© 2001, 2012 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 23 octobre 2012 |
Platon et ses dialogues :
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(Édition d'octobre 2012 : la traduction a été revue et la plupart des notes ont été réécrites pour ouvrir sur une compréhension renouvelée de l'analogie de la ligne ; la note finale (note 77) en particulier fait le lien entre l'analogie de la ligne, l'allégorie de la caverne et la discussion sur les trois sortes de lits du début du livre X)
Note : on trouvera dans une autre page de ce site, intitulée « Le vocabulaire de la ligne » et accessible en cliquant ici, un tableau listant toutes les occurrences d'un certain nombre de mots grecs importants de ce texte, ainsi que de la section République, VII, 533e7-534a8, qui résume plus ou moins cette section, avec leur traduction en français dans les différentes éditions que j'ai eues en main. Ce tableau et les commentaires qui l'accompagnent, dont la liste des 17 mots français ayant servi aux 8 traducteurs recensés à traduire les 7 occurrences du mot grec eidos dans ce texte de l'analogie de la ligne, permettront de se faire une idée de la difficulté de traduire un tel texte sans le trahir, en montrant que le même mot grec peut être traduit par des mots français différents, non seulement par deux traducteurs différents, mais parfois par le même traducteur à quelques lignes d'intervalle et que le même mot français peut servir à traduire différents mots grecs, là encore, parfois chez le même traducteur.
(vers la section précédente : le soleil, image du bien)
[509c]...
Eh bien qu'en aucun cas, dit-il (2),
tu n'en restes là, ou au moins, cette similitude concernant le soleil,
expose-la de nouveau en détail, si tu es en train d'omettre quoi que
ce soit.
Mais bien sûr ! dis-je, j'omets certainement des tas de choses !
Eh bien donc, dit-il, ne laisse pas la moindre chose de côté.
Je crois, repris-je, que ce sera encore beaucoup. Mais pourtant, autant qu'il
est à présent possible, je n'omettrai rien volontairement.
Surtout pas ! dit-il.
[509d]
Pense-les donc, repris-je, comme nous le disons, être deux et
régner l'un sur l'espèce et le domaine intelligible,
l'autre par contre sur [l'espèce et le domaine] visible (3) – [je dis « visible »] pour que je ne te paraisse pas, en disant « ciel », faire mon sophiste à propos du mot (4).
Mais saisis-tu donc bien ces deux apparences (5), visible, intelligible/pensable (6) ?
Je saisis.
Eh bien donc, prenant par exemple une ligne (7) segmentée en deux segments
inégaux (8),
segmente à nouveau chacun des deux segments (9)
selon la même raison (10),
celui de l'espèce vue et celui de celle perçue par l'intelligence (11),
et tu auras, en fonction de la clarté et de l'absence de clarté (12)
des uns par rapport aux autres, d'une part dans le vu, [509e]
d'une part l'un des deux segments : les images (13)--j'appelle en effet images, tout d'abord [510a]
d'une part les ombres, ensuite les reflets sur les eaux et sur les choses pour autant qu'elles sont par leur constitution
à la fois compactes, lisses et brillantes, et tout ce qui est du même
ordre, (14) si tu comprends bien. (15)
Mais oui, je comprends bien.
Eh bien donc, pose l'autre, auquel celui-là ressemble (16) : les êtres vivants autour de nous, et tout ce qui se plante, et
l'espèce entière de ce qui se fabrique. (17)
Je le pose, dit-il.
Et est-ce que tu consentirais à dire de cela, repris-je, que c'est divisé,
pour ce qui est de la vérité ou pas, de manière que ce
que l'opinable/opiné est par rapport au connaissable/connu (18),
ce qui est rendu semblable l'est par rapport à ce à
quoi c'est rendu semblable ? (19)
[510b]
Oui, dit-il, tout à fait.
Examine maintenant aussi à son tour la segmentation de l'intelligible (20),
de quelle manière ça doit être segmenté.
Comment ?
L'un [des segments] de celui-ci, [c'est] là où, se servant des
[choses qui,] auparavant[, étaient] imitées comme d'images, une âme
est contrainte de/se contraint à mener sa recherche à partir de soutiens, conduite/progressant, non pas jusqu'à un principe (directeur), mais jusqu'à une fin, alors
que l'autre au contraire, [c'est] celui [où c'est] en allant jusqu'à un principe (directeur) [qui n'est] pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose],
à partir d'un soutien et sans les images [gravitant] autour de ça,
se faisant avec les apparences elles-mêmes le plan de marche à
travers elles. (21)
Ce que tu dis, dit-il, je ne l'entends pas trop bien. (22)
[510c]
Eh bien ! encore une fois, repris-je. Ainsi tu entendras plus facilement
ces [propos] énoncés auparavant. Je pense en effet que tu sais (23)
que ceux qui s'occupent de géométrie et de calcul (24)
et des [choses] comme ça, se posant pour soutiens (25)
l'impair et le pair et les figures (26)
et trois apparences (27)
d'angles et autres [choses] apparentées à celles-ci selon chaque
plan de marche (28),
ces [choses], d'une part, comme des [gens] sachant (29),
s'en étant fait des soutiens, ils estiment n'avoir plus en aucune
manière, ni à eux ni aux autres, à donner de raison à
leur sujet (30), [510d]
comme [si c'était] des choses en tous points évidentes, et les prenant d'autre part
comme principes de départ, parcourant à partir de là de bout
en bout tout le reste, ils finissent (31)
de manière cohérente (32)
sur ce à propos de quoi ils s'étaient lancés dans
leur examen. (33)
Bien sûr, dit-il, cela, je le sais en effet.
Et donc aussi qu'ils se servent en outre des apparences vues (34)
et se font leurs raisonnements (35)
sur elles en réfléchissant (36) non pas sur celles-ci, mais sur celles auxquelles celles-ci ressemblent (37),
se faisant leurs raisonnements par rapport au carré lui-même (38),
à la diagonale elle-même (39),
et non pas [510e]
à celle qu'ils dessinent, et de même pour le reste, ces [choses] mêmes en effet qu'ils façonnent et dessinent (40),
et dont il y a des ombres et des images sur les eaux (41),
s'en servant en effet comme d'images à leur tour, mais cherchant [511a] à voir (42)
celles-là mêmes qu'on ne peut pas voir autrement que par la réflexion (43).
Tu dis vrai, dit-il.
