se « montre » à nous, qu'il s'agisse de visible ou d'intelligible, et surtout d'intelligible, et qu'il nous faut donc d'abord le saisir par l'esprit, en prendre possession (l'hexis dont il vient d'être question, voir note 45) dans notre âme, avant de pouvoir en donner raison, à nous-mêmes ou aux autres (il est donc particulièrement regrettable de voir certains traducteurs ignorer ces différences et traduire les deux expressions opposées comme si c'était la même, c'est-à-dire par « rendre raison » dans les deux cas ; ainsi Baccou, Karsenti/Prélorentzos, Piettre).
Il est donc question dans un premier temps, de saisir un logos, une « parole », une intelligibilité, qui nous vient des êtres eux-mêmes. Mais pas des êtres envisagés n'importe comment, pas de leur plus petit dénominateur commun qui est le simple fait d'être, to on. Et c'est là qu'intervient le troisième terme problématique de notre membre de phrase, ousia. Car le logon qu'il nous faut « saisir », qu'il nous faut donc en quelque sorte « écouter » et non pas encore produire, c'est le logon tès ousias. J'ai déjà eu l'occasion d'expliquer pourquoi je préférais, en d'autres occasions, ne pas traduire le mot ousia, en particulier dans la note 89 à ma traduction de la République, VI, 505a2-509c4 (l'analogie du soleil et du bien), où je rappelle le double sens du mot, qui, à côté de son sens « métaphysqiue », a aussi un sens plus prosaïque de « biens, richesse, fortune » (sens dans lequel il apparaît au début de la République, dans la discussion entre Céphale et Socrate). Et il me semble que, pour Platon, ce sens contribue à former le sens métaphysique, dans lequel ousia s'oppose à to on comme le niveau maximal spécifique à chaque être, ce qui en constitue la richesse propre, qui lui donne épaisseur et densité, ce qui constitue son bien s'oppose à ce que j'appellerais le niveau zéro de l'être, ce qui est commun à absolument tout dans le seul fait d'être, et donc ne dit rien sur rien. Et c'est pourquoi je récuse la traduction usuelle d'ousia par « essence », dans la mesure où « essence » évoque une idée de « distillation », l'idée d'une certaine manière réductrice qu'on cherche à identifier la « substantifique moelle » de ce à quoi on s'intéresse, le processus par lequel Aristote arrive à une « définition », alors qu'ousia évoque un processus d'enrichissement, un processus « cristallisateur » où, loin de chercher à éliminer de soi-disant « impuretés », des éléments qui seraient jugés « non essentiels », on garde tout ce qui est « bon » à prendre, le processus que met en œuvre Platon dans les dialogues dits « aporétiques », où c'est tout le discours qui révèle les multiples facettes de ce qui est soumis à examen. Dans cette perspective, l'ousia de l'homme, loin d'être ce qui serait commun à tous les hommes, et qui risquerait alors de se réduire à des caractères purement biologiques (morphologie, taille du cerveau, aptitude à la parole, etc. ; la « forme » d'Aristote), c'est la somme de tous les biens de tous les hommes qui ont existés et existeront, car si c'est un bien et que ça a été ou sera un bien pour un homme, alors, c'est que c'est compatible avec l'« idée » de l'homme. C'est donc cette « richesse des êtres » qu'il nous faut saisir, entendre, nous approprier, pour acquerir un logos que nous pourrons ensuite transmettre aux autres. Ou plutôt, non pas transmettre, comme le maître à ses élèves, mais partager avec ceux qui auront fait le même effort de manière à essayer ensemble de faire advenir cette « richesse », cette ousia, qui nous est proposée. C'est là encore pour essayer de rendre cela sensible que, pour une fois, je me risque à traduire ousia par « richesse [des êtres] ».(<==)

(55) « Celui qui n'est pas en état » traduit le grec ton mè echonta, où l'on retrouve le verbe echein, dont j'ai dit qu'il était à la racine d'hexis, mot employé en 533e4 dans la réplique contestée par la plupart des éditeurs et traducteurs (voir note 45) et que j'ai traduit alors par « état ». C'est pour faire sentir la parenté entre les deux termes que je traduis ici echein par « être en état ». Ce n'est ici que la première occurrence d'echein, qui figure trois fois dans cette réplique de Socrate et deux fois dans la suivante. Pour cette première apparition, il est utilisé seul, sans complément, et il prend la place dans une formule négative de lambanonta (participe présent de lambanein, « saisir »). Il revient ensuite par trois fois, ici et dans la réplique suivante, dans des constructions où il introduit un infinitif, une première fois dans la suite de cette phrase, dans la formule kath' hoson an mè echèi logon didonai…, « moins il est en état de produire une parole [sensée] », puis dans la réplique suivante : hos an mè echèi diorisasthai…, « qui n'est pas en état de délimiter… », et plus loin ton houtôs echonta, « celui qui est dans un tel état  ». Et on le trouve une troisième fois dans notre réplique, dans la formule non echein, « avoir l'intelligence », c'est-à-dire « comprendre ». Certes, le verbe echein est un verbe fréquent en grec, mais cette accumulation soudaine peu après qu'il ait été question de l'hexis de l'âme à la source du legein n'est sans doute pas fortuite et ne fait que renforcer l'idée que l'utilisation du mot hexis un peu plus haut n'a rien d'un corps étranger dans le texte de Platon. (<==)

