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(Note du 9 juin 2021: une version de cette page en cours de révision avait été mise en ligne par erreur le 20 février 2017 avant que cette révision, initiée depuis 2015 pour faire suite à ma nouvelle traduction de l'analogie du bon et du soleil (République, VI, 504e7-509c4) mise en ligne en juin 2015, de l'analogie de la ligne (République VI, 509c5-511e5) mise en ligne en octobre 2012 et revue en juillet 2015, et de l'allégorie de la caverne (République VII, 514a1-517a7) mise en ligne en mars 2013 et revue en août 2015, dans lesquelles j'introduisais une compréhension totalement renouvelée de ces trois textes), ne soit terminée. Elle est restée en ligne en cet état inachevé et ce n'est que récemment, après avoir mené à bien d'autres tâches, dont la traduction annotée de la seconde partie du Sophiste et la révision de la traduction de République, V, 475c6-480a13 (la fin du livre V) sous le titre « Savoir et opinion : idées et idées reçues », que j'ai repris et terminé la révision de cette section. La version révisée de « Savoir et opinion : idées et idées reçues » est précédée d'une longue introduction qui est en fait une mise en perspective situant cette section de la République dans le mouvement d'ensemble qui constitue ce que Socrate appelle « la troisième vague » d'objections à ses propositions (sur cette idée de « vagues » d'objections, voir la page de ce site intitulée « Les trois vagues »), celle qui résulte de sa proposition (énoncée en 473c11-e2) que ce soient les philosophoi, en un sens qu'il va préciser, qui gouvernent les cités, dont elle constitue la première étape et qui conduit jusqu'à la fin du livre VII en s'achevant sur la formation des futurs philosophes rois. On pourra lire en guise d'introduction à la section ici traduite, sinon la totalité de cette introduction, du moins la partie intitulée « La dialektikè ».)
(vers la section précédente : la formation du philosophe : la géométrie, l'astromonie et l'harmonie)
[ L'interlocuteur de Socrate est toujours Glaucon, qui a pris la place d'Adimante en 506d]
[531c]
[...]
En tout cas, je crois bien, repris-je, que si ce cheminement parmi toutes
celles (les matières objets d'étude) [531d]
que nous avons parcourues (3)
parvient d'une part jusqu'à ce qu'elles ont de commun les unes avec
les autres et à leur parenté (4),
et rassemble les raisons (5)
en quoi elles partagent entre elles une même demeure (6),
leur pratique conduira en quelque sorte à ce que nous voulons et ce
ne sera pas se donner de la peine sans profit, sinon, ce sera sans profit.
Moi aussi, dit-il, j'en augure ainsi (7).
Mais [c'est] d'un travail tout à fait considérable [que] tu parles,
Socrate.
[C'est] du prélude, repris-je, ou de quoi [donc que] tu parles ? Ne
savons-nous donc pas que toutes celles-ci sont les préludes de la partition (8)
même qu'il faut apprendre ? Car ils ne te donnent tout de même
pas, j'espère, l'impression, ceux qui sont forts en tout ça, [531e]
d'être dialektikoi (9) ?
Non, par le Zeus, dit-il, sinon un vraiment très petit nombre de ceux
que moi, j'ai eu l'occasion de rencontrer !
Mais alors, dis-je, ceux qui ne sont pas capables de donner et de recevoir un logos (10),
sauront-ils un jour quelque chose de ce dont nous disons qu'il faut le savoir ? (11)
Encore une fois non, dit-il, à ça aussi.
[532a]
Eh bien, dis-je, Glaucon, n'est-ce pas alors celle-ci la partition (12)
même que le dialegesthai conduit à son achèvement, (13)
celle qu'alors même qu'elle est [d'ordre] intelligible, (14) imiterait le pouvoir de la vue que nous avons dit entreprendre de tourner d'abord
les yeux vers les vivants eux-mêmes, puis vers les astres eux-mêmes
et puis même finalement vers le soleil lui-même ? (15) Et
ainsi, chaque fois que quelqu'un, par le dialegesthai, entreprend,
sans toutes les sensations, au moyen du logos,
de s'élancer vers cela même
qu'est chaque ***, (16) et ne renonce pas avant que [532b]
cela même qu'est "bon"/qui est bon, (17) il l'ait saisi par l'intelligence elle-même,
il parvient au terme même de l'intelligible, comme l'autre tout à
l'heure à celui du visible. (18)
Tout à fait en effet, dit-il.
Mais quoi ? N'appelles-tu pas dialektikèn cette démarche ? (19)
Et comment donc !
Mais alors, repris-je, la délivrance des chaînes et le retournement
des ombres vers les images (20) et
la lumière et l'ascension depuis le souterrain
vers le soleil, et là, en ce qui concerne les vivants et les plantes
et la lumière
du soleil, l'impossibilité de tout de suite [532c] [les] regarder, mais en ce qui concerne les reflets dans les eaux, l'habituation (21),
et aussi [en ce qui concerne] les ombres des étants, et non
plus des ombres d'images projetées
par une lumière qui en est une autre (image) à en juger
par rapport au soleil, toute cette application dans les arts que nous
avons passés en revue produit ce pouvoir et cette élévation
du meilleur dans l'âme vers la contemplation du plus excellent
d'entre les étants, tout comme auparavant celle (l'élévation) du
plus fiable dans le corps (22) vers
celle (la contemplation) du
plus lumineux dans le lieu de forme corporelle [532d] et
visible. (23)
Moi bien sûr, dit-il, je l'accepte ainsi. Et pourtant, il me paraît que ce
sont des choses tout à fait difficiles à accepter, mais d'un autre point de
vue au contraire, difficiles à ne pas accepter. (24) Mais pourtant — car
ce n'est pas dans le moment présent seulement qu'il faut y prêter l'oreille,
mais il faudra y revenir encore bien des fois — posant que ces choses
sont telles qu'on vient de le dire, venons-en à présent à la partition elle-même
et parcourons-la tout du long comme nous avons parcouru le prélude. Expose
donc quel est le mode (25) de
la puissance du dialegesthai (26) et [532e] en
outre selon quelles espèces elle se divise et puis quelles sont ses voies ;
car celles-ci pourraient bien à présent, semble-t-il, être celles conduisant
vers ce [lieu-]même où, pour y être arrivé, ce serait comme la fin
de la route et le terme du voyage. (27)
[533a] Non !
repris-je, ami Glaucon, tu ne seras pas capable de te laisser diriger ! (28) Car pour moi,
rien en termes d'empressement (29) ne
me ferait défaut ! Et ce ne serait
plus une image (30) de
ce dont nous parlons que tu verrais, mais le vrai lui-même, ce
que du moins ça me semble à présent (31).
Si toutefois [c'est] en
réalité ou pas, ça ne vaut plus la peine d'épuiser
ses forces là-dessus. Mais
que du moins ce soit bien voir quelque chose de ce
genre, il faut le dire bien fort, non ?
Et comment !
Donc aussi que la puissance du dialegesthai seule pourrait [le] rendre
visible (32) à
quelqu'un qui est expérimenté (33) dans ce qu'à l'instant même nous passions en
revue, mais que d'aucune autre manière ce n'est possible ?
Là-dessus aussi, dit-il, ça vaut la peine d'épuiser ses
forces. (34)
[533b] Cela du moins, repris-je, personne ne nous [le] contestera : [le fait que] nous disions qu'à propos
de chaque ça-même (35),
ce qu'est chacun, un (autre) cheminement entreprend
par un [certain] chemin de
le saisir à propos de tout. (36) Mais tous les autres arts existent
en rapport avec les opinions des hommes et leurs désirs, ou bien c'est
en rapport avec la création et l'assemblage, ou en rapport avec l'entretien
de ce qui croît ou a été assemblé qu'ils se sont
développés (37),
alors que ceux
qui restent, que nous avons dit se saisir de quelque chose
de l'étant, comme la géométrie et ceux qui y font suite, nous
voyons bien qu'ils rêvent [533c] à
propos de l'étant, mais qu'il leur est impossible de voir
comme en état de veille (38) aussi
longtemps que, s'appuyant sur des prémisses, ils laissent celles-ci immuables,
n'ayant pas la possibilité d'en rendre raison. (39) Car
là où un principe qu'on ne connaît pas, un
résultat final et les intermédiaires
provenant de ce qu'on ne connaît pas, ont été liés
ensemble, quel artifice (40) fera
jamais d'un tel discours cohérent un savoir ? (41)
Aucun, répliqua-t-il.
Donc, repris-je, le cheminement dialektikon (42) seul
marche ainsi, en faisant un sort aux prémisses pour prendre fermement appui sur le principe
lui-même,
[533d] et, pour dire ce qui est, l'œil de l'âme complètement
enseveli dans une sorte de bourbier barbare, il l'en tire doucement et le dirige
vers le haut en se servant comme collaborateurs et coretourneurs (43) des
arts que nous avons passés en revue, que nous avons bien des fois appelés
savoirs du fait de l'habitude, mais qui ont besoin d'un autre nom,
plus évocateur de
clarté qu'« opinion », d'obscurité que « savoir » (44) ; « pensée discusive » (dianoia),
c'est ainsi qu'auparavant nous avons quelque part défini ça (45),
mais c'est, me semble-t-il, non pas [533e] un désaccord à propos
du
nom, à propos de [concepts] aussi vastes que ceux sur
lesquels une investigation nous est proposée…
Sûrement pas, en effet, dit-il, mais [c'est]
dire avec clarté ce qui peut seulement être visible dans
l'âme du fait de son état ! (46)
Il est donc satisfaisant, repris-je, comme auparavant (47),
d'appeler le premier lot (48) « savoir » (epistèmèn),
le deuxième « pensée discursive » (dianoian),
[534a] le
troisième
« confiance » (pistin) et « représentation » (eikasian) le
quatrième ;
et ces deux-là ensemble, « opinion » (doxan),
et les deux autres, « intelligence » (noèsin) ;
et opinion d'une part [est] à propos
du devenir (genesin), (49)
intelligence d'autre part à propos de l'étance (ousian) (50) ;
et ce qu'[est] étance par
rapport à devenir (51),
intelligence [l'est] par
rapport à opinion, et ce qu'[est] intelligence
par rapport à opinion, savoir [l'est] par
rapport à confiance
et pensée discursive par rapport à représentation ; (52) mais le rapport d’analogie dans ce sur quoi ceux-ci [portent] (53) et
la division en deux de chacun des deux, ce qui est dans le registre de l'opinion (doxastou) et
ce qui est dans le registre de l'intelligence (noètou) (54),
laissons tomber, Glaucon, pour ne pas nous rassasier de discours beaucoup plus
longs que ceux qui ont précédé. (55)
[534b] Mais
bien sûr, pour ma part, dit-il, sur le reste, pour autant que je puisse
suivre, ça me convient.
Et appelleras-tu aussi dialektikon celui qui saisit le logos de l'étance (ousia) de chaque [étant] ? (56) Et
celui qui n'est pas en état (57),
ne diras-tu pas que moins il est en état de produire un logos pour
lui-même
et pour les autres, moins il est en état d'intelligence vis-à-vis de cela ?
Et comment donc, reprit-il, que je le dirais !
Et donc, à propos du bon, (58) même chose : [quelqu'un] qui
n'est pas en état de délimiter par le logos (59) en
l'isolant de toutes les autres
[534c] l'idée
du bon (60) et, comme
dans un combat, venant à bout de toutes les réfutations (61) en
mettant toute son ardeur à les réfuter non selon l'opinion (doxa),
mais selon l'étance (ousian),
ne se fraye un passage parmi elles toutes par le logos inébranlable (62),
tu diras de quelqu'un qui est dans un tel état qu'il ne connaît
ni le bon lui-même ni aucun
autre bon, mais que si d'une manière ou d'une autre, il s'attache à une
quelconque image, c'est s'attacher par opinion (doxa), non
par savoir (epistèmè), et, tournant comme en rêve
et en somnolant dans sa vie présente,
parvenant dans l'Hadès avant que de
se réveiller ici-bas, [534d] s'endormir
là-dessus tout à fait définitivement. (63)
Par le Zeus, reprit-il, c'est haut et fort assurément que je dirai tout cela !
Mais bien sûr, tes propres enfants, que tu élèves et éduques
en paroles, si un jour tu les élevais en actes (64),
tu ne leur permettrais pas, comme je le pense, s'ils étaient irrationnels
comme des lignes (65),
en dirigeant dans la cité d'être
maîtres des [choses les] plus importantes ?
Eh bien, non, en effet, dit-il.
Alors tu leur poseras comme règle (66) d'entreprendre
plus que tout cette éducation
à partir de laquelle il seront capables d'interroger et de répondre
avec la plus grande compétence ? (67)
[534e] Je
poserai cette règle, dit-il, avec toi en tout cas. (68)
Ainsi donc, il te semble, dis-je, moi, que, comme un faîte aux études, la dialektikè repose
pour nous tout en haut, et qu'aucune autre étude ne puisse à bon droit être placée
plus haut, mais que nous tenons [535a] à
présent le terme des études ?
Pour ma part, certes, dit-il.
(vers la section suivante : le choix des futurs philosophes rois)
(1) Sur les raisons qui me font renoncer à traduire le verbe grec dialegesthai, voir la note 47 à ma traduction de la section sur la ligne à la fin du livre VI. C'est la lecture du texte ici traduit qui va justement nous aider à mieux comprendre ce qu'a en vue le Socrate de Platon lorsqu'il l'emploie, lui et les mots de la même famille, et le traduire en français par un simple décalque comme « dialectique », qui a fini par prendre en français un sens technique qui n'est pas nécessairement celui que Platon avait en tête, ne peut que nous compliquer la tâche en nous laissant croire que nous connaissons déjà ce dont il parle !...(<==)
(2) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)(3) « Cheminement parmi... » traduit le mot grec methodos, dont vient le français « méthode », mais qui est construit sur la racine grecque hodos, qui signifie au sens premier « route, chemin ». C'est le même terme, que j'ai traduit alors par « plan de marche », que Socrate a utilisé en 510b8, dans l'analogie de la ligne, pour décrire le processus cognitif associé au dernier segment. Et j'ai souligné dans la note sur ce texte l'importance des termes impliquant une idée de mouvement dans la description de ce processus, idée qui ne fait d'ailleurs que prolonger l'image développée tout au long de l'allégorie de la caverne. On retrouve cette insistance ici, puisqu'au mot methodos est associé le verbe diienai (dielèluthamen) qui signifie « aller à travers, traverser, parcourir ». Les études les plus abstraites impliquent pour Socrate un cheminement, un véritable « mouvement », de l'âme.
On notera par ailleurs que le préfixe meta associé à hodos dans methodos n'implique nullement l'idée de démarche systématique et « méthodique » que l'on associe à « méthode » en français, en particulier depuis Descartes, mais renforce simplement l'idée de déplacement. Et si l'on veut chercher d'autres nuances introduites par meta, c'est du côté de l'idée de « communauté » qu'il faut s'orienter. L'un des sens de meta est en effet « avec, en commun avec », et il est clair que, pour le Socrate de Platon, la « méthode » qui a sa préférence est bien un « cheminement avec », une « recherche en commun », bien plus qu'un travail « méthodique » mené seul en chambre, aussi brillant soit-il. (<==)
(4) « Ce
qu'elles ont en commun » traduit le grec koinônian,
et « parenté » traduit suggeneian. Le mot koinônia
est dérivé de koinos, qui veut dire « commun » ;
son sens premier est « mise en commun », et de là « communauté », en tant que résultat de cette mise en commun. C'est un terme important
dans la République, utilisé pour parler de la « mise en commun »
des femmes et des enfants, objet de la seconde des trois « vagues » d’objections auxquelles Socrate doit faire face (cf. République,
V, 457d-466d et ma traduction de cette partie de la République), « mise en commun » qui est en quelque sorte l'image de la « communauté »
qui doit régner en chacun de nous entre les différentes parties
de notre âme pour qu'une vie « communautaire » soit possible dans
la cité (voir ma traduction de cette section et les notes qui l'accompagnent). Savoir distinguer ce que peuvent avoir en commun des choses
apparemment différentes, qu'il s'agisse comme ici de « sciences »
ou de tout autre chose, est une des caractéristiques principales du processus
d'« abstraction » qui doit nous permettre de progresser jusqu'aux plus
hautes « idées » et finalement jusqu'à l'idée du
bon. Le « cheminement parmi » (methodos, voir note précédente)
les sciences énumérées n'a pas pour but premier de faire
des apprentis philosophes des spécialistes de ces matières pour
elles-mêmes, mais de nous inciter, en trouvant des points communs entre
elles, à nous élever au dessus d'elles vers l'idée du bon.
Et c'est pourquoi il est si important de « cheminer » des unes aux autres,
pas nécessairement d'ailleurs de manière « méthodique »
au sens moderne, de manière à nous « familiariser » avec
elles toutes.
Et cette idée de « familiarité », dans laquelle on retrouve
la racine « famille », fait le lien avec le second terme utilisé
par Platon, celui de suggeneia, construit sur la racine genos, « race, famille, parenté », utilisé ici pour renforcer
l'idée d'un « lien » entre toutes ces disciplines.
On pourra noter que, par le choix de ces deux termes, Platon synthétise
en deux mots la double démarche qu'il décrit plus en détail
en Phèdre,
265d-e : en effet, si la koinônia met l'accent sur le
processus de rassemblement de choses apparemment diverses, c'est-à-dire
sur la « synthèse », la suggeneai, elle, met l'accent
sur l'idée d'une commune origine à partir de laquelle les « rejetons »
se multiplient, incitant plutôt à une démarche « descendante »
du parent commun vers les multiples descendants. (<==)
(5) « Rassemble
les raisons » traduit le grec sullogisthèi, du verbe
sullogizesthai, qui veut dire « rassembler par la pensée,
par le raisonnement », et dont vient le mot sullogismos, dont « syllogisme »
est le décalque français et qui fera fortune avec Aristote. Le
verbe sullogizesthai est lui-même dérivé du mot
sullogos, formé du préfixe sun- (« avec »)
et de logos, qui signifie entre autres « parole, discours »,
mais aussi « raison ». Un sullogos, c'est au sens premier un
regroupement de gens qui parlent, c'est-à-dire une assemblée,
et par généralisation, un rassemblement de quelque sorte que ce
soit, ou par spécialisation, un colloque, un entretien. Le sens premier
de sullogizesthai est donc « rassembler », mais il peut aussi
signifier « faire le compte de » (rejoignant le sens plus spécifiquement
mathématique de logizesthai « compter », issu du sens
de logos comme « compte que l'on rend à quelqu'un »
et tout simplement « compte ») ou encore « résumer »
et bien sûr « faire un raisonnement ».
Le verbe sullogizesthai est rare dans les dialogues : 11 occurrences
en tout, auxquelles on peut ajouter une occurrence de l'adjectif verbal d'obligation dérivé de ce verbe, sullogisteos, en 517c1, à propos de l'idée du bon (hè tou agathou idea) qui « doit être appréhendée
par le raisonnement (sullogistea) comme [étant] effectivement pour toutes choses responsable de tout ce qui
est droit et beau », qui fait écho, dans l'explication que donne Socrate de l'allégorie de la caverne, à l'emploi de sullogizesthai dans l'allégorie elle-même, en 516b9, pour expliquer qu'au terme de son ascension hors de la caverne, le prisonnier libéré qui a vu le soleil « déduirait alors par un raisonnement
(sullogizoito) à son sujet (le soleil) que c'est lui qui produit les saisons et les années et qu'il supervise
tout ce qui est dans le domaine vu,
et que, de ces [choses] qu'eux-mêmes voyaient, [il est] d'une certaine manière, de
toutes, responsable » ; quant au substantif sullogismos, il est plus rare encore (2 occurrences : Cratyle, 412a5 ; Théétète, 186d3). Et ces termes
n'ont sans doute pas pour Platon le sens qu'ils prendront avec Aristote, même
s'il est vraisemblable qu'Aristote les ait empruntés à des passages
de Platon comme celui-ci. Pour Platon, le « rassemblement » que doit
faire l'esprit n'a pas à avoir le caractère « méthodique »
que lui donnera Aristote en « codifiant » le « syllogisme ». (<==)
(6) « Elles partagent entre elles une même demeure » tente de rendre le grec estin allèlois oikeia sans perdre l'idée suggérée dans le grec par le mot oikeia, nominatif neutre pluriel d'oikeios. Cet adjectif, construit sur la racine oikos, « maison », signifie au sens premier « qui appartient à la maison, domestique », et de là, « qui appartient à la famille (qui habite la même maison) », et donc « parent, allié » ; il signifie aussi « ce qui appartient en propre à quelqu'un (ce qui est dans sa maison) », et donc « privé », par opposition à « commun, public », c'est-à-dire, en grec, le koinos qu'on a trouvé à la racine de koinônia (cf. note 4). Platon réussit donc ici le tour de force d'exprimer à quelques mots d'intervalle presque la même idée, celle de « parenté », à l'aide de deux mots qui par ailleurs ont le plus souvent, quand on les rapproche, des sens qui s'opposent directement (le « public » par opposition au « privé »). Mais on peut remarquer qu'on peut déceler une progression de koinônia (« communauté ») à suggeneai (« parenté ») et de là à oikeia : la koinônia, c'est, dans un premier temps au moins, la simple « communauté » résultant de la juxtaposition sans plus, et le mot ne préjuge pas de l'organisation de cette communauté ; à cela la suggeneia ajoute l'idée de parenté, de communauté d'origine, mais toujours sans rien suggérer de l'organisation qui en résulte ; ce qu'ajoute le mot oikeia, qui, notons-le, vient après le sullogizesthai, le « raisonner », c'est justement l'idée d'une « maison » commune, non plus la « famille » au sens où l'on serait tous descendants d'un même ancêtre plus ou moins éloigné, mais la famille proche, demeurant sous le même toit et organisée pour cette vie en commun, en fait la « communauté » la plus étroitement associée qui soit. Ce que suggère ainsi Socrate, c'est qu'il ne suffit de constater que ces connaissances diverses sont plus ou moins étroitement apparentées, mais qu'il faut en plus, par le raisonnement, découvrir combien étroitement elles sont liées les unes aux autres, comme les habitants d'une même demeure. C'est ce que j'ai cherché à rendre perceptible en français par une périphrase, faute d'avoir trouvé un mot français qui, à lui seul, évoque cette idée de maison commune. (<==)
(7) Le verbe grec que je traduis par « j'en augure » est manteuomai, du verbe manteuesthai dont le sens premier est « rendre des oracles ». Ce verbe est construit sur la racine « mantis », « devin, prophète ». La réplique de Glaucon a donc une connotation « religieuse » que « prédire » ou « deviner », autres sens possibles de manteuesthai ne rendent pas suffisamment explicite, même si « deviner » vient en français de « devin » comme manteuesthai de mantis. À l'opposé, « prophétiser » donnerait à la réponse de Glaucon une solennité qu'elle n'a sans doute pas. (<==)
(8) Le mot grec
que j'ai traduit par « partition » est le mot
nomos, et celui qui est traduit par « prélude »
est prooimion. Ces deux termes ont une connotation musicale, mais pas
exclusivement, et Platon joue sans doute sur les multiples résonnances de
ces mots, qu'il est impossible de rendre en français. Nomos
est dérivé du verbe nemein, dont le sens premier est
« faire une attribution régulière de ».
De là un premier registre de sens pour nomos : « part,
portion » qui évolue vers « division de territoire »
(dont vient le français « nome »), ou vers « pâturage ».
Mais dans un second registre, l'accent est mis sur le caractère régulier
de l'attribution, sur le fait qu'il soit conforme à l'usage, ce qui conduit
pour nomos au sens « usage », puis « coutume »
et « loi » (le titre grec du dialogue de Platon appelé
en français « Les Lois » est Nomoi,
pluriel de nomos). C'est à partir de ce sens de « coutume,
loi » que nomos prend un sens spécialisé
dans le registre musical, pour désigner dans un premier temps un « mode
musical » (c'est-à-dire une « norme »
de composition musicale), puis tout simplement un « air »,
un « chant », c'est-à-dire une musique non pas improvisée, mais suivant une codification, une « partition ». Que Platon ait ici en vue le registre musical
est confirmé par le rapprochement avec prooimion, utilisé
par deux fois dans la phrase avant qu'apparaisse nomos. Prooimion
vient en effet de oimè, qui signifie « chant, poème »
(n'oublions pas que, chez les Grecs, les poèmes étaient chantés
par les rhapsodes, dont Ion est un représentant mis en scène par
Platon dans le dialogue qui porte son nom). Le pro-oimion, c'est ce
qui vient avant (pro-) le chant proprement dit, c'est-à-dire
le prélude. Par extension, prooimion, comme « prélude »
en français, qui veut dire étymologiquement « ce que
l'on joue avant », dans un registre musical aussi, en vient à
désigner toute sorte de « préambule », d'« introduction ».
Et c'est en jouant sur ce double registre, mais en partant cette fois du sens
de « loi » pour nomoi que, dans Les Lois,
Platon fera introduire par l'Athénien les fameux prooimia aux
lois sur lesquels il passera plus de temps que sur les lois elles-mêmes.
Et ce rapprochement entre lois et musique n'a pas de quoi surprendre puisque,
pour Platon (cf. République,
II, 376e), comme d'ailleurs pour beaucoup de Grecs de son temps, comme en
atteste la formule mousikos anèr pour désigner un homme
instruit, la mousikè, c'est-à-dire l'ensemble des activités
placées sous la protection des Mousai (Muses), recouvre
tout ce qui a trait à l'éducation de l'âme (par opposition
à la gumnastikè, qui prend soin du corps), c'est-à-dire
toutes les disciplines « intellectuelles », dont l'étude
est poussée à son plus haut degré chez le philosophe-roi,
législateur de la cité.
La traduction de nomos par « partition », plutôt
que par « air », retrouve quelque peu le sens premier
de nomos avec le français « part » et,
sans aller jusqu'à évoquer les lois, utilise un terme musical
qui évoque plus qu'air l'idée de règle, de « contrainte »,
de quelque chose qu'il faut respecter.
Le registre musical de ces termes met en avant le fait que le dialegesthai est fondé sur un phénomène sonore, la parole comme bruits, et le registre « législatif » (nomos traduit par « loi ») suggère que le dialegesthai proprement utilisé ne peut dire n'importe quoi et doit se soumettre à la « loi » (nomos) des « étants » (onta) dont il prétend rendre compte et avec lesquels il doit être en cohérence, qui constituent donc pour lui la « partition » (nomos) qu'il doit déchiffrer. (<==)
(9) Comme je
l'ai indiqué dans la note sur le titre que j'ai donné
à cette section et dans la note sur 511b4
ou Socrate fait référence à tèi tou dialegesthai
dunamei, je renonce à traduire les termes de la famille de dialegein
pour permettre au lecteur de se faire sa propre idée sur leur sens à
partir du texte ici traduit. Notons cependant que le terme employé ici,
dialektikoi, est un adjectif et non un nom. Socrate ne parle donc pas
d'une catégorie de personne, mais d'une qualité qu'auraient ou
que n'auraient pas les personnes dont on parle.
Et les personnes dont on parle, ce sont hoi tauta deinoi, « ceux
qui sont forts en tout ça », c'est-à-dire dans toutes
les matières passées en revue auparavant (arithmétique,
géométrie, géométrie dans l'espace, astronomie,
harmonie). Le terme traduit par « forts », deinoi,
veut dire au sens premier « qui inspire la crainte », dans un contexte
initialement religieux, et de là « terrible, effrayant », puis « qui frappe l'imagination, étonnant,
extraordinaire » et donc « puissant, fort » ou encore « merveilleusement doué ».
Dans un langage quelque peu familier, on pourrait dire qu'il s'agit de gens « qui nous en mettent plein la vue »... Mais la simple discussion, le « dialogos », est-il possible avec de telles gens ?...(<==)
(10) Première explicitation de ce que Socrate entend par le fait d'être dialektikos : il s'agit d'être capable de dounai te kai apodexasthai logon (« donner et recevoir un logos »). Dounai est l'infinitif aoriste du verbe didonai, dont le sens premier est « donner », et apodexasthai est l'infinitif aoriste du verbe apodechesthai, dont le sens premier est « recevoir ». Dans la mesure où dialektikos est un adjectif dérivé du verbe dialegesthai (« dialoguer »), la manière la plus spontanée de comprendre « donner et recevoir un logos » du fait du sens opposé des deux verbes utilisés côte à côte est « participer à des conversations dans lesquelles on est tout à tour orateur (« donner un logos », c'est-à-dire « parler ») et auditeur (recevoir un logos, c'est-à-dire « écouter »). Mais si être dialektikos se limite à ça, tout le monde est capable de le faire ! Il faut alors se souvenir de la multiplicité des sens de logos, raison pour laquelle j'ai décidé de ne pas le traduire ici (et dans la plupart de ses autres occurrences dans cette page), obligeant le lecteur à s'interroger sur les sens possibles de ce mot s'il ne lui est pas déjà familier, ce à quoi la page qui lui est consacrée dans la section « vocabulaire » de ce site, qui reproduit l'entrée du Bailly sur ce mot, pourra l'aider. Pour faire simple, un logos, c'est un discours porteur de sens, manifestation de la raison (l'un des sens de logos justement) qui est en l'homme, et pas simplement un flot de paroles ne constituant qu'un phénomène sonore pas nécessairement sensé. Dans ces conditions, logon didonai, ce n'est pas seulement « produire un discours », mais produire un discours porteur de sens. Et de fait, l'expression logon didonai prise isolément, sans mettre en opposition didonai et apodechesthai, signifie « rendre des comptes, rendre raison, fournir des explications », et c'est précisément en ce sens que Socrate l'a utilisée dans l'analogie de la ligne, en 510c7, justement à propos des géomètres, leur reprochant de se contenter de poser (hupothemenoi, 510c3, etymologiquement « posant (themenoi) sous (hupo) ») comme soutiens (hupotheseis, 510c6) de leurs raisonnements les concepts sur lesquels ils travaillent (pair et impair, figures, angles, etc.) en les considérant comme « en tous points évidents » (panti phanerôn, 510d1) et refusant donc d'en logon... didonai (510c7), pour ensuite démontrer des théorèmes, sur le carré par exemple, tout en étant incapables de dire ce qu'est auto to tetragônon (« le carré lui-même »), le seul pour lequel ces théorèmes sont rigoureusement exacts, en tant que distinct des carrés qu'ils dessinent, dont aucun n'est rigoureusement un carré, sinon qu'on « ne peut pas [le] voir autrement que par la dianoia » (511a1). De même, parmi les multiples sens du verbe apodechesthai dérivés du sens premier de « recevoir », on trouve « accepter », « admettre », « approuver » ou encore « comprendre ». En prenant ces deux verbes quand ils ont pour objet logos dans leur sens le plus « riche », ce que dit ici Socrate, c'est qu'être dialektikos, ce n'est pas seulement dire n'importe quoi en restant sec quand on vous demande de préciser ce que vous voulez dire et écouter sans nécessairement chercher à comprendre ce que vous entendez, mais être en mesure de rendre raison de ses propos et faire l'effort de chercher à comprendre ce que disent les autres en acceptant de le « recevoir » en remettant en cause ses propres opinions si la discussion conduit à ça, pour pouvoir mener un dialogue fructueux et constructif, en ayant compris que c'est par la confrontation des raisons, des discours, des points de vue, que l'on peut progresser ensemble. Le dialektikos est aussi bien celui qui sait ne pas monopoliser la parole et la donner aussi aux autres (un des sens de l'expression logon didonai est « donner la parole (à quelqu'un) ») que celui qui ne se contente pas de donner ses raisons, ses explications, mais sait aussi écouter et à l'occasion accueillir, recevoir, accepter, comprendre, celles des autres. (<==)
(11) « Ce dont nous disons qu'il faut le savoir (eidenai) », c'est, dans le contexte d'une discussion sur le programme de formation des futurs « philospohes rois », ce que doit savoir un dirigeant pour être un bon dirigeant. La formule elliptique utilisée par Socrate ne nous dit toujours rien de ce que c'est, mais suggère deux choses : d'une part que l'aptitude à faire bon usage du logos est le point de passage obligé pour l'accès à ce savoir, et d'autre part, à travers l'usage de la formule « ce dont nous disons qu'il faut le savoir » et non pas simplement « ce qu'il faut savoir », que l'accord sur ce qui constitue ce savoir n'est pas universel et constitue donc une partie du problème à résoudre. Et Socrate vient à l'instant de dire que ce n'était justement pas tout ce qu'il a passé en revue après avoir proposé l'allégorie de la caverne. Il va donc maintenant en quelque sorte « remonter dans le temps » et revenir aux trois images qu'il avait proposées alors, la mise en parallèle du soleil et du bon, l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne, dans l'ordre inverse de celui dans lequel il les avait introduites, pour y chercher plus précisément ce qui constitue ce savoir après avoir éliminé quelques fausses réponses.
Le mot traduit par « savoir » est eidenai. On pourrait donc
encore traduire ce membre de phrase par « ce dont nous disons qu'il
faut se faire une idée » pour rendre sensible en français
le fait que le verbe eidenai est le parfait du verbe horan, « voir » (« savoir », c'est donc en fait « avoir vu »),
verbe dont l'infinitif aoriste est idein, dont dérive idea (et donc « idée » en
français).
(<==)
(12) Je reprends ici pour traduire cette nouvelle occurrence de nomos la même traduction par « partition » qu'en 531d8 (voir note 8). (<==)
(13) « Conduit à son achèvement » traduit le grec perainei, du verbe perainein construit sur la racine peras, « terme, fin, limite, extrémité ». Une des caractéristiques du dialegesthai, impliquée par l'un des sens possibles du préfixe dia-, est d'aller jusqu'au bout, jusqu'au terme en tout cas accessible à notre entendement humain. (<==)
(14) Le grec
a seulement « kai onta noèton », mot-à-mot « même étant
intelligible », accusatif masculin singulier qui renvoie bien sûr
à « ho nomos » dans la phrase précédente,
masculin aussi (que j'ai traduit par « la partition » pour des raisons
expliquées dans la note 8), et non pas à « hè dunamis » qui suit, féminin, que j'ai traduit
par « le pouvoir », masculin, ce qui conserve
en français la différence des genres.
Noèton, c'est « ce qui est accessible au nous »,
c'est-à-dire à la pensée, à l'intelligence. C'est
le terme utilisé dans l'analogie de la ligne en opposition à horaton, le « visible » pour qualifier
l'un des deux « ordres » qui seront ensuite figurés par les deux
segments du premier partage de la ligne (cf. 509d2,
sq. ; sur la pluralité des termes utilisés par Socrate pour parler de ce que j'appelle ici « ordres », et auquel lui associe successivement les termes topos (« lieu, domaine »), genos (« espèce, population ») et eidos (« apparence »), et leur complémentarité pour identifier les diffférentes problématiques relatives au « visible » et à l'« intelligible », voir les notes 3 et 5 à ma traduction de l'analogie de la ligne). Notons que le qualificatif ne s'applique pas à ce sur quoi porte
notre appréhension, mais à la démarche elle-même,
la « méthodos », le « nomos », par
quoi nous appréhendons cet ordre de choses. Déjà, dans l'analogie de la ligne, pour décrire le découpage en sous-segments du segment du noèton, Socrate s'était appuyé sur les deux démarches intellectuelles différentes nous y donnant accès plutôt que sur les « objets » peuplant les deux sous-segments. Pour les raisons de ce choix, voir la note 20 à ma traduction de l'analogie de la ligne. (<==)
(15) Platon semble ici renverser l'analogie qu'il fait en général entre la pensée et la vue en utilisant dans le registre intelligible des mots qui concernent au sens propre la vue, comme eidos et idea, qui dérivent de racines évoquant l'idée de « voir » et signifient au sens premier « apparence (visuelle) », ou des verbes signifiant « voir » en référence à la pensée, comme lorsqu'il évoque dans l'analogie de la ligne des efforts pour « voir (idein) [cela même] qu'on ne peut pas voir (idoi) autrement que par la pensée discursive (dianoia) » (511a1), en suggérant que c'est la vue qui cherche à imiter la démarche de l'esprit vers les « idées » et non pas le contraire. Mais c'est parce que, comme le fait comprendre le « nous avons dit » qui introduit la description de la démarche de la vue, il revient ici à l'allégorie de la caverne et veut nous faire comprendre que ce qui y était décrit de l'activité du prisonnier sorti de la caverne en termes de vision, qu'il va rappeler ici, devait se comprendre en termes d'activités de la pensée.
Ici commence en effet, comme je l'ai annoncé dans la note 11, un retour sur les trois images qu'il a proposées à la fin du livre VI et au début du livre VII, la mise en parallèle du soleil et du bon, l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne, retour que Socrate fait dans l'ordre inverse de celui dans lequel il les avait introduites, en commençant donc par l'allégorie de la caverne et en commençant, en ce qui la concerne, par les dernières étapes de la progression du prisonnier libéré, celles qui décrivent l'objectif final de la démarche. Il convient de bien examiner la manière dont il rappelle ces textes utilisant des images et des analogies, car ces rappels ne sont pas de simples résumés mais aussi des reformulations qui apportent à l'occasion des précisions sur la manière de les comprendre.
Ainsi, dans la réplique qui nous occupe, Socrate fait référence, en parlant de la vue qui entreprend de « tourner d'abord les yeux vers les vivants eux-mêmes, puis vers les astres eux-mêmes et puis même finalement vers le soleil lui-même » (pros auta èdè ta zôia apoblepein kai pros auta <ta>* astra te kai teleutaion dè pros auton ton hèlion, mot à mot « vers eux-mêmes d'abord les vivants tourner_les_yeux et vers eux-mêmes <les> astres aussi et finalement même vers lui-même le soleil »), à ce qui constitue l'aboutissement de la progression hors de la caverne du prisonnier libéré dans deux registres différents, correspondant à ce qui est décrit comme des étapes successives dans l'allégorie, celle qui concerne ce qu'il peut voir, indirectement d'abord, puis directement, à la surface de la terre, et celle qui concerne ce qu'il peut découvrir, là-aussi indirectement d'abord, puis directement, en regardant le ciel, les astres et finalement le soleil, traité à part comme le but ultime de toute cette progression. Dans chaque registre, les deux étapes successives que constituent la vue indirecte à travers des ombres et des reflets, puis la vue directe, correspondent aux deux sous-segments de l'intelligible de l'analogie de la ligne, d'abord dans l'appréhension des créatures matérielles qui étaient visibles dans la caverne, puis dans l'observation des astres, images dans l'allégorie des intelligibles purs, inaccessibles à la vue et donc invisibles tant qu'on reste dans la caverne. Ici, Socrate ne s'intéresse pour commence qu'à la seconde étape de chaque catégorie, celle qui consiste à « regarder » les « choses » qu'il y a à voir « elles-mêmes » (auta) et plus seulement leurs « ombres » et leurs « reflets ». Concernant la première catégorie, elle était décrite dans l'allégorie par le seul mot auta (« eux-mêmes ») en 516a8 renvoyant à ce qui avait été listé sommairement juste avant comme ce dont on commençait par ne voir que les ombres et les reflets dans le membre de phrase « les ombres... et après cela les images dans les eaux des hommes
et celles des autres [choses] » (tas skias... kai meta touto en tois hudasi ta te tôn anthrôpôn kai ta tôn allôn eidôla, mot à mot « les ombres... et après cela dans les eaux les aussi des hommes et les des autres images », 516a6-7). La seule catégorie de « choses » qui y étaient identifiées nommément, c'était « les hommes », au pluriel, donc non pas l'« idée de l'homme », qui est unique, mais bien les hommes pris individuellement dans leur multiplicité, c'est-à-dire, dans l'imagerie de l'allégorie telle que je la déchiffre à propos du mot anthrôpoi (« hommes » au sens d'êtres humains) dans les notes 7 et 20 de ma traduction, leurs âmes. Tout le reste était laissé dans le vague d'un simple ta alla (« les autres [choses] »). Or ici, Socrate substitue dans son rappel ta zôia (« les vivants ») à hoi anthrôpoi (« les hommes »), précisant donc ce qui pouvait constituer le ta alla (« les autres [choses] »). Et dans une prochaine réplique (532a6-d1), où il va revenir sur le préalable à cette étape, en 532b9, il va encore préciser ce ta alla (« les autres [choses] »), en ajoutant aux zôia (« vivants ») les phuta (« plantes », c'est-à-dire ce qui pousse). Ce faisant, il laisse entendre qu'il y a une appréhension possible dans l'ordre intelligible, non seulement des hommes/âmes humaines, qui ne constituent qu'une partie des zôia (« vivants »), mais encore de tous les vivants considérés chacun dans son individualité, et même des plantes. C'est donc, de ce qui était à l'intérieur de la caverne sous forme d'objets dépassant du mur, parmi lesquels figuraient, non pas des anthrôpoi (« hommes/êtres humains »), mais des andriantas (« statues d'hommes/mâles (andres) », donc sexuées, 514c1) et des zôia lithina te kai xulina (« des animaux (sens possible de zôia dont le sens premier est « vivants ») en pierre et en bois », 515a1), une partie plus large qui se retrouve maintenant hors de la caverne dans une dimension intelligible (dans l'allégorie, le choix de statues d'êtres humains sexuées et d'objets en pierre et en bois servait à souligne le caractère matériel de ces créatures, le fait que ce qui est visible au-dessus du mur et projette des ombres, c'est leur corps matériel). Il ne reste que les skeuè (mot de sens très ouvert que j'ai traduit par « ustensiles », mais qui peut désigner à peu près tout ce qui est produit par l'artisanat humain, meubles, outils, instruments, armes, pièces d'équipement divers, etc.), pourtant mentionnés en premier dans l'allégorie, qui ne sont pas repris ici, mais on retrouvera le mot skeuè en X, 596b3, où je l'ai traduit par « meubles », dans la discussion sur les trois sortes de lits, qui vise justement à nous faire comprendre que même de meubles comme des tables ou des lits, il y a une idea, c'est-à-dire des principes d'intelligibilité, bref, qu'eux aussi se retrouvent hors de la caverne dans les alla (« autres [choses] »). Et c'est tous ces « eux-mêmes » (auta), hommes, autres êtres vivants, plantes, produits de l'artisanat humain, qu'il s'agit manitenant de « regarder » et non plus seulement l'apparence visible de leurs corps matériels, pour s'en faire une idea, c'est-à-dire en appréhender les principes d'intelligibilité, justement par le pouvoir du dialegesthai.