Eh bien, je disais en effet intelligible cette apparence, mais
l'âme contrainte de/se contraignant à se servir de soutiens dans sa recherche sur elle (44),
n'allant pas jusqu'à un principe (directeur), comme n'ayant pas le pouvoir
de s'élever plus haut que les soutiens, mais se servant à
titre d'images des choses mêmes qui sont copiées par celles d'en
bas et, celles-là par rapport à ces autres-là, parce qu'en
mettant plein la vue, réputées et estimées. (45)
[511b]
J'entends, dit-il,
que tu parles de ce dont traite la géométrie et les arts
qui lui sont apparentés. (46)
Entends donc [ce qu'il en est de] l'autre segment de l'intelligible lorsque je parle de ce que le raisonnement lui-même (47)
atteint par le pouvoir du dialegesthai (48),
faisant (49)
des soutiens, non des principes (directeurs), mais réellement
des soutiens [utilisés] comme voies d'approche et tremplins (50)
pour que, allant jusqu'à ce [qui n'est] pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose], vers le principe (directeur) du
tout (51), puis,
ayant mis la main dessus (52),
y rattachant en retour ce qui s'y rattache (53),
il redescende ainsi jusqu'à une fin (54),
[511c]
ne se servant en outre d'absolument rien de sensible, mais qu'avec
les apparences elles-mêmes à travers elles et en elles, il finisse
aussi dans des apparences (55).
J'entends, dit-il, certainement pas convenablement, car tu m'as l'air de parler
d'un travail de longue haleine (56),
que pourtant tu veux expliquer (57)
qu'est plus clair (58) ce qui, de ce qui est et de plus [est] intelligible (59),
est observé (60)
sous la conduite de la science du dialegesthai (61)
que ce qui [l'est] sous la conduite de ce qu'on appelle « arts » (62),
où les soutiens [sont] principes (directeurs) et ceux qui contemplent
sont contraints en effet de/se contraignent en effet à (63) contempler ces choses par la réflexion (64),
et non pas par les sens, mais du fait qu'ils examinent (65),
non pas [511d]
en remontant jusqu'à un principe (directeur), mais à partir de soutiens, ils
t'ont l'air de ne pas posséder l'intelligence (66)
de ces choses, quoiqu'elles soient intelligibles avec un principe (directeur). (67)
Et tu m'as l'air d'appeler « réflexion » l'état d'esprit (68)
de ceux qui sont versés dans la géométrie (69)
et celui de ceux qui le sont dans ce genre de choses, et non pas « intelligence »,
estimant que la réflexion est quelque chose d'intermédiaire entre
l'opinion (70) et l'intelligence. (71)
Tu as très convenablement capté (72),
repris-je. Et maintenant, prends-moi (73), sur les quatre segments, ces quatre
affections engendrées dans l'âme (74),
l'appréhension par l'intelligence d'abord sur le plus haut, la réflexion [511e]
ensuite sur le second, au troisième ensuite attribue la confiance et au
dernier la conjecture (75),
et range-les en te guidant sur cette raison (76)
que, comme les *** sur lesquels c'est participent à la vérité, ainsi celles-ci participent à
la clarté. (77)
J'entends, dit-il, et je te rejoins et les range comme tu dis.
(vers la section suivante : l'allégorie de la caverne)
(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)
(2) C'est Glaucon qui parle, en réponse à Socrate qui vient de l'accuser, sur le ton de la plaisanterie, d'avoir été cause des « hyperboles » verbales auxquelles il s'est livré en comparant le bien au soleil (voir la fin de la section précédente). (<==)
(3) Les « deux » dont il est question dans cette réplique de Socrate, ce sont le bien et le soleil qui a servi, dans la section précédente, à en donner une image.
« Régner sur l'espèce et le domaine l'un intelligible,
l'autre par contre visible » traduit le grec basileuein to men noètou genous
te kai topou, to d' au horatou. Socrate continue à exploiter l'analogie entre le bien et le soleil pour essayer de nous faire mieux comprendre ce par rapport à quoi le bien joue le rôle que joue le soleil par rapport au monde visible qu'il éclaire, et qu'il a qualifié de noètos en 508b12-c2, utilisant pour la première fois dans la République cet adjectif verbal du verbe noein (« penser, réfléchir ») qui n'avait jamais été utilisé dans les dialogues antérieurs (antérieurs dans l'ordre des tétralogies que je présente sur ce site), terme que j'ai traduit, selon la traduction usuelle, par « intelligible » mais qu'on pourrait aussi traduire par « pensable » pris dans le sens de « susceptible d'être appréhendé par la pensée » (sur ce mot et sa traduction, cf. la note 68 à ma traduction
de la section intitulée « le soleil, image du bien »). Dans ce contexte, le terme qui lui était venu à l'esprit pour désigner ce qu'éclaire le soleil et qui, de ce fait, devient « visible (horaton) », était le terme topos, dont le sens premier est « lieu », et que j'avais traduit alors par « domaine », et il avait donc parlé d'un noètos topos, d'un « domaine intelligible » comme étant par rapport au bien ce que l'horatos topos, le « domaine visible » est par rapport au soleil, tout en sachant que si la notion de topos (« lieu ») est adaptée pour le visible, elle ne peut être prise que par analogie lorsqu'il s'agit de l'intelligible, tout comme le verbe « voir » est pris par analogie pour parler de « vues » de l'esprit, d'« idées », mot qui dérive justement du grec idea, nom dérivé d'idein, infinitif aoriste d'un verbe grec signifiant « voir », lorsqu'un peu plus loin dans l'analogie, Socrate dira à propos du « carré lui-même (to tetragonon auton) », de « la diagonale elle-même (hè diamètros autè) », que ce sont des réalités « qu'on ne peut voir que par la réflexion (ha ouk an allôs idoi tis è tèi dianoiai) » (511a1). Et il avait agencé sa phrase de manière à ce que topos soit explicite justement à propos du noètos, par rapport auquel il pose problème, et seulement sous-entendu par rapport à l'horatos, auquel il est plus adapté, non pas tant pour suggérer qu'il y avait un autre « lieu » au sens propre où existaient les « idées » que pour laisser entendre que les idées n'étaient justement pas dans le lieu éclairé par le soleil, c'est-à-dire en fin de compte dans le temps et dans l'espace, mais dans un « ailleurs » que les limites de notre langage ne nous permettent pas de désigner sans utiliser des mots qui font d'une manière ou d'une autre référence au temps et/ou à l'espace, et sans doute aussi pour susciter notre étonnement, lui qui nous dira dans le Théétète que le thaumazein (« s'étonner ») est le commencement de la philosophie (cf. Théétète, 155d).