(56) « Délimiter par la parole » traduit le grec diorizasthai tôi logôi. Je continue à traduire logos par « parole » comme dans la réplique précédente, pour les raisons expliquées dans la note 54. Diorizasthai est l'infinitif aoriste moyen de diorihzein, verbe construit par adjonction du préfixe dia-, qui indique une idée de séparation, au verbe horizein, lui-même dérivé de horos, qui veut dire « limite ». Une traduction plus classique de diorizesthai est « définir » (et l'un des sens possibles de horos est « définition »), mais je préfère « délimiter » qui nous renvoie à l'étymologie du verbe à « définir » qui évoque vingt-cinq siècles de logique inspirée d'Aristote et donne donc au mot une connotation trop technique qui oriente, et pas nécessairement dans le bon sens, la compréhension de ce que nous dit ici le Socrate de Platon. Parler de « définition » avec Platon à qui on reproche que ses dialogues dont on dit qu'ils sont justement à la recherche d'une « définition » (de la piété pour l'Euthyphron, du courage pour le Lachès, de la modération pour le Charmide, etc., ou même de la justice pour la République) n'arrivent pas à ce qu'ils cherchent et restent inconclusifs, c'est rendre impossible de comprendre que justement ce que cherche le Socrate de Platon, ce n'est pas une définition au sens où nous l'entendons après Aristote, qui remplacerait un mot par quelques autres mots tout aussi problématiques que celui qu'on cherche à définir, mais une compréhension qui ne peut résulter que d'un discours (logos) aussi long que nécéssaire, qui permette en particulier aux interlocuteurs de s'assurer qu'ils se comprennent et qu'ils ne s'arrêtent pas aux mots sans s'assurer que ce qu'ils ont dans la tête (Platon dirait dans l'âme) derrière ces mots est bien la même chose. Et comme on ne peut faire ça, justement, qu'avec des mots, des discours, qui sont tous défaillants et problématiques, ce ne peut être que par la multiplication des angles d'attaque, par la répétition avec des mots différents, par des contrôles croisés, par des analogies, des exemples, etc. qu'on peut arriver à se conforter dans l'idée qu'on se comprend et qu'on est d'accord ou pas d'accord sur les conclusions du discours relativement au sujet en discussion. « Délimiter » évoque l'idée de l'installation d'une clôture qui encercle complètement le « domaine » couvert par ce dont on parle, ce qui implique qu'à chaque piquet ou borne (le sens premier de horos) que l'on veut planter pour construire cette clôture, on se pose la question de sa place par rapport aux domaines voisins sur lesquels il est susceptible d'empiéter. En d'autres termes, au lieu de se mettre au milieu du domaine et de chercher une règle (la « définition ») censée résoudre tous les problèmes de frontières une fois pour toutes, on s'arme de patience et l'on se met en route pour faire le tour de la question et résoudre les problèmes de frontières au fur et à mesure qu'on les rencontre. Certes, la clôture est rarement faite de pieux jointifs qui ont résolu tous les problèmes de frontière et, le plus souvent, on se contente de pieux plus ou moins espacés entre lesquels on tend des fils, qui représentent une marge d'approximation plus ou moins grande. Mais c'est justement pour ça que le travail n'est jamais vraiment fini et qu'il est toujours possible de revenir pour affiner le tracé de la clôture. Et, comme on le voit, ce travail de « délimitation » ne peut se faire, et les problèmes de voisinage être résolus, que si l'on est capable d'identifier les voisins avec lesquels se posent ces problèmes, c'est-à-dire les idées par rapport auxquelles celle à laquelle on s'intéresse et qu'on essaye de délimiter présente des risques d'empiètement. Mais cette analogie nous montre aussi que ce n'est pas la même chose que de vouloir définir les contours d'un mot ou ceux d'une idée. Car un même mot peut recouvrir plusieurs idées et une même idée peut être exprimée par des mots différents. Or ce qui est en fin de compte le plus important, ce sont les idées, et le travail sur les mots n'est nécessaire que parce qu'ils sont le seul outil qui nous donne accès aux idées, ou plutôt, qui nous permette d'expliciter ce que l'esprit nous fait « voir » des idées, ou d'ailleurs ce que l'œil nous fait voir des êtres visibles, pour pouvoir échanger avec nos semblables, se comprendre, et donc vivre en société. (<==)

(57) « L'idée du bien », en grec tèn tou agathou idean : c'est la dernière des 5 occurrence dans toute la République de cette expression qui est apparue pour la première fois au livre VI en 505a2, et qu'on ne trouve dans aucun autre dialogue. Sur cette expression, voir la note 2 à ma traduction de République, VI, 505a2-509c4 (le soleil, image du bien). (<==)