Notons pour finir que, si les références sont ici à la vue, les termes nomos et prooimion ont, comme je l'ai dit, une connotation musicale qui renvoie à l'ouïe. Ce sont donc les deux sens principaux, ceux qui étaient mobilisés par Socrate dans sa discussion avec Hippias sur le beau, dans l'Hippias majeur, pour sa dernière tentative de définition du beau (tout aussi défaillante que les autres), comme
« ce qui nous fait éprouver du plaisir par l'ouïe et par la vue » (Hippias Majeur, 297e), mais aussi dans l'allégorie où, dans la caverne, c'est l'écho des paroles des porteurs contre la paroi de la caverne qui en constitue les « reflets » au sens de l'analogie de la ligne, qui sont ici utilisés pour fournir des « images » du dialegesthai. (<==)
* Le ta entre auta et astra n'est pas dans les manuscrits. Il a été ajouté par le philologue suisse Johann Georg Baiter (1801-1877) dans son édition de la République en 1840 et repris dans la plupart des éditions ultérieures (Jowett, Burnet, Chambry, Slings entre autres, mais pas Shorey).
(16) « Par le dialegesthai...
sans toutes les sensations, au moyen du logos,
s'élancer vers cela même
qu'est chaque *** » traduit le grec tôi dialegesthai... aneu pasôn tôn aisthèseôn dia tou logou ep' auto ho estin hekaston horman (mot à mot « par_le dialegesthai... sans toutes les sensations au_moyen du logos vers ça-même que est chaque[_***] s'élancer » ; comme plus haut et pour les raisons expliquées dans la note 10, je ne traduis pas logos, pour ne pas avoir à choisir entre ses multiples sens acceptables ici, parole, parole sensée, discours, discussion, argument, raisonnement, raison, jugement...).
« Chaque *** » traduit l'unique pronom neutre singulier hekaston, dont le sens est « chacun », sans plus de précision sur ce qui est visé par ce pronom indéfini. Or, il est important de conserver en français cette indétermination, ne serait-ce que pour que le lecteur en prenne conscience, dans un contexte où l'opposition entre sensible/matériel et intelligible est en permanence en arrière-plan, pour éviter qu'une traduction par « chaque chose » (Chambry, Robin, Baccou, Dixsaut, Piettre, Pachet, Karsenti/Prélorentzos, Leroux) ou « chaque objet » (Cazeaux) ne l'incite à « chosifier » ce dont il est question, ou qu'au contraire le contexte parlant de se débarrasser des sensations ne l'incite à limiter cette recheche aux seuls intelligibles, alors que, comme je le dis dans la note précédente et comme je vais le préciser dans la suite de cette note, si le résultat de cette démarche est bien toujours d'ordre intelligible, ce sur quoi elle porte n'est pas limité aux intelligibles et inclut tout, aussi bien sensible qu'intelligible. Si je devais absolument choisir un mot à la place des trois astérisques, je choisirais le mot « étant ».
Horman est l'infinitif actif d'un verbe signifiant « se mettre en mouvement, s'élancer, entreprendre ». Ce qu'évoque ici Socrate est donc, non pas un état, mais une mise en mouvement, un processus, une démarche, un cheminement (sens premier de methodos, employé en 531d1, cf. note 3 ci-dessus) décrit analogiquement dans l'allégorie de la caverne par la progression du prisonnier libéré sorti de la caverne, dont l'objectif est décrit par la formule auto ho estin hekaston (« cela-même qu'est chaque *** »), accusatif neutre singulier dans lequel on retrouve le auto qui, dans la première partie de la réplique, accompagnait les noms des trois catégories de « choses » vers lesquelles la vue tournait successivement les yeux : les vivants (auta ta zôia), les astres (auta <ta> astra) et enfin le soleil (auton ton hèlion), ici associé non plus à une catégorie particulière de « choses » (les vivants, les astres, le soleil), mais à une formule totalement ouverte, auto ho estin hekaston (« cela-même qu'est chaque *** ») dans laquelle hekaston (« chacun »), neutre singulier, peut renvoyer, comme je viens de le dire plus haut dans cette note, à n'importe quoi, c'est-à-dire à n'importe quel « étant » (on). Mais il va de soi que cette formule ouverte englobe au moins les auta (« ceux-là mêmes ») listés dans la première partie de la réplique, donc les astres, qui figurent dans l'allégorie les intelligibles purs non perceptibles par les sens (non visibles tant qu'on reste dans la caverne), et le soleil, qui figure l'idea du bon (hè tou agathou idea), mais aussi les vivants (auta ta zôia), dont les anthrôpoi (« êtres humains »), c'est-à-dire des « étants » matériels et changeants, considérés chacun dans leur individualité, dont il faut parvenir à appréhender, une fois sorti de la caverne, c'est-à-dire dans l'ordre intelligible et non plus visible/sensible l'idea, le principe d'intelligibilité qui, comme je l'ai dit dans la note précédente, dans le cas des anthrôpoi (« êtres humains ») au moins, est leur âme. Mais, comme le précise la première partie de la phrase, cette entreprise, qui doit viser à la connaissance de cela-même qu'est chaque « étant », sans se limiter à son apparence visible (les horômena eidè de l'analogie de la ligne (cf. 510d5) figurées par les ombres dans la caverne), ni même s'attacher aux mots utilisés pour en parler en croyant que connaître le nom, c'est connaître la chose, se mène, hors de la caverne, « par le dialegesthai », « sans toutes les sensations », « au moyen du logos ».
« Par le dialegesthai », cela veut dire « par la pratique du dialogue ». En effet, la traduction normale de to dialegesthai, infinitif substantivé, est « le [fait de] dialoguer », l'emploi du verbe plutôt que du substantif mettant l'accent sur la pratique effective de l'activité impliquée par le verbe substantivé. To dialegesthai ne doit donc pas se traduire par « le dialogue », qui serait ho dialogos, et encore moins par « la dialectique », comme le font Chambry et Baccou, qui serait hè dialektikè et qui revient à utiliser ce qu'on cherche à définir dans l'explication qu'on en donne. Cette insistance sur l'exercice effectif de l'activité de dialoguer, qui se traduit par le fait qu'on trouve plus souvent dans les dialogues l'expression to dialegesthai (20 occurrences, dont 8 dans la République) que le mot dialogos (9 occurrences, dont une seule dans la République ; cf. la page de la section vocabulaire de ce site consacrée à ces mots, qui en liste toutes les occurrences dans les dialogues), est fondamentale. Elle vise à nous faire comprendre que le logos n'existe et n'a pu naître et se développer que par et pour le dialogue interpersonnel en vue de la coopération entre personnes et que ce n'est que par lui que nous pouvons donner sens aux mots et comprendre que certains au moins d'entre eux renvoient à quelque chose qui n'est pas une pure création individuelle de notre esprit mais qui est perçu de manière suffisamment similaire par la plupart des êtres humains pour que nous puissions en parler (cf. Gorgias, 481c5-d1) et surtout coopérer de manière productive et efficace en nous comprenant. Et cela n'est pas remis en cause par le fait que l'Étranger d'Élée, dans le Sophiste, définit la dianoia (« pensée discursive ») comme un « dialogue (dialogos) intérieur de l’âme avec elle-même sans la production de son » (Sophiste,
263e3-5), car seul le dialogue interpersonnel permet le partage des expériences nécessaire à la validation du logos, à la mise à l'épreuve du sens des mots par la confrontation de multiples compréhensions issues de l'expérience de personnes différentes. Ceci exclut donc que ce dont parle le Socrate de Platon sous le nom de dialektikè se limite à des méthodes de raisonnement (comme par exemple la méthode de divisions pratiquée dans le Sophiste) qu'une personne pourrait mettre en œuvre toute seule dans son cabinet de travail, avec comme conséquence qu'il n'est pas possible de considérer le portrait du « philosophe » tracé par Socrate dans ce qu'on a l'habitude d'appeler la « digression » du Théétète, alors même qu'elle occupe le centre du dialogue, comme autre chose qu'une caricature de philosophe renvoyant à Théodore de Cyrène, l'interlocuteur de Socrate à ce point du dialogue, l'idée qu'en tant que ce qu'on appellerait de nos jour un « scientifique » il se fait d'un « philosophe » (le seul endroit dans ce portrait où le mot philosophos est utilisé est en 175e1, dans l'expression « celui-là même que tu nommes philosophe (hon dè philosophon kaleis) »).
La formule dia tou logou utilisée ici et traduite par « au moyen du logos » est une décomposition en ses composants du verbe dia-legesthai, puisque logos est le nom d'action dérivé du verbe legein (legesthai au moyen). Il convient de remarquer que le sens premier de la préposition dia accompagnée du génitif, comme c'est le cas ici, est « à travers, en traversant », qui conduit au sens « en passant par » puis « au moyen de/par l'entremise de », et que cela laisse donc ouverte la possibilité que ce qu'il s'agit d'atteindre soit au-delà du logos et ne puisse donc pas s'exprimer par des mots.
Ce dia tou logou (« au moyen du logos ») s'oppose ici à aneu pasôn aisthèseôn (« sans toutes les sensations »). Il faut bien faire attention à ce que dit Socrate. Il n'oppose pas ici le sensible dans son ensemble à l'intelligible dans son ensemble, mais l'appréhension par les sens (qui ne peut concerner que des « choses » susceptibles d'activer les sens) à l'appréhension
par l'intelligence (nous) « au moyen du logos », qui doit en fin de compte conduire à des ideai, de sensibles (par exemple, ta zôia, « les vivants », mentionnés dans la première partie de la réplique) aussi bien que d'intelligibles purs (ta astra, « les astres » de l'allégorie), qu'il ne faut pas envisager comme des « images » (eikones), mais comme des principes d'intelligibilité, ce qui les distingue des eidè (« espèces/sortes/formes/genres/... »), dont elles constituent un sous-ensemble mais qui, elles, ne se limitent pas nécessairement aux principes d'intelligibilité, mais peuvent mettre en jeu l'apparence visible, comme c'est le cas lorsque les prisonniers encore enchaînés donnent des noms aux ombres (cf. 515b4-5), et donc associent des eidè à ces noms (cf. 596a6-7). Lorsque, dans la discussion sur les différentes sortes de lits au livre X, Socrate évoque le fabriquant de lits qui fait son travail « en fixant le regard sur l'idean (de lit) », il ne fait pas référence à un plan, qui ne serait le plan que d'un modèle particulier de lit, ni à une quelconque représentation d'un lit sous forme d'image (dessin, tableau, sculpture ou autre) qui, là encore, ne serait l'image que d'un lit bien particulier, ni même à une collection d'images de lits mémorisées par l'artisan au fil du temps à partir desquelles il pourrait recomposer un lit en empruntant quelque chose à plusieurs d'entre elles, mais à quelque chose qui peut s'exprimer pour nous, êtres humains, avec des mots du genre de « un lit (klinè en grec), c'est un meuble sur lequel une ou plusieurs personnes peuvent s'allonger (klinein en grec, dont dérive justement klinè) pour se reposer, dormir ou manger » (au temps de Platon en Grèce, dans les banquets en particulier, comme celui qui sert de cadre au Banquet, les convives s'installaient autour des tables, non pas sur des bancs, des chaises ou des tabourets individuels, mais sur des sortes de lits/banquettes, désignés aussi par le mot klinè, sur lesquels pouvaient prendre place trois convives). Mais attention ! l'idea de lit, ce ne sont pas ces mots, qui pourraient être remplacés par d'autres formulations de même sens et être différents dans différentes langues (« a bed is a piece of furniture on which people may lie »), mais ce qui suscite dans l'esprit de l'artisan, ou de quiconque, une telle formulation. On voit pourquoi une telle idea ne peut être qu'unique pour un « étant » donné et en quoi le problème de la « participation » des lits individuels à l'idea de lit est mal posé tant qu'on cherche, sans nécessairement en être conscient, à penser l'idea de lit sur le modèle des « objets » visibles/sensibles, à chercher à se la « figurer » avec une « forme » comme celle des lits matériels, faute de parvenir à nous représenter quelque chose qui n'est ni dans le temps, ni surtout dans l'espace. Mais elle n'est pas non plus dans les mots avec lesquels nous essayons tant bien que mal de faire comprendre ce que nous en avons compris, puisque les mots se déploient encore dans le temps, même lorsque nous ne faisons que les penser en silence, ne serait-ce que parce que nous qui les pensons y sommes. « Le lit lui-même » (autè hè klinè), ou n'importe quoi « lui-même » (auto), ce n'est pas un « objet », mais ce qui permet de comprendre ce qui est commun à tous les lits, dans le cas des lits, ou à tout ce qui est désigné par le même nom dans le cas général, non pas par référence à quoi que ce soit de visible/sensible (comme le fait l'eidos visible utilisé par les prisonniers de la caverne pour donner des noms aux ombres qu'ils voient, cf. 515b4-5), mais par référence à la finalité de ces objets, à ce par rapport à quoi on peut déterminer s'ils sont « bons » (agatha) dans leur catégorie. On rejoint ici le sens qu'a pris le mot « idée » en français. Ainsi comprises, ces ideai ne sont plus passibles de l'argument dit « du troisième homme » cher à Aristote : entre n'importe quel lit matériel et ce à quoi renvoie une formule comme « un lit, c'est un meuble sur lequel une ou plusieurs personnes peuvent s'allonger pour se reposer, dormir ou manger », il n'y a rien de commun qui requièrerait un troisième quelque chose justifiant l'emploi du même nom dans les deux cas. Le choix fait par Platon de figurer ces ideai dans l'allégorie par les astres du ciel n'est pas motivée par des raisons esthétiques visant à produire une belle image ; si nous creusons un peu, on se rend compte qu'il nous enseigne beaucoup de choses sur ces ideai qu'il nous laisse le soin de parvenir à déchiffrer : d'une part, ces astres du ciel nous sont inaccessibles, comme le sont pour nous les auta (« ça-même ») dont les ideai (dont le sens premier est « apparences ») sont ce qui en est accessible à nos intelligences (nous) d'êtres humains, non pas ce qu'un individu particulier avec les limites propres de son intelligence au stade de réflexion où il en est dans sa vie dans le temps en perçoit, mais ce que l'intelligence humaine en tant que telle, du fait de sa nature et indépendamment de ses instanciations dans des individus particuliers, est en mesure d'en percevoir ; et ce que nous sommes en mesure d'en percevoir depuis la surface de la terre sur laquelle nous vivons, c'est une multitude de points lumineux tous à peu près pareils, pratiquement sans dimension (sauf dans le cas du soleil, image du bon, to agathon, et de la lune, qui pourrait bien être l'image de l'idée de l'Homme, celle qui devrait au plus haut point retenir notre attention pour nous aider à devenir de « bons » êtres humains), qui ne prennent sens pour nous que par les relations qu'ils entretiennent les uns avec les autres, les « constellations » dans lesquelles nous associons certains d'entre eux les uns avec les autres, la plupart d'entre eux occupant les uns par rapport aux autres des positions fixes au-delà de la rotation de l'ensemble autour d'un point fixe dans la vision bidimensionnelle que nous en avons. Bref, il n'y a pas de différence de nature entre l'idée de lit et l'idée de carré : ni l'une, ni l'autre n'a de matière, de dimensions, de couleurs, de position spatiale, et l'une comme l'autre s'exprime pour nous par des mots, rien que des mots, différents pour l'un et pour l'autre, mais qui restent des logoi dans les deux cas, et dans tous les autres cas. Et ces logoi ont justement pour finalité de positionner chacune de ces ideai par rapport à d'autres pour les faire comprendre dans leurs relations avec d'autres ideai. Ainsi, la formulation que je proposais plus haut de l'idea de lit, « un lit, c'est un meuble sur lequel une ou plusieurs personnes peuvent s'allonger pour se reposer, dormir ou manger », établit des relations entre « lit », « meuble », « personne », « s'allonger », « se reposer », « dormir », « manger », dans une « constellation » qui doit permettre à un artisan de fabriquer un lit différent de tous les lits qu'il a pu voir dans sa vie passée et qui sera néanmoins bel et bien un lit, et pourquoi pas un lit meilleur que tous ceux qu'il aura vu auparavant, voire même de tous ceux qui ont été produits jusque là par n'importe qui n'importe où dans le monde. (<==)
(17) (Note ajoutée le 24 juin 2021 après correction de la traduction) « Cela même qu'est "bon"/qui est bon » traduit de deux manières possibles le grec auto ho estin agathon. Dans la première version de cette page (mars 2006), j'avais traduit par « cela même qu'est le bien », traduction conservée dans la version 2 (février 2017) et dans la reprise de cette traduction pour l'inclure dans la version de décembre 2016 de mon Platon : mode d'emploi. Mais en juillet 2017, traduisant en anglais ce papier, j'ai remis en cause cette traduction, pour la remplacer par « cela même qui est bon » (« that itself which is good » en anglais), en ajoutant à la fin du papier (pages 207 et 208 de la version française) une longue justification de cette nouvelle traduction fondée sur l'absence de l'article to devant agathon pour le substantiver, qui, disais-je, excluait qu'agathon, resté adjectif, puisse être le sujet. Pourtant, dans la version 3 de cette page, mise en ligne le 9 juin 2021, repartant de la version précédente, dans laquelle aucune note ne concernait ces mots pour signaler une possible ambiguïté, j'avais conservé la traduction initiale en me contentant de remplace « bien » par « bon » (« cela même qu'est le bon »), oubliant la modification faite dans Platon : mode d'emploi et sa longue justification. C'est en relisant ce papier ces jours-ci (24 juin 2021) que je me suis rendu compte de cette incohérence entre les deux traductions, qu'il convient de corriger. Mais avant d'en faire la critique et de justifier ma nouvelle traduction, je reproduis ici, en caractères plus petits, la justification de la traduction « cela même qui est bon » que je donnais dans Platon : mode d'emploi.
Justification de la traduction « cela même qui est bon » en Rép. VII, 532b1 (09/07/2017)
Le texte grec que je traduis par « cela même qui est bon » est auto ho estin agathon, qui fait écho au auto ho estin hekaston de la ligne précédente, que j’ai traduit par « cela même qu'est chaque chose ». Qu’est-ce qui justifie que le parallèlisme des deux formules en grec soit rompu
en français par une traduction de ho par « qu(e) » dans un cas et par « qui » dans l’autre ?
La réponse à cette question est simple : c’est l’absence d’article devant agathon. Pour que la traduction française respecte le parallèlisme des mots du grec, et soit « cela même qu’est le bon », il aurait fallu que Platon, rompant justement ce parallèlisme en grec, ait écrit auto ho esti to agathon. C’est pourtant ce que semblent lire unanimement tous les traducteurs que j’ai consultés
(qui traduisent en outre agathon par « bien », voire « Bien » avec une majuscule, plutôt que par « bon ») : Chambry (Budé) et Baccou (Garnier) traduisent par « l’essence du bien » ; Robin (Pléiade) interprète par « le Bien, dans la propriété de son essence » ; Dixsaut (Bordas) traduit par « ce qu’est en lui-même le Bien » ; Piettre (Nathan) traduit pas « l’essence du Bien lui-même » ; Pachet (Folio) traduit par « ce que le bien est en lui-même » ; Cazeaux (Le Livre de Poche) traduit par « l’essence du Bien » ; Karsenti et Prélorentzos (Hatier) traduisent par « ce qu’est le Bien en soi » ; Leroux (GF Flammarion) traduit par « ce qu’est le bien lui-même ». Il semble que tous ces traducteurs, pressés de lire ce qu’ils voudraient lire plutôt que ce qui est écrit, aient oublié, ou n’aient pas lu, l’Hippias majeur, dont tout le ressort dramatique est la différence entre ti est kalon (« quoi est beau ? », c’est-à-dire en bon français « qu’est-ce qui est beau ? ») et ti esti to kalon (« quoi est le beau ? », c’est-à-dire en bon français « qu’est-ce qu(e)’est le beau ? ») (cf. Hippias majeur, 287d2-e1).
En grec en effet, le sujet et l’attribut sont tous deux au nominatif, mais, sauf exceptions, l’attribut, au contraire du sujet, ne prend pas d’article. Dans le cas qui nous occupe, ho est le nominatif ou l’accusatif neutre singulier du relatif hos (« qui ») et ti est de même le nominatif ou l’accusatif neutre singulier du pronom interrogatif tis (« qui ?, quel ? »). Dans une phrase avec le verbe « être », ce qui est le cas ici, il doit être considéré comme un nominatif dans tous les cas, mais peut être aussi bien sujet qu’attribut. Or en français, selon sa fonction, il ne sera pas traduit de la même façon : ho sujet sera traduit par « qui » et ti sujet sera traduit par « qu’est-ce qui », mais ho attribut sera traduit par « qu(e) » et ti attribut sera traduit par « qu’est-ce qu(e) ». Toute la question est alors de savoir quelle fonction joue l’autre mot mis en relation avec le pronom par esti (« est ») : agathon (et hekaston) dans un cas, kalon dans l’autre. La seule manière de lever l’ambiguïté, dans le cas où ce mot est un adjectif (agathon ou kalon), est donc la présence ou l’absence d’article permettant de savoir si ce mot est sujet ou attribut, c’est-à-dire si l’adjectif reste un adjectif attribut ou est substantivé pour devenir sujet. C’est ce que montre Socrate dans l’Hippias majeur en faisant bien la différence entre ti esti kalon (« quoi est beau ? », c’est-à-dire en bon français « qu’est-ce qui est beau ? », « beau » adjectif) et ti esti to kalon (« quoi est le beau ? », c’est-à-dire en bon français « qu’est-ce qu(e)’est le beau ? », « beau » substantivé), différence que ne perçoit pas Hippias, ce qui permet justement à Socrate de bien insister sur le fait que les deux expressions ne sont pas équivalentes pour lui (et donc pour Platon qui tient la plume). On retrouve d’ailleurs la même différence en français qu’en grec dans la traduction littérale « quoi est beau ?/ quoi est le beau ? ». Donc, dans le texte de la République qui nous intéresse, il serait surprenant que Platon, si attentif à ce qu’il écrit et qui nous a montré dans l’Hippias majeur qu’il était parfaitement conscient de la différence entre les deux formulations, ait fait une exception à la règle qui veut que le sujet soit précédé de l’article (to agathon) mais pas l’attribut, et qu’il ait écrit ho estin agathon (« quoi est bon ») plutôt que ho esti to agathon (« quoi est le bon ») en ayant dans l’esprit que c’était agathon (« bon ») qui était sujet, et non pas qu’il était attribut. La comparaison avec la formule parallèle qui précède, ho estin hekaston (« quoi est chaque [chose] »), ne remet pas en cause cette analyse car hekaston (« chaque [chose] ») est un pronom et non un adjectif, qui n’appelle pas d’article et ne peut être que sujet. On a la même situation en français en utilisant des formulations lourdes proches du mot à mot grec. Les trois expressions « quoi est chaque chose », « quoi est bon », « quoi est le bon » sont toutes trois parfaitement claires et non ambiguës et l’on voit bien la différence entre la seconde (« quoi est bon », « bon » attribut) et la troisième (« quoi est le bon », « le bon » sujet), encore plus claire si je remplace, comme le font tous les traducteurs, « bon » par « bien » (« quoi est bien (ce qui est bien) »/« quoi est le bien (ce qu’est le bien) »).
Et la présence du auto (« ça même ») dans l’expression (auto ho estin agathon) ne change rien au problème. Lorsque Platon veut parler du « bon lui-même », il utilise la formule auto t(o a)gathon, éventuellement contractée en auto tagathon, comme on le voit en République VI, 506d8-e1 (auto men ti pot’ esti tagathon, « lui-même, ce qu'en fin de compte il est, le bon ») et 507a3 (ton tokon te kai ekgonon autou tou agathou, « ce produit et enfant du bon lui-même »). Et le fait que, quelques lignes plus loin, on trouve auto kalon et auto agathon sans article (507b5) ne peut être utilisé comme contre-exemple à ceux que je viens de citer car, à ce point, la problématique est complètement différente et Socrate ne parle pas à proprement parler du « beau lui-même» ou du « bon lui-même », mais est en train de rappeler la génèse de ces notions, c’est-à-dire la manière dont on passe de multiples beaux (polla kalla, 507b2), c’est-à-dire de multiples belles choses (un beau tableau, un beau cheval, un beau soir d’été, etc.) et de multiples bons (polla agatha, id.), c’est-à-dire de multiples bonnes « choses » (un bon repas, un bon film, un bon raisonnement, etc.), à l’idea unique (507b6) correspondant à chacune de ces notions en se posant la question : « et, dans toutes ces phrases où l’on utilise "beau" ou "bon", "beau" lui-même (auto kalon), "bon" lui-même (auto agathon), c’est quoi ? ». La référence n’est à ce point qu’aux mots kalon et agathon, pas encore à ce à quoi ils renvoient (peut-être, c’est toute la question). Mais Platon ne disposait pas de guillemets pour rendre cela clair comme je le fais en français. Le contexte n’est pas celui-là dans le cas qui nous occupe ici, où l’on n’est justement que dans l’intelligible, aussi bien avec auto ho estin hekaston (« cela même qu'est chaque chose ») qu’avec auto ho estin agathon (« cela même qui est bon »), comme le montre le contexte, où il est question de « s'élancer par le logos vers cela même qu'est chaque chose », de « saisi[r] par l'intelligence elle-même cela même qui est bon » afin de « parv[enir] au terme même de l'intelligible ».
Cette formulation bien comprise, dans une phrase qui rappelle l’allégorie de la caverne, est une confirmation implicite de mes remarques sur la vision du soleil au terme de l’ascension du prisonnier libéré : contempler le soleil lui-même, c’est-à-dire « saisir par l’intelligence ce qu’est le bon lui-même » (le décodage de l’allégorie qui serait proposé dans le rappel qu’en fait ici Socrate si Platon avait écrit to agathon), n’est pas « [le] terme même de l'intelligible » car ce n’est pas possible à un être humain, le logos ne lui permettant que de traduire des relations, pas d’accéder aux « ça même (auta) » ; ce qu’il nous est possible, et recommandé, de faire, c’est de « saisir par l’intelligence cela même qui est bon », c’est-à-dire de regarder « les êtres humains (anthrôpoi) eux-mêmes et les autres choses elles-mêmes » (cf. 516a7) dans la lumière du soleil, c’est-à-dire dans la « lumière » du bon (agathon). Le « terme même de l'intelligible », c’est la relation au bon de chaque chose, la compréhension de ce en quoi chaque chose est bonne pour nous, pas la compréhension du bon lui-même dans toute son abstraction, qui ne nous apprendrait rien tant qu’on ne le décline pas sur des cas concrets, tout comme regarder le soleil lui-même ne nous apprend quoi que ce soit sur ce qu’il éclaire.
Mais il est normal que les commentateurs et traducteurs fascinés par la belle image du prisonnier libéré contemplant enfin le soleil au terme d’une longue et pénible ascension depuis les profondeurs de la caverne veuillent retrouver ici cette contemplation du soleil et y « lisent » ce qu’ils ont envie d’y lire plutôt que ce que Platon a effectivement écrit, et qui n’est pas contesté par la critique textuelle, qui ne propose aucune variante à ce texte.*
* Je dois avouer que c’est ce que j’avais moi-même fait jusque dans la publication initiale de ce texte, alors même que j’y mettais en question la contemplation du soleil proposée par l’allégorie, faute d’avoir repris avec suffisament d’attention une traduction déjà ancienne que j’avais faite de cette section de la République pour l’inclure dans ce papier.
Il n'y a rien à redire à cette justification si l'on s'en tient aux règles de la grammaire, et je ne remets pas en cause le fait que Platon est particulièrement attentif dans tout ce qu'il écrit, tant au plan du vocabulaire que de la grammaire. Mais pas au point d'en devenir esclave !... Et il faut maintenant se souvenir de ce qu'il n'écrit pas pour apporter des réponses prédigérées, mais pour amener ses lecteurs à se poser des questions ! Et l'ambiguïté est une bonne manière d'amener le lecteur à se poser des questions. Pour un grec du temps de Platon, le sens intuitif de auto ho estin agathon est celui qu'a en français « cela même qui est bon » (agathon attribut). Mais d'une part, ce n'est pas celui qu'attend ici un lecteur qui a lu tout ce qui précède dans le République et a en mémoire l'allégorie de la caverne et ses explications (comme le montre l'unanimité des traducteurs), et d'autre part, le lecteur ne peut pas ne pas rapprocher ces mots du auto ho estin hekaston (« cela même qu'est chaque chose ») de la ligne précédente (comme je le fais moi-même dans le texte ci-dessus), qui l'invite, de manière cohérente avec l'allégorie, à considérer agathon (« bon ») comme un cas particulier de hekaston (« chaque [chose] ») et donc à lui conserver le rôle de sujet (traduction « cela même qu'est bon »), même si cela implique de « forcer » un peu les règles de la grammaire. Platon aurait alors simplement remplacé hekaston par agathon sans ajouter l'article pour que justement, le parallèle soit plus frappant, le rythme des deux expressions restant ainsi le même (8 syllabes dans chaque cas, de sonorité très voisines pour les deux qui ne sont pas tout simplement identiques), comptant sur la mémoire du lecteur pour « corriger » la grammaire « défaillante ». Mais peut-être a-t-il délibérément commis cette « faute » (après tout, il aurait parfaitement pu conserver le parallélismme rigoureux et son rythme en écrivant auto ho esti tagathon) et voulait-il ainsi amener le lecteur à s'interroger sur la question de savoir si ce qui constitue le but ultime de toute cette recherche, le « terme même de l'intelligible » (to tou noètou telos), c'est de comprendre « ce qu'est "bon" » ou de comprendre « ce qui est bon », ou dit dans les termes de l'allégorie de la caverne, de contempler à loisir le soleil ou de contempler le monde et ses créatures, dont en particulier les anthrôpoi, dans sa lumière ? Si le second (comprendre « cela même qui est bon ») implique de fait, jusqu'à un certain point au moins, le premier (comprendre « cela même qu'est "bon" »), le contraire n'est pas vrai : regarder le soleil lui-même ne nous apprend rien sur ce qu'il éclaire ! Et en fin de compte, ce qui nous intéresse, ou du moins devrait nous intéresser, c'est bien de savoir « cela même qui est bon » pour nous, individuellement et collectivement ! Il nous est à jamais impossible de savoir si Platon a délibérément introduit cette ambiguïté dans son texte (pour ma part, je pense que oui), mais il me semble en tout cas important de la mettre en évidence en français en rendant les deux sens possibles car, même si elle n'était pas voulue par Platon, elle conduit à de bonnes questions si l'on cherche à la lever autrement que par de arguments purement grammaticaux. (<==)
(18) « L'autre tout à l'heure » (ekeinos tote), c'est le prisonnier libéré sorti de la caverne, qui, en contemplant le soleil, parvenait « au terme du visible » (tôi tou horatou telei). Socrate réaffirme ici, comme il l'avait déjà fait avec l'analogie du soleil et du bon et illustré avec l'allégorie de la caverne, que c'est le bon (auto ho estin agathon), figuré dans l'allégorie par le soleil, qui constitue le terme (telos) du dialegesthai. La parole, le discours, intérieur ou parlé, la raison (autant de sens possibles de logos) n'ont d'autre fin que de nous permettre d'appréhender ce qu'est le bon et d'en déduire ainsi ce qui constitue ce qui est bon pour nous pour orienter vers lui notre vie et nos actes. Ce travail se fait au moyen (dia) du logos, mais aboutit à quelque chose qui n'est pas le logos lui-même, mais au-delà du logos : il faut passer à travers (dia) le logos pour le découvrir à l'horizon de notre quête, comme le soleil est bien au-delà de la surface de la terre et même de ses plus hauts sommets, qui, dans l'imagerie implicite de l'allégorie, marquent la limite de notre progression possible. Mais il convient de préciser que, si l'objectif est bien d'entrer dans la lumière du soleil avec des yeux capables de la supporter, ce n'est pas tant pour se les brûler en contemplant longuement le soleil lui-même, qui n'est qu'une boule de feu dans laquelle nous ne pouvons rien distinguer, quoi que puisse laisser entendre Socrate de manière sans doute ironique dans l'allégorie lorsqu'il décrit avec une emphase suspecte l'ultime étape de la progression du prisonnier libéré avant son retour dans la caverne (« il pourrait voir distinctement et contempler tel qu'il est le soleil lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre », ton hèlion... auton kath' hauton en tèi autou chôrai dunait' an katidein kai theôsasthai hoios estin, 516b5-7), mais pour contempler le monde à la surface de la terre dans sa lumière, qui nous permet justement de voir tout ce qui nous entoure. Transposée dans le registre intelligible, cette précision veut dire que notre objectif ne devrait pas tant être d'appréhender le bon lui-même (auto to agathon), ni même l'idée du bon (hè tou agathou idea) abstraction faite de tout le reste, ce qui est en pratique impossible puisque cela doit se faire « au moyen du logos » (dia tou logou), ce qui implique des mises en relation d'ideai multiples puisqu'un mot seul ne constitue pas un logos comme le précise l'Étranger d'Élée dans le Sophiste (cf. Sophiste, 262a9-c7), mais de chercher à comprendre tout le reste dans sa « lumière », c'est-à-dire de chercher en quoi chaque chose, chaque activité, peut être plus ou moins bonne pour nous êtres humains, individuellement et collectivement, bref, de chercher à saisir les relations qui existent entre le bon et tout le reste, puisque le logos ne nous permet que d'exprimer des relations, pas de saisir ce qu'est chaque chose en elle-même, soleil/bon compris, abstraction faite de tout le reste. (<==)
(19) Le mot grec traduit par « démarche » est poreian, nom dérivé du verbe poreuein, « transporter, faire passer », lui-même dérivé de poros, « passage », qu'on retrouve dans des mots comme aporos ou aporia, pour décrire la situation bloquée (sans passage possible, sans issue) à laquelle aboutissent nombre de dialogues avec Socrate. Poreia signifie « marche, trajet, voyage » et aussi « démarche », au propre (la manière de marcher d'un homme ou d'un animal) ou au figuré. On est toujours dans l'image de l'allégorie de la caverne, où il fallait marcher pour sortir de la caverne. Cette démarche peut être qualifiée de dialektikèn, non pas tant du fait des méthodes (au sens moderne) particulières qu'elle utilise, comme par exemple la méthode de divisions utilisée par l'Étranger d'Élée dans le Sophiste, mais en fonction du but ultime visé. Et dans cette perspective, comme le montre implicitement la pratique de Socrate dans les dialogues, toutes les manières de dialegesthai, de pratiquer la discussion, le dialogue, sont bonnes à prendre si elle font progresser vers le but visé, et c'est plus le comportement des interlocuteurs et leur attitude vis-à-vis des mots et des idées reçues (cf. la page « Savoir et opinion : idées et idées reçues », traduction annotée de République V, 455c6-480a13) qui guide la démarche qu'une quelconque « méthode » préétablie qu'on appliquerait systématiquement quels que soient les interlocuteurs avec lesquesl on dialogue. (<==)
(20) Après avoir commencé par évoquer la dernière étape de la progression du prisonnier libéré sorti de la caverne aussi bien par rapport aux vivants dont il avait déjà appréhendé quelque chose de matériel par la vue, l'ouïe et les autres sens dans la caverne, que par rapport aux astres, invisibles depuis l'intérieur de la caverne, et finalement au soleil, Socrate revient ici sur les étapes qui ont précédé dans et hors de la caverne à partir de sa libération. Le mot
grec que je traduis par « images » est eidôla, accusatif pluriel de eidôlon.
Dans cette phrase, la seconde étape, qualifiée de « retournement » (la
première étant la libération,
lusis), correspond au
moment où le prisonnier est contraint à se retourner et découvre
ce qui était
jusque-là derrière lui, ce dont il voyait les ombres, mais aussi
le feu qui projette ces ombres et l'ouverture sur le monde extérieur.
Il est donc clair que le mot eidôla fait référence
aux statues d'hommes et autres objets fabriqués
dépassant du mur dont le prisonnier voyait auparavant les ombres, ce qui conduit la plupart des traducteurs à traduire de manière à
rendre claire cette signification (Chambry : « les figurines
artificielles » ; Baccou : « les
figures artificielles » ; Dixsaut : « les
images fabriquées » ; Piettre, Pachet, Karsenti/Prélorentzos : « les
figurines » ; Cazeaux : « les marionnettes »).
Le problème, c'est que, ce faisant, ils ruinent l'effort pédagogique de Platon, qui n'a sans doute pas choisi ce terme au hasard : l'évocation de ces différentes étapes de l'allégorie par Socrate est suffisamment claire pour que le lecteur comprenne que ce dont il est question ici, c'est de ce qui dépasse du mur, pas des ombres que voyait depuis toujours le prisonnier libéré avant sa libération et son retournement et, si Platon les qualifie d'eidôla, ce qui n'est pas complètement inattendu pour ce qui a été décrit dans l'allégorie, pour partie au moins, comme des statues (andrias, dont le andriantas de 514c1 est l'accusatif pluriel, siginfie étymologiquement « statue d'homme » et par généralistion « statue »), c'est justement pour insister sur le fait que même ce niveau d'appréhension des réalités matérielles visibles/sensibles ne nous en offre que des « images », comme le suggérait déjà l'emploi du mot « statues (d'hommes) » (andriantas), pas les « ça-même » (auta) et donc nous faire comprendre que ce sont les trois premiers niveaux d'appréhension des pragmata (« faits/choses ») qui affectent nos sens et notre esprit, correspondant aux « affections » (pathèmata) associés au trois premiers segments de la ligne, qui nous donnent, chacun à sa manière, ce qui n'est encore que des « images » de ces pragmata (« faits/choses »), et pas seulement le premier segment du visible et le premier segment de l'intelligible, pour lesquels a été utilisé dans l'allégorie le vocabulaire de l'imagerie introduit par l'analogie de la ligne avec les mots d'image (eikones en 509e1 à propos du premier segment du visible), d'ombre et de reflet (skias et phantasmata en 510a1 pour expliquer ce que Socrate entendait pas eikones), puisqu'on retrouve la référence aux ombres en 515a7 pour la première étape à l'intérieur de la caverne et en 516a6 pour la première étape à l'extérieur de la caverne, et la référence aux reflets avec le terme èchô (« écho », reflet sonore) en 515b7 pour la première étape à l'intérieur de la caverne et avec le terme eidôla, complété comme phantasmata en 510a1 par en tois hudasi (« dans les eaux ») pour bien faire comprendre que les deux mots désignaient la même chose, en 516a7 pour la première étape à l'extérieur de la caverne. En d'autres termes, il insiste ainsi sur le fait que les réalités matérielles ne sont en fin de compte, elles aussi, qu'une sorte particulière d'« images » d'autre chose qu'il conviendra de préciser et qui est référencé dans l'allégorie par le terme auta (« les ça-mêmes », 516a8). Restera à voir si le dernier niveau, celui de la « vue » des auta, des « ça-même », nous permet de les appréhender tels qu'ils sont ou ne nous en dévoile encore que des « apparences » (sens premier de eidos et d'idea) du fait des limites de la nature humaine...