Notons en passant que le choix fait par le Socrate de Platon de parler de « visible » pour parler du monde sensible en devenir dans le temps et l'espace, résutant de son choix de prendre le soleil comme analogue du bien, lui-même en partie inspéré par le fait que la vue joue un rôle privilégié parmi nos sens et est celui auquel nous accordons la plus grande confiance, celui en tout cas qui nous donne accès au plus grand nombre des choses qui nous entourent, n'est pas sans poser problème lorsqu'il s'agit de parler de « lieu » visible, car, si tout le monde comprend qu'en parlant de « lieu visible (hotatos topos) », Socrate fait référence à l'espace dans lequel sont situées les choses que la vue nous permet d'appréhender, il n'en reste pas moins qu'un « lieu (topos) » en tant que tel n'est pas « visible », non pas tant parce que ce que l'on voit, ce sont des objets ou les personnes situées dans tel ou tel lieu et non pas le lieu en tant que contenant, mais surtout parce que ce n'est pas la vue par elle-même qui peut nous donner seule la notion de l'espace, puisque ce que « voient » à proprement parler nos yeux, ce ne sont que des taches de couleur dans un « espace » bidimensionnel (au même titre que la pellicule ou le capteur d'un appareil photo, qui est une portion de plan) et que ce n'est que grâce à un effort de notre esprit qui nous est devenu inconscient mais qui a nécessité des années d'apprentissage dans les premiers temps de notre vie que, grâce au fait que nous avons deux yeux et avec l'aide de nos autres sens, le toucher en particulier, et aussi à notre capacité de nous déplacer, nous avons appris à, non pas « voir », mais « estimer » la distance qui nous sépare de chacun des objets que nous voyons et leurs positions respectives les uns par rapport aux autres, et donc à prendre conscience de la « profondeur » de l'espace qui nous entoure et de son caractère tridimensionnel.
Ceci étant dit, ici, où Socrate revient sur l'analogie entre le bien et le soleil, mais en l'enrichissant d'une nouvelle image introduite par l'emploi du verbe basileuein (« régner (sur) ») qui renvoie à l'idée de royauté et assimile le bien et le soleil à deux souverains, il reprend le terme topos précédemment utilisé, mais il y ajoute le terme genos, dérivé
du verbe gignesthai, « devenir, naître », dont le sens
premier est « naissance », d'où dérive le sens de « progéniture »,
puis celui de « famille », « parenté », et, en élargissant,
de « peuple, race », et par abstraction, de « genre », mot français
dérivé de genos via le latin genus, generis. Dans un contexte évoquant la royauté, on peut comprendre ces deux termes comme renvoyant aux deux composantes qui caractérisent un roi : le « territoire » (topos, qui peut aussi se traduire dans un tel contexte par « pays ») sur lequel il règne et le « peuple » (genos, dont c'est un des sens possibles dans un tel contexte) dont il est le souverain. En nous faisant sentir ainsi que ces mots peuvent se comprendre de manière différente selon le contexte dans lequel on les emploie, il confirme que, pour ce qui concerne le noèton au moins, ils ne peuvent être compris que de manière analogique. Il nous fait aussi comprendre qu'un seul terme ne suffit pas à cerner ce dont on parle, qu'il est donc illusoire de vouloir figer, pour en parler, un vocabulaire « technique » (tentation à laquelle succombera Aristote), mais qu'il faut au contraire éclairer la question en l'abordant sous différents angles, et nous donne une première piste d'analyse grâce à l'analogie de la royauté : les deux termes retenus suggère que, pour le visible comme pour l'intelligible, se pose d'une part une problématique de « lieu (topos) » et d'autre part une problématique de « population (genos) », qu'il est légitime de se poser à la fois la question « où ? » : « où » sont les « choses » dont on parle, visibles ou intelligibles/pensables, et la question « quoi ? » : que sont ces « choses », soit visibles, soit intelligibles/pensables dont on se demande aussi « où » elles sont ? Et en en faisant deux « royaumes » distincts, sous la direction de deux « souverains » différents, il nous suggère qu'il ne s'agit pas simplement de deux manières d'appréhender le même monde mais bien de deux ordres de réalités distincts, même si le concept de « lieu » n'est pas adéquat pour expliquer la différence parce qu'il ne s'applique au sens propre qu'à l'un des deux ordres.
Il est malheureusement difficile de trouver en français des mots pour traduire topos et genos qui aient à la fois un sens en rapport avec l'idée de royauté, comme « pays, territoire », traductions possibles de topos, et « peuple, nation », traductions possibles de genos, et un sens analogique plus ouvert, comme « domaine », que j'ai utilisé pour traduire topos, et « espèce », que j'ai utilisé pour traduire genos parce que ce mot, plus que la traduction plus classique après Aristote par « genre », évoque l'idée d'une catégorie d'êtres vivants, donc de « population », mais qui n'ont guère à voir avec l'idée de royauté (« domaine » peut à la rigueur évoquer le « domaine » royal).
Et pour finir, constatons qu'au plan strictement grammatical, une fois encore, comme en 508b12-c2 avec topos, Platon construit sa phrase de manière à ce que topos et genos soient explicites à propos du noèton vis-à-vis duquel ils posent le plus de problèmes de compréhension et sous-entendus à propos de l'horaton, pour lequel ils restent plus compréhensibles. C'est pour cette raison que, dans ma traduction, j'ai repris les mots « l'espèce et le domaine » avant « visible », mais en les mettant entre crochets pour marquer qu'ils ne figurent pas dans le grec. (<==)
(4) « [Je dis « visible »] pour que je ne te paraisse pas, en disant « ciel », faire mon sophiste à propos du mot » traduit le grec hina mè ouranou eipôn doxô soi sophizesthai peri to onoma. Ce membre de phrase venant immédiatement après « ...sur le visible (horatou) », qui constitue une incise offrant un commentaire sur un choix de mot, laisse sous-entendu quelque chose qui appelle le hina (« pour que »), que j'ai explicité en ajoutant entre crochets les mots « [je dis « visible »] » qui ne sont pas dans le grec.
« Faire
son sophiste » traduit le grec sophizesthai, verbe dérivé
du nom sophistès, dont le français « sophiste »
est le décalque, et qui était le qualificatif par lequel on désignait
au temps de Socrate et Platon les pareils de Protagoras, Gorgias, Hippias, Thrasymaque
et autres Prodicos. Le verbe avait une connotation péjorative, impliquant
une idée de mauvaise foi, de fraude, bref de recours à ce que
l'on appelle encore aujourd'hui des « arguments sophistiques ».