(58) « Réfutation » traduit le mot grec elegchos, dérivé du verbe elegchein, qu'on trouve un peu plus loin dans la phrase, traduit par « réfuter ». Le verbe elegchein, qui, chez Homère signifie « faire honte », a par la suite pris le sens judiciaire de « chercher à réfuter, notamment en posant des questions, faire subir un contre-interrogatoire » avant de devenir un terme de dialectique dans le sens de « réfuter », et de là « prouver », et donc « vaincre, convaincre ». C'est ici le seul emploi d'elegchos dans la République (le mot apparaît 24 fois dans les dialogues, dont 8 fois dans le Gorgias). Quant au verbe elegchein, qui apparaît 94 fois dans les dialogues, dont 26 fois dans le seul Gorgias, on le trouve 8 fois dans la République, dont trois fois au livre I, chaque fois dans la bouche de Thrasymaque (336c4, 337e3, 349a10) et quatre fois encore dans la fin du livre VII après cette occurrence, cette fois dans la bouche de Socrate (538d9, 539b5, 539b9, 539c1), mais pour parler du mauvais usage du dialegesthai. Les elegchoi qu'il faut ici « combattre » (hôsper en machèi, « comme dans un combat ») ce sont donc les réfutations sophistiques que va décrire un peu plus loin Socrate, en montrant comment elles peuvent pervertir les jeunes et les inciter à un mauvais usage de la discussion. Mais on notera que si Socrate donne l'impression à première lecture de rentrer dans le jeu de ceux qu'il critique en parlant de « combat » (machè) à propos de discussions, ce qu'il incite à combattre, ce ne sont pas les personnes, mais les arguments eux-mêmes, les elegchoi, et non pas ceux qui les profèrent, se distinguant en cela des éristiques dont Euthydème et Dionysodore sont, dans l'Euthydème, de brillants exemples, qui n'ont pour seul souci que de triompher sur leur interlocuteur à quelque prix que ce soit et sans souci du vrai, de l'ousia. (<==)

(59) « Par la parole inébranlable » traduit le grec aptôti tôi logôi. Aptôti est le datif singulier de aptôs, mot dérivé de la racine du verbe piptein, qui signifie « tomber », avec adjonction du a- privatif, et dont c'est la seule occurrence dans tous les dialogues. Être aptôs, c'est donc être impossible à renverser. Le dictionnaire propose parmi plusieurs traductions, la traduction par « infaillible » que retiennent la plupart des traducteurs dans cette phrase. Mais il me semble qu'infaillible a pour nous une connotation de certitude de la vérité de la part de celui qu'on dit « infaillible », qui n'est pas ce que veut dire Platon. Son Socrate ne prétend pas détenir la vérité, puisqu'il passe son temps à répéter qu'il ne sait rien et qu'il cherche avec ses interlocuteurs, mais il tient des discours, dont certains diront que ce sont toujours les mêmes, qui résistent aux assauts de ses interlocuteurs et contre lesquels leurs propres discours se disloquent (comme on le voit par exemple dans le Gorgias). Tout ce que Socrate peut dire, ce n'est pas « je sais que je dis la vérité », mais « je constate que mon discours résiste mieux aux assauts que les vôtres !… Et peut-être que cela mérite réflexion. » Le Socrate de Platon n'est pas une personne infaillible, mais une personne qui tient des discours que personne n'arrive à renverser, des discours qui résistent à tous les assauts contre eux, à toutes les réfutations qu'on prétend leur opposer. (<==)

(60) En une seule phrase qui commence par décrire ce que n'est pas en état de faire celui qui n'est pas digne d'être qualifié de dialektikos pour en venir à décrire le genre de vie auquel cela conduit, Socrate parvient à opposer deux attitudes dans la vie et à suggérer que le dialegesthai n'est pas un passe-temps pour gens oisifs ou un moyen de briller en société, mais une activité qui est indispensable pour donner sens à sa vie. Cette phrase est très rigoureusement construite et mérite qu'on s'y arrête un moment. En voici le texte grec complet :
Hos an mè echèi diorisasthai tôi logôi apo tôn allôn pantôn aphelôn tèn tou agathou idean, kai hôsper en machèi dia pantôn elegchôn diexiôn, mè kata doxan alla kat' ousian prothumoumenos elegchein, en pasi toutois aptôti tôi logôi diaporeuètai, oute auto to agathon phèseis eidenai ton houtôs echonta oute allo agathon ouden, all' ei pèi eidôlou tinos ephaptetai, doxèi, ouk epistèmèi ephaptesthai, kai ton nun bion oneiropolounta kai hupnôttonta, prin enthad' exegresthai, eis Haidou proteron aphikomenon teleôs epikatadarthein
Une première analyse de la phrase montre qu'elle commence par une relative introduite par hos (« qui » au sens de « celui qui », comme dans « qui m'aime me suive ») et se terminant à diaporeuètai (« il se fraye un passage ») et se poursuit avec une principale réduite au seul verbe phèseis (« tu diras ») introduisant une longue proposition infinitive (qui commence en fait dès avant le verbe principal, à oute, « ni ») dont le sujet est ton houtôs echonta (mot à mot « le étant dans un état tel ») qui renvoie au « qui » décrit par toute la première partie de la phrase et qui se termine à la fin de la phrase avec epikatadarthein. Toute la relative décrit ce que l'homme qu'on envisage n'est pas en état de faire, ce qui est une manière de décrire ce qu'il devrait être en état de faire s'il était dialektikos, et tout le reste de la phrase en tire les conséquences et décrit ce qui lui reste possible comme mode de vie.
Mais à côté de ce découpage « grammatical » de la phrase, on peut en découvrir un autre, illustré par le découpage ci-dessous :