De manière générale, le vocabulaire des « images » gravite à travers toute l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne autour de trois mots de sens voisin, eikôn, eidôlon et phantasma, utilisés en alternance pour parler parfois de la même chose. Dans la note 44 à ma traduction de l'allégorie de la caverne, j'ai analysé des nuances de sens associées à chacun de ces trois mots. Au terme de cette étude, on se rend compte qu'il est impossible de trouver en français trois mots distincts qui rendraient chacun l'un des trois mots grecs eikôn, eidôlon et phantasma avec toutes ses nuances de sens et conviendrait pour tous ses emplois. C'est pourquoi j'ai dû me résoudre à utiliser le même mot « image » pour traduire à la fois eidôlon et eikôn, réservant aux notes le soin de préciser quel est le mot grec sous-jacent. Concernant eidôlon, ce qui ressort de cette analyse est que c'est un mot de la même famille qu'eidos (« apparence »), lui-même issu d'une racine signifiant « voir », et qu'il met donc l'accent sur le caractère visible des « images » dont il est question en même temps que sur le fait qu'on n'en perçoit qu'une « apparence » (sens premier de eidos), avec une insistance dans eidôlon sur le caractère inconsistant de ce qui s'offre ainsi à la vue.
C'est encore le mot eidôlon qui est utilisé en 532c2 pour parler des « ombres d'images (eidôlôn skias) », là encore en référence aux statues projetant ces ombres, et aussi en 534c5, pour parler de ce que certains prennent par erreur pour le bon lui-même (auto to agathon). C'est par contre le mot phantasmata (pluriel de phantasma) qui est utilisé en 532c1 pour parler des « reflets dans les eaux (ta en hudasi phantasmata) ». Et c'est le mot eikôn qui sera utilisé en 533a3 pour opposer ce dont il a été question jusqu'à présent, en particulier à travers l'image que constitue le soleil dans l'allégorie de la caverne, à ce qui pourrait se voir au terme de la recherche. (<==)
(21) Le texte
grec unanime des manuscrits est ta en hudasi phantasmata theia, où theia est
l'accusatif neutre pluriel de l'adjectif theios, « divin »,
qualifiant les phantasmata (les reflets/images) qui se produisent « dans
les eaux » (en hudasi). Comme je l'ai déjà dit dans la
note précédente, toute la première
partie de cette longue phrase est un rappel des étapes intermédiaires de la progression du prisonnier libéré de l'allégorie
de la caverne entre sa libération des chaînes (lusis) et la dernière étape hors de la caverne, la vue des auta (« ça-même »), sensibles (les vivants eux-mêmes) et intelligibles (les astres eux-mêmes et enfin le soleil lui-même) évoquée auparavant et
cette référence
aux reflets/images dans les eaux renvoie à 516a7 où il
est question de en tois hudasi ta te
tôn anthrôpôn kai ta tôn allôn eidôla (« les
images dans les eaux des hommes et des autres [choses] ») dans une phrase qui évoque la description par Socrate des sous-segments du visible dans l'analogie de la ligne qui a immédiatement précédé l'allégorie de la caverne, où il explicitait ce qu'il entendait par eikones (« images ») dans sa description du premier sous-segment en précisant qu'il avait en vue « tout d'abord d'une part les ombres, ensuite les reflets sur les eaux... (prôton men tas skias, epeita ta en tois hudasi phantasmata...) » (509e1-510a1), et aussi à 516b4-5 qui
mentionne, à propos du soleil, en hudasi... phantasmata autou (« ses
reflets dans les eaux »). Le caractère « divin » de
ces reflets/images dans l'eau, par contre, lui, n'est pas mentionné dans
l'allégorie et c'est seulement dans son commentaire que Socrate qualifie de theiôn (« divines ») les « contemplations (theôriôn) » auxquelles a pu s'adonner le prisonnier libéré au terme de son ascension, juste avant de redescendre dans la caverne (517d4-5 ; cf. note 26 à ma traduction de cette section), mais ce qu'il qualifiait alors de « divin », c'était la contemplation directe du soleil, la phase ultime de l'ascension dialectique, alors qu'ici, il est question de la première phase de l'accès aux intelligibles, celle où il n'était même pas encore capable de regarder les créatures (hommes et autres) qui sont, non pas dans le ciel, mais sur le sol à l'extérieur de la caverne, et où il était seulement capable de regarder leurs ombres et leurs reflets dans les eaux, et par ailleurs, le mot theios ne qualifiait pas alors des « images », quel que soit le mot utilisé pour les désigner, eikôn, eidolon ou phantasma, mais des « contemplations (theôria). Pour trouver le mot theios associé à un mot signifiant « images », plusieurs traducteurs renvoient à Sophiste,
266b-d, où il est aussi question d'images naturelles (eidôla,
phantasmata, skiai), opposées aux images peintes par les hommes,
qui sont, comme ce dont elles sont images, qualifiées de theias par Théétète en 266c5,
du fait justement qu'elles ne sont pas produites par l'homme, mais ce n'est pas la problématique qui est en jeu ici, où ce qui est en cause, c'est l'opposition entre originaux et images, à propos de choses qui sont elles-mêmes utilisées comme images d'autre chose, puisqu'on est dans le registre de l'allégorie.
Si ce qualificatif, bien que peu adapté ici, n'est toutefois pas complètement invraisemblable sous la plume de Platon, il
n'en reste pas moins que la phrase telle qu'on la lit dans les manuscrits pose un problème
de construction d'ensemble qui a amené certains éditeurs (Ast et
Apelt, cf. note ad loc. dans l'édition Loeb de la République par
Shorey, qui, lui, défend la leçon des manuscrits) à proposer
de lire thea (« la contemplation », nominatif
singulier féminin) à la place de theia, faisant de ce
mot, non plus un qualificatif de phantasmata, mais un nom dont le rôle
grammatical apparaîtra dans une mise en parallèle les
deux parties du membre de phrase balancé par men...
de... auquel appartient le ta en hudasi phantasmata theia :
Leçon des manuscrits | Leçon corrigée | |
kai ekei et là |
||
pros men en ce qui concerne d'une part |
pros de en ce qui concerne au contraire |
pros de en ce qui concerne au contraire |
ta zôia te kai phuta les vivants et les plantes |
ta en hudasi phantasmata theia les reflets divins/images divines dans les eaux |
ta en hudasi phantasmata les reflets dans les eaux |
kai to tou hèliou phôs et la lumière du soleil |
||
eti adunamia blepein l'impossibilité de [les] regarder tout de suite |
thea la contemplation |
|
kai skias tôn ontôn... et les ombres des étants |
kai skias tôn ontôn... et [en ce qui concerne] les ombres des étants |
Ce que montre cet arrangement qui présente en colonnes la première
partie, puis les deux leçons pour la seconde partie de la mise en opposition,
c'est que, avec la leçon des manuscrits, rien ne vient répondre à adunamia
blepein, ce qui fait que, si l'on voulait traduire au plus près,
cela donnerait : « et là, par rapport aux
vivants et aux plantes et à la lumière du soleil, l'impossibilité
de tout de suite les regarder, mais par rapport aux images
divines dans les eaux et aux ombres des étants, et non plus des ombres d'images
projetées
par une lumière qui en est une autre (image) à en juger
par rapport au soleil... », c'est-à-dire une
phrase qui reste en suspens quant à ce que veut introduire le « mais »,
supposant que l'auditeur, qui se souvient de l'allégorie
de la caverne présentée auparavant, saura suppléer ce
qui manque. Cela n'est certes pas impossible à accepter, dans la mesure
où toute l'évocation de l'allégorie de la caverne dont fait partie le membre de phrase que nous étudions et qui constitue le début de la réplique de Socrate jusqu'à hôs pros hèlion krinein aposkiazomenas (« projetées... à en juger par rapport au soleil ») (532c3) n'est qu'une succession de groupes nominaux juxtaposés (« la délivrance... (hè lusis) », « le retournement... ([hè] metastrophè) », « l'ascension... ([hè] epanodos) », « l'impossibilité de regarder... ([hè] adunamia blepein) »), en apposition aux compléments d'objet du verbe principal echei (« produit », 532c4) qui suit, « ce pouvoir et cette élévation... (tautèn tèn dunamin kai epanagôgèn...) » à laquelle renvoie le démonstratif tautèn, groupes nominaux qui cherchent plus à évoquer qu'à décrire précisément et font appel à notre mémoire pour reconstituer l'image dans son ensemble.
Il n'en reste pas moins que la leçon des manuscrits conduit à multiplier
les sous-entendus qu'il faut expliciter dans la phrase et, si l'on peut
à la rigueur admettre que blepein (« voir, porter
le regard sur »)
est sous-entendu dans la seconde partie, ce n'est plus possible pour adunamia,
puisque ce qui devrait être sous-entendu, c'est justement son contraire.
En fait, tous les traducteurs qui retiennent cette leçon (et tous ceux
auxquels j'ai eu accès le font) donnent de la phrase une traduction
qui en est plus une reformulation enrichie
qu'une traduction et introduisent des mots qui ne sont pas dans le texte pour
expliciter la contrepartie absente de adunamia blepein :
- Chambry (Budé) : « Rappelle-toi, repris-je, l'homme de la caverne qui, délivré de ses fers, se tourne des ombres vers les figurines artificielles et vers la clarté qui les projette, qui monte du souterrain vers le soleil, et qui là, se trouvant encore incapable de regarder les animaux, les plantes et la lumière du soleil, contemple dans les eaux leurs images divines, et les ombres des objets réels, et non plus les ombres des figures projetées par cette autre lumière qui n'est elle-même qu'une image du soleil. L'étude des sciences ... produit... » On passera sur les endroits où Chambry remplace des mots du grec par des termes plus proches de ceux de l'allégorie (comme par exemple lorsqu'il traduit eidôla, « images », par « figurines artificielles » pour mieux évoquer ce qui est décrit dans l'allégorie en 514b8-515a3) ou ajoute des détails pour mieux coller à l'allégorie (comme lorsqu'il parle de « la clarté qui les projette » alors que le grec n'a que to phôs, « la lumière ») pour faire remarquer qu'il supplée au début de la phrase toute une proposition principale (« rappelle-toi l'homme de la caverne qui... ») qui n'est pas dans le texte, qu'il transforme des noms en verbes de propositions relatives (lusis devient « délivré », metastrophè devient « se tourne », epanodos devient « monte », adunamia devient « se trouvant incapable »), et, pour le problème qui nous concerne, réussit le fait d'arme, alors qu'il ne signale dans son appareil critique aucune variante sur theia, de traduire comme s'il y avait à la fois theia et thea dans le texte, un thea qui, comme les noms précédents de l'énumération, devient chez lui un verbe (« contemple dans les eaux leurs images divines ») !...
- Robin (Pléiade) : « Or, en vérité, repris-je, le prisonnier délivré de ses chaînes ; détourné des ombres vers les simulacres et vers la lumière ; sa montée hors du souterrain vers le soleil ; son impuissance, une fois arrivé là, à fixer déjà son regard sur les animaux, les plantes, sur la lumière du soleil, mais bien sur leur apparence, apparence divine, à la surface des eaux, sur des ombres qui le sont d'êtres réels au lieu de l'être de simulacres et d'être les ombres dues à une lumière qui, elle-même, à la comparer à celle du soleil, est de même sorte que les simulacres : voilà la propriété que possède toute cette étude théorique des sciences... » Comme Chambry, Robin éprouve le besoin de faire mention du « prisonnier » dont il n'est pas explicitement question dans le texte, sans toutefois ajouter toute une proposition principale ; ensuite, il commence son énumération en remplaçant les deux premiers noms par des verbes (« délivré », « détourné ») pour finir en restant sur des noms (« sa montée », « son impuissance ») ; par contre, il n'hésite pas sur le theia, insiste même sur lui en redondant le mot « apparence » qu'il qualifie et ajoute une note qui renvoie au passage cité plus haut du Sophiste, et sa traduction de cette partie de la phrase reste assez proche du grec et reproduit en français le problème que pose le grec qu'il traduit, car le « mais bien sur... » fait pendant à « à fixer son regard sur... » et ignore le « son impuissance » qui précède, et qui, bien sûr, doit être inversé dans la reprise.
- Baccou (GF90) : « Rappelle-toi, poursuivis-je, l'homme de la caverne : sa délivrance des chaînes, sa conversion des ombres vers les figures artificielles et la clarté qui les projette, sa montée du souterrain vers le soleil, et là, l'impuissance où il est encore de regarder les animaux, les plantes et la lumière du soleil, qui l'oblige à contempler dans les eaux leurs images divines et les ombres des êtres réels, mais non plus les ombres projetées par une lumière qui, comparée avec le soleil, n'est elle-même qu'une image—voilà précisément les effets de l'étude des sciences ... » Cette traduction reproduit certains des défauts de la traduction Chambry, dont elle semble s'inspirer, à ceci près qu'elle conserve les noms dans l'énumération au lieu d'en faire des verbes, du fait qu'elle a remplacé les relatives par deux points après la principale ajoutée. Et, pour le point qui nous occupe, tout comme Chambry, Baccou traduit comme s'il y avait à la fois theia et thea.
- Dixsaut (Bordas) : « La déliaison qui affranchit des chaînes et la conversion qui détourne des ombres vers les images fabriquées et vers la lumière, la montée enfin hors du souterrain vers le soleil ; l'impuissance, une fois là, à regarder les animaux, les plantes et la lumière du soleil, la capacité au contraire du regard à se fixer sur les simulacres divins projetés à la surface de l'eau et sur les ombres des objets fabriqués projetées par cette autre lumière qui, comparée à celle du soleil, n'en est que le pâle reflet : toute la pratique des arts... possède exactement cette puissance-là... » On retrouve bien cette fois, l'énumération de noms telle qu'elle figure dans le grec (« la déliaison », « la conversion », « la montée », « l'impuissance »), sans ajout d'un verbe principal au début ou d'une mention du prisonnier mais, lorsqu'on arrive à la partie qui nous occupe, Dixsaut ajoute à cette énumération un terme, « la capacité du regard à se fixer sur », qui n'est pas dans le texte.
- Piettre (Nathan Intégrales de philo 16) : « Le prisonnier de la caverne délivré de ses chaînes, qui laisse les ombres pour se tourner vers les figurines et la lumière ; sa montée hors de la caverne vers le soleil ; son impuissance à porter ses regards sur les animaux, les plantes, la lumière du soleil, qui l'oblige à contempler d'abord leurs images sur les eaux et leurs ombres, images divines et ombres d'êtres réels, et non plus ombres des figurines projetées par cette autre lumière qui n'est elle-même que l'image du soleil, voilà les effets de l'étude de toutes ces disciplines... » Piettre introduit lui aussi une mention du prisonnier et réorganise l'énumération en propositions coordonnées et subordonnées où les noms sont rendus tantôt par des verbes à divers temps, tantôt par des noms ; il transforme la relation d'opposition du men... de... grec en une principale sans verbe (« son impuissance à porter ses regards sur... ») suivie d'une relative (« qui l'oblige à... ») dans laquelle il supplée un verbe, « contempler », qui suggère que, lui aussi, traduit comme s'il y avait à la fois thea et theia.
- Pachet (Folio essais 228) : « Eh bien, dis-je, détacher les hommes de leur lien, les faire se détourner des ombres pour les orienter vers les figurines et vers la lumière, et les faire remonter depuis le souterrain jusque vers le plein soleil ; et là, à cause de leur incapacité à porter déjà leurs regards sur les êtres vivants, les plantes, et sur la lumière du soleil, faire que leurs regards se portent plutôt sur les apparences divines apparues à la surface de l'eau et sur les ombres des choses qui sont réellement, et non plus sur les ombres des figurines, ombres projetées par cette autre lumière qui, à en juger par comparaison avec le soleil, est elle-même comme une ombre ; eh bien c'est ce que toute la pratique des arts... possède la capacité de réaliser... » Pas de verbe principal ajouté, mais les noms de l'énumération sont devenus des verbes à l'infinitif et le simple men... de... du grec est devenu « à cause de... faire que leurs regards se portent plutôt... », c'est-à-dire que Pachet a explicité dans sa traduction tout ce qui n'est pas explicitement dans le grec en faisant en sorte que l'impuissance qui commande la première partie de l'opposition disparaisse de la seconde.
- Cazeaux (Poche Philo 4639) : « Et ces opérations qui consistaient à défaire les chaînes, à faire volte-face des ombres vers les marionnettes et vers la lumière, à quitter le souterrain pour le soleil vers qui l'on remontait, et là, si les êtres réels, toute la nature et la lumière du soleil restaient encore interdits à la vue, à porter le regard vers les reflets divins ou les ombres des êtres réels, au lieu des ombres des marionnettes que projetait cette autre lumière, à en juger par le soleil, à partir de ces ombres mêmes—ces opérations évoquent toute l'activité laborieuse de nos disciplines. Elles ont la même capacité... » Cazeaux revient à l'option d'introduire l'énumération par un ajout explicatif (« et ces opérations qui consistaient à ») qui n'est pas dans le texte, et lui aussi transforme les noms en verbes dans des propositions infinitives et, pour la section qui nous concerne, transforme le adunamia blepein en « restaient interdits à la vue » et ajoute, pour introduire la seconde partie de l'opposition un « de porter le regard vers » pour suppléer à l'absence de pendant explicite en grec à adunamia blepein.
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier, Classiques de la philosophie 15) : « Rappelle-toi
la libération du prisonnier : sa conversion des ombres vers les figurines
et la lumière qui les éclaire, son ascension du souterrain vers
le soleil ; et là, d'un côté, son impuissance à voir
les animaux, les plantes et la lumière du soleil, mais de l'autre, son
aptitude à voir leurs divines images sur la surface de l'eau et les ombres
des êtres (non plus celle des figurines projetées sur la paroi par
ce qui n'est qu'une image de la lumière du soleil). Si elle est faite
avec soin, toute cette pratique des arts... a précisément la force... » Ici
encore, un verbe principal absent du grec est ajouté au début de
la phrase, mais l'utilisation de la ponctuation (deux points) évite de
transformer les noms de l'énumération en verbes ; pour la
partie qui nous intéresse, les traducteurs ont ajouté « son
aptitude à voir » pour suppléer à l'absence
de contrepartie à adunamia blepein dans le grec.
- Leroux (GF653) : « Cette libération de leurs liens, dis-je, et cette réorientation du regard, des ombres vers les simulacres et puis vers la lumière, et cette remontée depuis la grotte souterraine jusque vers le soleil ; et une fois parvenu là, cette direction du regard vers les apparences divines à la surface des eaux et vers les ombres des choses qui sont réellement—et non comme avant vers les ombres des simulacres, ombres projetées par une autre lumière, telle qu'elle semble une lumière remplie d'ombre si on la compare au soleil, en raison de l'incapacité de regarder immédiatement les animaux, les plantes et la lumière du soleil—voilà tout ce que cette entreprise des arts... a le pouvoir de réaliser. » Comme Dixsaut, Leroux reste plus proche du grec en rendant telle quelle l'énumération de noms décrivant les étapes de la progression (« cette libération », « cette réorientation », « cette remontée »), jusqu'à la partie de phrase dont nous nous occupons, où il intervertit l'ordre des deux membres en opposition et ajoute un « cette direction du regard » qui n'est pas dans le grec pour faire pendant au « l'incapacité » qui rend, plus loin, le grec adunamia, rendant par ailleurs l'opposition suggérée par le men... de... grec par un « en raison de... » qui introduit le premier terme de l'opposition renvoyé à la fin et précède immédiatement le « l'incapacité » qui traduit adunamia.
- Shorey en anglais (Loeb) : « And the release from bonds, I said, and the conversion from the shadows to the images that cast them and to the light and the ascent from the subterranean cavern to the world above, and there the persisting inability to look directly at animals and plants and the light of the sun, but the ability to see the phantasms created by God in water and shadows of objects that are real and not merely, as before, the shadows of images cast through a light which, compared with the sun, is as unreal as they--all this procedure of the arts and sciences... indicates their power to lead... », avec une note sur « created by God » qui dit : « "theia" because produced by God or nature and not by man with a mirror or a paintbrush. See crit. note and CIass. Review, iv. p. 480. I quoted Sophist 266 B-D, and Adam with rare candor withdrew his emendation in his Appendix XIII. to this book. Apelt still misunderstands and emends, p.296 and note. » Shorey défend la lecture theia, mais, comme les autres, il est obligé d'introduire un « the ability to see » qui fait pendant au eti adunamia blepein, qu'il traduit par « the persisting inability to look directly at » (« persisting » étant sa traduction un peu limite de eti), mais qui ne correspond à rien dans le grec.
Certes, le sens général reste le même mais, du point de vue qui nous occupe, tous les traducteurs, outre le fait qu'ils éprouvent le besoin de mettre les points sur les « i » là où Platon reste allusif et de réécrire leur propre résumé de l'allégorie de la caverne en s'inspirant plus ou moins librement du texte de Platon, sont obligés de suppléer un pendant à adunamia blepein qui n'est pas un simple sous-entendu des mêmes mots, mais le renversement de cette expression du point de vue du sens en supposant que c'est, non pas adunamia, le mot directeur de la première partie de l'opposition, auquel tout le reste du premier membre est subordonné par le verbe à l'infinitif dont il est sujet, blepein pros..., qui, avec blepein, est sous-entendu dans le second membre de l'opposition, mais son contraire, ce qui est inacceptable du point de vue de la syntaxe
Je pense pour ma part que la phrase nécessite un pendant à adunamia blepein, que ce pendant existait dans le texte original de Platon et qu'une erreur de copie ancienne aurait modifié ce mot pour donner naissance à la leçon theia. Outre la raison grammaticale d'équilibre
entre les deux parties de l'opposition, une autre raison qui me pousse à rejeter la lecture theia est que si, comme je l'ai dit au début de cette note, le qualificatif theia pour
les phantasmata n'est pas impossible sous la plume de Platon, il reste
que tout ce passage suit de près le texte de l'allégorie dont il
reprend nombre de termes ou au moins d'idées (au point même que la plupart des traducteurs éprouvent
le besoin d'en rajouter) et que ce theia serait le seul « corps étranger » dans
ce rappel, et un corps étranger qui n'est pas anodin ! Introduire
en passant et dans un simple résumé un tel attribut pour des images
alors que, lorsqu'il est introduit dans le Sophiste, il est mis en valeur
par l'étranger, interpelle son interlocuteur et donne lieu à une
explication, me semble surprenant de la part de Platon, surtout dans une phrase
où l'attention
serait détournée
par le fait qu'on attend autre chose qui ne vient pas (la contrepartie du adunamia
blepein).
Mais la correction thea (« contemplation »), qui supplée effectivement un mot qui fait pendant à adunamia blepein, ne me paraît pas acceptable. Certes, ce mot peut être considéré comme renvoyant au theasaito de 516a9 et
au theasasthai de 516b6 dans
l'allégorie (formes conjuguées du verbe theasthai, « contempler », construit
sur la racine thea). Mais, dans l'allégorie, theasthai est
utilisé, non pas à propos de la première période
où le prisonnier se retrouve
à l'air libre et où il ne peut encore que regarder les ombres et
les reflets dans l'eau, mais à propos de la dernière étape, celle où il
devient capable de « contempler » les
objets célestes, les astres et la lune pendant la nuit, et enfin le soleil
lui-même, qui représentent dans l'allégorie les réalités abstraites qui n'ont pas d'« image » dans l'ordre visible et la plus importante d'entre elles, l'idée du bon, figurée par le soleil.
Or ce qu'il serait ici question de « contempler », ce serait au contraire ce qui représente dans l'allégorie le tout premier accès aux intelligibles, avant même que l'on soit capable de regarder « les vivants et les plantes et la lumière du soleil (ta zôia te kai phuta kai to tou hèliou phôs) », à savoir leurs ombres (skias) et leurs reflets (phantasmata). À ce stade de l'éducation, on n'en est pas encore à la « contemplation », mais plus besogneusement aux efforts pour tenter de « voir distinctement (kathoran) » ce qui n'est encore que les principes d'intelligibilité d'êtres en devenir (« les vivants et les plantes »). De plus, d'un point de vue paléographique, elle suppose qu'un copiste ait ajouté une lettre, le iota qui fait passer de thea à theia, avec pour effet de rendre incompréhensible une phrase auparavant grammaticalement correcte. Une telle « erreur » pourrait à la rigueur s'imaginer de la part d'un moine pieux mais peu scrupuleux soucieux de voir partout la main de Dieu, mais alors elle serait relativement tardive et remonterait au plus loin au haut Moyen-Âge, ce qui rend peu probable qu'elle ait pu se propager à tous les manuscrits dont nous disposons.
Pour nous aider à trouver un mot plus acceptable que thea pour faire pendant à adunamia blepein,
je propose donc de revenir au vocabulaire de
l'allégorie, et en particulier au premier terme employé dans la phase à laquelle
renvoie notre section, celle qui décrit le moment où l'on ne peut encore regarder que les ombres
et les reflets dans l'eau des hommes et des autres créatures, qui est sunètheia (516a5),
que j'avais initialement traduit par « habitude » et que je préfère aujourd'hui traduire par « accoutumance », mot
construit sur la racine èthos, « usage, coutume, habitudes »,
par adjonction du préfixe sun-, « avec »,
dans le sens de « habitude en commun », ou tout simplement « habitude » avec
implication d'une relation à autre chose ou d'une communauté entre
personnes, et qui est utilisé par Socrate pour désigner le processus qui permet de s'habituer à quelque chose ou quelqu'un plutôt que l'habitude acquise (d'où ma préférence pour « accoutumance » comme traduction). Dans le résumé que fait ici Socrate de l'allégorie,
il utilise des noms qui
sont pour la plupart des noms d'action renvoyant à diverses phases de
l'allégorie où certaines de ces actions étaient alors décrites par des verbes
(n'oublions pas que ce que l'on décrit est un processus d'éducation,
plus que des états), lusis (« délivrance »), qui renvoie au lusin (nom à l'accusatif singulier) de 515c4 et au lutheiè (forme du verbe luein, dont dérive lusis) de 515c6, metastrophè (« retournement »), qui renvoie au periagein ton auchena (« tourner le cou ») de 515c7, epanodos (« ascension »), qui renvoie au anabaseôs (« montée ») de 515e7, adunamia (« impossibilité »), qui renvoie au horan oud' an hèn dunasthai tôn... (« ne pourrait pas même voir une seule des [choses]... ») de 516a2, tous féminins et partageant le hè (l'article féminin « la ») qui ouvre la phrase. Pour compléter cette liste, le terme qui conviendrait parfaitement ici pour décrire
la phase envisagée est tout simplement le mot sunètheia (« accoutumance ») utilisé dans l'allégorie elle-même, lui aussi nom d'action féminin qui ne déparerait donc pas dans l'énumération. Mais il semble qu'ici, le Socrate de Platon ait cherché à rappeler l'allégorie de manière claire, mais sans rester esclave du vocabulaire spécifique utilisé initialement, quitte à utiliser pour cela des mots rares, voire des néologismes forgés par lui, comme pour montrer par l'exemple que le secret d'une démarche dialektikè consiste justement à ne pas être esclave des mots, mais à savoir saisir, au-delà des mots et des images qu'ils véhiculent, les réalités qu'ils désignent. Ainsi, il revient au terme phantasmata pour parler des reflets dans l'eau, utilisé dans l'analogie de la ligne en 510a1 dans l'explicitation de ce qu'il appelait eikones (« images ») à propos du premier sous-segment du visible, mais remplacé dans l'allégorie de la caverne en 516a7 par le mot eidôla (pluriel de eidolon), mot qui va lui servir ici, un peu plus loin dans la phrase, en 532c6, à parler des statues sculptées dont les prisonniers enchaînés voyaient les ombres ; et la moitié des noms d'action
de notre liste sont des termes rares, voire même peut-être
des mots forgés par Platon : metastrophè (« retournement »),
ne figure que 2 fois dans les dialogues, une première fois quelques pages
plus haut, en 525c5, et ici, et ce sont là les
deux seules occurrences du terme que mentionne le Bailly (le LSJ y ajoute, dans
un sens un peu différent de « turn of events »,
une citation de la Septante, la traduction grecque de la Bible effectuée
par des juifs d'Alexandrie au IIIème siècle avant J.C., c'est-à-dire
bien après Platon) ; epanodos (« ascension »)
ne figure que 3 fois dans les dialogues, en Phèdre,
267d4, quelques pages plus haut dans la République, en 521c7,
et ici, et si le Bailly fournit un peu plus d'exemples que pour metastophè,
aucun n'est antérieur à Platon (un des exemples renvoie à une
des lettres d'Euripide, mais il s'agit sans doute d'apocryphes). On trouve de
même, un peu plus loin
dans la phrase, le mot epanagogè (« élévation »)
dont c'est la seule occurrence dans les dialogues et dont le Bailly ne donne comme
exemples que cette occurrence dans Platon et une autre en Thucydide,
Histoire, VII, 34, 6,
dans un sens faisant référence à une manœuvre contre
l'ennemi dans un combat naval. On peut donc envisager que, pour rappeler dans ce nouveau contexte la sunètheia dont il avait été question dans l'allégorie sans réutiliser le même mot, Platon se soit contenté d'en garder la racine, ètheia, dont le sens intuitif, pratiquement similaire à celui de sunètheia, était probablement clair pour tout grec de l'époque, parce que la terminaison -ia ici ajourée à la racine d'èthos (« coutume, usage, habitudes ») se retrouve dans d'autres mots et que de plus, dans le cas présent, ils pouvaient se référer aux composés comme sunètheia, utilisé dans l'allégorie au point qu'il voulait rappeler ici, et aètheia, son contraire, utilisé en 518a7, dans le commentaire de l'allégorie, ou encore euètheia (« de bon caractère/simple/honnête »), qu'on trouve par exemple en République, III, 400e1), qu'il s'agisse d'un néologisme forgé par Platon ou plus probablement d'un mot ancien tombé en désuétude sans avoir laissé de traces dans les textes qui nous sont parvenus, comme par exemple « veillance » en français, pour lequel on trouve une entrée dans le wiktionary donnant un exemple d'usage par George Sand, mais qui est extrêmement rare, alors que les composés « bienveillance », « malveillance » et « surveillance » (ce dernier de sens très voisin de « veillance ») sont d'usage courant, « surveillance » jouant probablement par rapport à « veillance », de sens pratiquement identique, le rôle qu'avait pris sunètheia par rapport à ètheia en grec.
Je propose donc de lire ètheia à
la place de theia, c'est-à-dire, en tenant compte de l'élision du alpha final de phantasmata devant le hèta initial de ètheia, la séquence phantasmat' ètheia au lieu de phantasmata theia. Pour expliquer la corruption du texte, probablement ancienne, il faut se souvenir qu'au
temps de Platon, on écrivait les mots en majuscules uniquement, sans accents,
sans esprits, sans signes de ponctuation (et donc sans signe d'élision), et sans
espaces entre les mots, mais comme une simple suite continue de lettres, si bien que la séquence phantasmat' ètheia ressemblait à ceci : ,
alors que la séquence des manuscrits, phantasmata theia, aurait
ressemblé à ceci :
.
La seule différence est le remplacement d'un hèta (écrit en majuscules en grec comme le « H » majuscule latin), le hèta initial de ètheia, la dixième lettre à partir de la gauche dans la séquence de lettres grecques reproduite ci-dessus, par un alpha (écrit en majuscules en grec comme le « A » majuscule latin), le alpha final de phantasmata, qui n'a plus de raison de s'élider si l'on suppose que le mot suivant est theia, qui commence par la consonne théta. On voit qu'il suffisait que les deux barres du êta majuscule (« H »)
aient été un peu inclinées au lieu d'être bien parallèles pour que, ayant à choisir
entre un mot inconnu et une lettre mal formée, un copiste ait préféré
voir un alpha (« A »)
aux barres légèrement écartées plutôt qu'un êta aux barres inclinées.
Pour rendre en français cette possible création
de Platon, sans réutiliser la même traduction que pour sunètheia, puisque l'objectif de Platon était de varier ici le vocabulaire par rapport à celui de l'allégorie, je le traduis par un néologisme en français, « habituation »,
mot qui existe en anglais dans le sens qui convient ici et qui est justement le mot utilisé par P. Shorey dans sa traduction de la République pour traduire en anglais sunètheia, et qui, tout comme ètheia en grec commence comme èthos et
finit comme paideia,
commence comme l'une des traductions possibles en français de èthos, « habitude »,
et finit comme la
traduction française de paideia, « éducation ».
Il suffit alors, pour redonner son équilibre à la phrase sans avoir à supposer de sous-entendus, de remarquer que la préposition pros du pros men..., pros de... peut avoir un sens légèrement différent selon qu'elle porte sur adunamia blepein ou sur ètheia : adunamia blepein pros..., c'est « impossibilité de porter le regard vers... », alors que ètheia pros..., c'est « habituation à l'égard de... », ces deux nuances de sens étant possibles pour la préposition pros suivie de l'accusatif. On peut même, en respectant en français l'ordre du grec, qui met en valeur le pros en en faisant le premier mot de chaque membre de l'opposition, rendre en français cette portion de phrase en utilisant la même traduction de pros par « en ce qui concerne » dans les deux cas, puisque l'ordre choisi par le grec éloigne au maximum le pros du mot qui le commande et le fait apparaître avant lui, ce qui permet de ne pas lier trop rigoureusement le sens de pros à un mot qui n'est pas encore connu de l'auditeur ou du lecteur au moment où il apparaît dans la phrase : en effet, dans le premier membre, le pros initial renvoie au blepein (« regarder...vers »), qui en est le dernier mot, et dans le second membre, le pros initial renvoie à étheia (« habituation à l'égard de »), non plus rejeté en fin de phrase, mais intercalé entre les descriptions des deux catégories de choses auxquelles on s'habitue, les en hudasi phantasmata (« apparitions dans les eaux ») d'une part et les skias tôn ontôn (« ombres des étants ») d'autre part, du fait que Socrate va compléter la qualification des « ombres (skias) » par un long développement les distinguant de celles qui étaient visibles dans la caverne, ce qui ne lui permettait pas de rejeter le ètheia au bout du second membre de l'opposition comme le blepein au bout du premier. En retenant cette option, on arrive à la traduction suivante : « en ce qui concerne d'une part les vivants et les plantes et la lumière du soleil, l'impossibilité de tout de suite [les] regarder, en ce qui concerne au contraire les reflets dans les eaux, l'habituation, et aussi [en ce qui concerne] les ombres des étants... », qui est celle que j'ai retenue. Les mots entre crochets sont simplement ajoutés pour rendre la traduction plus claire, mais ne sont pas strictement nécessaires du point de vue de la grammaire, au moins en grec, où l'ordre des mots était beaucoup plus libre qu'en français. On voit que, dans ces conditions, ètheia se suffit à lui-même comme pendant de adunamia blepein et qu'il n'est grammaticalement pas nécessaire de supposer un blepein (« regarder ») sous-entendu à côté de ètheia, même si, du point de vue du sens, l'« habituation à l'égard (ètheia pros) » des reflets dans les eaux et des ombres suppose qu'on tourne son regard vers ceux-ci, qu'on s'habitue à les regarder (blepein). L'équilibre de la phrase corrigée s'illustre alors de la manière suivante :
Leçon proposée par moi | |
kai ekei et là |
|
pros men en ce qui concerne d'une part |
pros de en ce qui concerne au contraire |
ta zôia te kai phuta les vivants et les plantes |
ta en hudasi phantasmata les reflets dans les eaux |
kai to tou hèliou phôs et la lumière du soleil |
|
eti adunamia blepein l'impossibilité de [les] regarder tout de suite |
ètheia l'habituation |
kai skias tôn ontôn, all' ouk eidôlôn skias... et [en ce qui concerne] les ombres des étants, et non plus des ombres d'images... |
Le parallèlisme est rigoureux, chaque branche de l'opposition faisant apparaître deux séries de « réalités », réalités terrestres (vivants et plantes) et réalités célestes (soleil) d'un côté, reflets et ombres de l'autre, la seule différence étant que, du côté de ce qu'on ne peut pas regarder tout de suite, toutes ces réalités sont listées avant qu'on mentionne l'impossibilité de les regarder tout de suite, alors que du côté de ce à quoi on s'habitue, la liste est interrompue par le mot ètheia pour permettre à l'apparition du mot skias (« ombres ») d'appeler une sorte de redescente dans la caverne à travers la comparaison de ce dont les ombres extérieures sont ombres, des « étants » (ontôn), avec ce dont les ombres dans la caverne étaient ombres, des « images » (eidôlôn). (<==)
(22) « Du plus fiable dans le corps » traduit le grec tou saphestatou en sômati. Cette périphrase désigne bien évidemment les yeux, que le commun des mortels considère comme les organes les plus capables de nous apporter une connaissance certaine, dans l'ordre du moins que Platon qualifie justement de « visible », et qui sont ici mis en regard de tou beltistou en psuchè (« du meilleur dans l'âme »), c'est-à-dire de la partie de l'âme qui rend possible le logos. L'adjectif qu'utilise Platon, au superlatif, pour qualifier les yeux est saphès, dont le sens est « clair, manifeste, évident », et par suite « véritable, sûr, digne de confiance ». C'est donc par le degré de confiance qu'on leur accorde (« je ne crois que ce que je vois », disent nombre de personnes) que Platon caractérise ici, non sans une certaine ironie, les yeux, espérant que l'allégorie de la caverne nous aura incité à réfléchir sur cette confiance (qu'il aurait sûrement trouver piquant qu'on qualifie d'aveugle pour en augmenter encore l'intensité lorsqu'on dit par exemple : « j'ai en toi une confiance aveugle »...) que nous mettons dans la vue au détriment de ce dont elle n'est pour lui que l'image, comme il vient de le dire, l'« œil » de l'esprit... (<==)
(23) Le parallèle qui est établi est donc le suivant :
tèn dunamin kai epanagôgèn le pouvoir et l'élévation |
|
tou beltistou du meilleur |
tou saphestatoui du plus fiable |
en psuchè dans l'âme |
en sômati dans le corps |
pros tèn thean vers la contemplation |
pros tèn vers celle |
tou aristou du plus excellent |
tou phanotaton du plus lumineux |
en tois ousi d'entre les étants |
en tôi sômatoeidei te kai horatôi
topôi dans le lieu de forme corporelle et visible |
On notera que le parallélisme est rigoureux, à la non répétition près des mots en vert qui sont sous-entendus la seconde fois, jusqu'à l'avant dernier terme inclus. Par contre, lorsqu'il s'agit de décrire ce parmi quoi l'un est le plus excellent, l'autre le plus lumineux, le parallélisme rigoureux cesse. Un pluriel d'un côté, et, oh surprise ! du côté des « étants », un singulier de l'autre. Un simple participe présent, ousi, participe présent au datif neutre pluriel de einai, « être », d'un côté ; un nom au singulier assorti de deux qualificatifs de l'autre. Et ce nom renvoie au « lieu », c'est-à-dire en quelque sorte à ce qui fonde l'unité de notre monde visible en lui servant de réceptacle. Quant au premier qualificatif de ce lieu, c'est sômatoeidès, qui associe en un même mot le sôma, le corps matériel, et l'eidos, la forme, l'« idée », et pourrait se traduire mot à mot par « en forme de corps », c'est-à-dire « de l'espèce des corps ». C'est cette présence d'un eidos associé au corps qui explique le second qualificatif de « visible », ou plutôt, c'est parce que notre « âme » est capable d'extraire des données brutes de la vue, qui, comme telles, ne sont que des taches de couleurs diverses, des eidè, que la vue peut alimenter notre réflexion en nous faisant prendre conscience de l'existence autour de nous d'« êtres » distincts les uns des autres dans le continuum spatio-temporel un qu'est le « lieu » visible (voir sur ce point la note 34 à ma traduction de la section 73c-77a du Ménon). Ce choix de termes qui est comme un concentré de métaphysique platonicienne qui risque d'en prendre plus d'un à contrepied, n'est certainement pas innocent. Sômatoeidès est en effet un mot rare (en dehors des occurrences dans les dialogues de Platon, on ne le trouve qu'une fois dans tous le corpus disponible sur le site Perseus, chez Strabon, un géographe ayant vécu au tournant de notre ère, en Géographie, IX, 3, 11), dont c'est la seule occurrence dans la République, et qu'on ne trouve que 9 fois en tout dans les dialogues, dont 5 fois dans le Phédon (81b5, c4, e1, 83d5, 86a2), les autres occurrences étant dans le Politique (273b4) et dans le Timée (31b4, 36d9). C'est aussi un de ces mots dont aussi bien le Bailly que le LSJ ne donnent pas d'exemples d'utilisation antérieures à Platon et il n'est pas impossible que, là encore, il s'agisse d'une création de Platon. Et même si l'utilisation du suffixe -eidès était courante en grec pour former des adjectif signifiant « en forme de.. », « de ... apparence » (ainsi, on trouve déjà chez Homère theoeidès, « semblable aux dieux, d'apparence divine », ou eueidès, « de belle apparence, gracieux »), il est difficile de croire que Platon, qui nous montre dans le Cratyle qu'il est sensible à l'étymologie des mots et y fait disserter Socrate sur les qualités requise de l'instaurateur des noms (Cratyle, 389a-391a), n'ai pas été conscient des résonnances métaphysiques que pouvait évoquer le rapprochement en un même mot de sôma et d'eidos, surtout dans un tel contexte. C'est la raison pour laquelle j'ai essayé de rendre ce rapprochement sensible en français en traduisant sômatoeidei non pas simplement par « corporel », mais par « de forme corporelle ». (<==)
(24) Cette remarque de Glaucon explicite ce qui reste sous-jacent à toute la discussion entre Parménide et Socrate dans la première partie du Parménide : ce n'est pas parce qu'on ne parvient pas à se faire une conception claire de ce que sont les « idées » qu'il faut les rejeter, si les rejeter pose autant, voire plus, de problèmes que les accepter sans trop savoir dire ce qu'elles sont. Ce n'est pas parce qu'on ne « voit » pas trop ce que peut être l'ordre intelligible qu'il faut en nier l'existence si le rejeter nous conduit à des conclusions encore plus inacceptables, comme le montrera l'étranger d'Élée en opposant fils de la terre et amis des eidè (« formes ») dans le Sophiste. Plus généralement, ce n'est pas parce qu'on est incapable de démontrer une proposition que son contraire est vrai, incapables de rendre clair un concept que ce concept doit être abandonné. Et ce n'est pas parce que la raison, le logos, ne peut nous donner toutes les réponses, qu'il faut rejeter en bloc le logos et tomber dans la misologie, qui est la forme la plus radicale de misanthropie s'il est vrai que le logos est ce qui spécifie l'homme et le distingue de tous les autres animaux, cette misologie que Socrate dénonce au cœur du Phédon quelques instants avant de mourir (cf. Phédon, 89b4-91c6 ; le mot misologos (« misologue ») est en 89d1, l'expression logous misein (« haïr les logoi ») en 89d3 sous la forme logous misèsas (« haissant les logoi ») et le mot misologia (« misologie »), rapproché de misanthrôpia (« misanthropie ») en 89d4). (<==)
(25) « Le mode » traduit le grec ho tropos. Ce mot, dont le sens premier est « direction », et qui signifie « manière, façon » dans un sens très général, a aussi, comme nomos et prooimion utilisés plus haut, un sens à connotation musicale et signifie alors « mode, mélodie, ton, chant ». C'est parce que « mode » a aussi ce double registre en français que je l'ai retenu pour traduire ici tropos. Le mot avait déjà été utilisé quelques lignes plus haut, au début de la réplique de Glaucon, dans la locution allon tropon, que j'ai rendue par « d'un autre point de vue », faute de pouvoir utiliser là une traduction qui suggère la connotation musicale du mot. (<==)
(26) « La puissance du dialegesthai » traduit (partiellement, puisque je renonce à traduire le verbe dialegesthai, pour les raisons que j'explique dans la note 1, le grec hè tou dialegesthai dunamis, formule qui est apparue pour la première fois en République, VI, 511b4 dans l'analogie de la ligne, et qu'on va retrouver deux fois encore dans les pages qui suivent (533a8 et 537d5) avant qu'elle réapparaisse dans le Parménide dans la bouche de Parménide (Parménide, 135c2) et dans le Philèbe (Philèbe, 57e7). (<==)
(27) Toute la fin de la réponse de Glaucon multiplie les termes, noms et verbes, qui évoquent le voyage, la marche, le cheminement, restant en cela dans le registre de la métaphore qui sous-tend l'allégorie de la caverne et qu'on retrouve au début de la section ici traduite avec des termes comme methodos, comme je l'ai signalé dans la note 3. (<==)
(28) Le verbe que je traduis par « te laisser diriger » est akolouthein (verbe dérivé du substantif akolouthos (« compagnon de route, suivant, serviteur ») dont vient le français « acolyte » via le latin chrétien acolythus), qui signifie « faire route avec, accompagner, suivre » et, au sens figuré, « suivre (un raisonnement, un discours), ou encore « se laisser conduire/diriger par ». La traduction par « suivre », que j'avais retenu dans la première version de cette page, est celle qui vient le plus naturellement à l'esprit ici. Mais, si l'on admet le principe de scénarisation de la République que j'ai présenté dans la page intitulée « Aux âmes, citoyens ! », selon lequel Socrate, Adimante et Glaucon « jouent » chacun, en tant qu'une personne dont l'âme est dominée par l'une ou l'autre de ses trois parties, le rôle des trois parties de l'âme aristocratique d'Athènes confrontée à son âme démocratique, « jouée » par Céphale, Polémarque et Thrasymaque, avec Socrate dans le rôle du logos (raison), Adimante dans le rôle du thumos (amour-propre) et Glaucon dans le rôle des epithumiai (passions) et qu'on se souvient de l'image de l'attelage ailé du Phèdre (cf. Phèdre, 246a6-b4 et 253c7-e5) dans laquelle le cocher représente la raison et les deux chevaux le thumos (amour-propre) et les epithumiai (passions), Glaucon est donc le cheval rétif de cette âme, ou du moins représente une âme dominée par les passions et Socrate le cocher qui tente de le maîtriser, ce que rend mieux la traduction par « se laisser diriger ».