La remarque de Socrate porte sur les deux mots grecs traduits respectivement
par « visible » et « ciel » : « visible »,
c'est horatou en grec (génitif ici en tant que compément de basileuein, « régner sur »), alors que « ciel »,
c'est ouranou (génitif pour la même raison).
Considérer le soleil, puisque c'est de lui dont il est question ici, comme le « roi » du ciel n'était pas absurde au temps de Socrate, et les deux mots horatou et ouranou se ressemblent suffisamment (le h de horatou rend seulement en alphabet latin l'esprit rude sur le omicron initial de horatou, qui n'existait pas du temps de Platon, où l'on n'avait pas encore inventé les esprits pour marquer l'aspiration ou l'absence d'aspiration d'une voyelle en début de mot) pour qu'en Cratyle,
396b7-c3, Socrate dérive le nom ouranos (« ciel »)
du verbe horan, « voir » et cette ressemblance est à l'origine de ce qui pourrait effectivement ne passer que pour un jeu de mots pédant (de « sophiste »).
Ceci étant, s'il est normal d'un certain point de vue de faire du soleil le roi du ciel, on peut aussi penser que ce à quoi conviendrait plutôt la qualification de « céleste » que suggère l'association avec le ciel, c'est l'« intelligible » plutôt que le « visible ». En effet, pour la plupart des gens, « céleste » évoque plutôt le divin puisque le ciel est la demeure des dieux, et, à ce titre, est plus apparenté à l'immuable, à l'éternel, et donc à l'intelligible qu'au visible changeant.
C'est d'ailleurs ce que même l'étymologie fantaisiste du Cratyle
suggère, puisqu'en faisant dériver le qualificatif ourania,
« céleste » (qui est aussi le nom d'une des neuf Muses),
qu'on donne à la vue que l'on a « es to anô (vers le
haut) », de « horôsa ta anô (regardant les choses
d'en haut », Socrate l'associe au « pur esprit (katharon noun) »
que procure cette vue. Et de fait, l'allégorie de la caverne qui va suivre utilisera le ciel où trône le soleil comme image du noèton topon (le « domaine intelligible ») et le mouvement anô
(vers le haut) pour décrire le processus éducatif qui nous y donne accès (ainsi, en 516a5,
on trouve l'expression ta anô pour parler de ce que voit le prisonnier
sorti de la caverne, et on la retrouve en 517b4,
et l'adverbe est utilisé plusieurs fois pour parler du but de l'ascension
du prisonnier libéré).
En fait, cette mention du ciel est sans doute là pour nous rappeler une autre image que Socrate a donnée, dans le dialogue qui précède la République, du « lieu » où l'on peut contempler ce qu'il n'appelait pas encore les noèta, celle qu'il développait dans son second discours du Phèdre, en décrivant la procession des âmes qui montent jusqu'au sommet (pros akrôi) du ciel et, lorsqu'il s'agit de celle d'un dieu, « étant passée dehors, se dresse sur le dos du ciel (exo poreutheisai, estèsan epi tôi tou ouranou nôtôi) » (Phèdre, 247b7-8) et peut contempler hè achrômatos te kai aschèmatistos kai anaphès ousia ontôs ousa, psuchès kubernètèi monôi theatè nôi, to tès alèthous epistèmès genos, « la sans couleur et sans forme et intangible ousia (sur les difficultés de traduction de ousia, et les différentes traductions possibles, voir
la note 90 à ma traduction de la section
précédente) qui est réellement, contemplable par la seule intelligence (nôi), origine (genos) du vrai savoir » (Phèdre, 247c6-8) dans « le lieu supracéleste (ton huperouranion topon) » (Phèdre, 247c3) qui est son « domaine (touton echei ton topon, « elle (la sans couleur, etc.) occupe ce lieu ») » (Phèdre, 247d1), c'est-à-dire y voir la justice elle-même (autèn dikaiosunèn), la modération (sôphrosunèn) et un savoir qui n'est pas soumis au devenir et à la dispersion dans la multitude des êtres du monde qui est le nôtre (Phèdre, 247d7-e3). On y retrouve le même vocabulaire spatial qu'ici, avec l'emploi de topos (et aussi celui de genos, que j'ai traduit ici par « origine », autre sens possible du mot), mais avec une imagerie beaucoup plus développée, qui utilise l'autre côté du ciel, c'est-à-dire un « lieu » où l'on n'est plus soumis à la révolution des astres mesurant le temps et qui n'est plus éclairé par le soleil, donc en dehors de l'horaton topon, comme image de ce qui est en dehors du temps et de l'espace, et nous montre que si l'on devait utiliser un adjectif évoquant le ciel pour qualifier le « lieu » du noèton, ce serait huperouranion (« supracéleste ») et non pas ouranion (« céleste »). En d'autres termes, pour le Socrate de Platon, le ciel fait encore partie du « visible ». (<==)
(5) « Ces deux apparences » traduit le grec tauta ditta eidè. Après topos et genos, Socrate introduit ici un troisième terme auquel peuvent être associés les qualficatifs horaton (« visible ») et noèton (« intelligible/pensable »), et non des moindres, eidos (dont eidè est le nominatif pluriel). Eidos, comme idea, de sens très voisin, est un mot dérivé d'une racine signifiant « voir » qui renvoie à l'« apparence », à l'« aspect extérieur », et à partir de là, au « genre » (comme en français on dit de quelqu'un qu'il a mauvais genre en le jugeant sur son aspect extérieur) et qui en vient, à partir du sens « genre » associé à toute une catégorie d'êtres ou de choses, à signifier
« sorte, espèce », sens dans lesquels il devient presque synonyme de certains des sens de genos, comme le montre leur emploi quasi interchangeable par l'étranger d'Élée dans les divisions du Sophiste et du Politique. Un autre registre de sens, auquel Platon a peut-être en partie contribué, est celui de « forme » et finalement d'« idée » en tant que « forme » abstraite dans l'esprit. Dans le langage « technique » d'Aristote, genos se traduit par « genre » et eidos par « espèce », l'espèce étant considérée comme un sous-ensemble du « genre » dont les membres sont distingué de ceux des autres espèces appartenant au même genre par une différence dite « spécifique » (mot dans lequel on trouve la même racine que dans « espèce »), celle justement qui est commune à tous les membres de l'espèce (ainsi, dans le genre « animal », on trouve l'espèce « homme », spécifiée par le caractère distinctif « doué de raison (logikos) »).