hos an mè echèi   qui n'est pas en état de
diorisasthai tôi logôi apo tôn allôn pantôn aphelôn tèn tou agathou idean, kai hôsper en machèi dia pantôn elegchôn diexiôn, mè kata doxan alla kat' ousian prothumoumenos elegchein, en pasi toutois aptôti tôi logôi diaporeuètai,   délimiter par la parole en l'isolant de toutes les autres l'idée du bien et, comme dans un combat, venant à bout de toutes les réfutations en mettant toute son ardeur à les réfuter non selon l'opinion, mais selon l'ousian, ne se fraye un passage parmi elles toutes par la parole inébranlable,
oute auto to agathon   ni le bien lui-même
phèseis   tu diras
eidenai   connaître
ton houtôs echonta   quelqu'un étant dans un tel état
oute allo agathon ouden,   ni aucun autre bien,
all' ei pèi eidôlou tinos ephaptetai, doxèi, ouk epistèmèi ephaptesthai, kai ton nun bion oneiropolounta kai hupnôttonta, prin enthad' exegresthai, eis Haidou proteron aphikomenon teleôs epikatadarthein   mais que si d'une manière ou d'une autre, il s'attache à une quelconque image, c'est s'attacher par opinion, non par science, et, tournant comme en rêve et en somnolant dans sa vie présente, parvenant dans l'Hadès avant que de se réveiller ici-bas, s'endormir enfin tout à fait définitivement

Ce découpage prend pour centre en quelque sorte « logique » de la phrase le verbe principal phèseis (« tu diras ») et celui qui le suit immédiatement et qui est le premier verbe de la proposition infinitive qui constitue la seconde partie de la phrase, eidenai (« savoir »), et met en évidence une symétrie apparente dans le texte autour de ces deux verbes entre les deux oute (« ni… ni… ») qui l'encadrent. En fait, toute la partie de la phrase qui commence avec le premier oute et se termine à ouden est à plus d'un titre à la charnière entre les deux parties logiques de la phrase puisque, si elle fait déjà partie des conséquences tirées de l'inaptitude décrite par la première partie, elle est encore dans l'ordre de ce qui est nié de l'individu en cause, puisqu'elle décrit ce qu'il ne peut connaître. Mais de plus, elle le décrit à la fois dans l'ordre de l'intelligible (auto to agathon, « le bien lui-même », formule à peu près synonyme de tèn tou agathou idean, « l'idée du bien », utilisée au début de la relative) et dans l'ordre du visible (allo agathon ouden, « aucun autre bien », qui, sous forme négative, renvoie aux biens multiples qui peuvent exister dans notre monde matériel et qui sont ceux qui nous intéressent dans notre vie ici-bas) en organisant cette double description symétriquement autour du verbe principal et du eidenai qu'elle complète. Symétriquement, au « corps étranger » près que constitue ton houtôs echonta, « le étant dans un état tel » qui vient ici marquer la reprise du hos initial et le moment où l'on passe de l'ordre intelligible étranger à notre personnage à l'ordre d'ici-bas (enthade, explicité par le ton nun bion, « la vie présente », qui l'a précédé) dont il est question à partir de là. Cette mise en valeur en tant que frontière logique du ton houtôs echonta nous incite à isoler dans la première partie le hos an mè echei initial dont il est le pendant, ce qui a pour effet de faire apparaître ce qui reste de la relative, sans négation, comme pendant de ce qui reste à l'autre bout de la phrase après le ouden, c'est-à-dire d'un côté la vie intellectuelle fondée sur le dialegesthai de celui qui est capable de sortir de la caverne et de l'autre le semblant de vie fondé sur l'apparence et les « idoles » (eidôla) de celui qui préfère y rester.
(Note complémentaire : il peut être intéressant de remarquer que, d'un point de vue purement « matériel », la phrase comporte 78 mots et que le milieu mesuré en nombre de mots tombe exactement à la fin de la relative qui constitue ce que j'ai appelé la première partie grammaticale de la phrase, puisque cette relative, de hos à diaporeuètai inclus comporte 39 mots, mais que, si maintenant on s'attache au nombre de lettres, la phrase en compte 405 et que le milieu tombe maintenant sur phèseis, c'est-à-dire pratiquement au niveau de ce que j'ai considéré comme le centre de symétrie de la phrase, puisqu'on compte 201 lettres jusqu'au nu final du agathon qui précède phèseis.)
Avant d'examiner de plus près ces deux portions de la phrase, je voudrais m'attarder un instant sur les deux verbes juxtaposés qui en constituent le centre que j'ai appelé « logique », phèseis (« tu diras ») et eidenai (« savoir »), et montrer comment, sous quelque angle qu'on les considèrent, sémantique ou grammatical, ils présente une ambivalence qui les fait participer subtilement à ce rôle de charnière que j'ai supposé à la section centrale. Phanai, dont phèseis est la deuxième personne de l'indicatif futur actif, signifie « dire », souvent dans le sens le plus banal (on le trouve dans ce sens, sous la forme ephè, « dit-il », dans un nombre incalculable des répliques de la République mises dans la bouche des interlocuteurs de Socrate, du fait de la forme indirecte du dialogue), mais peut aussi s'employer dans un sens plus riche pour traduire l'idée de « manifester sa pensée par la parole », « donner son avis », ce qui conduit au sens de « croire, penser ». Eidenai, quant à lui, est l'infinitif parfait actif du verbe idein, « voir » (celui dont dérive idea), utilisé dans le sens d'un présent pour signifier « savoir » (« je sais » parce que « j'ai vu »). Par rapport à l'idée que la frontière entre les deux parties passe entre ces deux verbes, il n'est pas surprenant de trouver le verbe phanai, « dire », du côté où il a été par deux fois, au début et à la fin, question du logos, et le verbe eidenai, « avoir vu », du côté où il est question du monde visible d'ici-bas. Sauf qu'eidenai signifie « savoir » (pour avoir vu) et nous ramène donc vers l'ordre intelligible, et que phanai évoque la manière de rendre sensible et perceptible la pensée par la parole et nous ramène donc vers le monde sensible, ou encore que le « savoir » s'oppose au « croire » comme l'epistèmè (« science ») à la doxa (« opinion ») ! Sauf encore que phèseis, « tu diras » est un temps conjugué qui évoque donc une activité dans le temps, ce qui nous place là aussi du côté de l'ordre spacio-temporel de la seconde partie, alors qu'eidenai, « savoir », est un infinitif, qui exprime donc plutôt l'action en tant que telle et à ce titre nous oriente plutôt, au rebours, vers l'ordre intelligible de la première partie. On peut encore noter que phanai suggère un mouvement qui va de la pensée vers le sensible, donc de la première vers la seconde partie de la phrase, alors qu'eidenai évoque un mouvement qui va des sens vers la pensée (je sais parce que j'ai vu), donc dans le sens inverse. Mais par contre phanai est employé au futur et nous oriente donc vers l'avenir, vers ce qui pourrait être notre assimilation au bien, alors qu'eidenai, comme on l'a dit, est une forme au parfait, même si elle prend un sens de présent, qui nous tourne donc vers le passé et nous suggère que la source de nos connaissances est dans les seules données de nos sens, c'est-à-dire dans la phusis, dans notre nature.
Si l'on se tourne maintenant vers les deux parties restante de la phrase, on peut les mettre en regard de la manière suivante (la colonne de gauche se lit de haut en bas, celle de droite de bas en haut pour respecter l'ordre de la phrase) :