Interprétée
à la lumière de l'allégorie de la caverne que Socrate vient de rappeler, cette
remarque sur l'incapacité pour un Glaucon/passions jeune (il est supposé avoir une vingtaine d'années au moment du dialogue) et fougueux (il est qualifié par Socrate en 474d4 d'« homme porté à l'amour » (andri erôtikôi)) de se laisser diriger par Socrate/raison ne veut
pas nécessairement dire, si l'on ne le cantonne pas dans le rôle exclusif de la partie désirante de l'âme aristocratique d'Athènes (lecture des « grosses lettres », perspective « politique » et sociale), mais qu'on voit en lui une personne dont l'âme est dominée pour l'instant par les passions (lecture des « petites lettres », perspective individuelle et psychologique), que son cas est désespéré, mais
seulement qu'il est trop pressé et que l'ascension (le « dressage » par le cocher/raison qu'est Socrate) ne peut être menée en une
seule fois jusqu'à son terme. Comme l'a indiqué l'allégorie, il faut passer
par des périodes d'accoutumance entre les étapes de la progression et il ne suffit pas d'avoir entendu une description analogique succincte de la démarche menant à la contemplation des auta et finalement à celle du bon (l'allégorie de la caverne) et survolé le programme de formation correspondant à base d'arithmétique, géométrie et autres pour être en état de contempler le bon lui-même (to agathon auto, 540a8-9). Déjà au livre IV, Socrate, en prélude à l'analyse des parties de l'âme qui fait suite à celles des classes de la cité et de leurs vertus respectives, en réponse à un Glaucon qui, là au contraire d'ici, avouait sa difficulté à le suivre quand il parlait de « la question facile [de savoir] à propos de l'âme si elle a ces trois sortes (eidè) en elle ou pas » (435c4-6), avait fait part de son opinion selon laquelle les cheminements (methodôn) utilisés pour conduire leur discussion ne permettraient jamais d'arriver à une réponse rigoureuse sur cette question, mais qu'il existait « un autre chemin plus long et plus ample » (allè makrotera kai pleiôn hodos, 435d3) pour y parvenir et il avait rappelé cet avertissement en 504b1-8, au moment d'aborder le programme de formation des philosophes, en faisant remarquer que ses interlocuteurs s'étaient alors satisfaits de ce manque de rigueur et en leur faisant confirmer qu'ils s'en satisfaisaient toujours. C'est donc à un Glaucon qui a accepté ce manque de rigueur et a accepté le cheminement plus court plutôt que le plus long et plus rigoureux dans sa hâte d'arriver au but qu'il affirme qu'il ne pourra pas se laisser guider par lui, c'est-à-dire réfréner ses ardeurs jusqu'à l'avoir atteint. Lorsque Socrate va revenir, dans la fin du livre VII, sur le programme de sélection et de formation des philosophoi destinés à gouverner, il va décrire un programme qui dure jusqu'à l'âge de 50 ans, avec des allers et retours entre l'intérieur et l'extérieur de la caverne (cf. 539e2-3), avant que celles (cf. 540c5) et ceux qui auront satisfait à toutes les sélections successives soient en mesure de tourner leurs regard vers to agathon auto (« le bon lui-même ») 540a4-c2). Il suffit en fait de lire tout ce programme et la description des dispositions naturelles requises qui l'a précédée, en 535a6-540c9 pour comprendre en quoi la demande de Glaucon est prématurée. (<==)
(29) « Empressement » traduit le grec prothumias, qui exprime la tension du thumos (la partie intermédiaire de l'âme dans la tripartition de la République) « vers » (pro-) quelque chose. Le mot peut se traduire par « bonne volonté », « ardeur », « zèle », « enthousiasme », « empressement » ou des termes équivalents. Dans la continuité de la note précédente, cette référence au thumos suggère un Socrate dont l'âme est bien réglée : le thumos s'est fait l'allié de la raison et poursuit le même objectif et les passions sont sous contrôle, ce qui n'est manifestement pas le cas de Glaucon. (<==)
(30) Comme je l'ai déjà indiqué par anticipation dans la note 20 ci-dessus, le mot grec traduit ici par « image » est eikona, accusatif singulier de eikôn, et non plus eidôlon, lui aussi traduit par « image » lorsqu'il a été utilisé en 532b7 et 532c2. (<==)
(31) « Ce
que du moins ça me semble à présent » traduit
le grec ho ge dè moi phainetai. La traduction de ce membre
de phrase pose problème car presque tous les mots sont susceptibles
de plusieurs sens. Prenons-les donc l'un après l'autre :
- ho est le relatif hos au neutre singulier nominatif
([ce] qui) ou accusatif ([ce] que). Il renvoie à auto to alèthes, « le
vrai lui-même », adjectif neutre substantivé, qui
précède
immédiatement et identifie ce qu'on verrait si l'on était capable
de suivre Socrate, et qui ne serait plus une eikona (un « tableau »,
une « image », une « représentation »)
de ce dont on parle. Mais, selon le sens qu'on donne à phainetai,
on peut le penser sujet ou complément direct de ce verbe qui, dans ce second
cas, aurait un sujet implicite, ce qui est tout à fait possible en grec où
l'on n'a pas de pronoms personnels sujets.
- ge est une de ces particules dont le grec est friand et dont
la traduction est toujours délicate, et que souvent les traducteurs
préfèrent
ignorer pour ne pas alourdir la traduction. Le problème ici est que ge peut
aussi bien avoir un sens intensif (« certes, assurément »)
qu'un sens restrictif (« du moins »).
- dè est une autre de ces particules, qui, elle aussi,
peut avoir plusieurs sens : soit elle a un sens temporel, lui-même variable
entre « à
présent », « déjà », « désormais » et « alors », soit
elle marque une simple transition dans le raisonnement (comme pourrait le faire
« maintenant » ou « à présent » en
français entre les étapes d'une démonstrations), soit elle peut elle aussi
avoir un sens intensif (« certes,
en vérité »).
- moi est le seul mot qui ne pose pas de problèmes dans cette
proposition c'est le datif de egô, « à moi »,
qui est complément d'attribution du verbe phainetai.
- phainetai, enfin, est la troisième personne du singulier du
présent de l'indicatif moyen ou passif du verbe phainein. Ce
verbe peut être transitif et signifier « montrer, mettre en
lumière, faire connaître », ou intransitif et signifier
« devenir visible, venir à la lumière, se montrer, apparaître ». Mais
à partir de ces sens, le verbe évolue au moyen vers un sens de « paraître » où,
comme en français, l'accent se déplace de la manifestation (« le
soleil paraît à l'horizon ») vers le doute (« il
paraît qu'elle est malade »). Ainsi, la formule phainetai
est souvent utilisée pour signifier « il paraît », « il
semble ».
On pourrait donc aussi bien traduire (1) : « ...le
vrai lui-même qui en effet alors se montre à moi » que
(2) : « ...le
vrai lui-même, ce que du moins ça me semble en effet » (la traduction que j'avais retenue dans la précédente version de cette page),
ou encore (3) : « ...le vrai lui-même, ce que
du moins ça me semble à présent » (la traduction que je retiens dans cette version).
Et ces trois options n'épuisent pas les combinaisons possibles de sens des
termes. Le seul indice pour éventuellement orienter notre choix ne vient pas
de la proposition elle-même, mais de ce qui suit, qui explicite une restriction
en se demandant si c'est ontôs (« vraiment, réellement » :
adverbe formé sur le participe présent ôn, ontos de einai, « être ») ou
pas que l'on peut affirmer ça.
Ce que l'on peut dire au-delà du mot à mot des traductions, c'est que Socrate
veut à la fois insister sur le fait qu'il y a quelque chose à découvrir au
terme du parcours, un auto (« ça-même »), quelque chose qui phainetai, qui se donne à « voir »,
mais que l'adéquation de la perception qu'a celui ou celle à qui ça se donne à voir, Socrate en l'occurrence (« à moi », moi), de ce qui « se montre/paraît » en activant son intelligence, c'est-à-dire la vérité de cette perception, n'est pas garantie : phainesthai, « paraître », s'oppose ici à einai (« être »), dont dérive l'adverbe ontôs (« réellement ») qui suit, non pas pour mettre en doute la réalité de ce qui se montre, mais parce que, introduisant un « observateur » à qui ça se montre, il pose la question de l'aptitude de cet observteur à appréhender ce qui se montre comme c'est. Et dans cette perspective, le dè, compris dans le sens de « à présent », ajoute l'idée que cet observateur, situé dans le temps, n'a pas une perception immuable de ce qui se donne ainsi à voir et que la perception qu'il en a peut progresser au fil du temps. C'est d'ailleurs bien cette idée de progrès dans le temps qui est sous-jacente à toute cette réplique de Socrate et qui justifie sa réponse au jeune Glaucon (cf. note 28). Et finalement, ce que précise Socrate aussitôt après, en utilisant le verbe diischurizesthai construit
sur la racine ischus, « force », et que j'ai
traduit par « épuiser ses forces », c'est qu'il est par nature au-dessus de nos forces, à nous êtres humains, de savoir si notre intelligence (nous) nous donne une « vision » adéquate de ce qui se montre à nous puisque justement nous n'avons que nos sens et elle pour l'appréhender. Et si, à côté de la vue, nous avons d'autres sens et notre intelligence pour nous permettre de comprendre que la vue ne nous donne pas une vision exhaustive et parfaitement adéquate de ce qui l'active, au-delà de l'intelligence, nous n'avons rien qui puisse nous permettre de vérifier la plus ou moins parfaite adéquation de ce qu'elle nous révèle à ce qui l'active, c'est-à-dire la plus ou moins grande vérité de notre compréhension de cela. Socrate sait donc qu'il ne peut et ne pourra jamais garantir que ce qu'il chercherait à faire voir à Glaucon et à ses autres auditeurs est bien le bon lui-même (auto to agathon) et le cheminement pour y parvenir, mais il sait aussi que Glaucon n'a pas conscience de ça et prendrait ce qu'il aurait compris (bien ou mal) de ses propos pour la vérité, et c'est pourquoi il refuse de satisfaire sa demande. (<==)
(32) Socrate continue de jouer sur les ambiguïtés du verbe phainein puisqu'ici, c'est ce verbe, utilisé à l'actif et que j'ai traduit par « rendre visible », qui décrit le résultat de la mise en œuvre de la puissance du dialegesthai, prenant la place donc du verbe idein (« voir ») utilisé auparavant. Là où la vue produit dans celui qui voit des images de ce qui l'active, l'intelligence produit des logoi sur ce qui l'active, qu'il convient de mettre à l'épreuve du dialegesthai pour en éprouver la pertinence. Pour marquer le doute qui subsiste sur la possibilité pour l'intelligence d'accéder à la vérité pleine et entière, phainein (« rendre visible ») est utilisé à l'optatif avec an (phèneien an), rendu dans la traduction par « pourrait rendre visible ». Par contre, aucun doute ne subsiste dans l'esprit de Socrate sur le fait, s'il y a un moyen d'accéder à la vérité, c'est celui-là (la puisance du dialegesthai proprement mise en œuvre) et aucun autre. On peut aussi remarquer que, dans le texte grec, aucun complément d'objet n'est explicité pour phainein, pas même par un pronom. Faut-il y voir une discrète suggestion que ce que la puissance du dialegesthai « pourrait rendre visible, faire paraître, manifester » est indicible, que c'est au-delà du logos ?... (<==)
(33) « Expérimenté » traduit l'adjectif grec empeiros, qui signifie « doté de peira », peira étant un mot signifiant « expérience, essai, tentative » (on retrouve ce mot grec à la racine du français « empirique »). Le pouvoir du dialegesthai n'est pas d'abord une affaire de « recettes », de « techniques », mais bien une affaire de pratique. C'est à force de dialegesthai, de conversations menées sérieusement et sincèrement sur des sujets appropriés que l'on acquiert l'expérience du logos qui permet de le dépasser et d'atteindre cet indicible qu'il dévoile, la première condition pour cela étant qu'on comprenne bien le statut des mots par rapport à ce qu'ils cherchent à désigner et en particulier qu'ils ne sont pas ce qu'ils cherchent à désigner, pas plus que, dans le registre visible, les images produites par la vue ne sont ce dont elles ne sont qu'images. C'est sans doute aussi le manque d'expérience, de pratique, du jeune Glaucon, que Socrate avait en tête dans sa réplique précédente en disant que Glaucon serait incapable de le suivre (cf. note 28). (<==)
(34) Glaucon reprend ici mot pour mot sous forme affirmative l'expression qu'a utilisée Socrate deux répliques plus haut sous forme négative pour couper court à une investigation sur le fait de savoir si c'est ontôs (« vraiment, réellement ») ou pas qu'on aurait accès au vrai au terme de la recherche (voir le dernier paragraphe de la note 30 ) : Socrate disait alors que ouket' axion touto diischurizesthai, Glaucon répond ici à une nouvelle question de Socrate que touto axion diischurizesthai. Oui ! cela vaut la peine d'épuiser ses forces à essayer d'aller jusqu'au bout de ce que permet le logos, même si la certitude absolue n'est pas au bout du chemin et il vaut mieux chercher à avancer, à parcourir jusqu'au bout (diienai, le verbe que vient d'employer Socrate et que j'ai traduit par « passer en revue ») les domaines de connaissance qu'il nous ouvre pour faire l'expérience (voir note précédente) de ce qu'on peut découvrir au terme plutôt que d'épuiser ses forces à disserter a priori sur la nature et la réalité de ce que l'on pourrait trouver au terme si on décidait de se lancer dans l'aventure !… (<==)
(35) « À propos de chaque ça-même » traduit le grec autou ge hekastou peri. Je n'ai pas voulu ajouter au grec où l'on ne trouve que des pronoms neutres, un mot français comme « chose » ou « être » qui polluerait le texte, soit en « chosifiant » ce qui est en cause, qui est absolument n'importe quoi, soit en y introduisant un terme (« être » ou « étant ») qui est trop lourd de sens dans un tel contexte pour qu'on puisse se permettre de l'ajouter là où il n'est pas, surtout lorsque justement, il est utilisé aussitôt après dans la même phrase pour dire qu'on s'intéresse à ho estin hekaston, à « ce que chacun est ». L'accent de ce membre de phrase porte sur le autou, qui est renforcé à la fois par sa position en début de proposition (le peri étant rejeté à la fin du groupe nominal auquel il appartient, tournure qui n'est pas exceptionnelle en grec) et par le ge qui le suit immédiatement et qui porte donc sur lui. Cette formule fait écho au auto ho estin hekaston (« cela même qu'est chacune [des choses] » de 532a7, où il était déjà justement question du dialegesthai et du logos comme moyen d'y accéder. Ce dont il est question ici, comme déjà alors, c'est donc de tout ce qui peut être considéré comme étant un « lui » (autos), une « elle » (autè) ou un « ça » (auto) et dont on cherche justement à savoir ce qu'il est, ce qu'elle est ou ce que c'est en vérité, mais considéré en soi-même, c'est-à-dire abstraction faite justement de la manière dont on le perçoit, par les sens et/ou par l'intelligence, qui peut ne pas être parfaitement adéquate à ce que c'est « objectivement ». Et la première condition pour être, pour nous, être humains, un « ça-même », c'est d'activer un ou plusieurs de nos sens et/ou notre intelligence (nous), c'est-à-dire d'être cause d'un pragma (« activité ») par rapport à nous, d'être quelque chose qui « agit » (prattei, forme du verbe dont dérive pragma) sur nous (par exemple en activant notre vue, ou notre ouïe, ou notre réflexion) et dont nous subissons (paschein) le pathèma (« affection », substantif dérivé de paschein), qui nous permet d'en saisir un eidos, voire une idea (voir la fin de la note 16 sur ces mots et leur différence de sens dans ce contexte). (<==)
(36) Le sujet
de cette proposition est allè tis methodos, « quelque
autre cheminement », dans lequel on retrouve le terme methodos qui
a été employé par Socrate en 531d1, mais aussi déjà, comme je l'ai rappelé dans la note 28, en 435d1, pour critiquer la rigueur des « cheminements » que suivait la discussion en cours avant de suggérer déjà, dans une expression voisine de celle qu'on trouve ici, qu'il existait « un autre chemin plus long et plus ample » (allè makrotera kai pleiôn hodos, 435d3), propos qu'il a rappelés en 504b1-8 en parlant, cette fois, d'allè makrotera periodos (« un autre cheminement plus long pour en faire le tour », 504b2).
Le noyau commun à tous ces termes est le mot hodos (« route, chemin »), dont dérivent les deux autres et j'ai dit dans la note 3 qu'il
me semblait important de conserver dans la traduction de methodos l'idée
de « cheminement » impliquée
par hodos (« route, chemin »)
plutôt
que celle qu'implique aujourd'hui le mot « méthode » qui
en est le décalque français mais qui met l'accent sur le caractère « systématique » du
cheminement. L'emploi en 504b2 d'un autre dérivé d'hodos, periodos (« cheminement autour »), dans une formule pratiquement identique aux deux autres et parlant donc de la même chose, un autre « cheminement », montre que l'important pour Platon n'était pas la nuance de sens importée par le préfixe meta ou peri, mais l'idée de « cheminement » induite par hodos, et que les nuances de sens induites par les préfixes n'étaient pas exclusives l'une de l'autre, mais complémentaires : le meta (« à la suite de ») de methodos suggère que le cheminement est constitué d'étapes successives et le peri (« autour de ») de periodos que ce cheminement ne se fait pas en ligne droite mais en envisageant ce à quoi on s'intéresse sous de multiples angles complémentaires (comme le montrent en particulier les dialogues dits aporétiques). Ici, cette insistance sur hodos (« route, chemin ») est mise en évidence par le fait
que c'est précisément le mot hodos lui-même qui
suit methodos,
utilisé au datif hodôi comme complément de moyen
du verbe epicheirei dont methodos est
sujet : le texte grec est en effet allè tis epicheirei methodos
hodôi...
(« un autre cheminement entreprend par un certain chemin... »)
dans lequel le verbe est venu s'intercaler entre les deux adjectifs indéfinis juxtaposés allè tis (« quelque autre/une certaine autre ») et
le nom auquel ils se rapportent, methodos, pour permettre le rapprochement
de methodos et hodôi. Il est alors pour le moins paradoxal
que certains traducteurs donnent au datif hodôi le sens adverbial
de « méthodiquement », suivant le parcours inverse
de celui qui a conduit le mot methodos à prendre, à partir
de sa racine
hodos et sous l'effet du préfixe meta- qui introduit
une idée de progression à travers ce que l'on parcourt (plus
que de rigueur dans le procédé) le
sens de parcours « méthodique » !... Que
l'expression hodôi utilisée seule, comme ici ou en Phèdre,
263b7, puisse avoir un sens adverbial proche de l'anglais « in
a way » (« way » est
une des traductions possibles de hodos en anglais), c'est-à-dire « d'une
certaine manière » (mot à mot « par
un [certain] chemin »), c'est probable, et que le
fait de dire qu'on suit « un certain chemin » veuille
souligner qu'on ne se déplace pas n'importe comment, c'est possible
aussi, mais c'est à mon avis forcer le sens que de le tirer vers celui
de « méthodiquement » ou
« systématiquement » (« systematically » en
anglais, comme le fait Shorey).
En fait, l'accent ici n'est pas sur la systématicité, mais sur l'universalité de la « méthode », exprimée par le peri pantos (« à propos de tout ») qui suit le hodôi. Mais pour le voir, il faut se resituer dans la progression du raisonnement en intégrant à la fois ce qui a précédé et ce qui suit, car le allè (« autre ») de allè tis methodos, « quelque
autre cheminement » n'oppose pas, ici en tout cas, ce qui est dit ici à ce qui a précédé en suggérant un autre cheminement que le cheminement dialektikos dont il a été question dans ce qui a précédé sans encore lui donner explicitement ce nom et dont il va être à nouveau question dans la réplique suivante de Socrate qui emploie pour la première fois l'expression hè dialektikè methodos (« le cheminement dialektikos »), ce qui serait contradictoire à la fois avec l'affirmation de Socrate dans sa réplique précédente que « la puissance du dialegesthai seule pourrait [le] (le vrai lui-même) rendre visible » et sa reprise dans sa réplique suivante selon laquelle « le cheminement dialektikon seul marche ainsi... », mais à ce qui suit dans cette réplique, où lui fait écho le allai de all' hai men allai pasai technai (« Mais tous les autres arts »). C'est la raison pour laquelle j'ai mis entre parenthèses dans ma traduction de allè tis methodos le « autre » de « un (autre) cheminement » : si en grec, il est d'usage fréquent qu'allos renvoie non à ce qui précède, mais à ce qui suit (comme dans l'expression allos men..., allos de..., qui se traduirait par « l'un..., l'autre... » en français alors qu'en grec, c'est le même mot, allos, qui est utilisé les deux fois), ce n'est pas le cas en français lorsque les deux choses qui sont mises en opposition sont explicitées. Ce que veut dire ici Socrate c'est que, si la plupart des gens, faute d'avoir l'expérience (empeiria, cf. empeirôi en 533a9 et note 33) requise, sont incapables de comprendre ce qu'est la puissance du dialegesthai et ce que c'est que d'être dialektikos, ils sont au moins capables d'admettre qu'il existe une « méthode » unique qui permet, pour chaque étant et pour tous (peri pantos), d'appréhender ce qu'il est en vérité, même s'ils ne sont pas d'accord sur la méthode permettant cela. La suite de la réplique va expliquer pourquoi toutes les autres démarches (autres que la méthode dialektikos) sont incapables de cela, celles qu'ils qualifie de technai parce que ce n'est pas leur souci, leur objectif étant de répondre à des besoins justement qualifiés de « techniques », la production et l'entretien des produits de la nature ou de l'artisant humain, et les autres, celles auquelles on donne (abusivement) le nom de savoirs (epistèmai), comme la géométrie et autres disciplines similaires, parce qu'elles s'interdisent par méthode de remonter au-delà des éléments dont elles font les soutiens de leurs raisonnment et dont elles refusent de « rendre compte » (logon didonai). (<==)
(37) Le mot « arts » que
j'ai utilisé pour traduire le grec technai est a prendre dans
un sens très large qui ne se limite pas aux activités « techniques » au
sens moderne, comme le montre la description très générale que donne ensuite
Socrate de ce dont il veut parler. Il envisage ici toute activité tournée vers
la création (genesis)
ou l'assemblage d'éléments préexistants (sunthesis,
pris dans son sens étymologique de « placement ensemble »),
et aussi les activités d'« entretien » désignées
collectivement sous le terme de therapeia
(le mot grec dont vient le français « thérapie »)
pris ici dans un sens beaucoup plus général que simplement médical
puisqu'il est spécifié qu'il concerne à la fois tout ce qui croît, ta
phuomena (du verbe phuein dont vient phusis, la nature,
et à travers lui le français « physique »),
c'est-à-dire toutes les créatures « naturelles » du
monde physique (ce qui implique que le terme englobe aussi bien la médecine
que l'élevage ou l'agriculture), que tout ce qui a été assemblé, ta sunthitemena, c'est-à-dire
les productions de l'activité humaine qu'il ne suffit pas de créer ou d'assembler,
mais qu'il faut aussi ensuite entretenir, réparer, restaurer, etc. (on notera
que le découpage entre phuomena et sunthitemena est
plus large que le découpage entre genesis et sunthesis,
puisque les phuomena, ce sont justement les êtres qui ne sont pas
produits, c'est-à-dire créés (comme par exemple une statue sculptée) ou assemblés
(comme par exemple un navire ou une maison), par l'homme, ce qui ne veut pas
dire qu'ils ne peuvent être l'objet de soins de la part des hommes pour favoriser
leur croissance, comme le montrent l'agriculture et l'élevage).
Tous ces « arts » sont par ailleurs mis par Socrate
en rapport avec les opinions (doxai) et les désirs (epithumiai)
des hommes. La préposition grecque qui est utilisée pour mettre en relations
les technai et tout ce qui les spécifie, aussi bien ici doxai et epithumiai,
que genesis, sunthesis et therapeia, est la préposition pros,
qui peut désigner toutes sortes de rapports, et pas seulement des rapports
de finalité. C'est pour rester aussi ouvert que le grec que je l'ai traduite
par « en
rapport avec » plutôt que par « en vue de ». Ce
que Socrate semble suggérer ici, c'est que toutes les activités humaines qu'il
qualifie de technai s'appuient sur des opinions, ne serait-ce
que quant à leur caractère bénéfique ou pas pour l'homme, et sont motivées
par le souci de satisfaire des désirs de
l'homme, epithumiai étant ici à prendre dans un sens beaucoup plus
large que celui qu'il a quand il l'utilise pour désigne la partie « inférieure » multiforme
(d'où le pluriel) de l'âme, celle qui est le plus en prise avec sa dimension
corporelle, c'est-à-dire dans un sens qui peut aussi bien inclure le désir
d'apaiser la faim qui justifie l'agriculture et l'élevage que le désir de beauté
qui conduit à l'activité artistique du poète ou du sculpteur. (<==)
(38) Le mot grec que je traduis par « comme en état de veille » est hupar, terme qui s'oppose à onar, racine du verbe oneirôttein, « rêver », qu'on trouve peu avant dans la phrase : onar, c'est « en rêve » et hupar, c'est « à l'état de veille ». La traduction par « en réalité » forcerait le texte en préjugeant du fait que ce qu'on voit en état de veille est bien la réalité. (<==)
(39) La solidité
des théories mathématiques dépend de la solidité et de la stabilité de leurs
fondements, qui s'expriment par des axiomes, des définitions ou des hypothèses.
Des mots comme « fondements » ou « fondations »
rendent mieux le sens étymologique du grec hupothesis, mot
à mot « ce qui est posé sous », que son
décalque français « hypothèse » qui,
justement parce qu'il est un décalque, fait perdre le sens premier du mot en déplaçant l'accent vers le caractère incertain, « hypothétique », de ces « hypothèses ».
La traduction d'hupothesis par « prémisse », mot dérivé du latin praemissum, qui signifie « envoyé devant/avant », transpose dans le temps (avant/après) l'image spatiale suggérée par hupothesis (dessous/dessus) en lui faisant perdre le caractère d'incertitude qu'a « hypothèse » en français, qui n'est pas ici la préoccupation de Socrate, même si le mot hupothesis en grec pouvait aussi avoir ce sens du temps de Platon. Socrate met en effet l'impuissance de ces sciences à « voir » to
on, l'étant, ce qui est, sur le compte du caractère akinèton de
ces « fondements », c'est-à-dire en quelque sorte justement sur
ce qui fait leur stabilité, le fait qu'ils ne « changent » pas : akinètos veut
dire « privé de kinèsis », c'est-à-dire de
mouvement, mouvement étant pris dans un sens très général, non limité au déplacement,
mais incluant aussi toute sorte de changement. Le mot peut se traduire par « fixe », « immuable », « inébranlable », notions qui s'accordent mal avec celle d'incertitude liée à « hypothèse » en français. Mais akinètos peut aussi avoir le sens de « secret » à partir de l'idée de quelque chose qu'on ne doit pas mettre en mouvement par la parole (voir par exemple Sophocle, Antigone, 1060 et Œdipe à Colone, 624), sens qui peut aussi résonner avec l'idée que les géomètres refusent de « rendre raison » (logon didonai) de leurs hupotheseis.
Socrate ne reproche pas ici aux géomètres et à ceux qui pratiquent des disciplines
similaires d'être bornés, d'être incapables de changer d'hypothèses de départ
même si celles-ci conduisent à des résultats absurdes ou contradictoires,
comme si le fait de changer la série d'axiomes dont ils partent pour développer le
même genre de théories (des théories relevant de leur discipline)
pouvait avoir une chance de les rapprocher de la « réalité »,
ou au moins d'une « vision » plus
proche de l'état de veille, comme si, par exemple, toute la question était
de savoir si c'est la géométrie euclidienne ou la géométrie riemannienne qui
nous approche le plus de la réalité. Il constate simplement que, pour
pouvoir avancer dans leur domaine, ils doivent considérer leur
principes de départ comme intangibles, tant du moins qu'ils
ne sont pas invalidés par les conséquences qu'on en tire,
et ne pas en changer au gré des démonstrations successives. C'est cela même
qui les caractérise en tant qu'hupotheseis. Mais c'est aussi
ce qui interdit d'y trouver une explication, un logon de la réalité,
une explication de ce qui est. Le géomètre pose par définition que
le carré est une figure composée de quatre côtés égaux formant à leurs jonctions
quatre angles droits. Et il en tire des conséquences, comme par exemple que
le carré formé sur la diagonale d'un carré donné a une superficie double de
celle du carré de départ. Et pourtant, à l'état de veille,
il ne voit jamais un carré correspondant à sa définition, car tous les carrés
« réels » de notre monde physique ne sont que
des approximations du carré « idéal » sur
lequel il raisonne et ne sont donc même pas des carrés à proprement parler
répondant à sa définition. C'est en ce sens qu'on peut dire que le carré du
géomètre est un « rêve ». Mais le
problème de savoir si ce « rêve » a plus
de « réalité » que les approximations de
carrés qu'il voit éveillé, si l'ordre « intelligible » auquel
participe cette construction de son esprit est plus ou moins « réel » que
notre monde matériel, n'entre pas dans le champ de perspective du
géomètre et il ne peut pas raisonner en
tant que géomètre sur
ces questions, mettre en cause la validité hypothétique mais
non questionnable de ses définitions. Ce n'est qu'en devenant autre chose que
géomètre qu'il peut, en s'appuyant sur la conscience qu'il a prise en tant
que géomètre de l'« existence », sous une
forme sur laquelle il ne s'est pas posé de questions tant qu'il raisonnait
en géomètre, d'« objets » de pensée sur
lesquels il parvenait à raisonner mais qui n'avaient pas de « réalité » matérielle,
se demander quelle forme d'« existence » ces « objets
de pensée » manipulés par le géomètre peuvent bien avoir.
Et c'est bien dans cette perspective que Socrate préconisait l'étude des disciplines
mathématiques dans les pages qui précèdent la section ici traduite, non pour
leur valeur propre, mais pour le questionnement qu'elles peuvent susciter dans
un esprit curieux au-delà de ce qui est leur champ d'investigation propre.
Et c'est en ce sens qu'il faut comprendre le heôs an, « aussi
longtemps que... » : non pas « aussi longtemps qu'il
s'entêtera sur ses hypothèses », mais « aussi
longtemps qu'il restera géomètre, qu'il raisonnera en tant que géomètre »,
et que donc il s'interdira par méthode de tenir un discours
(logon didonai), de rendre raison, dans un logon autre que
celui du géomètre, des fondements, des hupotheseis, qu'il
pose au départ pour pouvoir raisonner en géomètre. (<==)
(40)« Artifice » traduit le mot grec mèchanè, dont vient le français « mécanique », et qui désigne, de manière très large, et en bonne ou mauvaise part, tout ce qui est le produit de l'invention humaine, une machine aussi bien qu'une ruse, une invention ingénieuse aussi bien qu'une machination diabolique, tout ce qui donc est « artificiel » par opposition à ce qui est « naturel », c'est-à-dire de l'ordre de la phusis. (<==)
(41) Socrate reconnaît au discours du géomètre, ou de celui qui pratique une discipline similaire, la capacité de « lier ensemble » (sumplekein) un « point de départ » (archè), un « résultat final » (teleutè) et des « intermédiaires » (ta metaxu) selon un discours cohérent (homologia), mais refuse que, dans la mesure où ce dont on part et sur quoi on s'appuie reste de l'ordre de « ce qu'on ne connaît pas » (ho mè oiden), ce discours, aussi cohérent soit-il, se voie qualifier d'epistèmè, de « savoir » et non pas simplement d'« art » (technè). Comme je le disais dans la note 39, le géomètre peut bien montrer sans incohérence que le carré construit sur la diagonale d'un carré donné a une surface double du carré de départ, en prenant pour archè la définition du carré « idéal », mais, comme il ne sait pas ce que c'est que ce carré au-delà de la définition purement formelle qu'il en donne, son discours n'est pas « savoir », mais « art », « technique ». Il pourra en dériver des applications pratiques dans la vie courante, en matières d'arpentage, d'architecture ou que sais-je encore, mais il ne sera pas plus avancé pour cela en termes de connaissance de ce qui existe ou pas (to on), en termes de connaissance de ce que sont, en tant que telles, ces entités immatérielles dont il parle, qu'il lie les unes aux autres et sur lesquelles il raisonne juste et sans contradiction. (<==)
(42) Le texte grec est hè dialektikè methodos, methodos étant féminin en grec (comme « méthode » en français). Mais comme j'ai pris le parti de traduire methodos par « cheminement » (voir note 3), qui est masculin, et par contre de ne pas traduire dialegesthai et dialektikos (voir note 9), je me sens obligé ici, pour ne pas choquer les hellénistes, de remplacer dans la traduction le féminin de l'original, dialektikè, par un neutre, dialektikon, moins choquant à côté de « cheminement ». (<==)
(43) Les
deux mots grecs que j'ai traduits respectivement par « collaborateurs » et
par « coretourneurs » sont sunerithoi et de sumperiagôgoi.
- Sunerithos est composé du préfixe sun- (« avec,
ensemble ») et de erithos, qui signifie « ouvrier
à gages, moissonneur, valet de ferme ». Le mot est rare et
on ne le trouve qu'une autre fois dans les dialogues, en Lois,
X, 889d4, appliqué comme ici à des technai.
-
Sumperiagôgos est encore plus rare, puisque c'en est la seule
occurrence dans tous les dialogues, et même dans tous le corpus grec
disponible sur le site Perseus,
et il n'est pas impossible que ce soit un néologisme forgé par
Platon. À la racine de ce mot, on trouve le verbe agein, « mener,
conduire, diriger », auquel un premier préfixe, peri- (« autour »),
s'ajoute pour former le verbe periagein, qui signifie « conduire
autour, promener autour » (appliqué par exemple à un cheval),
mais aussi, « faire tourner, tourner, retourner », sens
dans lequel il est employé par deux fois dans l'allégorie de la caverne, à
propos des prisonniers qui ne peuvent periagein (« tourner »)
la tête (514b2) et que l'on oblige ensuite
à periagein (« tourner ») le cou au
début de leur libération (515c7).