Ceci étant dit, nous avons vu que les termes topos et genos avaient été introduits pour représenter deux angles d'approches de l'horaton et du noèton et suggérer deux problématiques complémentaires, celle du « où ? » et celle du « quoi ? ». Faut-il alors voir dans l'apparition de ce troisième terme, toujours associé aux deux mêmes qualificatifs, horaton et noèton, le signe d'une troisième problématique, complémentaire des deux autres ? Il me semble que tel est bien le cas et que ce nouveau terme, renvoyant à l'idée d'aspect accessible à la vue, et par extension à l'esprit, est destiné à introduire la problématique du « comment ? » : comment avons-nous accès aux « populations (genè) » respective de ces deux « lieux (topoi) » qualifiés respectivement de « visible (horaton) » et « pensable/intelligible (noèton) », justement par référence à l'activité qui donne accès à chacun d'eux : voir (horan) pour le visible, penser (noein) pour le pensable/intelligible. Parler d'eidos, c'est donc parler de ce qui nous « apparaît », visuellement ou intellectuellement, de ce qui est soit visible, soit pensable. C'est passer du point de vue « objectif » du « quoi ? » et du « où ? » qui s'intéresse aux réalités de chaque ordre, visible ou pensable/intelligible, en elles-mêmes (même si, en fin de compte, elles sont désignées l'une et l'autre par un terme qui renvoir à notre manière de les appréhender), au point de vue « subjectif » de l'observateur qui les perçoit. Et ce changement de perspective est encore marqué par la différence de temps des verbes, que je me suis astreint à conserver en français : le topos et le genos sont mentionnés comme compléments d'objet dans une proposition infinitive au présent dont le verbe est basileuein (« régner ») et le sujet autô (« eux (deux) », accusatif neutre dual, rendu dans ma traduction par le « les » de « pense-les ») complément du noèson (« pense », impératif) qui ouvre la réplique, c'est-à-dire dans un contexte grammatical qui gomme au maximum toute idée de temps et se place du point de vue des souverains que sont le soleil et le bien, alors que les eidè sont introduites comme complément du verbe echeis (« saisis-tu »), verbe conjugué au présent, à la deuxième personne du singulier, qui implique l'interlocuteur en le questionnant sur sa compréhension de ce dont on parle.
Par la juxtaposition de ces trois termes, topos, genos et eidos, le Socrate de Platon nous suggère donc la question suivante : « comment pouvons-nous percevoir quoi où ? » et nous suggère que, si nous avons deux modes de perception, les sens, dont la vue est le principal, et l'intellect, il doit bien y avoir deux ordres de réalités saisies par ces deux modes de perception.
Cette analyse des termes chosis par Platon pour les mettre dans la bouche de son Socrate nous fait percevoir que, si Platon est opposé à tout vocabulaire « technique » parce qu'il sait que, dans la réalité, de nombreux mots ont plusieurs sens et bien souvent plusieurs mots peuvent servir à désigner la même chose, ou des concepts très voisins, et qu'il est plus réaliste de s'accommoder de cet état de fait que de chercher à le régenter et à restreindre le sens des mots pour les rendre univoques et exclusifs les uns des autres (voir sur ce point la remarque que fait l'étranger d'Élée
à Socrate le jeune en Politique,
261e, ou encore ce que dit Socrate à Théétète
en Théétète,
184c), cela ne l'empêche pas d'apporter un soin extrême au choix des mots qu'il utilise pour jouer au mieux avec leur pouvoir évocateur et leur aptitude à faire image. Et on voit ici comment, en une seule réplique, sans en avoir l'air et en donnant l'impression de ne pas pouvoir fixer son vocabulaire et de le varier arbitrairement, le Socrate de Platon a réussi à camper le décor de toute l'analogie et à introduire les trois problématiques qui vont coexister dans la suite de celle-ci, c'est-à-dire à nous en glisser discrètement la clé de lecture. Il ne faudra donc jamais perdre de vue dans la suite que l'analogie n'est pas univoque et que ces trois problématiques (« quoi » ? « où » ? perçu comment ?) y coexistent.
Une telle rigueur pose des problèmes pratiquement insolubles au traducteur, comme je l'ai déjà fait remarquer à la fin de la note 3 à propos de topos et genos. Le problème est encore plus ardu pour la traduction de eidos, en particulier dans le contexte de cette analogie, où le mot, mot piégé s'il en est chez Platon après vingt-cinq siècles de platonisme, revient plusieurs fois, et ce, dans des contextes qui invitent à le traduire différemment d'une occurrence à l'autre. Ainsi, ici, pour qui n'a pas pris conscience du fait que le mot a été choisi par Platon pour évoquer la problématique de perception par nous, une traduction par « sorte », « espèce » ou « genre » serait parfaitement acceptable. Mais d'une part, aucun de ces mots ne garde un lien avec l'idée de perception par les sens ou l'esprit, et d'autre part, cette traduction ne conviendrait pas pour d'autres occurrences de eidos dans la suite de l'analogie, ce qui ferait que le lecteur ne pourrait pas se rendre compte du fait que c'est le même mot qui a été utilisé dans des contextes différents à quelques lignes d'intervalle et dans un texte où chaque mot a été longuement pesé et évalué par l'auteur. Dans ces conditions, j'ai décidé d'utiliser la même traduction pour toutes les occurrences d'eidos dans le cours de l'analogie de la ligne et de choisir un mot qui garde une trace en français de l'origine du mot grec dans le registre de la vue, et j'ai donc utilisé la traduction par « apparence » qui est d'ailleurs le sens premier d'eidos, dont dérivent les autres. Certes, je suis parfaitement conscient de ce que cette traduction peut poser problème dans la partie finale de l'analogie à ceux qui pensent que Platon y utilise eidos pour parler de ce qu'il est d'usage d'appelle « formes » ou « idées », et qu'elle peut même prêter à contresens du fait qu'« apparence » peut être pris dans un sens où il s'oppose à la « réalité » et donc évoque une idée de fausseté (« les apparences sont trompeuses ! »). Mais c'est vrai aussi d'eidos en grec, qui renvoie à l'aspect extérieur et donc à une perception qui peut être très partielle, voire trompeuse, et finalement, cette traduction risque justement de poser au lecteur français précisément les mêmes problèmes que posait eidos à un grec du temps de Platon ! Quand en effet Platon utilisait le mot eidè (ou ideai) en lien avec l'ordre du noèton, pour décrire quelque chose dont, encore aujourd'hui, on ne sait pas trop si c'est ce que nous percevons des réalités de cet ordre auxquelles nous donne accès notre pensée, notre nous, ou ces réalités mêmes, que pouvait bien comprendre un grec qui découvrait Platon et n'avait pas lu Aristote, et encore moins les commentateurs de Platon et pour qui eidos évoquait l'aspect extérieur de la personne qui était en face de lui ?! Or Platon n'a pas écrit pour nous donner des réponses toutes faites, pour nous dire ce que lui pensait ou avait découvert, mais pour nous aider à mieux percevoir la portée et les enjeux des questions existentielles que se pose, ou devrait se poser, tout homme, et il n'a pas hésité pour cela à jouer de l'effet de surprise (comme en parlant d'un noètos topos, d'un « lieu intelligible ») pour mettre notre esprit en branle. J'assume donc pleinement le caractère parfois choquant que pourra avoir la traduction d'eidos par « apparence » dans certaines répliques de l'analogie, surtout pour un platonicien « politiquement correct », en y voyant une manière de rapprocher le lecteur de Platon et de l'affranchir de vingt-cinq siècles de « platonismes ». Et la suite nous montrera que cette apparente « régression » dans la traduction peut être fructueuse et ouvrir des perspectives que d'autres traductions n'auraient pas permis de découvrir. (<==)
(6) En passant du point de vue « objectif » qui est celui du topos et du genos au point de vue « subjectif » des eidè qui renvoient au mode d'appréhension de l'observateur (voir note précédente), Socrate renverse l'ordre dans lequel il mentionne les deux ordres de réalités : tant qu'il s'agissait de considérer « objectivement » le « royaume » du bien et de n'utiliser celui du soleil que comme une image du premier, Socrate parlait du noèton avant de parler de l'horaton, mais dès qu'on se place du point de vue du sujet percevant, on part du plus accessible pour aller vers le plus problématique, c'est-à-dire du visible, plus facile à appréhender, pour progresser vers l'intelligible, ce qui sera l'ordre dans lequel va se développer tout le reste de l'analogie.