hos an mè echèi
qui n'est pas en état de
   
diorisasthai tôi logôi
(infinitif aoriste moyen)

délimiter par la parole
  teleôs epikatadarthein
(infinitif aoriste actif)

définitivement s'endormir là-dessus tout à fait
apo tôn allôn pantôn aphelôn tèn tou agathou idean
(participe aoriste actif)

de toutes les autres isolant l'idée du bien
  prin enthad' exegresthai, eis Haidou proteron aphikomenon
(infinitif aoriste moyen)   (participe aoriste moyen)

avant ici-bas de se réveiller, parvenant auparavant dans l'Hadès
kai hôsper en machèi dia pantôn elegchôn diexiôn
(participe présent actif)

et, comme dans un combat, de toutes les réfutations venant à bout
  kai ton nun bion oneiropolounta kai hupnôttonta
(participe présent actif)   (participe présent actif)

et sa vie présente, [la] tournant comme en rêve et somnolant
mè kata doxan alla kat' ousian prothumoumenos elegchein
(participe présent moyen)   (infinitif présent actif )

non selon l'opinion, mais selon l'ousian mettant toute son ardeur à les réfuter
  doxèi, ouk epistèmèi ephaptesthai
(infinitif présent moyen )
par opinion, non par science, s'attacher
en pasi toutois aptôti tôi logôi diaporeuètai
(3ème personne du singulier du subjonctif présent moyen)

parmi elles toutes par la parole inébranlable [ne] se fraye un passage
  all' ei pèi eidôlou tinos ephaptetai
(3ème personne du singulier de l'indicatif présent moyen)

mais si d'une manière ou d'une autre, à une quelconque image il s'attache
      oute auto to agathon
      
ni le bien lui-même
  oute allo agathon ouden      
ni aucun autre bien      
    ton houtôs echonta
quelqu'un étant dans un tel état
phèseis
tu diras
  eidenai
connaître