L'ajout d'un second préfixe, sun- (qui
devient sum- devant
le pi de periagein) conduit au verbe sumperiagein, beaucoup
plus rare que periagein, qu'on ne trouve pas dans les dialogues, mais
dont on trouve 3 occurrences chez Xénophon, dans le sens d'« emmener
avec soi dans ses pérégrinations ». Sumperiagôgos est
un nom d'acteur dérivé de ce verbe tout comme agôgos, « guide » est
dérivé d'agein. Dans la traduction que j'en donne par
le néologisme « coretourneurs », je privilégie
l'allusion que j'y vois à l'emploi de periagein dans l'allégorie
de la caverne, puisque tout le « cheminement » éducatif
au terme duquel on arrive ici est présenté par l'allégorie comme
un
« retournement » de l'âme. (<==)
(44) Socrate indique bien ici que son langage n'est pas toujours rigoureux et qu'il lui arrive, pour se conformer à l'usage et du fait de l'habitude (dia to ethos), d'employer epistèmè (« savoir, science, connaissance ») dans un sens « faible » où il est presque synonyme de technè (« art, technique »), alors qu'en rigueur de termes, ce mot devrait être réservé à la connaissance la plus haute et la plus complète, une connaissance qui ne soit pas fondée sur des « hypothèses ». Mais il reconnaît en même temps que certaines technai comme celles qui ont été passées en revue dans les pages précédentes, arithmétique, géométrie, etc., mériteraient un nom spécifique, distinct à la fois de technè et d'epistèmè, qui manifeste qu'elles sont plus que de simples opinions (doxai), mais pourtant pas un savoir au sens le plus plein du terme (epistèmè utilisé dans son sens rigoureux). Cet aveu est important pour réaliser qu'il ne faut pas chercher dans les dialogues une rigueur technique dans le vocabulaire qui nuirait à leur compréhension en ignorant l'usage et l'habitude des lecteurs (ce qui ne veut pas dire que Platon ne sait pas être rigoureux dans l'usage des mots quand il l'estime nécessaire, mais seulement que cette rigueur ne doit pas devenir un carcan et n'est pas toujours de mise). Il est important aussi par rapport à la compréhension de l'objet même de toute cette discussion, la dialektikè methodos, le dialegesthai, qui est fondé sur le logos mais qui ne peut se dispenser d'en accepter les contraintes et les usages : il ne s'agit pas de réformer le langage pour lui donner une rigueur qui ne serait qu'illusoire, mais d'apprendre à l'utiliser avec toutes ses imperfections pour arriver à le dépasser et à en faire l'outil qui nous permet d'accéder à ce qui est au-delà de lui. Pour nous aider à comprendre cela, Socrate utilise ici quelques expressions très imagée. Il nous parle de l'« œil de l'âme » (to tès psuchès omma ») qui serait « complètement enseveli dans un bourbier barbare » (en borborôi barbarikôi). Le barbaros, pour un grec, c'est celui dont on ne comprend pas la langue, dont le parler n'est qu'un borborygme indistinct qu'imite justement le mot bar-bar- qui trouve son origine dans une onomatopée. Ici, Platon redouble l'effet en rapprochant le mot barbarikos du mot borboros (« fange, bourbier ») comme pour renforcer encore l'effet d'un langage indistinct. Dans cet état initial où l'image de l'œil de l'âme remplace celle du prisonnier enchaîné, nous sommes tous comme en pays « barbare » confrontés à un logos qui nous est opaque, ou qui du moins fait écran à notre perception de ce qu'il « imite » et prétend décrire. Mais, comme dans l'allégorie de la caverne, il va s'agir ici aussi de nous élever au dessus de ce « bourbier » et c'est le « cheminement dialectique » (hè dialektikè methodos) qui va nous le permettre pourvu que nous sachions prendre notre temps (èrema, « doucement, lentement »). Dans ce cheminement, le rôle que peuvent jouer les technai comme l'arithmétique, la géométrie, et les autres qui viennent d'être décrites, est décrit par deux mots, sunerithoi et sumperiagôgoi, que j'ai analysés dans la note précédente et qui, vu leur rareté, n'ont sûrement pas été choisis au hasard par Platon. Les deux termes sont construits avec le préfixe sun-, comme pour insister sur la complémentarité de toutes ces technai : c'est ensemble qu'elle peuvent nous permettre de dépasser chacune d'elles pour progresser vers ce qu'aucune ne peut seule permettre d'atteindre. Chacune nous ouvre un aspect de la réalité, et c'est par la multiplication des point de vues partiels que l'on peut justement enrichir notre perception du réel dans sa globalité. Si, dans ma traduction de sumperiagôgoi, j'ai privilégié l'idée de retournement qui renvoie à l'usage de periagein dans l'allégorie de la caverne, on peut aussi comprendre ce mot comme suggérant l'idée de « tourner autour », c'est-à-dire d'aborder l'étude sous de multiples points de vue en « tournant autour » de ce que nous cherchons à saisir, to on, ce qui est. Or, cette idée de complémentarité, de multiplicité des points de vue, s'applique aussi au niveau du langage : pour ne pas se laisser piéger par les mots, il faut savoir accepter que le même mot ait plusieurs sens et que plusieurs mots capturent mieux la réalité de quelque chose qu'un seul, chacun sous un angle légèrement différent et en renvoyant à d'autres images, à d'autres significations voisines qui peuvent contribuer à éclairer ce que chaque mot ne saisit que partiellement de ce dont on parle. (<==)
(45) Dianoia, traduit par « pensée discursive », est le terme qu'a utilisé Socrate dans l'analogie de la ligne (où je l'ai traduit par « réflexion ») pour désigner l'opération correspondant au premier (dans l'ordre où il les présente) sous-segment du segment de l'intelligible (voir en particulier la synthèse finale, en 511d8), par opposition à la noèsis qui correspond à l'opération associée au second sous-segment de ce même segment. Mais en fait, Socrate avait déjà utilisé ce mot auparavant, dans un sens moins spécialisé, son sens usuel de « pensée », lorsqu'il avait dit à propos des géomètres, qu'ils « se [font] leurs raisonnements par rapport au carré lui-même, à la diagonale elle-même, et non pas à celle qu'ils dessinent, et de même pour le reste, [...] s'en servant en effet comme d'images à leur tour, mais cherchant à voir celles-là mêmes qu'on ne peut pas voir autrement que par la dianoia » (510d5-511a1). Et c'est Glaucon, en reformulant ce qu'il avait compris des propos de Socrate, qui avait commencé à spécialiser ce mot en disant : « tu m'as l'air d'appeler dianoia l'état d'esprit (hexin) de ceux qui sont versés dans la géométrie et celui de ceux qui le sont dans ce genre de choses, et non pas « intelligence » (nous), estimant que la dianoia est quelque chose d'intermédiaire entre l'opinion (doxa) et l'intelligence (nous) » (511d2-5). C'est sans doute pour s'adapter au niveau de compréhension de son interlocuteur que Socrate a conservé le mot dianoia pour désigner ce qu'il met en relation avec le premier sous-segment de l'intelligible et que lui appelle pathèma (« affection ») et non hexis (« état d'esprit ») comme Glaucon pour insister sur le fait que ça a une cause extérieure objective, et aussi qu'il va bientôt remplacer noèsis (« intelligence (en tant qu'activité), pensée, esprit »), de sens voisin de dianoia (« intelligence (en tant que faculté), réflexion, pensée »), par epistèmè (« savoir ») comme nom du pathèma associé au second sous-segment de l'intelligible et reprendre noèsis pour désigner globalement ce qu'il associe à l'intelligible (noèton) en l'opposant à doxa (« opinion »), associé globalement au visible. Platon nous montre ici par l'exemple comment il faut, si l'on veut être dialektikos, faire preuve de flexibilité à l'égard des mots, surtout quand il s'agit de présenter des concepts nouveaux, pour lesquels le vocabulaire existant n'est à l'évidence pas adapté, en prenant en compte ce que l'interlocuteur admet comprendre plutôt qu'en cherchant à lui imposer un vocabulaire « technique » figeant le sens de mots existants sans vérifier qu'il comprend chacun des mots de ce vocabulaire dans le sens spécialisé qu'on prétend leur donner. Car l'accord n'a d'intérêt que s'il porte sur le sens, pas sur le mot. (<==)
(46) Le membre
de phrase qui suit le « dit-il » de Glaucon dans cette
réplique pose problème. Les éditeurs et traducteurs du
texte de Platon hésitent
sur le fait de savoir s'il faut l'attribuer à Glaucon ou à Socrate
et l'estiment incompréhensible en l'état, quelles
que soient les variantes textuelles retenues. La plupart d'entre eux y
voient une interpolation tardive, sans doute d'inspiration stoïcienne,
et certains traducteurs ne le traduisent même
pas. Voyons donc, pour commencer, ce qu'il en est du texte grec et des traductions
proposées, avant d'examiner
les arguments en faveur de telle ou telle option et d'apporter notre propre
contribution au débat.
Pour ce faire, il est nécessaire de replacer le texte douteux dans
son contexte immédiat, en commençant
vers la fin de la réplique précédente de Socrate, en 533d7.
- Les
manuscrits (désignés par les lettres A, D, F et M) donnent
le texte suivant, que je présente sans ponctuation ni indications de
changement d'interlocuteur
(il faut se rappeler que, du temps de Platon, un texte écrit était
une suite de lettres majuscules sans accents, esprits, ou ponctuation ni espace
entre les mots) en mettant en rouge la section douteuse :
esti d' hôs emoi dokei ou peri onomatos [hè (F)] amphisbètèsis
hois [tosoutôn (A F M)/tosouton (D)] peri
skepsis [hosôn (A F M)/hoson (D)] hèmin
prokeitai ou gar oun ephè [all' ho (A
M)/allo(F
D)] an
monon dèloi pros tèn hexin saphèneiai [legein(F
M)/legei(A D)] en psuchèi areskei [oun(F
D)/goun (A M)] èn
d' egô hôsper...
c'est-à-dire (les mots qui varient d'un manuscrit à l'autre sont
en gras) :
- manuscrit A : esti d' hôs emoi dokei
ou peri onomatos amphisbètèsis
hois tosoutôn peri skepsis hosôn hèmin
prokeitai ou gar oun ephè all' ho an
monon dèloi pros tèn
hexin saphèneiai legei en psuchèi areskei goun èn
d' egô hôsper...
- manuscrit D : esti d' hôs emoi dokei
ou peri onomatos amphisbètèsis hois tosouton peri
skepsis
hoson hèmin prokeitai ou gar oun ephè allo an
monon dèloi pros tèn hexin saphèneiai legei en
psuchèi areskei oun èn d' egô hôsper...
- manuscrit F : esti d' hôs emoi dokei
ou peri onomatos hè amphisbètèsis hois tosoutôn peri
skepsis hosôn hèmin prokeitai ou gar oun ephè allo an
monon dèloi pros tèn hexin saphèneiai legein en
psuchèi areskei oun èn d' egô hôsper...
- manuscrit M : esti d' hôs emoi dokei
ou peri onomatos amphisbètèsis hois tosoutôn peri
skepsis
hosôn hèmin prokeitai ou gar oun ephè all'
ho an monon
dèloi pros tèn hexin saphèneiai legein en
psuchèi areskei goun èn d' egô hôsper...
Les variantes en dehors de la partie en rouge, article (hè)
dans le manuscrit F devant amphisbètèsis absent des
autres manuscrits, accusatif singulier tosouton... hoson dans le
manuscrit D là où les autres ont tosoutôn... hosôn au
génitif pluriel,
et hésitation entre oun et goun (contraction de ge oun) vers la fin ne changent
guère
le sens et sont sans influence sur le problème
ici envisagé.
- Burnet, dans le volume IV des Platonis opera pour
Oxford Classical Texts, donne le texte suivant (je reproduis à partir
de maintenant dans toutes les citations qui suivent, en grec ou en traduction,
la ponctuation et la disposition typographique de l'édition citée,
qui indique en particulier les marques de changements d'interlocuteurs ;
par ailleurs, dans les autres textes grec cités, je
mets en gras les endroits où ils
s'écartent
des quatre manuscrits) :
Esti d', hôs emoi dokei, ou peri onomatos amphisbètèsis,
hois tosoutôn peri
skepsis hosôn hèmin
prokeitai.
Ou gar oun, ephè.
All' ho an monon dèloi pôs tèn
hexin saphèneiai legein en psuchèi < arkesei;
Nai. >
Arkesei oun, èn
d' egô, hôsper...
Burnet, comme on peut le voir, fait du membre de phrase douteux une réplique à part
entière
de Socrate en ajoutant
à la fin un verbe qui n'est pas dans les manuscrits. Pour ce
faire, il doit aussi ajouter une réplique à Glaucon pour des
raisons qui seront précisées plus loin (présence du èn
d' egô, « repris-je », dans la phrase suivante,
qui marque le début d'une réplique de Socrate).
Par ailleurs, il modifie le verbe initial de la réplique suivante de
Socrate, en remplaçant areskei,
3ème personne du singulier de l'indicatif présent actif du verbe areskein (« il
plaît, il convient, il est satisfaisant ») par arkesei,
3ème personne du singulier de l'indicatif futur actif du verbe arkein (« il
suffira »), qu'il suppose répété entre la fin
de la réplique litigieuse
et le début de cette réplique (ce qui pourrait expliquer, dans
sa perspective, la perte de la réplique
intercalaire de Glaucon, car un copiste peut en effet sauter quelques mots
quand le même mot
est répété à l'identique à peu d'intervalle
dans le texte qu'il copie), et qui convient mieux là où, selon
lui, il manque dans les manuscrits, c'est-à-dire
comme verbe principal de la partie douteuse, qui n'en a pas. Enfin, il transforme
le pros des
manuscrits en un pôs (« en
quelque sorte »). L'édition des OCT n'inclut pas de traduction,
mais on peut penser que le sens supposé par Burnet est quelque chose
comme « mais
il suffira seulement de dire avec clarté ce qui peut en quelque sorte
montrer la possession dans l'âme ».
- Shorey, dans son édition de la République pour
la collection Loeb, propose le texte suivant, qu'il dit dans une note de critique
textuelle être
celui de Hermann dans l'édition Teubner, mis
entre crochets comme le fait Adam, et
ne le traduit pas dans sa traduction en anglais, ce qu'il explique dans
une note à la traduction par le fait que ce texte « is
hopelessly corrupt and is often considered an interpolation » (est
irrémédiablement corrompu et est souvent considéré comme
une interpolation) :
Esti d', hôs emoi dokei, ou peri onomatos amphisbètèsis,
hois tosoutôn peri skepsis hosôn hèmin prokeitai.
Ou gar oun, ephè· [all' ho an monon
dèloi pros tèn exô saphèneian,
ha legei
en psuchèi, arkesei.] Areskei goun, èn
d' egô, hôsper...
Le point en haut entre ephè et le début de la section
douteuse implique que celle-ci est attribuée à Glaucon et constitue
la suite de sa réponse. Nous ne chercherons pas à préciser
le sens que pouvait donner Shorey à ce texte, puisque lui-même
ne le traduit pas, donnant de cet ensemble la traduction (en anglais) suivante :
« But I presume we shall not dispute about
the name when things of such moment lie before us for consideration.” “No,
indeed,” he
said.* * *“Are you satisfied, then,” said I… »
- Chambry, pour l'édition Budé de la République,
donne le texte suivant :
Esti d', hôs emoi dokei, ou peri onomatos amphisbètèsis,
hois tosoutôn peri skepsis hosôn hèmin prokeitai.
Ou gar oun, ephè· †all'
ho an monon dèloi
pros tèn
hexin saphèneiai
legei en psuchèi†.
Areskei oun, èn d' egô, hôsper...
Il indique dans les notes de critique textuelle qu'il considère la section
entre les deux †, qu'il attribue à Glaucon, comme étant
une glose corrompue et il donne la traduction suivante de ce passage :
« Mais ce n'est pas, je pense, le moment de contester sur le nom,
quand on a des questions aussi importantes à débattre que celles
que nous nous sommes proposées.
Non, en effet, dit-il [; il
nous suffit d'un nom qui fasse voir clairement notre pensée].
Je suis donc d'avis, repris-je, de faire comme... »
Une note sur le texte entre crochets indique : « J'ai
donné du texte mis entre deux croix la traduction que demande le passage
et que semble indiquer les mots de cette phrase dont la construction est impossible ».
- Slings, dans la nouvelle édition en 2003 de la République en un volume séparé pour
Oxford Classical Texts, donne le texte suivant :
Esti d', hôs emoi dokei, ou peri onomatos amphisbètèsis,
hois tosoutôn peri
skepsis hosôn hèmin
prokeitai.
Ou gar oun, ephè. All' ho an monon dèloi †pros tèn
hexin saphèneiai legei en psuchèi.†
Areskei oun, èn
d' egô, hôsper...
Slings revient donc au texte du manuscrit A, sauf pour le oun qui suit areskei au début de la réplique de Socrate, qu'il préfère au goun, qu'il donne dans son apparat critique comme leçon du manuscrit A sous la forme g' oun. Il y qualifie par ailleurs le texte entre deux croix de locus desperatus pour en signaler l'attribution par Burnet à Glaucon.
Si l'on consulte maintenant les traductions :
- Jowett (texte disponible sur Internet sans notes) traduit
(en anglais) : « But
why should we dispute about names when we have realities of such importance to
consider ?
Why, indeed, he said, when any name will
do which expresses the thought of the mind with clearness ?
At any rate, we are satisfied, as before...
- Robin (Pléiade) traduit : « Mais
à mon sens, il n'y a pas place pour un débat sur la dénomination,
quand on a à examiner des points de l'importance de ceux en face desquels
nous sommes placés. — Non,
en effet, dit-il ; ce serait en revanche assez qu'elle
put exprimer avec clarté ce qu'elle dit relativement à cette manière
d'être dans l'âme. — Il
suffira donc, repris-je, ainsi qu'on l'a fait... » et indique
dans une note sur « il suffira » : « depuis
"ce serait...", traduction conjecturale d'un texte corrompu ».
- Baccou (GF90) traduit : « Mais il
ne s'agit pas, ce me semble, de disputer sur les noms quand on a à examiner
des questions aussi importantes que celles que nous nous sommes proposées.
Certes non ! dit-il.
Il suffira donc, repris-je, comme précédemment... »
et il indique dans une note sur « dit-il » : « Nous
n'avons pas traduit les mots : all' ho an monon dèloi
pros tèn hexin sapheneiai legei en psuchè, qui ne présentent
aucun sens satisfaisant, et que nous considérons, avec J. Adam, comme
interpolés ».
- Bloom (Basic Books) traduit (en anglais) : « But,
in my opinion, there is no place for dispute about a name when a consideration
is about things so great as those lying before us.
No, there isn't, he said.
Then it will be acceptable, I said, just as before... »
et
indique dans une note sur « he said » : « in
all but one of the manuscripts there follows a sentence of which there are several
versions, none wholly intelligible. Hence I have left it out of the translation.
Its point is apparently that if the clarity of the name mirrors the clarity of
the soul in the particular faculty, Glaucon will be content ».
- Dixsaut (Bordas) traduit : « Mais
ce n'est pas ici, me semble-t-il, le lieu d'entamer une controverse sur le nom,
quand on a à examiner des questions de l'importance de celles qui se posent à nous. — Non,
en effet. — Il suffira de procéder.... »
Aucune note ne justifie la suppression du texte litigieux, qu'elle
ne traduit pas (mais il s'agit d'une édition à usage des terminales et élèves des prépas aux grandes écoles, dans laquelle il est normal de ne pas se lancer dans des considérations sur les variantes textuelles)..
- Piettre (Nathan) traduit : « Mais
il ne s'agit pas de disputer du nom quand nous avons à examiner des sujets
aussi importants que ceux qui se présentent à nous.
G. — Non, en effet, ce
que le mot révèle seulement avec clarté dans notre situation,
c'est ce qu'il dit à l'âme.
S. — Il suffit donc, comme on l'a
fait auparavant... »
et, dans une note sur « à l'âme »,
indique « texte
corrompu ».
- Pachet (Folio essais 228) traduit : « Mais
il n'y a pas lieu, à ce qu'il me semble, d'ouvrir une controverse sur
le nom, quand on a à examiner des choses aussi importantes que celles
que nous avons devant nous.
— Non, en effet, dit-il.
< — Alors
suffira ce qui fait seulement voir comment désigner avec clarté l'état
qui est dans l'âme ?
— Oui >.
— Il suffira donc, dis-je, comme auparavant... »
et commente en note sur « oui » : « le
texte de ces deux répliques figure dans tous les manuscrits sauf un, mais
il n'est pas sûr qu'il soit de Platon. Adam le considère comme une
interpolation due à un commentateur d'inspiration stoïcienne, donc
tardive » (Pachet
commet une erreur en suggérant que la seconde de ses deux répliques
entre crochets, le nai traduit
par oui, est
dans tous les manuscrit, alors que c'est une addition de Burnet),
et en note sur « il suffira » : « Il
suffira donc : arkesei, au lieu de areskei ("il me
plait")
qui figure dans les manuscrits, est une correction proposée par Burnet ».
- Cazeaux (Poche philo 4639) traduit : « Ce
n'est d'ailleurs pas sur les noms que vont chicaner des gens à qui d'amples
questions comme les nôtres restent proposées.
GLAUCON — En effet [...]
MOI — On se contentera
donc du tableau précédent... »
et renvoie après les trois points entre crochets à une note disant : « la
phrase qui suit reste incompréhensible ».
- Grube/Reeve (Hackett) traduisent (en anglais) : « But
I presume that we won't dispute about a name when we have so many more important
matters to investigate.
Of course not.
It will therefore be enough to call... »
sans qu'aucune note n'indique que le texte suspect existe et a été laissé de
côté.
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier) traduisent : « Mais
je pense qu'il n'est pas opportun d'entamer une controverse sur le nom, quand
il nous reste à examiner des questions aussi importantes que celles qui
se présentent
à nous.
GLAUCON.— En effet, il suffit que le nom révèle
clairement ce que l'âme
veut dire.
SOCRATE.— Il suffit donc, comme on l'a fait auparavant... ».
- Leroux (GF653) traduit : « Je ne
crois pas qu'il y ait lieu de disputer du nom, alors qu'il nous revient de faire
l'examen de choses aussi importantes que celles qui s'imposent à nous.
— Non, en effet, dit-il.
— Il nous plaira donc, dis-je, comme auparavant... »
et commente dans une note sur « il nous plaira donc » : « je
ne suis pas le texte de J. Burnet, qui conserve dans ce passage une ligne qui
se trouve dans toute la tradition manuscrite, mais où on peut déceler
une interpolation d'origine stoïcienne ; on y trouve en effet la mention
d'une hexis dans
l'âme (e4), correspondant au nom et à la définition. Suivant
l'opinion de J. Adam, à laquelle je me range, je supprime donc cette interpolation
et je conserve,
à la reprise, areskei qui est présent dans les manuscrits » (la
fin de sa note est
pour le moins surprenante, car il traduit comme s'il avait conservé le temps
futur de arkesei avec le sens de areskei !).
- Reeve (Hackett 2004) traduit (en anglais) : « But
I don't suppose we will dispute about names, with matters as important as those we have before us to investigate.
GLAUCON: Of course not, just as long as they express the state of clarity the soul possesses.
SOCRATES: It will be satisfactory, then, to do... »
Pour compléter cette revue, il reste à mentionner ce qui a pu induire
Adam et d'autres à voir dans ce passage une interpolation d'origine stoïcienne.
Diogène Laërce, dans ses Vies et doctrines des philosophes illustres, fait
suivre sa vie de Zénon
de Cithium, le fondateur de l'école stoïcienne, d'un résumé des doctrines
de cette école. Or, dans la section de ce résumé consacrée à la dialectique,
on lit la définition suivante de l'epistèmè : « tèn
epistèmèn phasin […] hexin en
phantasiôn prosdexei ametaptôton hupo logou (un état
d'esprit dans la réception des représentations inébranlable par
le discours) » (DL VII, 47 ; on retrouve textuellement
cette définition en VII, 165, où elle est attribuée à Hérillos de Chalcédoine).
Or la phrase de Platon qui nous occupe
vient aussitôt
après que
Socrate ait mis en doute la pertinence du mot epistèmè pour
qualifier ce dont il a précédemment
parlé et utilise le mot hexis, qui est central à la
définition
de l'epistèmè par
les
stoïciens selon Diogène Laërce. Il n'en fallait sans doute pas plus pour
que certains fassent le rapprochement et voient les stoïciens derrière
une phrase par ailleurs peu compréhensible !
Pourtant le mot hexis
n'est pas rare dans les dialogues, puisqu'on l'y trouve en 63 occurrences,
dont deux proches de notre texte, l'une en 509a5,
dans l'analogie du bon et du soleil (voir note
97 à ma traduction de cette section), et l'autre en 511d4 dans
l'analogie de la ligne (voir note 68 à ma
traduction de cette section). Cette dernière occurrence est particulièrement
intéressante, puisqu'elle apparaît dans une réponse de
Glaucon où il résume ce qu'il a compris des propos antérieurs
de Socrate, au moment où il essaye d'expliquer ce que Socrate entend
par... dianoia !… Et il l'explique comme tèn
tôn geômetrikôn te kai tèn tôn toioutôn hexin, « l'état
[d'esprit] de ceux qui sont versés dans la géométrie
et celui de ceux qui le sont dans ce genre de choses ». Or c'est
justement ici au moment où Socrate réintroduit le mot de dianoia pour
le substituer à epistèmè que l'on trouve le mot hexis.
Aussi, avant de déclarer qu'hexis a ici le sens « technique » que
lui donnaient les stoïciens dans la définition de l'epistèmè citée
plus haut, il faudrait peut-être se demander si l'usage qui en est fait
ici est cohérent
avec l'usage qui en est fait ailleurs chez Platon et en particulier dans l'analogie
de la ligne, à laquelle renvoie le contexte immédiat du texte
que nous examinons.
Ceci suppose que nous répondions à deux questions : à qui,
de Socrate ou de Glaucon, devons-nous attribuer le membre de phrase contesté,
et quelle variante textuelle devons-nous adopter pour obtenir une construction
grammaticale satisfaisante lui donnant du sens ?
Le principal problème grammatical que pose ce membre de phrase est l'absence
de verbe principal si l'on retient la leçon legein des manuscrits
F et M, et la difficulté d'accepter un verbe principal à la troisième personne
du singulier dont on ne voit pas trop le sujet, si l'on choisit la leçon legei de
A et D. Pour résoudre ce problème, je propose de retenir la leçon legein,
et de supposer que cette phrase n'est pas une phrase complète se suffisant
à elle-même, mais la continuation de la phrase commencée par
Socrate avec esti d', où elle constitue le second membre d'une alternative
introduit par all' (« mais ») (ce qui suppose
de retenir la leçon all' ho de A et M plutôt que la leçon allo de
F et D, et donc pour l'ensemble le texte de M, le seul à avoir à la fois la
leçon all' ho et la leçon legein) s'opposant
au ou (« non
pas ») de ou peri onomatos amphisbètèsis (« non
pas un désaccord à propos du nom »), selon le schéma
suivant :
esti d' | mais c'est | ||||
(hôs emoi dokei ) | (me semble-t-il) | ||||
|
|
||||
|
|
||||
|
|
Cette manière de comprendre fait d'ailleurs mieux justice à la
place du ou dans la première partie de la phrase (la place
naturelle de la négation ou étant devant le mot ou le
groupe de mots sur lesquels elle porte) que
les traductions unanimes qui, sans doute justement faute de voir un autre membre
à l'alternative qu'ouvrirait son association à amphisbètèsis,
l'interprètent
comme portant sur le verbe esti
(ce qui serait à la rigueur possible si le hôs emoi dokei ne
venait pas s'intercaler entre esti d' et ou, mais est plus
difficile à accepter dans la phrase telle qu'elle est : si la négation
avait dû porter sur esti, l'ordre des mots aurait plutôt été esti
d' ou, hôs emoi dokei, peri onomatos amphisbètèsis).
Certes, l'alternative ainsi proposée oppose, d'un point de vue grammatical,
un groupe nominal construit autour de amphisbètèsis à
une proposition infinitive construite autour de legein, mais il n'y
a rien là d'impossible : du point de vue du sens, esti peut
se comprendre en le faisant précéder du sous-entendu suivant :
(ce qui est en train de se passer dans notre conversation,) c'est… C'est
quoi ? « c'est non pas un désaccord/une
contestation/un doute/une controverse sur le nom, mais dire
avec clarté
etc. »
En ce qui concerne la traduction de ce second membre de l'alternative,
je comprends le monon (« seulement ») comme
portant sur le en psuchèi (« dans l'âme »)
mis en valeur en fin de phrase et complétant le verbe an dèloi au
subjonctif avec an exprimant
une éventualité (« qui peut éventuellement être
visible/clair/évident ») :
il est donc question de ce qui peut être visible/clair/évident
dans l'âme, mais le peut seulement là, et ce, du fait
d'un certain état d'esprit résultant de l'habitude (pros
tèn
hexin ; aussi bien « état [d'esprit] » que « habitude » sont
des traductions possibles de hexis),
et pas nécessairement
pour tous (éventualité).
Et c'est cela qu'il faut chercher
à exprimer par le legein le plus « clairement » possible.
Le verbe dèloun est
dérivé de la racine dèlos et l'adjectif saphèneia de
la racine saphès, dont les sens sont très voisins, et
tous deux expriment une idée de clarté, d'évidence. Pour
ne pas utiliser en français
deux mots de même racine là où le grec en emploie deux
de racines différentes
(« dire avec clarté ce qui peut être clair... »),
j'ai traduit le sens intransitif de dèloun par « être
visible », « visible » étant le sens
premier de dèlos.
Finalement, l'opposition dont nous avons souligné la dissymétrie
grammaticale est entre des mots (onomata) qu'on
serait tenté de prendre pour les choses qu'ils nomment et qui deviendraient
objets de controverses et une activité, le « parler » (legein),
qui ne fait qu'essayer d'exprimer le moins imparfaitement possible le résultat
d'une hexis susceptible de se produire dans l'âme sous l'effet
de l'activité de notre esprit. Ce que nous exprimons par des mots, c'est
ce que notre esprit nous donne à comprendre sous l'effet de la réflexion
de ce qu'il saisit directement (l'intelligible) ou par l'intermédiaire
des données
de nos sens (le « visible »). Mais cette expression ne
peut se condenser dans des mots pris individuellement dont chacun dirait exactement
et de la même manière pour tous de qu'il représente. C'est
dans l'acte même
de parler, dans le dialegesthai compris au sens le plus ordinaire,
dans la confrontation des points de vue, que peut s'éclairer progressivement
ce que nous cherchons à comprendre et que peut se construire une hexis, une « possession »,
une « habitude »,
un « état d'esprit » qui nous rend aptes à comprendre
et à communiquer de plus en plus clairement. Et c'est sans doute ce qui
explique que le Socrate de Platon utilise plus volontiers l'expression to
dialegesthai, c'est-à-dire un infinitif substantivé renvoyant à une
activité,
que l'expression hè dialektikè, un adjectif substantivé
qui renverrait à une qualité propre de cette activité dont
on ne sait pas trop ce qu'elle est et qui, en arrêtant, en figeant cette
activité
dans l'intemporalité d'un qualificatif qui en supprime la dynamique, la
vide justement de tout pouvoir.
Ces idées sont dans le droit fil de ce qu'on peut attendre du Socrate
de Platon et leur expression à ce point de la discussion n'a rien pour
surprendre. Mais il reste un problème. En effet, tout cela serait bel
et bon si l'on pouvait admettre que c'est bien Socrate qui prononce les deux
parties de la phrase, seulement interrompu entre
les deux termes de l'alternative par un ou
gar oun (« Bien
sûr que non ! ») exclamatif
d'un Glaucon incapable d'attendre la fin de la phrase de Socrate pour marquer
son approbation. Malheureusement, le en d' egô (« repris-je »)
qui suit immédiatement areskei
oun oblige à voir dans cet areskei oun le début
d'une réplique
de Socrate, après que le ephè (« dit-il »)
nous ait obligé à voir dans le
ou gar oun le début d'une réplique de Glaucon. Aussi,
sauf à faire ce
que fait Burnet et à supposer une réplique manquante de Glaucon
entre psuchèi et areskei dont
aucune trace ne subsisterait dans les manuscrits, on est contraint d'attribuer
à Glaucon le membre de phrase contesté, c'est-à-dire le
second membre de l'alternative. Est-ce acceptable ?
Pour répondre à cette question, remarquons tout d'abord que les
réponses de Glaucon
ne se limitent pas toujours à de simples monosyllabes ou formules toutes
faites d'acquiescement ou de dénégation, ce qui ne rend pas invraisemblable
qu'il puisse ici dire plus que quelques mots. La question est alors plutôt
de savoir s'il est dramatiquement et psychologiquement tenable qu'il anticipe
ainsi la fin d'une phrase de Socrate exprimant une idée qui ne va pas
de soi et qui pose même problème
à la plupart des spécialistes. Et c'est là qu'il faut se
souvenir de la longue réplique de Glaucon à la fin de l'analogie
de la ligne, en 511c3-d5,
dans laquelle il résume ce qu'il a compris des explications de Socrate,
et en particulier de la fin de celle-ci (511d2-5),
déjà
mentionnée plus haut, où il emploie le terme hexis pour
expliquer celui de dianoia. Il y évoque aussi hè tou
dialegesthai epistèmè (la science du dialegesthai, 511c5)
qui rend saphesteron (« plus clair ») que ce qu'on
appelle les technai (« arts ») ce qui est « observé » (theôroumenon),
employant pour cela l'adjectif saphès qu'on retrouve ici dans saphèneia.
Or c'est justement à cette discussion qu'est en train de renvoyer ici
Socrate et le texte qui nous occupe sert d'introduction à un résumé que
va en donner Socrate dans la réplique qui commence par areskei oun.
On n'a alors aucun mal à imaginer un Glaucon, tout fier encore des compliments
que lui avait alors adressés Socrate (hikanôtata apedexô, « tu
as parfaitement compris », 511d6)
et le voyant revenir à ce qui avait été
dit alors, brûlant cette fois de montrer à Socrate, et plus encore
aux jeunes auditeurs qui l'entourent, qu'il est capable de reformuler tout seul
ce que le « maître » est sur le point de dire pour
lui confirmer qu'il a bien compris. Et pour Platon, d'un point de vue dramatique,
et surtout pédagogique vis-à-vis des lecteurs, le fait de mettre
la fin de la phrase, constituant une contribution importante à la compréhension
du rôle du
langage et du dialegesthai, dans la bouche de Glaucon plutôt que
de Socrate, sans que Socrate manifeste ensuite son approbation autrement que
par son absence de commentaires ou de critique, est une manière de mettre
cette remarque en valeur et d'amener le lecteur à se demander si elle
correspond bien à ce qu'aurait
dit Socrate si Glaucon lui avait laissé le temps de finir, mais aussi
une illustration discrète du fait que, dans une discussion honnêtement
menée, il n'y a pas d'un
côté le maître qui sait et de l'autre les élèves
qui écoutent, même lorsque la
différence d'âge est, comme c'est le cas ici, grande entre les interlocuteurs,
mais des personnes qui cherchent ensemble à mieux saisir une vérité qui
les transcende et qu'il faut que tous, même les plus âgés,
admettent que la vérité puisse aussi
sortir de la bouche des enfants.
Quelques mots maintenant sur l'incidente qu'introduit Socrate entre les deux
termes de l'alternative et qui donne à Glaucon le temps de prendre son
souffle pour intervenir et finir la phrase de Socrate : hois tosoutôn
peri skepsis hosôn hèmin prokeitai. Tous les traducteurs cités,
cohérents en cela avec le fait qu'ils appliquent la négation ou au
verbe esti, comprennent la fin de la réplique de Socrate dans
le sens général de « on ne va pas se battre sur
les noms alors qu'on a des choses bien plus importantes à faire »,
ce qui revient à évacuer le problème de la pertinence des
noms, jugé mineur au
regard des réflexions en cours, alors que, selon moi, c'est justement
ce problème
qui est au cœur de la remarque de Socrate terminée par Glaucon !
La difficulté vient du fait que ce membre de phrase multiplie les pronoms
relatifs (hois,
tosoutôn, hosôn) dont il faut deviner à quoi ils renvoient,
et utilise des pronoms impliquant une idée de quantité (tosoutôn… hosôn)
dont il faut, là aussi, deviner ce qu'ils quantifient (quels *** seraient
aussi grands ?
aussi nombreux ? aussi vastes ?…)
Ainsi donc quand, par exemple, Chambry traduit « (ce n'est pas
le moment de contester sur le nom) quand on a des questions aussi
importantes à débattre que celles que nous nous sommes proposées »,
non seulement le « quand on a » (tout comme « le
moment » dans ce qui précède) n'est
pas dans le texte où rien n'indique explicitement une idée de temps,
mais le mot « questions » et
l'adjectif « importantes » n'y sont pas non plus
et ne sont que des explicitations conjecturales de ces pronoms. Et qu'on remplace « questions » par « points », « sujets » ou « choses » au
gré des traductions listées ne change rien à l'affaire.
De même, le verbe « débattre », ou,
dans d'autres traductions « examiner » ou autre
verbe équivalent, ne sont pas dans le grec et cherchent seulement à
rendre le nom skepsis (« observation, examen, recherche »)
en le faisant passer de l'autre côté de la comparaison impliquée
par tosoutôn… hosôn… par
rapport au verbe prokeitai dont il est pourtant à l'évidence
le sujet. Car, s'il est un point de départ incontestable pour tenter de
comprendre ce membre de phrase, c'est justement les mots skepsis… hèmin
prokeitai, « une recherche… se présente à nous ».
Il ne fait guère de doute non plus que le peri (« au
sujet de ») introduit le génitif pluriel tosoutôn,
bien que placé après (tour fréquent en grec avec cette préposition),
lui même
associé à hosôn (« tellement/aussi grands/nombreux/vastes… que… »),
et renvoie donc à ce qui est l'objet de cette skepsis. Mais si
l'on considère cet ensemble comme complément de skepsis (skepsis
peri tosoutôn hosôn hèmin prokeitai… « une
recherche sur des *** tellement *** que… se présente
à nous »), et sans même préjuger de ce qui pourrait être
l'objet de la recherche ni du point de vue quantitatif sous lequel on les envisage,
nombre, grandeur, importance, éminence, ou autre, il ne reste rien dans
la phrase pour compléter le hosôn qui, pourtant, appelle
une suite. Et on ne voit pas non plus que faire du seul mot restant, le hois (« auxquels »),
pronom
relatif au datif pluriel qui peut soit être un masculin renvoyant alors
sans doute au hèmin (« à nous »)
, c'est-à-dire
aux interlocuteurs de la discussion, soit être un neutre, renvoyant alors
probablement, comme tosoutôn… hosôn…, aux
sujets de la recherche qui « se présente à nous ».
Je propose pour ma part de comprendre tout ce membre de phrase selon l'ordre
français peri tosoutôn hosôn hois skepsis prokeitai
hèmin (« à
propos de [choses/objets/concepts] aussi [vastes] que ceux sur lesquels une
investigation se présente à nous ») et d'y voir un
complément du verbe esti, que je comprends positivement et
non négativement, explicitant ce sur quoi porte l'alternative ou…alla… qui
suit. Et je comprends par ailleurs la connotation quantitative du tosoutôn… hosôn… comme
portant non pas sur l'éminence des sujets abordés, mais sur l'ampleur
du champ sémantique connoté par les noms en cause, ici epistèmè,
dianoia, technè. En d'autres termes, le sens de la remarque de
Socrate n'est pas, comme le comprennent les traducteurs cités, qu'une
querelle sur les noms serait déplacée dans une discussion sur
des sujets aussi éminents que ceux
qui sont ici en discussion, alors justement que nous n'avons que les mots à
notre disposition pour essayer de nous comprendre et que c'est sur les sujets
les plus éminents qu'il serait le plus grave de rester dans l'ambiguïté du
fait de la polysémie des noms qu'on emploie, mais que, sur des concepts
aussi englobants que ceux qui sont ici discutés, il ne servirait à rien
de chercher seulement à se battre sur les mots, car aucun mot à lui
tout seul ne nous garantira jamais qu'on se comprend, et c'est seulement le
discours, le legein,
qui les explicite et les clarifie à partir d'une « clarté » qui
doit préexister dans l'âme, qui
permettra de nous assurer que nous nous comprenons et que nous disposons donc
d'une base solide pour progresser vers une meilleure compréhension commune
du sujet étudié. La
restriction quantitative introduite par le tosoutôn… hosôn… renvoie
donc, selon moi, au fait que cette polysémie des noms est d'autant plus
grande et préjudiciable que ce qu'ils désignent est abstrait
et général :
on n'a guère de raisons de se battre sur le sens précis du nom « cheval »,
sauf si l'on est un naturaliste cherchant à définir avec précision
l'espèce
animale en cause ou un paléontologue cherchant à identifier
avec précision
le moment où l'espèce est apparue, alors qu'il est à peu
près certain qu'il
n'y a pas deux personnes qui mettent exactement la même chose, ou plutôt
les mêmes choses, sous le terme « savoir »,
ou, en grec, epistèmè, sans parler de mots comme « bon » ou « beau » ou « juste »,
et qu'en plus chacun de ces mots pourra
prendre des sens différents dans des contextes différents.
Cette nécessité d'un discours, d'un legein, s'appuyant
sur une hexis dans l'âme plutôt que d'un simple accord sur les noms,
même appuyé sur le genre de définitions lapidaires auxquelles nous a habitué
Aristote, est ce qui justifie le
caractère qu'on qualifie d'« aporétique » des
dialogues dits « socratiques »,
dont on se plaint qu'ils ne parviennent pas à la « définition » qu'on
croit qu'ils cherchent. Mais c'est que, pour Platon, de telles définitions
sont illusoires et inutiles. Ce qui fait progresser dans la compréhension
et contribue
à « délimiter (horizein) » un
concept, ce n'est pas une « définition » (horismos,
de même racine horos, « limite », que horizein)
comme peut en donner un dictionnaire, mais justement tout l'échange
qui prend place dans un dialogue de type « socratique »,
au terme duquel, soit on n'a plus besoin de la « définition » parce
qu'on a compris ce dont on parlait, soit, si l'on n'a pas compris après des
centaines, voire des milliers de mots échangés, la définition,
si elle était donnée en quelques mots, ne servirait à rien !...