Cette réplique a commencé en grec sur le mot noèson (« conçois, met-toi dans l'esprit, pense », impératif aoriste actif à la seconde personne du singulier du verbe noein), qui invitait Glaucon à faire usage de son nous, de son esprit, de son intelligence, pour chercher à comprendre ce qu'est l'intelligible/pensable, c'est-à-dire à mettre en œuvre ce que justement on cherche à appréhender, et se termine sur le mot noèton (« intelligible/pensable », adjectif verbal du même verbe) du fait du choix fait par le Socrate de Platon d'inverser l'ordre dans lequel il a jusqu'ici mentionné les deux domaines pour terminer sur noèton (c'est pour rendre sensible dans ma traduction cette assonance entre le premier et le dernier mot de la réplique, qui ne diffèrent en grec que par une lettre, sigma dans noèson, tau dans noèton, que j'ai traduit ici noèton par « intelligible/pensable » et non pas simplement par « intelligible », le « pensable » ajouté renvoyant au « pense » initial).
En enfermant pour ainsi dire toute cette réplique dans la pensée,
le Socrate de Platon veut nous faire toucher du doigt qu'en fin de compte, c'est par le biais du nous, de la pensée, de l'intelligence, que l'on peut appréhender même le visible et le « comprendre ». Et en effet, les eidè au sens premier, les « formes (extérieures visibles) » dont nous pensons qu'elles sont appréhendées directement par l'œil, ne nous sont en fait pas donnée par la vue, qui, comme je l'ai déjà laissé entendre dans la note 3 à propos de la notion de « lieu visible », ne nous donne accès qu'à des taches de couleur mouvantes, mais par une opération de l'esprit (nous) travaillant sur les données brutes de la vue avec l'aide d'autres sens comme le toucher pour aider à discerner des « formes », des schèmata (autre mot grec de sens voisin de eidos et idea, qu'on retrouvera plus loin dans l'analogie à propos des géomètres, dans le sens spécialisé de « figure »), autour de ces taches de couleurs diverses, si bien que le vrai point de rupture n'est pas entre eidè visibles d'un côté, bien réelles et tangibles, et eidè/ideai abstraites de l'autre, mais entre données brutes des sens qui n'ont aucune signification par elles-mêmes et eidè abstraites par notre nous (« esprit, intelligence, pensée ») de ces données sensibles ou d'une autre source, de l'autre, mais qui sont bel et bien eidè dans les deux cas (sur cette question, voir mon article « De la couleur avant toute chose. Les schèmas invisibles du Ménon », paru en 2010 dans le numéro 14 de la revue philosophique en ligne Klèsis, accessible aussi sur ce site en cliquant ici). C'est sans doute cela qui est en arrière-plan de la question de Socrate demandant à Glaucon s'il a bien « saisi » ces deux eidè, les deux « apparences » qui se forment les unes commes les autres dans notre esprit, et non pas certaines dans nos yeux et d'autres dans notre esprit. Et il n'est pas sûr que Glaucon ait vu toutes les implications de cette question en apparence anodine, mais qui est ambiguë en grec du fait des différents sens que l'on peut donner à eidè, d'une ambiguïté qui est perdue en français dès que le traducteur fait un choix entre ces différents sens : c'est qu'en effet, ce n'est pas la même chose de dire « Saisis-tu bien ces deux sortes [de choses], visible, intelligible/pensable ? » que de dire « Saisis-tu bien ces deux apparences, visible, intelligible/pensable ? », car, dans le premier cas, on est dans l'opposition entre deux groupes/familles/catégories/espèces de « choses » prises globalement, l'espèce visible dans son ensemble et l'espèce intelligible dans son ensemble, et le mot eidè a un poid minimum au point qu'on pourrait presque le supprimer sans pratiquement changer le sens de la question, alors que la seconde formulation met tout le poids sur le mot eidè et invite à considérer individuellement chaque eidos pour savoir quel est le qualificatif qui lui convient, sans exclure que la même « chose » puisse donner naissance à la fois à un eidos visible et à un eidos intelligible/pensable. Bref, dans le premier cas, on a deux qualificatifs, visible (horaton) et intelligible/pensable (noèton) que l'on associe à deux ordres de réalités que l'on cherche à distinguer sans trop s'attacher au mot qui les désigne collectivement (en grec, genos aurait aussi bien pu faire l'affaire, et en français, des mots aussi neutres que « sorte [de choses] » conviennent tout à fait), au point qu'on pourrait presque le laisser sous-entendu pour ne pas avoir à choisir, alors que dans le second cas, on s'intéresse spécifiquement au terme eidos et on veut faire sentir qu'il peut recouvrir un ensemble plus large que ce que suggère son origine et son sens premier d'apparence exclusivement visible, sans préjuger du fait que les eidè de chaque catégorie proviennent nécessairement de réalités distinctes, et encore moins du fait qu'eidos pourrait être le terme désignant les « réalités » appartenant à l'une des deux catégories à l'exclusion de l'autre. Si en effet c'est eidos le terme important ici, auquel peut s'appliquer soit le qualificatif horaton, soit le qualificatif noèton, ce que semble confirmer le fait que Socrate fera bientôt référence à des horômenois eidesi (« apparences vues », 510d5), c'est donc qu'eidos n'est pas le terme spécifique pour parler des réalités de l'ordre du noèton, puisque, dans l'ordre du visible, le Socrate de Platon sait faire la différence entre un eidos au sens originel d'« apparence perçue par la vue » et ce qui y donne naissance et qu'il n'aurait donc pas choisi ce terme pour parler des réalités de l'ordre intelligible elles-mêmes plutôt que des perceptions que nous pouvons en avoir par notre esprit, supposées distinctes des réalités non visibles pour l'œil qui en sont à l'origine. Bref, ou bien eidè est utilisé ici dans un sens collectif et parfaitement neutre et cela veut dire qu'à quelques lignes d'intervalle, Platon fait utiliser à son Socrate le même terme pour désigner une classe (eidos compris ici au sens de « sorte, espèce ») et les éléments qui la composent (eidos utilisé dans les explications qui vont suivre du découpage du segment du noèton pour désigner les perceptions individuelles sur lesquelles raisonne notre esprit), ce qui n'est pas propre à faciliter la compréhension, ou bien eidè est pris ici dans un sens individuel qu'il conservera dans la suite et il doit être compris, sous la plume d'un Platon qui prend tant de soins à construire ses analogies, comme désignant dans les deux ordres les perceptions que nous avons des réalités qui y existent, distinctes de ces réalités elles-mêmes, apparences vues dans un cas, « apparences » saisies par la pensée dans l'autre...