Si l'on commence par examiner la partie de gauche, qui décrit, en le niant de celui qu'elle envisage, ce que serait en état de faire celui qui mérite le qualificatif de dialektikos (« serait en état » traduit an echei ; sur l'emploi ici du verbe echein et sa traduction, voir la note 55), on remarque qu'elle est dominée par la multiplicité des dia, le préfixe qu'on trouve dans dialektikos, puisqu'on le trouve en tant que préfixe dans trois des six verbes utilisés dans cette partie de la phrase, celui qui la commence (diorisasthai), celui qui la conclut (diaporeuètai) et celui de la partie médiane (diexiôn), et en tant que préposition (dia pantôn), redondant le préfixe du verbe diexiôn dont elle introduit le complément de « lieu », au centre de cette section, la découpant en deux parties partiquement égales (16 mots avant, 18 après). Dia signifie « à travers » et évoque les idées de pénétration (« au milieu de »), de séparation (« en séparant, en déchirant »), de médiation (« au moyen de ») et d'achèvement (« de part en part »), toutes idées qui sont pertinentes pour la description de notre relation au logos. Pour expliciter le dialegesthai, le Socrate de Platon présente le logos comme l'outil de deux activités dans deux groupes de mots qui se répondent de manière parfaitement symétrique aux deux extrémités de notre section : diorisasthai tôi logôi et tôi logôi diaporeuètai. Le premier verbe renvoie à l'idée de horos, de « borne », de « limite », de « frontière » (comme on l'a vu dans la note 56) et le second à l'idée de poros, de « passage », de « chemin » (qui est à la racine du verbe poreuein qu'on retrouve dans diaporeuesthai). La capacité de délimiter (diorisasthai) les unes par rapport aux autres les « idées », et en particulier l'idée du bien, au moyen (dia) du logos est ce qui doit nous permettre de nous frayer un chemin (diaporeuesthai) au milieu/au travers (dia) du logos vers un but qui n'est pas explicité mais qui est sans aucun doute le bien qui est le nôtre et qu'il nous faut parvenir à « délimiter » (on pourra rapprocher cette partie de phrase de Sophiste, 253b9-e5, où l'on trouve aussi une explicitation du caractère dialektikos du vrai philosophos parlant de dia tôn logôn poreuesthai, « se frayer un chemin à travers les discours »). Notons que cette situation finale dans laquelle on se trouve activement (diaporeuètai est le seul verbe conjugué de cette première partie) capable de « se frayer un chemin » (diaporeuesthai) est l'exact opposé de la situation d'aporia (mot à mot « situation sans issue », a-poros) dans laquelle dit parfois se trouver le Socrate de Platon et à laquelle on dit souvent qu'aboutissent les dialogues dits « socratiques », que l'on qualifie pour cette raison d'« aporétiques ». C'est donc la manière d'échapper à cette situation d'aporia qui est décrite entre ces deux extrêmes, la manière de rendre le logos aptôs, « inébranlable » (cf. note 59), selon le qualificatif qui s'ajoute à l'expression tôi logôi la seconde fois, pour qu'il puisse servir de fondement à notre action, à notre vie. Ce qui nous y est dit, c'est qu'il nous faut pour cela mener un véritable « combat » (machè) avec toute l'ardeur (thumos, à la racine du verbe prothumeisthai, dont prothumoumenos est le participe présent) dont on est capable, non par contre les hommes, non pas contre nos interlocuteurs, mais contre les arguments, contre toutes formes de réfutations, d'argumentations, d'objections (elegchos) de manière à en venir à bout (di-ex-ienai). Le verbe central, diexiôn, a un sens voisin de celui de diaporeuesthai, mais il est, lui, construit sur ienai, « aller » par adjonction de deux préfixes, ex-, « hors de », qui conduit au verbe exienai, qui signifie « sortir », et dia- qui y ajoute l'idée de traversée (sortir en passant à travers) ou de complétude (sortir tout à fait). Et le moyen indiqué pour « venir à bout » de toutes les objections, c'est de prendre appui non pas sur l'opinion (doxa), qui n'est qu'assemblage de mots, mais sur l'ousia, c'est-à-dire sur la richesse de ce qui est au-delà (dia) des mots et dont les mots ne sont que de pâles images (sur ousia, voir note 54). Il ne s'agit donc pas de s'entêter sur une opinion et de la défendre coûte que coûte, sans souci de la vérité, mais de soumettre toute proposition à l'examen critique de toutes les objections qu'on peut lui opposer, seul dans sa propre pensée ou dans le cadre d'une discussion à plusieurs, de rechercher toutes les preuves (sens possible d'elegchos) en faveur de chacune des opinions en présence et de choisir au final celle qui résite le mieux, qui se montre le plus « inébranlable » (aptôs). On notera pour finir qu'en dehors de l'idée de mouvement introduite par deux des trois verbes préfixés par dia, toute cette partie de la phrase évite soigneusement les termes à connotation spaciale ou temporelle : on est dans l'ordre de l'intelligible et il n'y est question que de logos, d'ideai, d'elegchos, de doxa, d'ousia, et c'est au milieu de tout ça qu'il s'agit pour le dialektikos de se frayer un chemin (diaporeusesthai) en menant combat (machè), non pas contre les personnes, mais contre les objections (elegchoi), au moyen du logos et en mobilisant pour ça son thumos (prothuoumenos).