Pourquoi alors, parce qu'on a du mal à comprendre une phrase, vouloir
la rejeter comme une interpolation stoïcienne, alors que, bien comprise,
elle ne fait tout au plus que théoriser ce que le Socrate de Platon
a longuement pratiqué
dans les dialogues antérieurs ? Il est question ici d'epistèmè et
d'hexis et il se trouve que le mot hexis apparaît dans
une définition de l'epistèmè attribuée
aux stoïciens
par Diogène Laërce. Mais le membre de phrase contesté ne
cherche pas à donner
une définition de l'epistèmè, mais à décrire
une attitude par rapport au langage et à la discussion en commun, à expliciter
ce qui fonde la capacité de se comprendre à travers les mots,
et
à mettre en évidence la primauté de la saisie par l'esprit
sur l'expression par les mots. En quel sens Platon peut-il parler d'hexis dans
ce contexte et comment doit-on comprendre ce mot ? Notons d'abord que,
comme je l'ai déjà indiqué dans
les notes citées
plus haut à propos d'emplois antérieurs du mot dans la République, hexis est
un nom d'action dérivé du verbe echein, verbe dont le
sens premier est « posséder, tenir, retenir »,
d'où dérive le sens d'« avoir ». L'hexis,
c'est donc au sens premier la « possession », d'où dérivent
les sens de « manière d'être, état » (c'est-à-dire
une disposition ou un ensemble de dispositions, de traits de caractères,
de qualités, que l'on « possède » en propre),
puis d'« habitude, état d'esprit ». On notera
d'ailleurs qu'« habitude » vient
du latin habitus via habitudo,
et qu'habitus est l'équivalent latin de hexis,
dérivé du verbe habere, « avoir » en
latin (dont le supin est habitum), comme hexis est dérivé d'echein (si
j'ai finalement retenu « état d'esprit » plutôt
qu'« habitude » pour
traduire ici hexis, c'est pour des raisons qui apparaîtront
plus loin et que j'explique dans la note 57).
Ce que veut nous faire comprendre ici Platon, par la voix d'un Glaucon finissant
la phrase commencée
par Socrate, c'est que la stabilité du
langage ne peut venir que d'une clarté préalable des « idées » dans
notre esprit (nous, lieu de la dianoia), dans notre âme
(psuchè,
et plus spécifiquement dans sa partie logikon, c'est-à-dire
douée de logos), clarté qui
ne peut venir que de l'« état » de notre esprit
résultant de l'« habitude » d'envisager
ces « idées »,
de réfléchir et de dialoguer dessus, de se les « approprier » et
d'en faire ainsi une « possession » (sens premier de
hexis) de l'âme. N'est-ce pas précisément ce que
nous suggère Socrate lorsque,
dans le Ménon, au
terme de l'expérience
avec l'esclave, il dit à Ménon en parlant de l'esclave qui
vient de trouver la réponse au problème de géométrie
qui lui était pose, que les opinions (doxai) qui « en
lui, comme en songe, ont été à l'instant
remises en mouvement », « si en outre on l'interroge
souvent sur ces même choses et de multiples manières, à la
fin, c'est avec une exactitude qui ne le céderait à personne
qu'il les saura (epistèsetai) » (85c9-d1) ?
Et si de plus on voit là l'expression par le Socrate de Platon de sa
conviction que c'est l'« habitude » qui peut faire passer
de la simple opinion (doxa) au « savoir » (epistèmè),
conviction reformulée dans la phrase qui nous occupe, on est en droit
de se demander si, loin d'être une interpolation stoïcienne, notre
passage ne serait pas au contraire l'une des sources où les stoïciens
ont pu puiser l'inspiration conduisant à leur définition de l'epistèmè !
Mais, de la manière dont je comprends ce texte, on peut aussi y voir d'un autre
point de vue les traces d'un conflit qui a pu opposer Platon à Antisthène et,
à travers lui, aux stoïciens qui le revendiquent comme un de leurs grands ancêtres.
On lit en effet dans les Entretiens d'Épictète que, selon Anthistène,
qu'il prend à témoin d'un point de vue qu'il revendique à son tour, « archè
paideuseôs hè tôn onomatôn episkepsis (le fondement/principe
de l'éducation [est] l'investigation sur les noms) » (Entretiens,
I, 17, 12), ce que confirme le fait que le plus
volumineux des ouvrages d'Antisthène listés dans le catalogue qu'en donne Diogène
Laërce était intitulé peri paideias è peri onomatôn (Sur
l'éducation ou sur les noms, en 5 livres ; DL, VI, 17).
Et il semble en effet qu'Antisthène, l'un des compagnons de Socrate (Platon
le mentionne en Phédon,
59b8 comme l'un de ceux qui étaient présents aux derniers moments de Socrate),
attachait une grande importance à une définition précise des différents sens
de chaque mot et à la rigueur dans leur emploi. Si donc dans ce passage, le
Socrate de Platon chercher à suggérer, comme je le crois, que la rigueur sur
les mots a ses limites dès qu'on traite de sujets un peu abstraits, et qu'il
vaut mieux chercher l'accord par le dialogue en acceptant une part d'arbitraire
dans le choix des mots dès lors qu'on se met d'accord sur le sens qu'on leur
donne dans la discussion en cours, plutôt que de croire qu'on aura avancé simplement
parce qu'on aura une fois pour toute décidé du ou des sens « propres » de
chaque mot qui doivent s'imposer à tous, alors on peut penser que Platon cherchait
ici à marquer sa différence avec Antisthène dans la manière de comprendre la
recherche de Socrate sur la « définition » des
concepts moraux. Cette différence c'est celle qu'il y a entre, par exemple,
la définition de « courage (andreia) » dans
un dictionnaire ou chez Aristote (« mesotès
esti peri phobous kai tharrè (c'est le juste milieu entre la peur
et l'audace) », Éthique à Nicomaque,
III, 1115a7) et le Lachès !… (<==)
(47) Ce « comme
auparavant » renvoie à l'analogie
de la ligne, qui clôt le livre VI, dans son ensemble. Après avoir rappelé l'allégorie de la caverne en commençant par la dernière étape avant d'évoquer les étapes antérieures, Socrate va maintenant rappeler l'analogie de la ligne qui l'avait précédée (donc reprendre les images utilisées antérieurement dans l'ordre inverse de celui dans lequel il les avait introduites), là encore dans l'ordre inverse de celui dans lequel il l'avait présentée, c'est-à-dire en commençant par l'intelligible et non plus par le visible. Ce renversement peut être vu comme un discret rappel de la conclusion de l'allégorie, qui n'est pas la contemplation du soleil, mais la suggestion qu'après avoir contemplé sa lumière, il ne faut pas avoir peur de redescendre dans la caverne pour se colleter au visible/afin de faire profiter les prisonniers enchaînés qui n'ont pas eu cette opportunité des lumières que ce séjour hors de la caverne nous a apportées en tentant d'améliorer leur sort autant qu'il est possible, fut-ce au péril de notre vie.
Le schéma
ci-contre illustre les propos de Socrate. Dans
la traduction de toute cette réplique qui rappelle des choix de vocabulaire,
j'ai reproduit entre parenthèses après leur traduction en français
les termes grecs qui sont l'objet de ce rappel ou qui servent à les
expliciter. Par ailleurs, les mots français
entre crochets correspondent
à des mots sous-entendus ne figurant pas dans le texte grec, particulièrement
compact dans cette réplique de Socrate qui, là aussi, comme dans le cas du rappel de l'allégorie, vont plus loin que ce qui avait été dit dans l'analogie, qui se limitait à donner un nom à chacun des pathèmata associés aux quatre segments de la ligne. (<==)
(48) L'imagerie géométrique utilisée dans l'analogie de la ligne, celle d'une ligne, conduisait à parler de tmèmata (« segments ») auxquels Socrate associait vers la fin des pathèmata en tèi psuchèi gignomena (« affections engendrées dans l'âme », 511d7-8). Ici, Socrate, en commençant par ne rappeler (en introduisant une modification de vocabulaire) que les conclusions de l'analogie de la ligne avant de les développer au-delà de ce qu'il en avait dit dans l'analogie, s'affranchit de son enveloppe géométrique et remplace le terme pathèma (« affection ») par le terme moira, qui signifie « part, portion, lot », mais aussi « sort, destinée », et qui renvoie à la theia moira dont il est question par exemple à la fin du Ménon (Ménon, 99e6, 100b3 ; cf. note 48 à ma traduction de cette section du Ménon) comme étant ce à quoi les meilleurs hommes politiques doivent leur succès. Par ce changement de vocabulaire, Socrate suggère que les différents pathèmata qu'il avait énumérés à la fin de l'analogie ne sont pas nécessairement accessibles à tous mais dépendent pour chacun de « dons » dont nous sommes plus ou moins abondamment pourvus et qu'il nous faut cultiver pour en tirer le maximum de profit. Pour conserver en français ces résonnances, je retiens, pour traduire moira, le mot « lot », qui est à la frontière entre l'idée de « part/portion » et l'idée de « sort/destinée ». (<==)
(49) Toute cette énumération et cette explicitation de rapports se fait sans verbes et il faut donc supposer des verbes « est » (esti) sous-entendus. Ici, le grec a seulement kai doxan men peri genesin. Le esti est sous-entendu devant peri : « opinion [est] à propos de devenir », c'est-à-dire « l'opinion porte sur le devenir ». De même pour la suite. (<==)
(50) Dans la précédente version de cette page, j'avais laissé ousia non traduit, en renvoyant à une note suggérant qu'une traduction possible, qui faisait le lien avec le sens usuel d'ousia au temps de Platon, celui de « biens (en particulier immobiliers), richesse, fortune », serait « richesse
[des êtres] ». J'opte finalement ici pour une traduction par un probable néologisme de mon cru, « étance », qui reproduit en français la dérivation d'ousia en grec, formé sur le nominatif féminin singulier ousa du participe présent du verbe einai (« être »), comme l'avait fait en son temps Cicéron en créant le néologisme essentia pour traduire le mot grec ousia qu'il rencontrait dans les dialogues de Platon (à ceci près qu'en latin, le participe présent du verbe esse, équivalent latin d'einai, n'existe pas et qu'il était donc parti de l'infinitif), néologisme latin qui est à la racine du français « essence » qui sert souvent à traduire ousia. Le problème avec cette traduction est qu'aujourd'hui, la plupart des gens n'ont pas étudié le latin et donc ne font pas le lien entre « essence » et « être », et que le mot « essence » a pris d'autres sens en français qui perturbent la compréhension de Platon. En utilisant « étance », je rends visible la relation à « être » avec un mot qui, étant un néologisme, n'est pas pollué par d'autres sens et deux mille ans de commentaires de Platon, mais reste facilement compréhensible par tout le monde, puisque formé sur le modèle de mots comme ressemblance (de ressembler via ressemblant), convenance (de convenir via convenant), méfiance (de se méfier via méfiant), etc.. Le seul problème qui reste est qu'il n'a pas, comme le mot grec, de résonnances avec l'« avoir » matériel et l'idée de « valeur », qui est pourtant importante pour une bonne compréhensions de Platon, pour qui la question sous-jacente est celle de savoir si ce qui fait la valeur d'une personne, c'est ce qu'elle possède, ses « avoirs » (matériels et extérieurs à elle), ou ce qu'elle « est », les richesses de son âme évaluées à l'aune du bon pour l'Homme, ce qui fait son « excellence » (aretè) en tant qu'être humain (anthrôpos). Mais c'est un moindre mal ici, dans la mesure où ousia (« étance »), et donc einai (« être », en tant que verbe) dont il dérive, y prennent leur sens dans l'opposition avec genesis (« naissance, génération, création, devenir »), et donc avec gignesthai (« devenir, naître, se produire ») dont il dérive. L'accent est donc ici, non pas sur l'idée de valeur, mais sur l'opposition entre ce qui n'est pas soumis au changement (l'étance) et ce qui l'est (la genesis, c'est-à-dire l'action de changer/devenir autre), soulignée par le fait qu'on a d'un côté un mot, ousia, se terminant par le suffixe -ia qui implique la qualité en tant que telle, dans l'abstrait, et de l'autre un mot, genesis, se terminant par le suffixe -sis qui implique l'action, l'activité décrite par le verbe de même racine (il est intéressant de remarquer de ce point de vue que ce qui est associé à l'ousia (« étance »), est décrit par un mot en -sis, noèsis (« intelligence »), ce qui n'est pas une incohérence, mais au contraire un moyen de nous faire comprendre que, si l'intelligence s'intéresse à ce qui n'est pas soumis au changement, elle est elle-même un processus, un cheminement (celui décrit à travers des images dans l'allégorie de la caverne) et donc soumise au changement : on ne sait pas tout en naissant, mais on apprend tout au long de la vie. C'est l'argument qu'utilisera l'étranger d'Élée dans le Sophiste contre les amis des eidè qui refusent l'ousia (« étance ») à toute forme de devenir, ce qui devrait les conduire à la refuser à l'âme, qui apprend, et donc à refuser l'intelligence à l'étant, cf. Sophiste, 248a4, ssq., et en particulier 248d4-7).
Ces précisions étant données sur le mot ousia et sa traduction, on peut maintenant s'intéresser à la manière dont il faut comprendre le rapport qu'établit ici le Socrate de Platon entre opinion (doxa) et devenir (genesis) d'une part, pensée (noèsis) et étance (ousia) d'autre part. Et, pour bien comprendre ce qu'il veut dire, il faut garder présent à l'esprit ce qui est impliqué par l'allégorie de la caverne et confirmé par le rappel qui vient d'en être fait, à savoir que tout ce qui est présent dans la caverne, c'est-à-dire dans le visible, à commencer par les anthrôpoi (« êtres humains »), mais pas seulement, est aussi présent hors de la caverne, c'est-à-dire dans l'intelligible en ce qu'il est susceptible d'une compréhension qui dépasse les simples perceptions sensibles, et qu'au fur et à mesure qu'on progresse dans la compréhension de l'un ou l'autre de ces « étants », qu'on passe d'une simple perception visuelle, puis matérielle à une « intelligence » de plus en plus approfondie pour en arriver éventuellement à une connaissance complète, à un savoir, il conserve dans notre langage le même nom. Les divisions dont parle Socrate ne sont donc pas un partitionnement des « étants », mais une classification des divers modes d'appréhension de ce qui s'offre à notre appréhension par les sens et par la pensée, ou, pour employer le vocabulaire de Glaucon, des différentes hexeis qui peuvent se développer dans l'âme pour tenter de compredre ce qu'on met derrière les mots, aussi bien concrets qu'abstraits. C'est ce qui fait qu'on peut avoir sur la même chose, quelle que soit cette « chose », sensible ou seulement intelligible, soit une opinion, soit un savoir. Le découpage que fait Socrate entre doxa (« opinion ») et noèsis (« activité du nous, intelligence ») et l'association de la première au devenir (genesis) et de la seconde à l'« étance » (ousia) ne dit pas autre chose : on n'est pas dans l'opinion parce qu'on s'intéresse au monde visible/sensible/matériel et dans l'intelligence parce qu'on s'intéresse aux idées pures non perceptibles par les sens, comme s'il s'agissait de deux « mondes » distincts l'un de l'autre, mais on est dans l'opinion aussi longtemps qu'on considère ce à quoi on s'intéresse comme seulement soumis au devenir et dans l'intelligence dès lors qu'on accepte d'y chercher une « étance » (ousia) non soumise au devenir qui le rend intelligible, même si quelque chose de lui reste par ailleurs soumis au devenir. Et cela vaut aussi bien pour du sensible/matériel comme les anthrôpoi (« êtres humains ») que pour de l'« immatériel » comme beau, laid, juste, injuste, bon ou mauvais : considérer que « beau » ne renvoie qu'à de belles choses (matérielles), visibles ou audibles, ou « laid » qu'à des choses (matérielles) laides, voire même à des actions, qui sont actions de créatures matérielles et se déroulent dans le temps, et que « beau » et « laid » ne sont que deux mots qui n'ont de sens qu'au cas par cas à propos de ce à quoi on les applique, mais que beau lui-même et laid lui-même ne sont rien, c'est, sur des notions abstraites, refuser de leur attribuer une « étance » (ousia) et ne les envisager que dans le devenir de ce à quoi on les applique, et cela ne peut donc conduire qu'à des opinions, comme l'a montré Socrate à la fin du livre V, dans la discussion sur savoir (epistèmè) et opinion (doxa) qui ouvre cette longue discussion sur le principe du philosophe roi qui trouve sa (presque) conclusion ici. A contrario, considérer Socrate, même mort, comme « l'homme, à ce que nous pourrions dire, d'entre ceux de notre temps dont nous avons eu l'expérience, le meilleur, autrement
dit, le plus sensé et le plus juste » (Phédon, 118a16-17, les derniers mots du dialogue) et tenter de faire revivre son esprit, son « étance » (ousia), à défaut de son corps et de la vérité historique qui fut la sienne, à travers des écrits comme le fit Platon dans ses dialogues, c'est considérer Socrate sous l'angle de l'intelligibilité et de l'« étance » (ousia) et donc être à son égard dans le registre de la noèsis (« intelligence »), même si cela ne conduit pas à un savoir exhaustif et incontestable à son sujet et qu'on reste donc au stade de la dianoia (« pensée »). C'est donc ce rapport d'« étance » (ousia) à devenir (genesis) qui définit le rapport (si l'on veut parler de « rapport » pour rester dans l'imagerie géométrique de l'analogie) entre les deux segments de la ligne, ou plutôt, en s'affranchissant de cet habillage géométique, le logos qui préside au premier découpage de la ligne, auxquels sont maintenant associés noèsis (« intelligence ») et doxa (« opinion) », et qu'on va retrouver entre chacun des deux sous-segments introduits par le second découpage dans l'un des deux segments et son homologue dans l'autre, c'est-à-dire entre savoir (epistèmè) et croyance (pistis) d'une part, entre pensée (dianoia) et représentation (eikasia) d'autre part.
(<==)
(51) Ici encore, pas de verbes, mais seulement des prépositions pros impliquant un rapport : ho ti ousia pros genesin, noèsin pros doxa, etc. (<==)
(52) (Mise à jour du 3 novembre 2021) Socrate dit donc ici, comme je l'annonçais à la fin de la note 50, que le même rapport existe entre « étance » (ousia) et « devenir » (genesis) qu'entre intelligence (noèsis dans son sens large regroupant les deux pathèmata (« affections ») de l'intelligible) et opinion (doxa regroupant les deux pathèmata (« affections ») du visible), c'est-à-dire entre les deux segments résultant du premier découpage de la ligne, entre savoir (epistèmè/noèsis dans son sens restreint) et confiance (pistis), c'est-à-dire entre le second sous-segment de chacun des découpages des deux segments résultant du premier découpage, ou plus précisément entre les deux pathèmata (« affections ») qui y sont associés, et entre pensée discursive (dianoia) et représentation (eikasia), c'est-à-dire entre le premier sous-segment de chacun des découpages des deux segments résultant du premier découpage, ou plus précisément entre les deux pathèmata (« affections ») qui y sont associés.
Si l'on revient à l'habillage géométrique de l'analogie, on peut en effet vérifier que, quel que soit le rapport r que l'on utilise pour découper les deux segments I (intelligible) et V (visible) « selon le même rapport » (ana ton auton logon, 509d7-8) en sous-segments N (noèsis/epistèmè) et D (dianoia) pour I, P (pistis) et E (eikasia) pour V tels que N = r.D (le rapport de division est r) et N + D = I (la somme des deux sous-segments reconstitue bien le segment divisé dans sa totalité) , et P = r.E et P + E = V, on aura toujours N/P = D/E = I/V : en effet, de N + D = I, on tire D = I - N et, en reportant cela dans N = r.D pour exprimer N en proportion de I et non plus de D, on en déduit que N = r.(I - N) = r.I - r.N, soit N + r.N = (1 + r).N= r.I, soit encore N = (r/(1 + r)).I. Le même calcul sur P par rapport à V conduit à P = (r/(1+r)).V, dont on déduit que N/P = (r/(1 + r)).I/(r/(1+r)).V = I/V. De même, on déduit de N + D = I que N = I - D et que donc, en reportant cette valeur dans N = r.D pour exprimer maintenant D en proportion de I, que I - D = r.D et que donc I = r.D + D = (r + 1).D, soit D = I/(r + 1), et, de la même façon, que E = V/(r + 1) et que donc D/E =I/V. Comme Socrate dit aussitôt après qu'il ne veut pas de lancer dans des considérations sur le rapport (r dans la formulation mathématique qui a précédé) qui a été utilisé pour découper le visible et l'intelligible « selon le même logos » (ana ton auton logon), cela veut dire que ce rapport n'est pas celui qui a servi à découper la ligne en visible et intelligible, qu'il vient de préciser, et que donc « selon le même logos » (ana ton auton logon) de 509d7-8 doit se comprendre comme signifiant « selon le même rapport l'un que l'autre et non pas comme signifiant « selon le même rapport que celui qui a servi à découper la ligne une première fois » (cf. note 10 à ma traduction de l'analogie de la ligne), qui nous l'avons vu, est le rapport (logique et non pas numérique) d'image à original, qui n'a rien à voir avec le rapport de devenir (genesis) à étance (ousia). (fin de la mise à jour du 3 novembre 2021)
Sur
les relations de ce résumé avec l'original de la fin du livre
VI, voir la note 77 à
ma traduction de l'analogie de la ligne. J'ai déjà fait remarquer
qu'au moment où Socrate
prétend
rappeler des choix de vocabulaire antérieurs
après avoir suggéré qu'il ne faut pas chercher une
rigueur excessive sur les noms, il modifie en fait quelque peu le vocabulaire
de l'analogie, et pas de manière anodine, puisque
c'est pour y faire apparaître le terme epistèmè, qu'il
n'avait pas employé alors et
dont l'utilisation en 533d4 est
à l'origine de cette mise au point sémantique, à la
place de noèsis pour
décrire le pathèma du segment supérieur, et
redéfinir noèsis comme ce qui recouvre les deux pathèmata supérieurs,
celui qui était alors appelé noèsis (dans un
sens plus restreint, donc) et celui qui était et reste appelé dianoia.
En d'autres termes, après cette mise au point, on se retrouve avec un
terme, noèsis, qui est employé successivement dans deux sens, un sens
restreint (dans l'analogie de la ligne) et un sens plus large englobant le
sens restreint (ici), et deux termes, noèsis et epistèmè,
qui sont utilisés successivement pour désigner la même
chose !… Mais,
ce faisant, c'est en quelque sorte à une vérification expérimentale
de sa recommandation antérieure
concernant notre attitude par rapport aux noms que Socrate nous invite, car
même s'il remarque ce glissement dans le vocabulaire, aucun des interlocuteurs
présents, aucun des lecteurs du dialogue ne peut avoir de doutes sur
ce dont parle Socrate lorsqu'il emploie ici le mot epistèmè ou
le mot noèsis du fait qu'il les met en relation avec un référent
que tout ont en tête, la ligne qui a servi d'image auparavant des pathèmata de
l'âme : on comprend sans difficulté que le mot epistèmè désigne
maintenant ce qui était auparavant désigné par noèsis dès
lors que Socrate renvoie dans les deux cas au segment supérieur du découpage
en quatre de la ligne, et que noèsis désigne maintenant
autre chose puisqu'il l'associe aux deux segments supérieurs pris ensemble
et non plus au seul segment supérieur. Certes, ce n'est pas pour autant
que nous comprenons avec précision ce que sont chacun de ces pathèmata,
mais nous sommes au moins capables de nous comprendre et, dans la recherche
qui doit nous permettre de mieux appréhender ceux-ci, de nous assurer
que nous parlons bien de la même chose et que ce quelque chose n'est pas plus noèsis au sens usuel qu'epistèmè au sens usuel, mais quelque chose qu'il nous faut découvrir au-delà de ces mots. Et ce résultat, Socrate
l'obtient au moyen d'images, les images géométriques fournies
par l'analogie de la ligne, comme pour mieux nous faire comprendre que les
mots eux-mêmes ne sont pas ce qui est en question,
mais ne sont que de simples « images » de ce dont on
parle et qui est contemplé par notre esprit. Il n'en reste pas moins que ces évolutions de vocabulaire ne sont pas faites n'importe comment et qu'à chaque étape, le choix des mots n'est pas laissé au hasard. On pourra se reporter à la note 26 sur l'introduction et mise en perspective de la traduction de la fin du livre V (475c6-480a13) sous le titre « Savoir et opinion : idées et idées reçues » pour voir comment Platon a joué sur la morphologie des mots eikasia et dianoia d'une part, pistis et noèsis d'autre part, à la fois pour refléter le fait que le découpage des deux segments du visible et de l'intelligible se faisait « selon le même logos » (ana to auton logon, République VI, 509d7) et pour donner une indication sur ce logos : dans chaque cas, le pathèma (« affection ») associé au premier sous-segment porte un nom en -ia, qui désigne plutôt une faculté, une aptitude, alors que le pathèma (« affection ») associé au second sous-segment porte un nom en -is, qui désigne une activité, ce qui suggère que ce qui fait dans chaque cas la différence entre le pathèma (« affection ») associé au premier sous-segment et celui associé au second, c'est le passage de la simple passivité devant une potentialité qui est dans notre nature (voir dans un cas, penser dans l'autre) à une activité qui nous permet de prendre conscience de la nature d'image/représentation de ce à quoi ces facultés ous donnent accès (les images fournies par la vue dans un cas, les représentations que sont les mots dans l'autre). Cette belle symétrie lexicale est une aide lorsque Socrate introduit les quatre pathèmata pour la première fois à la fin de l'analogie de la ligne, et il attendra d'avoir eu l'opportunité, dans l'échange ici traduit, de préciser comment il faut comprendre epistèmè (« savoir ») par rapport à dianoia pour introduire ce terme dans la nomenclature des quatre pathèmata (« affections »), quitte à rompre la belle symétrie initiale une fois qu'elle a rempli son rôle.
Notons pour finir que Socrate met toujours ici en relation un terme associé au segment de l'intelligible et un terme associé au segment du visible et laisse complètement de côté les relations entre les termes associés aux deux sous-segments d'un même segment, epistèmè (« savoir ») et dianoia (« pensée ») d'une part, pistis (« confiance ») et eikasia (« représentation »)
d'autre part. La suite de la réplique justifie cette absence. (<==)
(53) « Le rapport d’analogie dans ce sur quoi ceux-ci [portent] » traduit une formule très ramassée en grec : tèn d' eph' hois tauta analogian, dans laquelle on ne trouve, une fois encore, aucun verbe et où tauta, pronom démonstratif neutre pluriel renvoie à ce qui vient d'être énuméré, c'est-à-dire aux différents moirai (« lots ») listés auparavant, qui reprennent les pathèmata (« affections ») de l'analogie de la ligne. Vu le contexte (rappel de l'analogie de la ligne), le mot analogia doit être compris comme renvoyant au ana ton auton logon de 509d7-8 qui décrit la manière de recouper les deux segments de la ligne, celui du visible et celui de l'intelligible. Quant à la formule eph' hois, composée du pronom relatif au datif neutre pluriel précédé de la préposition epi (eph' est la forme que prend epi devant un mot commençant par une voyelle avec esprit rude, ici hois, où le h rend l'esprit rude), elle renvoie au epi de 511d6, lorsque Socrate introduit les quatre pathèmata (« affections ») en disant à Glaucon de « prend[re], sur (epi) les quatre segments, ces quatre affections engendrées dans l'âme », et aux deux epi qui suivent lorsqu'il énumère les quatre affections en précisant pour les deux premières « sur (epi) le plus haut (segment) » (511d8) et « sur (epi) le second » (511e1). Il faut donc en conclure que Socrate fait bien la distinction entre les segments et les affections de l'âme qui s'appliquent sur (epi) chacun d'eux. On peut alors se souvenir de la discussion sur les dunameis (« facultés/pouvoirs/puissances ») de la fin du livre V, en 477c9-d1, qui s'insère dans la discussion plus large sur savoir (epistèmè) et opinion (doxa) et où Socrate explique que ce qui seul l'intéresse dans une dunamis (« faculté/pouvoir/puissance ») et ce par quoi il distingue les dunameis (« facultés/pouvoirs/puissances ») les unes des autres, c'est eph' hôi esti, « sur quoi c'est », c'est-à-dire son « objet propre », et ho apergazetai, « ce que ça accomplit », en donnant comme exemples de dunameis (« facultés/pouvoirs/puissances ») la vue et l'ouïe avant de faire du savoir et de l'opinion des dunameis aussi, qui doivent dont avoir chacune un eph' hôi esti, un « sur quoi c'est » différent. Cela inviterait à considérer que chaque segment constitue l'objet propre de ce qu'on applique dessus, si l'on pouvait considérer les quatre pathèmata (« affections ») comme des dunameis (« facultés/pouvoirs/puissances »). Mais le problème, c'est qu'on a quatre pathèmata (« affections »)/moirai(« lots »), qui ne sont jamais qualifiés de dunameis (« facultés/pouvoirs/puissances ») par Socrate et dont un seul, le savoir (epistèmè), correspond à l'une des deux dunameis (« facultés/pouvoirs/puissances ») évoquées par lui dans la discussion de la fin du livre V, et que l'autre dunamis qu'il y évoque, la doxa (« opinion »), regroupe ici deux des quatre quatre moirai (« lots ») listés. Il n'en reste pas moins clair que ce que vise ici Socrate, pour en venir à dire qu'il ne veut pas y consacrer du temps, c'est la manière de découper chaque segment, celui du visible et celui de l'intelligible, en deux et que ces segments représentent ce qui affecte l'âme des différentes affections listées dans l'analogie de la ligne. (<==)
(54) « Ce qui est dans le registre de l'opinion et
ce qui est dans le registre de l'intelligence » explicite plutôt que traduit le grec doxastou te kai noètou, qui est la juxtaposition au génitif neutre singulier des deux adjectifs verbaux issus respectivement du verbe doxazein (« avoir/se former/exprimer une opinion ») et noein (« penser/exercer son intelligence »). Une traduction presque littérale serait « l'opinable et l'intelligible » (C'est celle retenue par Monique Dixsaut). Mais cette traduction, qui utilise la traduction presque universellement admise de noèton par « intelligible », a le grave défaut de prendre position entre les deux registres de sens possible des adjectif verbaux en -tos en grec, qui peuvent soit avoir le sens d'un participe passé (ici « opiné et « pensé »), c'est-à-dire un sens que l'on peut qualifier de « subjectif » en ce qu'il implique un sujet agisssant, dans notre cas pour se former une opinion ou utiliser son intelligence pour chercher à comprendre, soit évoquer une possibilité rendue en français par des adjectifs en -able ou -ible (ici « opinable » et « pensable » ou « intelligible »), c'est-à-dire un sens que l'on peut qualifier d'« objectif » dans la mesure où il désigne plutôt une propriété d'un objet sans préjuger de l'existence de sujets susceptibles de tirer parti de cette propriété. Le problème, c'est précisément que cette seconde option oriente l'esprit vers des « objets » dont ce serait une propriété plus que vers des formulations ou des états d'esprit traduisant soit une opinion, soit une compréhension, là où la première option (participe passé) vise le résultat de l'action (d'opiner ou de penser, dans notre cas), c'est-à-dire l'expression ou l'état d'esprit traduisant une opinion ou une compréhension. Et lorsqu'on met en regard deux de ces adjectifs, comme c'est le cas ici, la tendance naturelle, surtout dans un contexte platonicien biaisé par deux mille cinq cents ans de commentaires des dialogues, est de penser qu'on évoque deux catégories distinctes d'« objets », qui seraient, pour le cas qui nous occupe, les uns « objets » d'opinion (le doxaston) et les autre « objets » d'appréhension par l'intelligence (le noèton). Or, si l'on pense que ces « objets » sont les pragmata« « faits/choses ») extérieurs à nous qui agissent sur nos sens et notre esprit (nous), ce ne sont justement pas des « objets » différents puisqu'on peut sur tout soit avoir une opinion, soit exercer son intelligence en vue du savoir. Tout l'effort de Socrate, lorsque, dans l'analogie de la ligne, il passe des segments aux pathèmata (« affections »), est justement ne chercher à nous faire comprendre que ce qui compte, ce n'est pas ce à quoi on s'intéresse, mais la manière selon laquelle on s'y intéresse, l'état d'esprit dans lequel on l'envisage, soit comme seulement soumis au devenir, soit comme susceptible d'intelligibilité permettant d'accéder à son « étance » (ousia), même si par ailleurs il reste aussi soumis au changement. Dans cette perspective, comme j'ai cherché à le montrer dans les notes à ma traduction de la section sur « savoir et opinion » évoquée dans la note précécente, c'est une erreur de penser que le eph'hôi (esti) (« sur quoi (c'est) »), c'est-à-dire l'objet propre de l'opinion ou du savoir, c'est l'« objet » spécifique sur lequel porte cette opinion particulière ou ce savoir particulier, par exemple en considérant que tous les « objets » du monde matériel sont objets d'opinions et de cela seulement, et tous les eidè/ideai non accessibles aux sens (comme le beau, le juste, le bon), et eux seulement, sont « intelligibles » (noèta). Pas plus que l'objet propre de la vue n'est le chien ou le chat que je regarde, mais la couleur, quel que soit l'objet que je regarde, ou que l'objet propre de l'ouïe n'est le chien qui aboie ou son aboiement, ou le chat qui miaule ou son miaulement, mais le son, quel que soit le son que je perçois et ce qui le produit, l'objet propre du savoir n'est le chien ou le chat que j'étudie, mais l'« étance » (ousia), quel que soit l'« objet » que je cherche à connaître, et l'objet propre de l'opinion n'est le chien que je trouve laid ou le chat que je trouve beau, mais le jugement (un des sens possibles de doxa) que je forme dans mon esprit et qui peut s'exprimer au moyen de mots traduisant cette opinion, quel que soit le contenu spécifique de ce jugement. Si l'on veut à tout prix « objectiver » le doxaston et le noèton, il faut le faire dans l'esprit de l'allégorie de la caverne et dans la continuité d'une objectivation de l'horaton (« visible ») et de l'akouston (« audible »), comme nous invitait à le faire Socrate en prenant la vue et l'ouïe comme exemples de dunameis (« facultés/pouvoirs/puissances ») dans la discussion de la fin du livre V avant de faire du savoir et de l'opinion des dunameis (« facultés/pouvoirs/puissances »). Dans l'esprit de l'allégorie de la caverne, c'est-à-dire en se souvenant que les hommes (anthrôpoi) y sont représentés à tous les stades de la progression du prisonnier libéré, mais sous des figurations différentes (ombres sur la paroi, statues portées au-dessus du mur, hommes/âmes à l'extérieur de la caverne, dont on perçoit les « ombres » et les « reflets » intelligible avant de pouvoir espérer les voir eux-mêmes). Ainsi, concernant les hommes, l'horaton (« visible ») ce ne sont pas les hommes, mais seulement leur apparence visible faite de taches de couleurs perceptibles par les yeux humains, l'akouston (« audible »), ce ne sont pas les hommes, mais seulement les sons qu'ils produisent pour autant qu'ils sont perceptibles par des oreilles humaines, dont leurs paroles, et dans la même logique, le doxaston (« opinable »), ce ne sont toujours pas les hommes, mais seulement les opinions qu'ils sont susceptibles de produire sur d'autres hommes, exprimables dans des formules faires de mot que l'on peut s'échanger, et le noèton (« intelligible »), c'est ce qui traduit leur intelligibilité, le fait qu'on peut les comprendre et produire des raisons à leur comportement. Et le raisonnement pourrait être le même pour n'importe quoi d'autre : le « visible » d'un lit, c'est son apparence pour la vue, l'« audible » d'un lit, ce sont les craquements et autres bruits qu'il produit quand quelqu'un s’allonge dessus, l'« opinable » d'un lit, ce sont les jugements non argumentés que l'on peut porter sur lui en ne le considérant que comme un objet matériel voué à l'usure et à la destruction, et l'« intelligible » d'un lit, c'est ce qui explique sa finalité, permettre à une ou plusieurs personnes de s'allonger dessus pour manger (en Grèce ancienne, voir le Banquet) ou dormir. Simplement, tout ce qui s'offre à notre appréhension n'a pas nécessairement toutes ces dimensions et ne présente pas toujours d'aspects perceptibles par les sens (visible, audible, etc.), alors que toutes, y compris celles qui sont visibles, peuvent donner lieu à une appréhension par l'intelligence et donc présenter une dimension intelligible, comme nous le fait comprendre l'allégorie de la caverne et son rappel plus haut dans cette section. La traduction doit donc rester ouverte sur une compréhension qui n'implique pas que ce dont il s'agit constitue deux classes d'« objets » distincts les uns des autres, et doit par ailleurs respecter la symétrie du grec, qui utilise pour chacun des deux ensembles à diviser un simple adjectif verbal de même structure, ce qui exclut de conserver la traduction de noèton par « intelligible », qui force la traduction de doxaston par « opinable » et oriente l'esprit vers l'idée de deux classes d'« objets » distinctes l'une de l'autre. Mais la traduction qui comprend les deux adjectifs verbaux comme de sens passif conduit à « opiné » pour doxaston, et par analogie conduirait au néologisme « intelligé » pour noèton, difficilement compréhensible, ou « pensé », trop ouvert pour être acceptable ici. L'explicitation que je propose, sans être totalement satisfaisante, reste ouverte sur les deux registres de sens tout en conservant la symétrie de formulation.
On trouvera ci-après les traductions par les traducteurs que j'ai consulté :
- Chambry (Budé) : « Celle (catégorie) de l'opinion et celle de l'intelligible » ;
- Robin (Pléiade) : « Celui (goupe) de l'opinable aussi bien que celui de l'intelligible » ;
- Baccou (GF90) : « Celle (sphère) de l'opinion et celle de l'intelligible » ;
- Dixsaut (Bordas) : « L'opinable et l'intelligible (segments) » ;
- Piettre (Nathan Intégrales de philo 16) : « Monde de l'opinion et le monde intelligible » ;
- Pachet (Folio essais 228) : « Celle (section) de ce qui est opiné, et celle de l'intelligible » ;
- Cazeaux (Poche Philo 4639) : « Des domaines de l'opinion et du spirituel » ;
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier, Classiques de la philosophie 15) : « Celui (segment) des choses sur lesquelles on peut se former une opinion et celui des choses qu'on peut connaître par l'intelligence » ;
- Leroux (GF653) : « Celle (section) de ce qui est objet d'opinion et celle de l'intelligible ».
Toutes sont sur une logique de classes d'objets distinctes (les plus explicites en ce sens étant Karsenti/Prélorentzos) et seuls Robin et Dixsaut conservent une stricte symétrie de formulation en parlant, avec des formulations légèrement différentes, d'opinable et d'intelligible. (<==)
(55) Ce que Socrate dit en substance ici, c'est qu'il refuse de se lancer dans des considérations sur la manière dont il convient de découper en deux chaque segment, celui de l'intelligible et celui du visible, ana ton auton logon (« selon la même raison »). Or il vient d'expliciter la « raison » (logos) qui préside, non pas à proprement parler au découpage de la ligne en deux segments, celui du visible et celui de l'intelligible, mais à l'identification de productions de l'âme humaine qui y sont associées, qui est le rapport de l'étance (ousia) au devenir (genesis). Il fait donc ici comprendre, comme je l'ai déjà signalé dans la note 52, que le logos qui préside au premier découpage de la ligne n'est pas celui qui préside ensuite au découpage en deux ana ton auton logon (« selon le même raison ») de chacun des deux segments issus de ce premier découpage et que donc ana ton auton logon doit se compendre comme signifiant seulement « selon la même raison l'un que l'autre » et non pas comme signifiant « selon la même raison que celle qui a présidé au premier découpage ». Si donc le logos qui préside au découpage des deux segments du visible et de l'intelligible est le rapport d'image à modèle, comme on l'a vu dans les notes sur ma traduction de l'analogie de la ligne, ce n'est pas ce logos qui a présidé au premier découpage de la ligne en visible et intelligible et donc le visible n'est pas une image de l'intelligible, ni le devenir une image de l'étance. Et d'ailleurs, à proprement parler, le visible n'est pas le tout du sensible/matériel en devenir, mais seulement ce qui en est perceptible par la vue, qui n'est lui-même qu'une image du matériel et non pas de l'intelligible : pour le dire dans le langage de l'allégorie de la caverne, en prenant le cas des anthrôpoi (« êtres humains ») qui y est mis en avant, les ombres sur la paroi de la caverne (le « visible ») sont ombres des statues dépassant du mur (le « matériel »), pas des porteurs cachés par le mur (les âmes humaines), et ces porteurs, ces âmes humaines, qu'on retrouve hors de la caverne, ne sont pas des images des statues d'hommes (andriantai) qu'elles portaient dans la caverne. En tant qu'invisibles aux yeux, elles ne peuvent être « images » de rien de matériel. Si l'on veut à tout prix considérer ces âmes (et non les corps qu'elles animent) comme des « images » de quelque chose, il vaudrait mieux les voir comme « images » de l'astre (la lune ?) qui représente dans l'allégorie hè tou anthrôpou idea (« l'idée de l'Homme »), mais d'une part on reste dans l'intelligible et d'autre part, le terme d'« image » n'est plus approprié puisqu'on reste dans ce qui échappe à la vue ; quant au terme de « représentation », qui peut convenir pour les mots par rapport à ce qu'ils désignent dans l'ordre intelligible, il ne convient pas non plus puisqu'on est dans la relation inverse, non plus celle qui va d'une multitude d'instances vers un nom unique, mais celle qui va d'une idea unique vers une multitude d'instances. En fait, c'est justement le terme d'« instances » qui semble le plus adapté. Mais ce dont parle ici Socrate pour dire qu'il ne veut pas en parler plus avant, ce n'est pas encore ça, c'est la relation qui reste dans un seul ordre, celui du visible ou celui de l'intelligible, et qui existe, dans le visible, entre l'apparence visible d'une « réalité » matérielle et la « réalité » matérielle dont elle est l'apparence visible, et dans l'intelligible, entre un nom et la « réalité » intelligible qu'il désigne. Ces quelques lignes devraient suffire à faire comprendre pourquoi Socrate ne veut pas se lancer dans de telles considérations avec ses jeunes auditeurs.