Arrivé au terme de cette réplique de Socrate, et dans la continuité de la note précédente, je voudrais montrer combien il peut être difficile, pour le lecteur qui n'a accès qu'à des traductions, de percevoir toutes les subtilités que Platon a glissées dans son texte et dont j'ai présenté certaines dans les notes qui précèdent. C'est qu'en effet, la plupart des traducteurs n'ont pas pris conscience de la rigueur avec laquelle Platon
choisit ses mots, bien qu'il ne les fige pas dans un sens « technique », et sans doute justement à cause de cela, ni du soin avec lequel il construit ses phrases, utilise toutes les ressources de la grammaire et dose la progressivité des éclairages qu'il projette sur les sujets en discussion, si bien qu'ils prennent des libertés en traduisant avec ce qu'ils ne voient que comme des effets de style, comme on va pouvoir s'en rendre compte en examinant la traduction complète par les différents traducteurs que j'ai consultés de ces deux phrases, dont le texte grec complet est :
Noèson toinun, èn d' egô, hôsper legomen, duo autô einai, kai basileuein to men noètou genous te kai topou, to d'a au horatou, hina mè ouranou eipôn doxô soi sophizesthai peri to onoma. All' oun echeis tauta ditta eidè, horaton, noèton;
- Chambry (Budé) : « Conçois-donc, dis-je, qu'ils sont deux, comme nous l'avons dit, et qu'ils règnent, l'un sur le genre et le monde intelligible, l'autre sur le monde visible, je ne dis pas le ciel : tu pourrais croire que je veux étaler ma science étymologique à propos de ce mot. Tu saisis bien ces deux espèces, le visible, l'intelligible ? » (avec une note sur « à propos de ce mot » qui dit : « Le Soleil pourrait être appelé basileus ouranou aussi bien que b. horatou. Mais Socrate évite le mot ouranou pour qu'on ne l'accuse pas de faire dériver ouranou de horan, comme on le faisait de son temps (Cratyle 396 A). ») : Chambry est aristotélicien en traduisant genos par « genre » et eidè par « espèces », et du coup, ne rend pas perceptible la différence de problématique que suggère Platon à travers ces deux mots. Quant à la traduction de topos par « monde », elle est une interprétation de topos plus qu'une traduction et de ce fait, donne un début de réponse à ce qui voudrait au contraire être là pour poser question, et de plus oriente vers la fallacieuse théorie des deux « mondes », le monde sensible et le « monde des idées », qui fausse depuis des siècles la compréhension qu'on peut avoir de Platon. De plus, en choisissant de rendre explicite ce qui est implicite dans le grec à propos du visible, et en n'explicitant alors que l'un des deux termes, topos, et pas l'autre, genos, (« le genre et le monde intelligible » d'un côté, « le monde visible » de l'autre), Chambry trahit le texte et fausse le parallèlisme que nous propose Socrate. Enfin, dans la question finale, la traduction d'eidè par « espèces » et l'ajout d'articles qui ne sont pas dans le grec devant « visible » (« le visible » pour traduire horaton) et « intelligible » (« l'intelligible » pour traduire noèton) fait perdre l'ambiguïté qui existe dans le grec et force la compréhension vers un sens neutre et collectif pour eidè.
- Robin (Pléiade) : « Alors, repris-je, mets-toi donc dans l'esprit qu'il existe deux maîtres, à ce que nous disons ; que l'un d'eux règne sur le genre intelligible, sur le lieu intelligible, l'autre, de son côté, sur l'horaton, disons le visible, pour éviter qu'en disant sur l'ouranos, sur le ciel, je ne te semble jouer subtilement sur le mot ! Quoi qu'il en soit de cela, tu as là deux espèces, n'est-ce pas ? l'espèce visible, l'espèce intelligible. » (avec une note sur « jouer subtilement sur le mot » qui dit : « Jeu de mots intraduisible en français. La ressemblance de or avec our donne lieu dans Cratyle, 396b-c, à une étymologie de ouranos, le ciel. ») : Robin aussi reste aristotélicien dans sa traduction de genos par « genre » et de eidè par « espèces », par contre il respecte le texte en traduisant topos par « lieu », à ceci près qu'en changeant la construction grammaticale et en remplaçant « sur le genre et le lieu intelligible » (qui serait, avec ses choix de mots, la traduction littérale du grec) par « sur le genre intelligible, sur le lieu intelligible », c'est-à-dire en supprimant le te kai (« et ») du grec et en répétant noèton (« intelligible »), il donne l'impression que les deux expressions « lieu intelligible » et « genre intelligible » sont interchangeables et ne sont que deux manières de parler de la même chose, et non pas l'évocation de deux problématiques distinctes et complémentaires. Par ailleurs, il est tellement obsédé par l'envie de rendre perceptible dans sa traduction le jeu de mot entre horatou et ouranou, qu'il dit lui-même intraduisible dans la note sur cette partie du texte, qu'il fait apparaître ces deux mots dans sa traduction avant d'en donner la traduction, ce qui alourdit le texte et distrait l'attention des parallèles que Platon cherche à faire percevoir. Le résultat de ces choix est qu'on ne voit plus dans sa traduction que genos et topos, qu'il ne répète pas, étant en cela fidèle au grec, sont sous-entendus à propos du visible. Enfin, il va plus loin encore que Chambry pour faire perdre l'ambiguïté de la question finale puisque, non seulement il ajoute des articles devant « visible » et « intelligible », mais en plus il redonde devant chaque adjectif le terme « espèce ».