Dans la seconde partie au contraire, ce qui domine, ce n'est plus dia, mais epi, le préfixe qu'on retrouve dans epistèmè et qui signifie « sur » et peut suggérer une idée d'accumulation (les uns sur les autres) ou de succession (faire quelque chose « sur », c'est-à-dire « après » autre chose ou « après » quelqu'un), mais c'est pour nier cette « domination » (du sujet ou des autres) que suggère la racine même du mot epistèmè, dérivé du verbe epistasthai, probable déformation ancienne de ephistasthai, qui signifie étymologiquement « se tenir au dessus » (epi + histasthai), et la possibilité même de parvenir à cette epistèmè. Et on trouve epi quatre fois dans cette seconde partie, tout comme on trouvait quatre fois dia dans la première partie. Epi se retrouve en effet, comme dia dans la première partie, en tant que préfixe dans les deux verbes extrêmes de notre section, ephaptetai au début et epikatadarthein à la fin. Il réapparaît ensuite du fait de la répétition du verbe ephaptesthai, associé à epistèmè, dans un groupe de mots qui nie toute intervention d'une quelconque epistèmè dans la démarche décrite. Le premier acte de cette démarche est décrit par deux fois par le verbe ephatesthai dont le sens est assez ambigu : ce verbe est construit par adjonction du préfixe epi au verbe haptesthai, qui signifie « attacher, toucher, atteindre, prendre », ou encore « porter la main sur » avec idée d'agressivité, mais aussi « s'adonner à, s'attacher à ». Le préfixe epi ne modifie pas fondamentalement le sens du verbe et on retrouve pour ephaptesthai les sens de « s'attacher à », « se saisir de », mais aussi au sens figuré « atteindre (par l'intelligence) » (« saisir » au sens ou l'on dit en français « je n'ai pas saisi ce que tu voulais dire ») ou encore « suivre, découler de ». Dans le cas qui nous occupe, ce à quoi il est question de s'attacher, ce dont il est question de se saisir, de s'enticher, ce qu'il est question de suivre, ou de saisir (au sens de « comprendre »), selon le sens qu'on veut donner à ephaptesthai, c'est une simple image, une eidôlon, presque un fantôme (l'un des sens possibles de eidôlon, utilisé par Homère en particulier dans la scène de l'évocation des morts au livre XI de l'Odyssée pour décrire ce que voit Ulysse de ses compagnons et parents morts, cf. Odyssée, XI, 83 ; 213 ; 476 ; 602). Mais au terme (telos, suggéré par l'adverbe teleôs qui est l'avant-dernier mot de la phrase), on se retrouve dans l'Hadès (comme les eidôla que rencontrait Ulysse au livre XI de l'Odyssée) pour y epikatadarthein. Ce verbe rare, dont c'est la seule occurrence dans tous les dialogues, est un verbe surcomposé formé en ajoutant au verbe darthanein (« dormir »), rare aussi, le préfixe kata-, qui introduit une idée d'achèvement (mais pourrait aussi suggérer une idée de descente, comme on parle d'un sommeil « profond »), pour former le verbe katadarthanein, « s'endormir, dormir », un peu moins rare (on le trouve 6 fois dans les dialogues : en Apologie, 40d3 où Socrate envisage l'hypothèse où la mort serait comme un sommeil profond sans rêves ; en Phédon, 71d2 et 72b8 pour décrire le processus de « génèse » du sommeil à partir de l'état de veille, le « s'endormir », à côté de katheudein utilisé pour signifier « dormir » ; enfin en Banquet, 219c7 ; 223c1 et 223d7 pour parler, la première fois du sommeil de Socrate à côté d'Alcibiade, et les deux autres fois, des derniers interlocuteurs de Socrate à s'endormir au petit matin), puis à katadarthanein le préfixe epi- qu'on peut comprendre au sens de « sur » (« s'endormir sur ») ou au sens de « après », celui que j'ai retenu ici en traduisant par « s'endormir là-dessus (epi) tout à fait (kata) ».
La phrase oppose donc un processus « logique » non spécifiquement situé dans le temps ou dans l'espace, mais auquel le temps a part puisqu'il s'agit d'un « cheminement », qui permet, par un engagement actif de toute l'énergie vitale (le thumos évoqué par le verbe prothumeisthai) et pas seulement de la simple raison, d'approcher autant qu'il nous est possible de l'ousia et de l'ideé du bien, à un processus si l'on peut dire « biologique » se déroulant dans le temps entre un « ici-bas » et un Hadès vers lequel on marche comme en songe en suivant des opinions qui ne sont que des fantômes (eidôla) de savoirs pour s'y endormir définitivement sans rien savoir du bien faute d'avoir su faire usage de notre logos. La présentation en vis-à-vis proposée ci-dessus permet d'apprécier comment cette opposition se décline en détail dans chaque groupe de mots composant les deux parties de la phrase, d'y repérer les reprises (rares : seul le mot doxa, « opinion », figure des deux côtés, mais dans des rôles opposés, comme ce qui n'a pas sa place d'un côté, comme ce qui suscite l'attachement, de l'autre) et surtout les oppositions, tant au niveau des noms (notamment l'idée du bien mise en regard de l'Hadès, les logoi mis en regard des eidôla) que des verbes, c'est-à-dire des activités. On notera pour finir que d'un côté, les logoi persistent du début à la fin du processus, alors que, de l'autre, les eidôla s'évanouissent dans le sommeil éternel de la mort où l'opinion d'Homère suggère que c'est le mort lui-même qui est devenu eidôlon. Et on peut voir dans ce eis Haidou (« vers/dans l'Hadès ») et dans toute la démarche décrite ici qui y conduit, l'antithèse du ex Haidou (eis theous) (« de l'Hadès (vers les dieux) ») de 521c3 qui a ouvert toute la réflexion sur le programme d'éducation propre à former les dirigeants. On peut alors penser que la démarche « dialectique » liée au logos qui s'oppose ici à celle qui conduit eis Haidou est celle qui peut conduire ceux qui la pratiquent ex Haidou eis theous, mais vers des dieux, ou plutôt vers un « divin » qui est devenu l'idée du bien. (<==)