Et ce qu'il faut retenir de tout cela, c'est que ce qui intéresse Socrate, ce n'est pas de partitionner le réel, matériel et intelligible, en sous-ensembles exclusifs les uns des autres, ce ne sont pas les eph' hois (esti) (« sur quoi (c'est) »), mais les différentes manières dont nous pouvons appréhender ce qui s'offre à nous, les pathèmata (« affections ») que cela suscite en nous et qui sont plus ou moins susceptibles de nous conduire au savoir. Et la raison pour laquelle il refuse de se lancer dans des considérations sur les eph' hois (esti) (« sur quoi (c'est) ») devient claire : pour pouvoir le faire, il faudrait avoir résolu le problème qu'ils posent et être parvenus à une plein connaissance de ce qu'ils sont. En discuter avec des gens qui n'en sont pas là, si tant est qu'il soit possible pour des êtres humains d'en arriver là, c'est donc peine perdue : comment catégoriser les étants, y compris ceux qui sont hors de la caverne et dans le ciel avec des personnes qui ne connaissent que les ombres de la caverne, ou seulement les ombres et les objets fabriqués qui dépassent du mur, ou même qui sont sortis de la caverne mais ne se sont pas encore habitués à la lumière du soleil et sont incapables de regarder le ciel ? Il faut commencer par faire comprendre aux interlocuteurs qu'il y a plusieurs manières de « regarder » ce qui s'offre à nous (les pathèmata) et leur faire pratiquer toutes ces manières de l'appréhender avant que de pouvoir envisager avec eux de classer ce que nous fait appréhender chacune de ces approches. Et ce qui est vrai pour ses interlocuteurs est vrai aussi pour les lecteurs de Platon. C'est chacun qui doit faire pour lui le travail et, quand il sera parvenu à supporter la lumière du soleil hors de la caverne, s'il y parvient un jour, ce classement lui viendra tout naturellement. Avant, il ne pourrait le comprendre et il ne lui servirait à rien. (<==)
(56) « Celui
qui saisit le logos de l'étance de chaque [étant] » traduit
le grec ton logon
hekastou lambanonta tès ousias. Une traduction plus classique
(qui est à peu près celle de Leroux) serait « celui
qui saisit la raison de l'essence de chaque chose ». Mais
en examinant de plus près chacun des termes de cette formule, je vais
montrer pourquoi une telle traduction n'est pas satisfaisante et fait passer à côté
de ce que cherche à nous faire comprendre le Socrate de Platon.
Le premier problème vient de la traduction de logon par « raison ».
Non que cette traduction soit fautive, car c'est bien là un des sens de logos,
et sans doute celui qui convient ici en fin de compte, mais traduire ainsi,
c'est supposer résolu le problème qui se posait à Platon et à tous les grecs
de son temps du fait que le même mot, logos, signifiait à
la fois « parole », « discours », « raison » (à
la fois au sens psychologique et au sens mathématique, comme le mot français)
et bien d'autres choses encore et que cette polysémie est au cœur
du conflit entre Socrate et Platon d'un côté et les sophistes
et les rhéteurs de l'autre, voire même entre différents compagnons de Socrate
comme Platon et Antisthène, dans la mesure où, si tous pouvaient admettre
que ce qui distingue l'homme de tous les autres animaux, c'est le logos,
tous n'avaient pas la même compréhension de ce qu'était ce logos et
de ce qui en constituait le bon usage, l'usage qui démontrait l'« excellence » (arètè)
de l'homme. Il suffit pour s'en convaincre de lire le dialogue entre Socrate
et Gorgias au début du Gorgias. De plus, ce mot de logos employé
ici est très certainement destiné à faire contraste avec le mot onoma (« nom »)
qui a été utilisé un peu plus haut par Socrate pour dire qu'il ne fallait
pas se battre sur les noms, et auquel Glaucon a opposé le legein (le
verbe dont logos est dérivé). Est dialektikos celui
qui s'attache au logos et pas aux onomata, aux parole
porteuses de sens et pas aux noms (déjà, en V, 454a4-9, Socrate opposait ceux qui disputent en cherchant la contradiction kat' auto to onoma, « au niveau du mot lui-même », à ceux qui sont capable de dialoguer (dialegesthai) kat' eidè diairoumenoi, « en distinguant selon les genres » ; voir sur cette distinction la note 40 à ma traduction de cette section). Il n'y a pas de « raison » dans des
mots, des noms, pris un à un. Il n'y a de sens, et donc de « raison » possible
que lorsqu'on commence à enchaîner des mots dans un discours, dans un logos, et encore, pas n'importe comment, comme le montrera l'Étranger d'Élée dans le Sophiste.
C'est de la relation qui s'établit entre les mots dans un dia-logos que
peut naître du sens ou du non-sens et que peut donc se manifester la raison
ou la déraison de celui qui parle.
Si l'on voulait à tout prix traduire ici logos, comme je l'avais fait dans la précédente version de cette page, il me semble donc important de rendre
perceptible dans la traduction que la raison est ce qu'on cherche en utilisant
pour rendre logos un mot qui ne la suppose pas donnée d'avance,
et un mot qui soit plus proche d'onoma que justement « raison » pour
rendre plus perceptible l'opposition onoma-logos. C'est pourquoi
j'avais traduit alors logos par « parole », qui
en est le sens premier, celui qui est le plus proche d'onoma (bien
que justement logos ne veuille jamais désigner les mots
en tant que tels, mais implique toujours une parole dite, et donc
une personne qui la dit, même si c'est seulement en pensée), ce qui m'avait obligé dans
la suite de la phrase, où l'on trouve l'expression logon didonai,
qui peut signifier « donner la parole », mais aussi,
et c'est son sens ici, « rendre raison », à traduire
cette expression par « produire une parole [sensée] » pour
conserver la même traduction de logon dans
toute la réplique (et dans les suivantes), en ajoutant entre crochets le
qualificatif « sensée » qui n'est pas dans le grec pour rendre la proposition de Socrate compréhensible en français.
Le second problème que pose ce membre de phrase est celui du sens
qu'il faut donner au verbe lambanonta, participe présent
actif du verbe lambanein.
Car, si, comme je viens de le dire, dans la suite de la phrase, Socrate
va utiliser l'expression logon didonai, « rendre raison »,
construite sur le verbe didonai, dont le sens premier est « donner »,
ici il parle de logon lambanein, en utilisant
un verbe, lambanein, dont le sens premier est « prendre » (au
sens propre de « prendre dans ses mains, saisir »,
puis au sens figuré de « saisir »), c'est-à-dire
un verbe qui évoque un mouvement exactement inverse de celui de didonai.
Or il me semble que ce renversement n'est pas anodin. Il est destiné à nous
faire réaliser que ce n'est pas nous qui créons dans notre
esprit le sens, mais que celui-ci nous est d'abord donné par ce qui
se « montre » à
nous, qu'il s'agisse de visible ou d'intelligible, et surtout d'intelligible,
et qu'il nous faut donc d'abord le saisir par
l'esprit, en prendre possession (l'hexis dont il vient d'être
question, voir
note 46) dans notre âme, avant de pouvoir en donner raison,
à nous-mêmes ou aux autres (il est donc particulièrement
regrettable de voir certains traducteurs ignorer ces différences
et traduire les deux expressions opposées comme si c'était
la même, c'est-à-dire par « rendre
raison » dans les deux cas ; ainsi Baccou, Karsenti/Prélorentzos,
Piettre).
Il est donc question dans un premier temps, de saisir un logos, une
« parole », une intelligibilité, qui nous vient
des êtres
eux-mêmes. Mais pas des êtres envisagés n'importe comment,
pas de leur plus petit dénominateur commun qui est le simple fait d'être, to
on.
Et c'est là qu'intervient le troisième terme problématique
de notre membre de phrase, ousia. Car le logon qu'il nous faut « saisir »,
qu'il nous faut donc en quelque sorte « écouter » et
non pas encore produire, c'est le logon tès ousias. On se reportera à la note 50 ci-dessus pour la justification de ma traduction d'ousia par « étance » et le fait que cette traduction fait perdre de vue le double sens du mot, qui, à côté
de son sens « métaphysique », a aussi un sens plus
prosaïque de « biens, richesse, fortune » (sens dans
lequel il apparaît au début de la République, dans
la discussion entre Céphale et Socrate). Or il me semble que, pour Platon,
ce sens contribue à former le sens métaphysique, dans lequel ousia s'oppose
à to on comme le niveau maximal spécifique à chaque être,
ce qui en constitue la richesse propre, qui lui donne épaisseur et densité,
ce qui constitue son bien s'oppose à ce que j'appellerais le niveau zéro
de l'être, ce qui est commun à absolument tout dans le seul fait
d'être,
et donc ne dit rien sur rien. Et
c'est pourquoi je récuse la traduction
usuelle d'ousia par « essence »,
dans la mesure où « essence » évoque
une idée
de « distillation », l'idée d'une certaine manière
réductrice qu'on cherche à identifier la « substantifique
moelle » de ce à quoi on s'intéresse, le processus
par lequel Aristote arrive à une « définition »,
alors qu'ousia évoque
un processus d'enrichissement, un processus « cristallisateur » où,
loin de chercher à éliminer de soi-disant « impuretés »,
des éléments qui seraient jugés « non essentiels »,
on garde tout ce qui est « bon » à prendre,
le processus que met en œuvre Platon dans les dialogues dits « aporétiques »,
où c'est tout le discours qui révèle les multiples
facettes de ce qui est soumis à examen. Dans cette perspective, l'ousia de
l'homme, loin d'être ce qui serait commun à tous les hommes,
et qui risquerait alors de se réduire à des caractères
purement biologiques (morphologie, taille du cerveau, aptitude à la
parole, etc. ; la « forme » d'Aristote),
c'est la somme de tout ce qui est bon pour tous les hommes qui ont existés
et existeront, car si c'est bon et que ça a été ou
sera bon pour un homme, alors, c'est que c'est compatible avec l'« idée » de
l'homme. C'est donc cette « richesse des étants (onta) » qu'il
nous faut saisir, entendre, nous approprier, pour acquérir un logos que
nous pourrons ensuite transmettre aux autres. Ou plutôt, non pas transmettre,
comme le maître à ses élèves, mais partager avec ceux
qui auront fait le même
effort de manière à essayer ensemble de faire advenir cette « richesse »,
cette ousia, qui
nous est proposée. C'est pour essayer de rendre cela
sensible que, dans la précédente version de cette page, je m'étais risqué à traduire ousia par « richesse
[des êtres] », auquel je préférerais aujourd'hui « richesse
[des étants] ».
En fin de compte, ce que dit ici Socrate, c'est qu'être
dialektikos, c'est être capable d'utiliser le logos dans le cadre du dialegesthai pour accéder à la connaissance de ce que sont les « étants » (ta onta), c'est-à-dire à leur « étance » (ousia : au sens premier, ousia, c'est le a, l'attribut, d'une expression de la forme x esti a (« x est a ») dans laquelle x est le sujet, l'étant, to on, quels que soient x et a). Et, en utilisant pour faire référence à ces « étants » dont il faut chercher à connaître l'ousia (« étance ») par le logos, un simple pronom, hekastou (« de chacun »), il ne pose aucune restriction sur l'étendue de ce qui doit etre objet de nos investigations par le logos et ne le limite pas aux intelligibles purs qui s'opposeraient aux « sensibles » exclus de cette recherche. Il y a une ousia, susceptible de donner lieu à un logos, aussi bien pour les « étants » matériels que pour les intelligibles purs, et dans tous les cas, c'est bien uniquement à travers le logos que nous pouvons, sinon y avoir accès, du moins en partager la compréhension avec d'autres par le dialegesthai (le fait de dialoguer) en vue d'en tirer des conséquences pour l'action. Même quelqu'un qui aurait une sorte de vison mystique du bon (to agathon), ou de n'importe quoi d'autre, ne pourrait partager cette intuition avec d'autres qu'au moyen de mots combinés pour produire des logoi porteurs de sens. Et il est illusoire de penser que cette « étance », cette ousia, peut se réduire à un seul mot, sauf à rester dans la tautologie (« a est a ») qui ne nous apprend rien, ou même à un petit nombre de mots (comme par exemple « la piété est la justice dans nos relations avec les dieux », « définition » proche de celle que propose Euthyphron à Socrate en Euthyphron, 12e5-8) ; elle s'exprime pour nous, si l'on veut la saisir dans toute sa richesse (l'un des sens d'ousia, rappelons-le), par une pluralité de logoi qui en saisissent chacun un aspect partiel et aident à la distinguer d'autres ousiai voisines, en ne perdant jamais de vue que les mots ne sont pas ce qu'ils désignent et que nous ne sommes jamais sûrs que nous les comprenons tous exactement de la même façon, surtout lorsqu'ils ont des sens multiples. (<==)
(57) « Celui qui n'est pas en état » traduit le grec ton mè echonta, où l'on retrouve le verbe echein, dont j'ai dit qu'il était à la racine d'hexis, mot employé en 533e4 dans la réplique contestée par la plupart des éditeurs et traducteurs (voir note 46) et que j'ai traduit alors par « état ». C'est pour faire sentir la parenté entre les deux termes que je traduis ici echein par « être en état ». Ce n'est ici que la première occurrence d'echein, qui figure trois fois dans cette réplique de Socrate et deux fois dans la suivante. Pour cette première apparition, il est utilisé seul, sans complément, et il prend la place dans une formule négative de lambanonta (participe présent de lambanein, « saisir »). Il revient ensuite par trois fois, ici et dans la réplique suivante, dans des constructions où il introduit un infinitif, une première fois dans la suite de cette phrase, dans la formule kath' hoson an mè echèi logon didonai…, « moins il est en état de produire une parole [sensée] », puis dans la réplique suivante : hos an mè echèi diorisasthai…, « qui n'est pas en état de délimiter… », et plus loin ton houtôs echonta, « celui qui est dans un tel état ». Et on le trouve une troisième fois dans notre réplique, dans la formule noun echein, « avoir l'intelligence », c'est-à-dire « comprendre ». Certes, le verbe echein est un verbe fréquent en grec, mais cette accumulation soudaine peu après qu'il ait été question de l'hexis de l'âme à la source du legein n'est sans doute pas fortuite et ne fait que renforcer l'idée que l'utilisation du mot hexis un peu plus haut n'a rien d'un corps étranger dans le texte de Platon. (<==)
(58) Après avoir rappelé l'allégorie de la caverne qui ouvre le livre VII de la République, puis l'analogie de la ligne qui l'avait précédée à la fin du livre VI, Socrate continue sa remontée en revenant maintenant sur le bon (to agathon), qui avait donné lieu à sa mise en parallèle avec le soleil dans les pages qui précèdent l'analogie de la ligne et conduisent à la distinction entre visible et intelligible et à la mise en évidence de l'idée du bon (hè tou agathou idea) comme « lumière » de l'intelligence (nous). (<==)
(59) « Délimiter par le logos » traduit le grec diorizasthai tôi logôi. Je continue à ne pas traduire logos comme dans la réplique précédente, pour les raisons expliquées dans la note 56. Diorizasthai est l'infinitif aoriste moyen de diorizein, verbe construit par adjonction du préfixe dia-, qui indique une idée de séparation, au verbe horizein, lui-même dérivé de horos, qui veut dire « limite ». Une traduction plus classique de diorizesthai est « définir » (et l'un des sens possibles de horos est « définition »), mais je préfère « délimiter », qui nous renvoie à l'étymologie du verbe, à « définir », qui évoque vingt-cinq siècles de logique inspirée d'Aristote et donne donc au mot une connotation trop technique qui oriente la compréhension de ce que nous dit ici le Socrate de Platon, pas nécessairement dans le bon sens. Parler de « définition » avec Platon à qui on reproche que ses dialogues dont on dit qu'ils sont justement à la recherche d'une « définition » (de la piété pour l'Euthyphron, du courage pour le Lachès, de la modération pour le Charmide, etc., ou même de la justice pour la République) n'arrivent pas à ce qu'ils cherchent et restent inconclusifs, c'est rendre impossible de comprendre que justement ce que cherche le Socrate de Platon, ce n'est pas une définition au sens où nous l'entendons après Aristote, qui remplacerait un mot par quelques autres mots tout aussi problématiques que celui qu'on cherche à définir, mais une compréhension qui ne peut résulter que d'échanges de logoi aussi longs que nécessaire dans la pratique du dialegethai (« dialoguer »), qui permette en particulier aux interlocuteurs de s'assurer qu'ils se comprennent et qu'ils ne s'arrêtent pas aux mots sans s'assurer que ce qu'ils ont dans la tête (Platon dirait dans l'âme) derrière ces mots est bien la même chose. Et comme on ne peut faire ça, justement, qu'avec des mots, des discours, qui sont tous défaillants et problématiques, ce ne peut être que par la multiplication des angles d'attaque, par la répétition avec des mots différents, par des contrôles croisés, par des analogies, des exemples, etc., qu'on peut arriver à se conforter dans l'idée qu'on se comprend et qu'on est d'accord ou pas d'accord sur les conclusions de ces échanges relativement au sujet en discussion. « Délimiter » évoque l'idée de l'installation d'une clôture qui encercle complètement le « domaine » couvert par ce dont on parle, ce qui implique qu'à chaque piquet ou borne (le sens premier de horos) que l'on veut planter pour construire cette clôture, on se pose la question de sa place par rapport aux domaines voisins sur lesquels il est susceptible d'empiéter. En d'autres termes, au lieu de se mettre au milieu du domaine et de chercher une règle (la « définition ») censée résoudre tous les problèmes de frontières une fois pour toutes, on s'arme de patience et l'on se met en route pour faire le tour de la question et résoudre les problèmes de frontières au fur et à mesure qu'on les rencontre. Certes, la clôture est rarement faite de pieux jointifs qui ont résolu tous les problèmes de frontière et, le plus souvent, on se contente de pieux plus ou moins espacés entre lesquels on tend des fils, qui représentent une marge d'approximation plus ou moins grande. Mais c'est justement pour ça que le travail n'est jamais vraiment fini et qu'il est toujours possible de revenir pour affiner le tracé de la clôture. Et, comme on le voit, ce travail de « délimitation » ne peut se faire, et les problèmes de voisinage être résolus, que si l'on est capable d'identifier les voisins avec lesquels se posent ces problèmes, c'est-à-dire les idées par rapport auxquelles celle à laquelle on s'intéresse et qu'on essaye de délimiter présente des risques d'empiètement. Mais cette analogie nous montre aussi que ce n'est pas la même chose que de vouloir définir les contours d'un mot ou ceux d'une idée. Car un même mot peut recouvrir plusieurs idées et une même idée peut être exprimée par des mots différents. Or ce qui est en fin de compte le plus important, ce sont les idées, et le travail sur les mots n'est nécessaire que parce qu'ils sont le seul outil qui nous donne accès aux idées, ou plutôt, qui nous permette d'expliciter ce que l'esprit nous fait « voir » des idées, ou d'ailleurs ce que l'œil nous fait voir des êtres visibles, pour pouvoir échanger avec nos semblables, se comprendre, et donc vivre en société. (<==)
(60) C'est ici la dernière des 5 occurrences de l'expression hè tou agathou idea (« l'idée du bon », ici à l'accusatif tèn tou agathou idean) dans toute la République (et donc dans tous les dialogues puisqu'on ne la trouve dans aucun autre dialogue), la première se trouvant en 505a2 (voir
la note 2 à ma traduction de République,
VI, 504e7-509c4 sous le titre « Le soleil et le bon »). Toutes les occurrences de cette expression sont donc concentrées dans la section de la République consacrée à la sélection-formation des philosophes rois qui comprend la fin du livre VI et tout le livre VII et constitue la seconde partie de ce que Socrate qualifie de « troisième vague » (voir sur cettte appellation la page d'introduction « Les trois vagues »), consacrée à l'examen de sa proposition que ce soient les philosophoi qui gouvernent ou que les gouvernants deviennent philosophoi (le principe du « philosophe roi » énoncé en 473c11-e2), après une première partie consacrée au sens qu'il convient de donner à philosophos, aux dispositions naturelles nécessaires pour le devenir, aux dangers que courent de telles personnes du fait que la plupart des gens ont une conception erronée de ce que sont les vrais philosophoi (due en particulier au comportement de ceux qui se prétendent tels sans l'être) et aux moyens de surmonter cette incompréhension. La première occurrence ouvre cette longue section après une transition en forme de « résumé des épisodes précédents » (502c9-504e7) en posant d'entrée de jeu, comme quelque chose que Socrate présente comme objet de nombreuses discussions antérieures de sa part, que « l'idée du bon [est] l'objet d'étude le plus important » (hè tou agathou idea megiston mathèma, 505a2) et en le justifiant par le fait que le bon est ce que tous recherchent pour lui-même et non pas en vue d'autre chose, même si la plupart n'ont pas les idées claires à son sujet, et que donc il convient de choisir des dirigeants qui, eux, ont une connaissance aussi parfaite que possible de ce que c'est, ce qui conduit successivement à la mise en parallèle du bon et du soleil qui fait du bon l'analogue pour l'intelligence (nous) du soleil pour la vue, à l'analogie de la ligne, qui présente les différents modes d'appréhension du réel, visible aussi bien qu'intelligible, et à l'allégorie de la caverne, qui décrit de manière imagée le cheminement qui permet de progresser à travers ces différents modes d'appréhension pour parvenir jusqu'à la vue du soleil, c'est-à-dire dans l'imagerie de l'allégorie, au savoir sur le bon (si tant est qu'il soit accessible à des êtres humains). La dernière occurrence, celle que l'on trouve ici, arrive vers la fin de cette section, au terme de la remontée qu'y fait Socrate vers ces trois images (caverne, ligne, soleil) en sens inverse, dans un rappel justement de ce qui avait été dit en ouverture, en précisant le rôle déterminant que joue le logos, et plus spécifiquement le dialegesthai (la mise en pratique du dialogue) dans cette appréhension, qui explique pourquoi la dialektikè, la maîtrise du dialegesthai comme moyen de parvenir à l'ousia (« étance ») de toutes choses et plus particulièrement du bon, « repose pour nous tout en haut comme un faîte aux études et [pourquoi] aucune autre étude ne [peut] à bon droit être placée plus haut » (hôsper trigkos tois mathèmasin hè dialektikè hèmin epanô keisthai, kai oulet' allo toutou mathèma anôterô orthôs an epitithesthai, 534e2-4 ; on retrouve ici par deux fois le mot mathèma, qui était celui utilisé en 505a2 à propos justement de l'idée du bon). Il ne lui restera plus, pour mettre un terme à cette longue section sur la formation-sélection des philosphes rois, qu'a en présenter le déroulement dans le temps (jusqu'à l'âge de 50 ans, cf. 540a4), qui doit conduire celles et ceux qui vont jusqu'au bout à « [voir] le bon lui-même » (idontas to agathon auto, 540a8-9).
Cette mention de la vision du bon lui-même (to agathon auto), qui rappelle la vision du soleil « lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre [...] tel qu'il est » (auton kath' hauton en tèi autou chôrai [...] hoios estin ; 516b5-7) qui constitue la dernière étape de la progression du prisonnier libéré hors de la caverne et en est l'illustration dans l'allégorie, est la dernière mention du bon dans la longue description de la formation-sélection des philosophes rois, qui y était apparu en
505a2 dans l'affirmation que « l'idée du bon (hè tou agathou idea) [est] l'objet d'étude le plus important ». Elle nous fait passer de l'idea du bon (hè tou agathou idea) en tant que mathèma (« objet d'étude ») au bon lui-même (to agathon auto) en tant qu'objet de « vision » (idontas, participe aoriste 2 actif à l'accusatif masculin pluriel du verbe idein, « voir », au propre d'abord, mais aussi au figuré pour la « vue » de l'esprit, dont dérive idea et qui sert d'aoriste au verbe horan, « voir » et dont le parfait eidenai signnifie « savoir », dans l'idée que « j'ai vu donc je sais »). Mais l'idea du bon et le bon lui-même, ce n'est pas la même chose, ou en tout cas, pas sous le même point de vue. Si parfois le Socrate de Platon ne se limite pas à parler de to agathon (« le bon »), sans plus de précisions, comme on pourra s'en rendre compte dans la seconde partie de cette note, qui liste les 34 occurrences d'agathos (« bon ») au neutre substantivé par adjonction de l'article (to agathon, « le bon ») qui figurent dans la section qui va de VI, 502c9 à la fin du livre VII, c'est que cette formule est ambiguë : elle peut se comprendre soit comme un singulier désigant une seule « chose », le bon, distinct de toutes les bonnes choses (cf. 507b2-7), soit comme un singulier à sens collectif (le bon, c'est-à-dire « ce qui est bon », en d'autres termes, l'ensemble des bonnes « choses »). Or c'est justement sur cette distinction entre un unique « bon » et la multiplicité des bonnes « choses » que veut insister Socrate, ce qui l'invite à désambiguïser l'expression to agathon quand le contexte de la discussion le demande, et il peut le faire dans deux directions différentes selon le point de vue qu'il adopte. Lorsque ce qui lui importe, c'est d'insister sur le fait que ce « bon » unique est un étant à part entière distinct des multiples bonnes « choses » auxquelles on applique le qualificatif « bon », il renforce to agathon par auto (« lui-même ») placé soit avant (auto to agathon, en 507a3 et 534c5 ; auto agathon en 507b5), soit après to agathon (to agathon auto, en 540a8-9). Ce renforcement peut être encore redoublé dans les formules auto ti pot' esti tagathon (« lui même, ce qu'en fin de compte il est, le bon », en 506d8-e1) et auto ho estin agathon (« cela même qu'est " bon"/qui est bon », en 532b1, cette dernière formule réintroduisant une ambiguïté, car elle peut aussi se traduire par « cela même qui est bon » en considérant ho comme un nominatif neutre sujet et agathon comme attribut ; cf. note 17). Quand au contraire il veut insister sur ce qui est connaissable de ce bon unique distinct des bonnes « choses » pour nous, êtres humains incarnés, il parle de « l'idea du bon » (hè tou agathou idea). Et cette idea du bon n'est pas le bon lui-même (auto to agathon), mais son « apparence » (sens premier d'idea) pour nous, ce qui en est perceptible par l'esprit humain (nous) dont, par définition, nous n'avons pas le moyen de savoir si ça nous donne une appréhension exhaustive du bon. En fait, cette appréhension se traduit pour nous par des logoi (« délimiter par le logos », 534b9, cf. note 59 ci-dessus), c'est-à-dire par des mots, autres justement que le mot agathon (« bon ») et ces mots ne sont pas plus le bon que le mot « bon » (agathon) lui-même. Elle est bien « apparence » du bon lui-même, tout comme l'apparence visuelle (eidos/idea) d'une personne ou d'un objet visible est bien « apparence » de cettte personne ou de cet objet, mais n'est pas le tout de cette personne ou de cet objet, et c'est bien lui que l'on cherche à voir, mais ce que nous percevons est conditionné par les possibilités et les limites de la nature humaine, organes des sens et esprit/intelligence (nous), et en plus, pour chacun d'entre nous, par ses limites propres, différentes d'une personne à une autre, qui font que personne n'est un être humain « parfait », et pour ceux qui s'y lancent, cette recherche est un long processus qui peut durer une vie entière supposant la pratique assidue du dialegesthai (cf. 532a5-6) et dont on ne peut jamais savoir si l'on a atteint le terme. Et qui plus est, ce qui compte pour nous, ce n'est pas tant de « voir » le bon « lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre [...] tel qu'il est » (auton kath' hauton en tèi autou chôrai [...] hoios estin ; 516b5-7), pas plus que dans le visible nous ne devons chercher à contempler le soleil qui, par lui-même, ne nous apprend rien sur rien, au risque de nous brûler les yeux et de devenir aveugles. Ce qui nous apprend quelque chose, c'est, dans le visible, de contempler la création dans la lumière du soleil et dans l'intelligible, de contempler cette même création dans la « lumière » du bon, c'est-à-dire de chercher à comprendre en quoi tout ce que nous appréhendons dans le registre sensible aussi bien qu'intelligible peut être bon pour nous, individuellement et collectivement. Dans cette perspective, l'ambiguïté que je signalais plus haut dans l'expression auto ho estin agathon (« cela même qu'est le bon », ou, pour mieux coller au grec en utilisant une ponctuation qui n'existait pas au temps de Platon, « cela même qu'est "bon" » en 532b1, qui peut aussi se traduire par « cela même qui est bon », est peut-être bien voulue par Platon : chercher à comprendre « cela même qu'est le bon » (auto ho estin agathon) ne peut se faire au moyen du dialegesthai, qui ne peut que mettre en relation des termes les uns avec les autres, et donc « bon » (agathos) avec d'autres « choses » désignées par d'autres mots, c'est en fin de compte chercher à comprendre « cela même qui est bon » (auto ho estin agathon) pour nous. Les deux démarches sont indissociables et concourent à nous faire comprendre l'idea du bon, qui n'est pas là pour être contemplée béatement, mais pour suscite en nous des sullogizesthai (« déduire par raisonnement », cf. 516b9, dans la phrase de l'allégorie de la caverne qui suit immédiatement celle évoquant la contemplation du soleil au terme de la progression du prisonnier libéré, et aussi sullogistea, « elle doit être appréhendée
par le raisonnement », en 517c1, dans le « décodage » de l'allégorie) qui lient cette idea à d'autres ideai, d'intelligibles purs aussi bien que de sensibles. Mais cette idea du bon n'est pas les logoi par lesquels on cherche à l'approcher et à la comprendre, tous partiels et imparfaits, qui ne reflètent que l'état d'avancement dans leur progresion vers elle de ceux qui les produisent, mais ce qui est accessible à la nature humaine du bon lui-même, et dont chacun n'a qu'une appréhension partielle évoluant au fil de sa vie au rythme de sa progression vers elle. Et quand bien même un être humain pourrait la « voir » dans toute sa splendeur dans une sorte de vision mystique, il ne pourrait faire partager sa vision par d'autres, et donc tirer profit de cette contemplation dans la vie pratique et en faire profiter les autres, qu'à travers des mots et des logoi, qui ne sauraient rendre compte de la totalité de son expérience mystique.
Pour permettre une vue d'ensemble des références au bon dans la section qui va de VI, 502c9 à la fin du livre VII et s'intéresse à la formation du philosophos, on trouvera ci-dessous les 34 occurrences d'agathos (« bon ») au neutre substantivé par adjonction de l'article (to agathon, « le bon ») qui y figurent et que je reproduis dans leur contexte immédiat, en mettant en gras les occurrences des formules dans lesquelles figure agathon, en rouge les occurrences de hè tou agathou idea (« l'idée du bon ») et en vert celles où to agathon est précédé ou suivi de auto (« lui-même »). Pour permettre de situer ces occurrences par rapport aux grandes divisions de cette section, je rappelle ces divisions en petits caractères entre les extraits listés. Sans surprise, 22 de ces 34 occurrences, soit près des deux tiers, se trouvent dans la première sous-section, le parallèle entre le bon et le soleil. Par contre le mot ne figure ni dans l'analogie de la ligne, ni dans l'allégorie de la caverne. Dans l'analogie de la ligne, le bon est évoqué sous l'appellation d'archè anupotheton (« principe (directeur) pas posé pour soutenir [autre chose] », 510b7, 511b6-7) et dans l'allégorie de la caverne, il est figuré par le soleil, comme le suggère Socrate dans son « décodage » de l'allégorie en 517b8-c5.
Le parallèle entre le soleil et le bon
[1] « l'idée du bon [est] l'objet d'étude le plus important » (hè tou agathou idea megiston mathèma, 505a2)
[2] [3] « si nous ne la connaissons pas (« l'idée du bon »), quand bien même nous aurions une science aussi parfaite que possible de tout le reste, mais sans elle, tu sais qu'il n'y aurait aucun bénéfice pour nous, comme il n'y en a aucun si nous possédons quelque chose sans le bon. Ou crois-tu qu'on gagnerait quelque chose à posséder toute possession, mais qui ne soit pas bonne ? Ou à penser tout le reste sauf le bon, et à ne penser rien beau et bon ? » (ei de mè ismen, aneu de tautès ei hoti malista talla epistaimetha, oisth' hoti ouden hèmin ophelos, hôsper oud' ei kektèimetha ti aneu tou agathou. è oiei ti pleon einai pasan ktèsin ektèsthai, mè mentoi agathèn; è panta talla phronein aneu tou agathou, kalon de kai agathon mèden phronein; ; 505a6-b3)
[4] « d'un côté, pour la multitude, le bon passe pour être plaisir, et de l'autre, pour ceux qui sont plus raffinés, pensée » (tois men pollois hèdonè dokei einai to agathon, tois de kompsoterois phronèsis ; 505b5-6)
[5] « ceux qui pensent ça ne parviennent pas à indiquer quelle pensée, mais sont contraints pour finir de dire que c'est celle du bon » (hoi touto hègoumenoi ouk echousi deixai hètis phronèsis, all' anagkazontai teleutôntes tèn tou agathou phanai ; 505b8-10)
[6] [7] [8] « nous reprochant en effet de ne pas connaître le bon, ils parlent au contraire comme à des [gens le] connaissant ? Car ils disent que c'est pensée du bon, comme si cette fois nous comprenions ce dont ils parlent lorsqu'ils prononcent le nom du bon » (oneidizontes ge hoti ouk ismen to agathon legousi palin hôs eidosin; phronèsin gar auto phasin einai agathou, hôs au sunientôn hèmôn hoti legousin, epeidan to tou agathou phthegxôntai onoma ; 505c1-4)
[9] « Mais toi donc, Socrate, est-ce savoir que tu dis être le bon, ou plaisir, ou quelque chose d'autre à côté de ça ? » (alla su dè, Ô Sôkrates, poteron epistèmèn to agathon phèis einai è hèdonèn, è allo ti para tauta; ; Adimante, 506b2-4)
[10] « nous aimerions autant que, comme tu as discouru sur la justice, la modération et le reste, ainsi de même tu discoures sur le bon » (arkesei gar hèmin, kan hôsper dikaiosunès peri kai sôphrosunès kai tôn allôn dièlthes, houtô kai peri tou agathou dielthèis : Glaucon, 506d3-5)
[11] « lui-même, ce qu'en fin de compte il est, le bon, laissons-le pour le moment l'être » (auto men ti pot' esti tagathon easômen to nun einai ; 506d8-e1)
[12] « de ce qui paraît enfant du bon et le plus semblable à lui, je vais parler » (hos de ekgonos te tou agathou phainetai kai homoiotatos ekeinôi, legein ethelô ; 506e3-4)
[13] « Mais pour le moment donc, ce produit et enfant du bon lui-même, recueillez-le » (touton de dè oun ton tokon te kai ekgonon autou tou agathou komisasthe ; 507a2-3)
[14] « Nous disons être beaux, repris-je, de multiples ***, et bons de multiples ***, et dans chaque cas pareillement, et nous les distinguons par le discours.— Nous le disons en effet.— Et alors, beau même et bon même et ainsi pour tous les *** qu'auparavant nous posions comme multiples, les posant à nouveau au contraire selon une idée une de chacun en tant qu'étant une, nous appelons chacun ce qu'il est » (polla kala, èn d' egô, kai polla agatha kai hekasta houtôs einai phamen te kai diorizomen tôi logôi.— phamen gar.— kai auto dè kalon kai auto agathon, kai houtô peri pantôn ha tote hôs polla etithemen, palin au kat' idean mian hekastou hôs mias ousès tithentes, ho estin hekaston prosagoreuomen ; 507b2-7) (comme je l'ai expliqué dans la note 16 ci-dessus, j'utilise le graphisme *** pour ne pas avoir à opter pour un mot dont l'équivalent grec n'est pas dans le texte de Platon pour désigner ce que le terme pluriel neutre que je traduis ne précise pas ; ainsi ici, « de multiples *** » traduit l'unique mot grec « polla », neutre pluriel qui ne précise pas ce qui est « nombreux/multiples » et par ailleurs beau ou bon ; la traduction usuelle par « de nombreuses choses » risque de limiter l'étendue de ce que Socrate a en tête en le « chosifiant », ce qui est préjudiciable dans un contexte aussi sensible de celui-ci qui joue sur l'opposition entre sensible/matériel et intelligible. « Beau » et « bon » ne s'appliquent pas qu'à des « choses » visibles/matérielles, mais peuvent aussi s'appliquer à des personnes, des comportements, des actions, des propos, des raisonnements, des idées, des pensées, etc., et le fait de ne rien préciser oblige le lecteur à se poser la question de ce qui est visé par ces trois astérisques, et au moins à prendre conscience du fait que, justement, le Socrate de Platon ne le précise pas.)