(61) Le début de cette phrase oppose une éducation d'enfants tôi logôi, « en paroles », et un éducation ergôi, « en actes ». L'éducation « en paroles », ou encore « par le discours », c'est ce qui est en train de se faire dans la discussion rapporté par Socrate qui constitue la République, et dans laquelle on est en train de présenter un programme d'éducation. Lorsque Socrate commence sa phrase par tous ge sautou paidas, que j'ai traduit par « tes propres enfants », en commençant par dire à Glaucon qu'il les éduque « en paroles », il suggère que le travail de construction d'une cité « idéale » en cours n'est pas sa seule œuvre, dont ses jeunes interlocuteurs et auditeurs ne seraient que spectateurs, mais qu'il est bel et bien un travail collectif que chacun doit s'approprier. Lorsqu'on en vient à l'éducation « en actes », cette même formule, « tes propres enfants », qui n'est pas reprise, peut se comprendre comme visant des enfants à venir qui seraient au sens propres ceux de Glaucon, ou comme restant plus ouverte sur un sens analogique et visant les enfants dont Glaucon pourrait avoir à superviser l'éducation, que ce soient les siens ou ceux d'autres citoyens, dans une cité modelée sur celle qui est décrite dans le discours en cours. (<==)

(62) « Irrationnels comme des lignes » traduit littéralement le texte grec alogous ontas hôsper grammas. Dans une discussion où il vient d'être question, peu avant la section ici traduite, de géométrie comme l'une des composante du programme d'éducation proposé, il y a là un jeu de mots sur le double sens du mot alogos, qu'on retrouve justement en français dans le mot « irrationnel », qui peut se prendre au sens logique/psychologique (« ce raisonnement est totalement irrationnel », « tu as eu un comportement parfaitement irrationnel en la circonstance ») ou au sens mathématique (« racine de deux est un nombre irrationnel », c'est-à-dire qui ne peut s'exprimer comme le rapport, le « ratio », la « raison », entre deux nombres entiers). Cette notion de grandeurs « irrationnelles » était connue du temps de Platon, en particulier après qu'on ait démontré que la diagonale du carré était incommensurable avec son côté (elle est dans le rapport racine de deux avec lui). Elle est très probablement sous-jacente au choix de l'exemple retenu par Socrate dans le Ménon pour conduire une expérience avec le jeune esclave de Ménon en ce que la question posée par Socrate : « de quelle grandeur doit être la ligne sur laquelle on construira un carré double d'un carré donné ? » n'a pas de réponse « rationnelle » alors qu'on peut pourtant résoudre le problème et montrer sur le dessin la ligne en question (la diagonale du carré de départ), ce qui ouvre des questions « métaphysiques » multiples qui sont précisément de celles qui justifient l'inclusion de la géométrie dans le programme d'éducation envisagé par Socrate. Cette « plaisanterie » de Socrate parlant d'enfants qui seraient « irrationnels comme des lignes » a donc des résonnances multiples : elle renvoie au Ménon, où le jeune garcon avec lequel Socrate mène l'expérience est appelé pais, mais aussi à l'analogie de la ligne (grammè) à laquelle notre section renvoie depuis plusieurs répliques ; mais, dans la mesure où elle est au pluriel et concerne des enfants multiples, elle peut aussi se comprendre, comme dans le cas de lignes ou l'« irrationnalité » suppose deux lignes qu'on essaye de mesurer avec une unité commune dont toutes deux seraient multiples entiers, comme suggérant que l'irrationnalité dont il est ici question est une « incommensurabilité », une incompatibilité des citoyens les uns avec les autres résultant de leur incapacité à accepter une « norme », une « loi » commune, condition indispensable pour que la cité survive. (<==)

(63) Le verbe grec que je traduis par « poser comme règle » est nomothetein, qui dérive du mot nomothetès, « législateur », lui-même composé sur nomos, « loi », et tithènai, « poser, instituer ». Dans le contexte actuel de la discussion, où il est question d'un éventuel passage à l'acte sur des enfants dont on ne sait s'ils seraient ceux de Glaucon au sens propre ou au sens figuré, une traduction par quelque chose comme « tu leur fixera pour loi » semble un peu forte et trop insistante sur la caractère strictement législatif de la recommandation. (<==)

(64) Cette phrase ramène ce qui constitue le summum de l'éducation non pas à un « savoir », à une « science » (epistèmè) quelconque, mais simplement à la capacité d'interroger et de répondre epistèmonestata. Ce qualificatif est le superlatif de l'adverbe epistèmonôs, lui-même dérivé de l'adjectif epistèmôn servant à qualifier celui qui possède une epistèmè, un savoir. Être epistèmôn, c'est donc être « savant », « compétent », et agir epistèmonôs, c'est agir avec compétence, comme celui qui sait. Non seulement ce couronnement des études se réduit à savoir interroger et répondre, c'est-à-dire à manier le logos, mais il n'est pas présenté comme une « science », mais seulement comme la capacité de pratiquer cette activité « avec le plus de compétence », sous-entendu : « possible ». En quelques mots, Platon suggère à la fois le pouvoir et les limites du logos. (<==)

(65) « Avec toi en tout cas » traduit le grec meta ge sou, dans lequel il est impossible de savoir si le ge a un sens restrictif (« avec toi du moins ») qui impliquerait que Glaucon ne prendrait pas cette mesure seul, ou un sens intensif (« avec toi bien sûr ! ») qui pourrait suggérer que Glaucon n'envisage pas de se lancer dans une telle aventure sans Socrate, ou qu'il estime que Socrate sera toujours, vu la différence d'âge, le « leader » dans une telle entreprise. (<==)


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Première publication le 9 mars 2006 ; dernière mise à jour le 9 mars 2006
© 2006 Bernard SUZANNE (cliquez sur le nom pour envoyer vos commentaires par courrier électronique)
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