[15] [16] « Eh bien donc, c'est lui, repris-je, que je voulais dire en parlant de l'« enfant du bon », que le bon a engendré analogue à lui, ce que précisément lui-même est dans le domaine intelligible par rapport à l'intelligence et aux *** perçus par l'intelligence, celui-là l'étant dans le visible par rapport à la vue et aux *** vus » (touton toinun, èn d' egô, phanai me legein ton tou agathou ekgonon, hon tagathon egennèsen analogon heautôi, hotiper auto en tôi noètôi topôi pros te noun kai ta nooumena, touto touton en tôi horatôi pros te opsin kai ta horômena ; 508b12-c2) (pour la signification de ***, voir plus haut sous la citation [14])
[17] [18] [19] [20] « Eh bien donc, ce qui procure la vérité aux *** qu'on apprend à connaître et, à celui qui apprend à connaître, donne ce pouvoir, dis-toi que c'est l'idée du bon, et conçois-la, en tant qu'on apprend à la connaître, comme étant le pourquoi du savoir et de la vérité, mais, aussi belles soient-elles toutes deux, recherche de la connaissance et vérité, tu penseras avec rectitude en le pensant lui-même autre et plus beau encore qu'elles, et d'autre part, savoir et vérité, tout comme ici-bas, juger lumière et vue conformées au soleil, [c'est] droit, mais penser [que c'est le] soleil, ça ne possède aucune rectitude, ainsi, là, juger conformés au bon ces deux-là, [c'est] droit, mais penser [de] l'un ou l'autre d'eux deux [que c'est le] bon, [ce n'est] pas droit, mais il faut estimer encore davantage la possession du bon » (touto toinun to tèn alètheian parechon tois gignôskomenois kai tôi gignôskonti tèn dunamin apodidon tèn tou agathou idean phathi einai: aitian d' epistèmès ousan kai alètheias, hôs gignôskomenès men dianoou, houtô de kalôn amphoterôn ontôn, gnôseôs te kai alètheias, allo kai kallion eti toutôn hègoumenos auto orthôs hègèsèi: epistèmèn de kai alètheian, hôsper ekei phôs te kai opsin hèlioeidè men nomizein orthon, hèlion d' hègeisthai ouk orthôs echei, houtô kai entautha agathoeidè men nomizein taut' amphotera orthon, agathon de hègeisthai hopoteron autôn ouk orthon, all' eti meizonôs timèteon tèn tou agathou hexin ; 508e1-509a5) (pour la signification de ***, voir plus haut sous la citation [14])
[21] [22] « Eh bien donc, aux *** qu'on apprend à connaître, [ce n'est] pas seulement le fait d'être reconnus, [faut-il] dire, [qui] est présent sous l'effet du bon, mais aussi l[e fait d]'être (intelligibles) et aussi l'étance [de ce que c'est], sous son effet, sont en plus à chacun d'eux, [sous l'effet] du bon qui n'est pas étance, mais encore au-delà de l'étance, se tenant au-dessus par l'ancienneté et la puissance » (kai tois gignôskomenois toinun mè monon to gignôskesthai phanai hupo tou agathou pareinai, alla kai to einai te kai tèn ousian hup' ekeinou autois proseinai, ouk ousias ontos tou agathou, all' eti epekeina tès ousias presbeiai kai dunamei huperechontos ; 509b6-10) (pour la signification de ***, voir plus haut sous la citation [14])
Analogie de la ligne : néant
Allégorie de la caverne : néant
Commentaire de l'allégorie de la caverne
[23] « dans le connaissable, [venant] à la fin [est] l'idée du bon, et elle est vue avec peine, mais une fois vue, elle doit être appréhendée par le raisonnement comme [étant] effectivement pour tous *** responsable de tout ce qui est droit et beau, et dans le visible, enfantant la lumière et son souverain, et dans l'intelligible, souveraine elle-même, procurant de son propre fond vérité et intelligence, et que doit la voir quiconque est destiné à agir sensément dans la vie privée ou dans la vie publique » (en tôi gnôstôi teleutaia hè tou agathou idea kai mogis horasthai, ophtheisa de sullogistea einai hôs ara pasi pantôn hautè orthôn te kai kalôn aitia, en te horatôi phôs kai ton toutou kurion tekousa, en te noètôi autè kuria alètheian kai noun paraschomenè, kai hoti dei tautèn idein ton mellonta emphronôs praxein è idiai è dèmosiai ; 517b8-c5) (pour la signification de ***, voir plus haut sous la citation [14])
[24] « l'organe par lequel chacune apprend [...], avec toute l'âme, doit être détourné de ce qui devient jusqu'à ce qu'éventuellement, [parvenue] dans [le domaine de] ce qui est et du plus lumineux de ce qui est, elle devienne capable de tenir ferme en contemplant. Et cela, nous disons que c'est le bon » (to organon hôi katamanthanei hekastos [...] sun holèi tèi psuchèi ek tou gignomenou periakteon einai, heôs an eis to on kai tou ontos to phanotaton dunatè genètai anaschesthai theômenè: touto d' einai phamen tagathon ; 518c5-d1)
[25] « [C'est] donc notre tâche, à nous les fondateurs, d'obliger aussi les meilleures natures à en venir à l'objet d'étude que, dans ce qui a précédé, nous avons dit être le plus important, à la fois voir le bon et entreprendre cette ascension, et après que, étant montés, ils aient suffisamment vu, ne pas leur permettre [...] de rester près de lui et de ne pas vouloir redescendre vers ces prisonniers ni participer aux peines de chez eux » (hèmeteron dè ergon, tôn oikistôn tas te beltistas phuseis anagkasai aphikesthai pros to mathèma ho en tôi prosthen ephamen einai megiston, idein te to agathon kai anabènai ekeinèn tèn anabasin, kai epeidan anabantes hikanôs idôsi, mè epitrepein autois […] katamenein kai mè ethelein palin katabainein par' ekeinous tous desmôtas mède metechein tôn par' ekeinois ponôn ; 519c8-d6)
[26] « si par contre des mendiants et des gens affamés de biens personnels s'en viennent aux affaires publiques, pensant que c'est de là qu'il faut faire main basse sur le bon, il n'en est rien (d'être au nombre de « ceux qui sont réellement riches, non pas d'or, mais de ce dont celui qui est heureux doit être riche, d'une vie bonne et pleine de raison ») » (ei de ptôchoi kai peinôntes agathôn idiôn epi ta dèmosia iasin, enteuthen oiomenoi tagathon dein harpazein, ouk esti (d'être au nombre de hoi tôi onti plousioi, ou chrusiou all' hou dei ton eudaimona ploutein, zôès agathès te kai emphronos) ; 521a3-6)
Arithmétique : néant
Géométrie
[27] « mais la plus grande partie d'elle (géométrie et calcul) et ce qui s'y avance le plus loin, il faut examiner si ça a quelque rapport avec ce [dont nous parlions tout à l'heure], avec l'aptitude à faire porter plus facilement le regard sur l'idée du bon » (to de polu autès (geômetrias te kai logismôn) kai porrôterô proion skopeisthai dei ei ti pros ekeino teinei, pros to poiein katidein rhaion tèn tou agathou idean ; 526d8-e1)
Stéréométrie : néant
Astronomie : néant
Harmonie
[28] « dans ces accords entendus, ils cherchent les nombres, mais ils ne s'élèvent pas jusqu'aux problèmes [consistant à] examiner quels nombres sont en accord et quels pas et par quoi pour chacun des deux groupes.— Tu parles là en effet, dit-il, d'une activité quasi divine !— Profitable en tout cas, repris-je, pour la recherche du beau et du bon, mais, lorsqu'elle est poursuivie autrement, d'aucun profit. » (tous gar en tautais tais sumphôniais tais akouomenais arithmous zètousin, all' ouk eis problèmata aniasin, episkopein tines sumphônoi arithmoi kai tines ou, kai dia ti hekateroi.— daimonion gar, ephè, pragma legeis.— chrèsimon men oun, èn d' egô, pros tèn tou kalou te kai agathou zètèsin, allôs de metadiôkomenon achrèston ; 531c1-7)
Dialektikè
[29] « chaque fois que quelqu'un, par le dialegesthai, entreprend, sans toutes les sensations, au moyen du logos, de s'élancer vers cela même qu'est chaque ***, et ne renonce pas avant que cela même qu'est " bon"/qui est bon, il l'ait saisi par l'intelligence elle-même, il parvient au terme même de l'intelligible » (hotan tis tôi dialegesthai epicheirèi aneu pasôn tôn aisthèseôn dia tou logou ep' auto ho estin hekaston horman, kai mè apostèi prin an auto ho estin agathon autèi noèsei labèi, ep' autôi gignetai tôi tou noètou telei ; 532a5-b2) (pour la signification de ***, voir note 16 ci-dessus, et pour l'ambiguïté de la formule en grec, voir la note 17)
[30] [31] [32] « Et donc, à propos du bon, même chose : [quelqu'un] qui n'est pas en état de délimiter par le logos en l'isolant de toutes les autres l'idée du bon et, comme dans un combat, venant à bout de toutes les réfutations en mettant toute son ardeur à les réfuter non selon l'opinion (doxa), mais selon l'étance (ousian), ne se fraye un passage parmi elles toutes par le logos inébranlable, tu diras de quelqu'un qui est dans un tel état qu'il ne connaît ni le bon lui-même ni aucun autre bon » (oukoun kai peri tou agathou hôsautôs: hos an mè echèi diorisasthai tôi logôi apo tôn allôn pantôn aphelôn tèn tou agathou idean, kai hôsper en machèi dia pantôn elegchôn diexiôn, mè kata doxan alla kat' ousian prothumoumenos elegchein, en pasi toutois aptôti tôi logôi diaporeuètai, oute auto to agathon phèseis eidenai ton houtôs echonta oute allo agathon ouden ; 534b8-c5)
Choix des philosophoi
[33] « qu'on fasse tomber quelqu'un dans l'opinion que ce (qu'il considérait comme beau pour l'avoir entendu dire du législateur) n'est pas plus beau que laid, et pareillement à propos du juste et du bon et des *** pour lesquelles il avait le plus de considération » (eis doxan katabalèi hôs touto ouden mallon kalon è aischron, kai peri dikaiou hôsautôs kai agathou kai ha malista ègen en timèi ; 538d9-e2) (pour la signification de ***, voir plus haut sous la citation [14])
[34] « ceux qui auront été conservés sains et sauf jusqu'au bout et auront été les meilleurs en toutes choses à tous points de vue dans les actions comme dans les connaissances, il faudra dès lors les conduire vers le terme et les forcer, en tournant vers le haut l'éclat lumineux de leur âme, à fixer le regard sur cela même qui procure la lumière à tous *** et, ayant vu le bon lui-même, s'en servant de modèle, à mettre de l'ordre aussi bien dans la cité que parmi les particuliers et en eux-mêmes » (tous diasôthentas kai aristeusantas panta pantèi en ergois te kai epistèmais pros telos èdè akteon, kai anagkasteon anaklinantas tèn tès psuchès augèn eis auto apoblepsai to pasi phôs parechon, kai idontas to agathon auto, paradeigmati chrômenous ekeinôi, kai polin kai idiôtas kai heautous kosmein ; 540a4-b1) (pour la signification de ***, voir plus haut sous la citation [14]). (<==)
(61) « Réfutation » traduit le mot grec elegchos, dérivé du verbe elegchein, qu'on trouve un peu plus loin dans la phrase, traduit par « réfuter ». Le verbe elegchein, qui, chez Homère signifie « faire honte », a par la suite pris le sens judiciaire de « chercher à réfuter, notamment en posant des questions, faire subir un contre-interrogatoire » avant de devenir un terme de dialectique dans le sens de « réfuter », et de là « prouver », et donc « vaincre, convaincre ». C'est ici le seul emploi d'elegchos dans la République (le mot apparaît 24 fois dans les dialogues, dont 8 fois dans le Gorgias). Quant au verbe elegchein, qui apparaît 94 fois dans les dialogues, dont 26 fois dans le seul Gorgias, on le trouve 8 fois dans la République, dont trois fois au livre I, chaque fois dans la bouche de Thrasymaque (336c4, 337e3, 349a10) et quatre fois encore dans la fin du livre VII après cette occurrence, cette fois dans la bouche de Socrate (538d9, 539b5, 539b9, 539c1), mais pour parler du mauvais usage du dialegesthai. Les elegchoi qu'il faut ici « combattre » (hôsper en machèi, « comme dans un combat ») ce sont donc les réfutations sophistiques que va décrire un peu plus loin Socrate, en montrant comment elles peuvent pervertir les jeunes et les inciter à un mauvais usage de la discussion. Mais on notera que si Socrate donne l'impression à première lecture de rentrer dans le jeu de ceux qu'il critique en parlant de « combat » (machè) à propos de discussions, ce qu'il incite à combattre, ce ne sont pas les personnes, mais les arguments eux-mêmes, les elegchoi, et non pas ceux qui les profèrent, se distinguant en cela des éristiques dont Euthydème et Dionysodore sont, dans l'Euthydème, de brillants exemples, qui n'ont pour seul souci que de triompher sur leur interlocuteur à quelque prix que ce soit et sans souci du vrai, de l'ousia. (<==)
(62) « Par le logos inébranlable » traduit le grec aptôti tôi logôi. Aptôti est le datif singulier de aptôs, mot dérivé de la racine du verbe piptein, qui signifie « tomber », avec adjonction du a- privatif, et dont c'est la seule occurrence dans tous les dialogues. Être aptôs, c'est donc être impossible à renverser. Le dictionnaire propose parmi plusieurs traductions, la traduction par « infaillible » que retiennent la plupart des traducteurs dans cette phrase. Mais il me semble qu'infaillible a pour nous une connotation de certitude de la vérité de la part de celui qu'on dit « infaillible », qui n'est pas ce que veut dire Platon. Son Socrate ne prétend pas détenir la vérité, puisqu'il passe son temps à répéter qu'il ne sait rien et qu'il cherche avec ses interlocuteurs, mais il tient des discours, dont certains diront que ce sont toujours les mêmes, qui résistent aux assauts de ses interlocuteurs et contre lesquels leurs propres discours se disloquent (comme on le voit par exemple dans le Gorgias). Tout ce que Socrate peut dire, ce n'est pas « je sais que je dis la vérité », mais « je constate que mon discours résiste mieux aux assauts que les vôtres !… Et peut-être que cela mérite réflexion. » Le Socrate de Platon n'est pas une personne infaillible, mais une personne qui tient des discours que personne n'arrive à renverser, des discours qui résistent à tous les assauts contre eux, à toutes les réfutations qu'on prétend leur opposer. (<==)
(63) En
une seule phrase qui commence par décrire ce que n'est pas en état
de faire celui qui n'est pas digne d'être qualifié de dialektikos pour
en venir à décrire
le genre de vie auquel cela conduit, Socrate parvient à opposer deux
attitudes dans la vie et à suggérer que le dialegesthai n'est
pas un passe-temps pour gens oisifs ou un moyen de briller en société,
mais une activité qui est indispensable pour donner sens à sa
vie. Cette phrase est très rigoureusement construite et mérite
qu'on s'y arrête
un moment. En voici le texte grec complet :
Hos an mè echèi diorisasthai tôi logôi apo tôn
allôn pantôn aphelôn tèn tou agathou idean, kai hôsper
en machèi dia pantôn elegchôn diexiôn, mè kata
doxan alla kat' ousian prothumoumenos elegchein, en pasi toutois aptôti
tôi logôi diaporeuètai, oute auto to agathon phèseis
eidenai ton houtôs echonta oute allo agathon ouden, all' ei pèi
eidôlou tinos ephaptetai, doxèi, ouk epistèmèi ephaptesthai,
kai ton nun bion oneiropolounta kai hupnôttonta, prin enthad' exegresthai,
eis Haidou proteron aphikomenon teleôs epikatadarthein
Une première analyse de la phrase montre qu'elle commence par une relative
introduite par hos (« qui » au sens de « celui
qui », comme dans « qui m'aime me suive »)
et se terminant à diaporeuètai (« il se fraye
un passage ») et se poursuit avec une principale réduite
au seul verbe phèseis (« tu diras »)
introduisant une longue proposition infinitive (qui commence en fait dès
avant le verbe principal, à oute, « ni »)
dont le sujet est ton
houtôs echonta (mot
à mot « le étant dans un état tel »)
qui renvoie au « qui » décrit par toute la première
partie de la phrase et qui se termine à la fin de la phrase avec epikatadarthein.
Toute la relative décrit ce que l'homme qu'on envisage n'est pas en état
de faire, ce qui est une manière de décrire ce qu'il devrait être en état de
faire s'il était dialektikos, et tout le reste de la phrase
en tire les conséquences
et décrit ce qui lui
reste possible comme mode de vie.
Mais à côté de ce découpage « grammatical » de
la phrase, on peut en découvrir un autre, illustré par le découpage
ci-dessous :
hos an mè echèi | qui n'est pas en état de | |
diorisasthai tôi logôi apo tôn allôn pantôn aphelôn tèn tou agathou idean, kai hôsper en machèi dia pantôn elegchôn diexiôn, mè kata doxan alla kat' ousian prothumoumenos elegchein, en pasi toutois aptôti tôi logôi diaporeuètai, | délimiter par le logos en l'isolant de toutes les autres l'idée du bon et, comme dans un combat, venant à bout de toutes les réfutations en mettant toute son ardeur à les réfuter non selon l'opinion, mais selon l'étance, ne se fraye un passage parmi elles toutes par le logos inébranlable, | |
oute auto to agathon | ni le bon lui-même | |
phèseis | tu diras | |
eidenai | connaître | |
ton houtôs echonta | quelqu'un étant dans un tel état | |
oute allo agathon ouden, | ni aucun autre bon, | |
all' ei pèi eidôlou tinos ephaptetai, doxèi, ouk epistèmèi ephaptesthai, kai ton nun bion oneiropolounta kai hupnôttonta, prin enthad' exegresthai, eis Haidou proteron aphikomenon teleôs epikatadarthein | mais que si d'une manière ou d'une autre, il s'attache à une quelconque image, c'est s'attacher par opinion, non par savoir, et, tournant comme en rêve et en somnolant dans sa vie présente, parvenant dans l'Hadès avant que de se réveiller ici-bas, s'endormir enfin tout à fait définitivement |
Ce découpage prend pour centre en quelque sorte « logique » de
la phrase le verbe principal phèseis (« tu diras »)
et celui qui le suit immédiatement et qui est le premier verbe de la
proposition infinitive qui constitue la seconde partie de la phrase, eidenai (« savoir »),
et met en évidence une symétrie apparente dans le texte autour
de ces deux verbes entre les deux oute (« ni… ni… »)
qui l'encadrent. En fait, toute la partie de la phrase qui commence avec le
premier oute et
se termine à ouden est à plus d'un titre à la
charnière entre
les deux parties logiques de la phrase puisque, si elle fait déjà partie
des conséquences tirées de l'inaptitude décrite par la
première partie, elle est
encore dans l'ordre de ce qui est nié de l'individu en cause, puisqu'elle
décrit
ce qu'il ne peut connaître. Mais de plus, elle le décrit à la
fois dans l'ordre de l'intelligible (auto to agathon, « le
bon lui-même »,
dont il convient d'isoler de toutes les autres l'idea, tèn tou agathou idean, « l'idée
du bon », mentionnée au début de la relative) et dans
l'ordre du visible (allo agathon ouden, « aucun autre bon »,
qui, sous forme négative, renvoie aux multiples bonnes « choses » qui peuvent exister
dans notre monde matériel et qui sont celles qui nous intéressent
dans notre vie ici-bas) en organisant cette double description symétriquement
autour du verbe principal et du eidenai qu'elle complète. Symétriquement,
au « corps
étranger » près que constitue ton houtôs
echonta, « le
étant dans un état tel » qui vient ici marquer la
reprise du hos initial et le moment où l'on passe de l'ordre
intelligible
étranger à notre personnage à l'ordre d'ici-bas (enthade,
explicité par le ton nun bion, « la vie présente »,
qui l'a précédé) dont il est question à partir
de là. Cette mise en valeur en tant
que frontière logique du ton houtôs echonta nous incite
à isoler dans la première partie le hos an mè echei initial
dont il est le pendant, ce qui a pour effet de faire apparaître ce qui
reste de la relative, sans négation, comme pendant de ce qui reste à l'autre
bout de la phrase après le ouden, c'est-à-dire d'un
côté la vie
intellectuelle fondée sur le dialegesthai de celui qui est
capable de sortir de la caverne et de l'autre le semblant de vie fondé sur
l'apparence et les « idoles » (eidôla)
de celui qui préfère y rester.
(Note complémentaire : il peut être
intéressant
de remarquer que, d'un point de vue purement « matériel »,
la phrase comporte 78 mots et que le milieu mesuré en nombre de mots
tombe exactement à la fin de la relative qui constitue ce que j'ai appelé la
première
partie grammaticale de la phrase, puisque cette relative, de hos à diaporeuètai inclus
comporte 39 mots, mais que, si maintenant on s'attache au nombre de lettres,
la phrase en compte 405 et que le milieu tombe maintenant sur phèseis,
c'est-à-dire pratiquement au niveau de ce que j'ai considéré comme
le centre de symétrie de la phrase, puisqu'on compte 201 lettres jusqu'au
nu final du agathon qui
précède phèseis.)
Avant d'examiner de plus près ces deux portions de la phrase, je voudrais
m'attarder un instant sur les deux verbes juxtaposés qui en constituent
le centre que j'ai appelé « logique », phèseis
(« tu diras ») et eidenai (« savoir »),
et montrer comment, sous quelque angle qu'on les considèrent, sémantique
ou grammatical, ils présente une ambivalence qui les fait participer subtilement à ce
rôle de charnière
que j'ai supposé à la section centrale. Phanai,
dont phèseis est la deuxième personne de l'indicatif
futur actif, signifie « dire », souvent dans le sens
le plus banal (on le trouve dans ce sens, sous la forme ephè, « dit-il »,
dans un nombre incalculable des répliques de la République mises
dans la bouche des interlocuteurs de Socrate, du fait de la forme indirecte
du dialogue), mais peut aussi s'employer dans un sens plus riche pour traduire
l'idée de « manifester
sa pensée par la parole », « donner son avis »,
ce qui conduit au sens de « croire, penser ». Eidenai,
quant à lui, est l'infinitif parfait actif du verbe idein, « voir » (celui
dont dérive idea),
utilisé dans le sens d'un présent pour signifier « savoir » (« je
sais parce que j'ai vu »). Par rapport à l'idée
que la frontière entre les deux parties passe entre ces deux verbes,
il n'est pas surprenant de trouver le verbe phanai, « dire »,
du côté où il a été par deux fois, au début
et à la fin, question du logos,
et le verbe eidenai, « avoir vu », du côté où
il est question du monde visible d'ici-bas. Sauf qu'eidenai signifie « savoir » (pour
avoir vu) et nous ramène donc vers l'ordre intelligible, et que phanai évoque
la manière de rendre sensible et perceptible la pensée par la
parole et nous ramène donc vers le monde sensible, ou encore que le « savoir » s'oppose
au « croire » comme l'epistèmè (« savoir ») à
la doxa (« opinion ») !
Sauf encore que phèseis, « tu
diras » est un temps conjugué qui évoque donc une
activité dans
le temps, ce qui nous place là aussi du côté de l'ordre
spatio-temporel de la seconde partie, alors qu'eidenai, « savoir »,
est un infinitif, qui exprime donc plutôt l'action en tant que telle
et à ce
titre nous oriente plutôt, au rebours, vers l'ordre intelligible
de la première
partie. On peut encore noter que phanai suggère un mouvement
qui va de la pensée vers le sensible, donc de la première vers
la seconde partie de la phrase, alors qu'eidenai évoque un
mouvement qui va des sens vers la pensée (je sais parce que j'ai vu),
donc dans le sens inverse. Mais par contre phanai est employé au
futur et nous oriente donc vers l'avenir, vers ce qui pourrait être notre
assimilation au bon, alors qu'eidenai,
comme on l'a dit, est une forme au parfait, même si elle prend un sens
de présent,
qui nous tourne donc vers le passé et nous suggère que
la source de nos connaissances est dans les seules
données de nos sens, c'est-à-dire dans la phusis, dans
notre nature.
Si l'on se tourne maintenant vers les deux parties restante de la phrase, on
peut les mettre en regard de la manière suivante (la colonne de gauche
se lit de haut en bas, celle de droite de bas en haut pour respecter l'ordre
de la phrase) :
hos an mè echèi qui n'est pas en état de |
||
diorisasthai tôi
logôi (infinitif aoriste moyen) délimiter par le logos |
teleôs epikatadarthein (infinitif aoriste actif) définitivement s'endormir là-dessus tout à fait |
|
apo tôn allôn pantôn aphelôn tèn
tou agathou idean (participe aoriste actif) de toutes les autres isolant l'idée du bon |
prin enthad' exegresthai,
eis Haidou proteron aphikomenon (infinitif aoriste moyen) (participe aoriste moyen) avant ici-bas de se réveiller, parvenant auparavant dans l'Hadès |
|
kai hôsper en machèi dia pantôn
elegchôn diexiôn (participe présent actif) et, comme dans un combat, de toutes les réfutations venant à bout |
kai ton nun bion oneiropolounta kai hupnôttonta (participe présent actif) (participe présent actif) et sa vie présente, [la] tournant comme en rêve et somnolant |
|
mè kata doxan alla kat' ousian prothumoumenos elegchein (participe présent moyen) (infinitif présent actif ) non selon l'opinion, mais selon l'ousian mettant toute son ardeur à les réfuter |
doxèi, ouk epistèmèi ephaptesthai (infinitif présent moyen ) par opinion, non par savoir, s'attacher |
|
en pasi toutois aptôti tôi logôi diaporeuètai (3ème personne du singulier du subjonctif présent moyen) parmi elles toutes par le logos inébranlable [ne] se fraye un passage |
all' ei pèi eidôlou tinos ephaptetai (3ème personne du singulier de l'indicatif présent moyen) mais si d'une manière ou d'une autre, à une quelconque image il s'attache |
|
oute auto to agathon ni le bon lui-même |
oute allo agathon ouden ni aucun autre bon |
|
ton houtôs
echonta quelqu'un étant dans un tel état |
||
phèseis tu diras |
eidenai connaître |
Si l'on commence par examiner la partie de gauche, qui décrit, en
le niant de celui qu'elle envisage, ce que serait en état de faire celui
qui mérite le qualificatif de dialektikos (« serait
en état » traduit an
echei ;
sur l'emploi ici du verbe echein et
sa traduction, voir la note 57), on remarque qu'elle
est dominée
par la multiplicité des dia, le préfixe
qu'on trouve dans dialektikos, puisqu'on le trouve
en tant que préfixe dans trois des six verbes utilisés dans cette
partie de la phrase, celui qui la commence (diorisasthai),
celui qui la conclut (diaporeuètai) et celui
de la partie médiane (diexiôn),
et en tant que préposition (dia pantôn),
redondant le préfixe du verbe diexiôn dont
elle introduit le complément de « lieu », au
centre de cette section, la découpant en deux parties pratiquement égales
(16 mots avant, 18 après). Dia signifie « à
travers » et
évoque les idées de pénétration (« au
milieu de »), de séparation (« en séparant,
en déchirant »), de médiation (« au moyen
de ») et d'achèvement (« de part en part »),
toutes idées qui sont pertinentes pour la description de notre relation
au logos.
Pour expliciter le dialegesthai,
le Socrate de Platon présente le logos comme l'outil de deux
activités
dans deux groupes de mots qui se répondent de manière parfaitement
symétrique aux deux
extrémités de notre section : diorisasthai
tôi logôi et tôi logôi diaporeuètai.
Le premier verbe renvoie à l'idée de horos, de « borne »,
de « limite », de « frontière » (comme
on l'a vu dans la note 59) et le second à l'idée
de poros,
de « passage », de « chemin » (qui
est à la racine du verbe poreuein qu'on retrouve dans diaporeuesthai).
La capacité de délimiter (diorisasthai) les unes par
rapport aux autres les « idées », et en particulier
l'idée
du bon, au
moyen (dia) du logos est
ce qui doit nous permettre de nous frayer un chemin (diaporeuesthai)
au milieu/au travers (dia) du logos vers un but qui n'est
pas explicité mais
qui est sans aucun doute ce qui est bon pour nous et qu'il nous faut
parvenir à
« délimiter » (on pourra rapprocher cette partie
de phrase de Sophiste,
253b9-e5, où l'on trouve aussi une explicitation
du caractère dialektikos du vrai philosophos parlant
de dia tôn logôn poreuesthai, « se frayer un
chemin à travers les discours »).
Notons que cette situation finale dans laquelle on se trouve activement (diaporeuètai est
le seul verbe conjugué de cette première partie) capable de « se
frayer un chemin » (diaporeuesthai) est l'exact opposé
de la situation d'aporia (mot à mot « situation
sans issue », a-poros) dans laquelle dit parfois se trouver
le Socrate de Platon et à laquelle on dit souvent qu'aboutissent les
dialogues dits « socratiques », que l'on qualifie pour
cette raison d'« aporétiques ». C'est donc la
manière d'échapper
à cette situation d'aporia qui est décrite
entre ces deux extrêmes, la manière de rendre le logos aptôs, « inébranlable » (cf.
note 62), selon le qualificatif qui s'ajoute à l'expression
tôi logôi la seconde fois, pour qu'il puisse servir de
fondement à
notre action, à notre vie. Ce qui nous y est dit, c'est qu'il nous faut
pour cela mener un véritable « combat » (machè)
avec toute l'ardeur (thumos, à la racine
du verbe prothumeisthai, dont prothumoumenos est le participe
présent) dont on est capable, non par contre les hommes, non pas contre
nos interlocuteurs, mais contre les arguments, contre toutes formes de réfutations,
d'argumentations, d'objections (elegchos)
de manière à en venir à bout (di-ex-ienai). Le
verbe central, diexiôn, a un sens voisin de celui de diaporeuesthai,
mais il est, lui, construit sur ienai, « aller » par
adjonction de deux préfixes, ex-, « hors de »,
qui conduit au verbe exienai, qui signifie « sortir »,
et
dia- qui y ajoute l'idée de traversée (sortir en passant à travers)
ou de complétude (sortir tout à fait). Et le moyen indiqué pour « venir
à bout » de toutes les objections, c'est de prendre appui
non pas sur l'opinion (doxa), qui n'est qu'assemblage de mots, mais
sur l'étance (ousia), c'est-à-dire sur ce qu'est dans chaque cas ce qui est au-delà
(dia) des mots et par rapport auxquels les mots ne sont que de simples « étiquettes », pas même des images (sur ousia,
voir les notes 50 et 56). Il ne s'agit donc pas de s'entêter
sur une opinion et de la défendre coûte que coûte, sans
souci de la vérité, mais
de soumettre toute proposition à l'examen critique de toutes les objections
qu'on peut lui opposer, seul dans sa propre pensée ou dans le cadre
d'une discussion
à plusieurs, de rechercher toutes les preuves (sens possible d'elegchos)
en faveur de chacune des opinions en présence et de choisir au final
celle qui résiste le mieux, qui se montre le plus « inébranlable » (aptôs).
On notera pour finir qu'en dehors de l'idée
de mouvement introduite par deux des trois verbes préfixés par dia,
toute cette partie de la phrase évite soigneusement les termes à connotation
spatiale ou temporelle : on est dans l'ordre de l'intelligible et il n'y
est question que de logos, d'ideai, d'elegchos,
de doxa, d'ousia, et c'est au milieu de tout ça qu'il
s'agit pour le dialektikos de se frayer un chemin (diaporeusesthai)
en menant un combat (machè), non pas contre les personnes, mais
contre les objections (elegchoi), au moyen du logos et en
mobilisant pour ça son thumos (prothuoumenos).
Dans la seconde partie au contraire, ce qui domine, ce n'est plus dia,
mais epi, le préfixe qu'on retrouve dans epistèmè et
qui signifie « sur » et peut suggérer une idée d'accumulation
(les uns sur les autres) ou de succession (faire quelque chose « sur »,
c'est-à-dire « après » autre chose ou « après » quelqu'un),
mais c'est pour nier cette « domination » (du sujet
ou des autres) que suggère la racine même du mot epistèmè,
dérivé du verbe epistasthai, probable déformation ancienne
de ephistasthai, qui signifie étymologiquement « se
tenir au dessus » (epi + histasthai), et la
possibilité même de parvenir à cette epistèmè.
Et on trouve epi quatre fois dans cette seconde partie,
tout comme on trouvait quatre fois dia dans la première partie. Epi se
retrouve en effet, comme dia dans la première partie, en tant
que préfixe dans les deux verbes extrêmes de notre section, ephaptetai au
début et epikatadarthein à la fin. Il
réapparaît ensuite du fait de la répétition du verbe ephaptesthai,
associé à epistèmè, dans
un groupe de mots qui nie toute intervention d'une quelconque epistèmè dans
la démarche décrite. Le premier acte de cette démarche est décrit par deux
fois par le verbe ephatesthai dont le sens est assez
ambigu : ce verbe est construit par adjonction du préfixe epi au
verbe haptesthai, qui signifie « attacher, toucher, atteindre,
prendre », ou encore « porter la main sur » avec
idée d'agressivité, mais aussi « s'adonner à, s'attacher
à ». Le préfixe epi ne modifie pas fondamentalement
le sens du verbe et on retrouve pour ephaptesthai les sens de « s'attacher
à », « se saisir de », mais aussi au
sens figuré « atteindre (par l'intelligence) » (« saisir » au
sens ou l'on dit en français « je n'ai pas saisi ce que tu
voulais dire ») ou encore « suivre, découler de ».
Dans le cas qui nous occupe, ce à quoi il est question de s'attacher, ce dont
il est question de se saisir, de s'enticher, ce qu'il est question de suivre,
ou de saisir (au sens de « comprendre »), selon
le sens qu'on veut donner à ephaptesthai, c'est
une simple image, une eidôlon, presque un fantôme (l'un des
sens possibles de eidôlon, utilisé par Homère en particulier
dans la scène de l'évocation des morts au livre XI de l'Odyssée pour
décrire ce que voit Ulysse de ses compagnons et parents morts, cf. Odyssée,
XI, 83 ; 213 ; 476 ; 602).
Mais au terme (telos, suggéré par l'adverbe teleôs qui
est l'avant-dernier mot de la phrase), on se retrouve dans l'Hadès (comme les
eidôla que rencontrait Ulysse au livre XI de l'Odyssée)
pour y epikatadarthein. Ce verbe rare, dont c'est la seule occurrence
dans tous les dialogues, est un verbe surcomposé formé en ajoutant au verbe darthanein (« dormir »),
rare aussi, le préfixe kata-,
qui introduit une idée d'achèvement (mais pourrait aussi suggérer une idée
de descente, comme on parle d'un sommeil « profond »),
pour former le verbe katadarthanein, « s'endormir, dormir »,
un peu moins rare (on le trouve 6 fois dans les dialogues : en Apologie,
40d3 où Socrate envisage l'hypothèse où la mort serait comme un sommeil
profond sans rêves ; en Phédon,
71d2 et 72b8 pour
décrire le processus de « genèse » du
sommeil à partir de l'état de veille, le « s'endormir »,
à côté de katheudein utilisé
pour signifier « dormir » ; enfin en Banquet,
219c7 ; 223c1 et 223d7 pour
parler, la première fois du sommeil de Socrate à côté d'Alcibiade, et les deux
autres fois, des derniers interlocuteurs de Socrate à s'endormir au petit matin),
puis à katadarthanein le préfixe epi- qu'on peut
comprendre au sens de « sur » (« s'endormir
sur ») ou au sens de « après », celui
que j'ai retenu ici en traduisant par « s'endormir là-dessus (epi)
tout à fait (kata) ».
La phrase oppose donc un processus « logique » non
spécifiquement situé dans le temps ou dans l'espace, mais auquel
le temps a part puisqu'il s'agit d'un « cheminement »,
qui permet, par un engagement actif de toute l'énergie vitale (le thumos évoqué
par le verbe prothumeisthai) et pas seulement de la simple raison, d'approcher
autant qu'il nous est possible de l'ousia et de l'idée du bon, à un
processus si l'on peut dire « biologique » se déroulant
dans le temps entre un « ici-bas » et un Hadès vers
lequel on marche comme en songe en suivant des opinions qui ne sont que des fantômes
(eidôla) de savoirs pour s'y endormir définitivement sans
rien savoir du bon faute d'avoir su faire usage de notre logos. La
présentation
en vis-à-vis proposée ci-dessus permet d'apprécier comment
cette opposition se décline en détail dans chaque groupe de mots
composant les deux parties de la phrase, d'y repérer les reprises (rares :
seul le mot doxa, « opinion »,
figure des deux côtés, mais dans des rôles opposés,
comme ce qui n'a pas sa place d'un côté, comme ce qui suscite l'attachement,
de l'autre) et surtout les oppositions, tant au niveau des noms (notamment l'idée
du bon mise en regard de l'Hadès,
les logoi mis en regard des eidôla) que des verbes, c'est-à-dire
des activités. On notera pour finir que d'un côté, les logoi persistent
du début à la fin du processus, alors que, de l'autre, les eidôla s'évanouissent
dans le sommeil éternel de la mort où l'opinion d'Homère
suggère que c'est le mort lui-même qui est devenu eidôlon.
Et on peut voir dans ce eis Haidou (« vers/dans l'Hadès ») et
dans toute la démarche décrite ici qui y conduit, l'antithèse du ex
Haidou
(eis theous) (« de l'Hadès (vers
les dieux) ») de
521c3 qui a ouvert toute la réflexion sur le
programme d'éducation propre à former les dirigeants. On peut alors penser que
la démarche « dialectique » liée au logos qui
s'oppose ici à celle qui conduit eis Haidou est celle qui peut
conduire ceux qui la pratiquent ex Haidou eis theous, mais
vers des dieux, ou plutôt vers un « divin » qui est
devenu le bon lui-même (auto to agathon). (<==)
(64) Le début de cette phrase oppose une éducation d'enfants tôi logôi, « en paroles », et un éducation ergôi, « en actes ». L'éducation « en paroles », ou encore « par le discours », c'est ce qui est en train de se faire dans la discussion rapporté par Socrate qui constitue la République, et dans laquelle on est en train de présenter un programme d'éducation. Lorsque Socrate commence sa phrase par tous ge sautou paidas, que j'ai traduit par « tes propres enfants », en commençant par dire à Glaucon qu'il les éduque « en paroles », il suggère que le travail de construction d'une cité « idéale » en cours n'est pas sa seule œuvre, dont ses jeunes interlocuteurs et auditeurs ne seraient que spectateurs, mais qu'il est bel et bien un travail collectif que chacun doit s'approprier. Lorsqu'on en vient à l'éducation « en actes », cette même formule, « tes propres enfants », qui n'est pas reprise, peut se comprendre comme visant des enfants à venir qui seraient au sens propres ceux de Glaucon, ou comme restant plus ouverte sur un sens analogique et visant les enfants dont Glaucon pourrait avoir à superviser l'éducation, que ce soient les siens ou ceux d'autres citoyens, dans une cité modelée sur celle qui est décrite dans le discours en cours. (<==)
(65) « Irrationnels comme des lignes » traduit littéralement le texte grec alogous ontas hôsper grammas. Dans une discussion où il vient d'être question, peu avant la section ici traduite, de géométrie comme l'une des composante du programme d'éducation proposé, il y a là un jeu de mots sur le double sens du mot alogos, qu'on retrouve justement en français dans le mot « irrationnel », qui peut se prendre au sens logique/psychologique (« ce raisonnement est totalement irrationnel », « tu as eu un comportement parfaitement irrationnel en la circonstance ») ou au sens mathématique (« racine de deux est un nombre irrationnel », c'est-à-dire qui ne peut s'exprimer comme le rapport, le « ratio », la « raison », entre deux nombres entiers). Cette notion de grandeurs « irrationnelles » était connue du temps de Platon, en particulier après la démonstration de l'incommensurabilité de la diagonale du carré avec son côté (elle est dans le rapport racine de deux avec lui). Elle est très probablement sous-jacente au choix de l'exemple retenu par Socrate dans le Ménon pour conduire une expérience avec le jeune esclave de Ménon en ce que la question posée par Socrate : « de quelle grandeur doit être la ligne sur laquelle on construira un carré double d'un carré donné ? » n'a pas de réponse « rationnelle » alors qu'on peut pourtant résoudre le problème et montrer sur le dessin la ligne en question (la diagonale du carré de départ), ce qui ouvre des questions « métaphysiques » multiples qui sont précisément de celles qui justifient l'inclusion de la géométrie dans le programme d'éducation envisagé par Socrate. Cette « plaisanterie » de Socrate parlant d'enfants qui seraient « irrationnels comme des lignes » a donc des résonnances multiples : elle renvoie au Ménon, où le jeune garçon avec lequel Socrate mène l'expérience est appelé pais, mais aussi à l'analogie de la ligne (grammè) à laquelle notre section renvoie depuis plusieurs répliques ; mais, dans la mesure où elle est au pluriel et concerne des enfants multiples, elle peut aussi se comprendre, comme dans le cas de lignes ou l'« irrationalité » suppose deux lignes qu'on essaye de mesurer avec une unité commune dont toutes deux seraient multiples entiers, comme suggérant que l'irrationalité dont il est ici question est une « incommensurabilité », une incompatibilité des citoyens les uns avec les autres résultant de leur incapacité à accepter une « norme », une « loi » commune, condition indispensable pour que la cité survive. On peut aussi penser aux triangles élémentaires du Timée (le demi-triangle équilatéral et le triangle rectangle isocèle, c'est-à-dire le demi carré), qui constituent des « formes » à l'origine de la matière et que Platon a choisis parce que, dans chacun d'eux, les côtés ne sont pas commensurables entre eux (la mesure de l'hypothénuse du demi-carré par rapport aux deux autres côté implique racine de deux et la mesure du grand côté de l'angle droit du demi triangle équilatéral par rapport aux deux autres côtés implique racine de trois), comme pour suggérer que dès l'origine, il y a de l'« irrationnel » partout mêlé à du « rationnel ». (<==)
(66) Le verbe grec que je traduis par « poser comme règle » est nomothetein, qui dérive du mot nomothetès, « législateur », lui-même composé sur nomos, « loi », et tithènai, « poser, instituer ». Dans le contexte actuel de la discussion, où il est question d'un éventuel passage à l'acte sur des enfants dont on ne sait s'ils seraient ceux de Glaucon au sens propre ou au sens figuré, une traduction par quelque chose comme « tu leur fixera pour loi » semble un peu forte et trop insistante sur le caractère strictement législatif de la recommandation. (<==)
(67) Cette phrase ramène ce qui constitue le summum de l'éducation non pas à un « savoir », à une « science » (epistèmè) quelconque, mais simplement à la capacité d'interroger et de répondre epistèmonestata. Ce qualificatif est le superlatif de l'adverbe epistèmonôs, lui-même dérivé de l'adjectif epistèmôn servant à qualifier celui qui possède une epistèmè, un savoir. Être epistèmôn, c'est donc être « savant », « compétent », et agir epistèmonôs, c'est agir avec compétence, comme celui qui sait. Non seulement ce couronnement des études se réduit à savoir interroger et répondre, c'est-à-dire à manier le logos, mais il n'est pas présenté comme une « science », mais seulement comme la capacité de pratiquer cette activité « avec le plus de compétence », sous-entendu : « possible ». En quelques mots, Platon suggère à la fois le pouvoir et les limites du logos. (<==)
(68) « Avec toi en tout cas » traduit le grec meta ge sou, dans lequel il est impossible de savoir si le ge a un sens restrictif (« avec toi du moins ») qui impliquerait que Glaucon ne prendrait pas cette mesure seul, ou un sens intensif (« avec toi bien sûr ! ») qui pourrait suggérer que Glaucon n'envisage pas de se lancer dans une telle aventure sans Socrate, ou qu'il estime que Socrate sera toujours, vu la différence d'âge, le « leader » dans une telle entreprise. (<==)