- Baccou (GF90) : « Conçois donc, comme nous disons, qu'ils sont deux rois, dont l'un règne sur le genre et le domaine de l'intelligible, et l'autre du visible : je ne dis pas du ciel de peur que tu ne crois que je joue sur les mots. Mais imagines-tu ces deux genres, le visible et l'intelligible ? » (avec une note sur « je joue sur les mots » qui dit : « En grec ouranos, ciel, ressemble beaucoup à horatos, visible, d'où la possibilité de jouer sur ces deux mots. ») : Baccou trahit le grec en traduisant les adjectifs verbaux non substantivés (pas d'article devant ces deux adjectifs) au génitif noètou et horatou par des noms compléments des noms genous te kai topou (« le genre et le domaine de l'intelligible, « l'autre du visible »), mais ceci lui permet de mieux faire ressortir le fait que genre et domaine sont sous-entendus à propos du visible. Malheureusement, il discrédite complètement sa traduction en utilisant le même mot, « genre », pour traduire à la fois genos et eidè. Et sur la question finale, lui aussi, et pour les mêmes raisons que Chambry, fait disparaître l'ambiguïté.
- Dixsault (Bordas) : « Comprends donc que, comme nous le disions, il existe ces deux êtres ; l'un règne sur le genre et le lieu intelligibles, l'autre sur le globe de l'œil – pour ne pas dire notre globe, car tu m'accuserais de jouer sur les mots. Tu tiens donc bien ces deux aspects, le visible, l'intelligible ? » (avec une note sur « jouer sur les mots » qui dit : « Le soleil règne sur le visible (horaton) et il est le roi du ciel (ouranos). Socrate veut éviter d'être accusé de faire ce que font les savants étymologistes de son temps : dériver ouranos du verbe « voir » (horan) : cf. Cratyle 396b. Nous avons essayé de rendre ce mauvais jeu de mots. »). Comme Robin, Dixsault semble plus intéressée à « faire sa sophiste » en transposant en français le jeu de mot sur horatou/ouranou qu'à rendre les nuances subtiles du texte de Platon qu'elle n'a pas l'air d'avoir perçues. De ce fait, le parallèlisme entre les deux ordres par rapport aux termes genos (qu'elle traduit par « genre ») et topos (qu'elle traduit par « lieu ») visant les deux est complètement perdu par sa traduction de horatou par « globe de l'œil », et l'allusion au ciel (ouranou) disparaît au profit d'une référence douteuse à « notre globe », qui renvoie en fait au « globe terrestre » et non pas au ciel. Mais on peut mettre à son actif, à côté de la traduction de topos par « lieu », celle d'eidè par « aspects », qui garde quelque chose de la référence à la vue et lui permet de faire vaguement sentir l'ambiguïté de la question finale malgré l'adjonction d'articles devant les deux adjectifs. Par contre, au début de la réplique, sa traduction de duo autô einai (mot à mot « deux eux être ») par « il existe ces deux êtres » force sur le texte une problématique existentielle qui n'y est pas, ou en tout cas pas de manière aussi insistante, en traduisant einai par « il existe », en transformant le pronom personnel autô (« eux (deux) », accusatif neutre dual de autos) en un démonstratif et en ajoutant encore comme complément du verbe einai traduit par « exister » le nom « êtres » qui n'est pas dans le texte, où l'on trouve seulement le pronom personnel autô comme sujet de la proposition infinitive complément du noèson (« conçois ») initial dont le verbe est einai (« être ») et l'attribue duo (« deux »), qui explique le dual autô.
- Pachet (Folio essais 228) : « Représente-toi donc, dis-je, comme nous le disons, que bien et soleil sont deux et qu'ils règnent, l'un sur le genre et le lieu intelligible, l'autre en revanche sur le lieu visible : je ne dis pas le lieu céleste, pour ne pas te donner l'impression de faire le sophiste avec les mots. Mais tu conçois bien ces deux genres, le visible, l'intelligible ? » (avec une note sur « céleste » qui dit : « Le lieu céleste : entre « visible » (horaton) et « céleste » (ouranon), il y a un voisinage phonétique sur lequel un sophiste pourrait vouloir jouer. ») : deux reproches majeur à Pachet qui, d'habitude, reste assez près du grec (comme le montre le fait qu'il est le seul à rendre sophizesthai par une expression faisant référence explicite aux sophistes (« faire le sophiste ») plutôt que de l'interpréter en parlant simplement de « jeu de mots ») : d'une part, comme Chambry, en explicitant à propos de l'horaton ce qui n'est que sous-entendu dans le grec de Platon, il ne retient que le topos (qu'il traduit, lui, plus correctement par « lieu »), mais pas le genos (qu'il traduit comme la plupart des traducteurs par « genre »), et d'autre part, comme Baccou, il traduit par le même mot « genre » à la fois genos et eidè. Enfin, comme tous ses prédécesseurs sauf Dixsault et pour les mêmes raisons, il perd complètement l'ambiguïté de la question finale.
- Cazeaux (Poche Philo 4639) : « Réfléchis à ce que nous avons dit : ils sont deux principes à régner, l'un sur l'ordre ou l'espace spirituel, l'autre sur le monde visible – je ne veux pas dire le ciel, pour que tu n'ailles pas croire que je jongle avec les mots. Tu tiens bien, n'est-ce pas, ces deux ordres, le visible, le spirituel ? » (avec une note sur « avec les mots » qui dit : « En grec, le nom du ciel pouvait prêter à un jeu de mots approximatif avec visible (les étymologies du Cratyle, 396a, donnent cet exemple. ») : Cazeaux est le seul à ne pas traduire noèton par « intelligible », et à lui préférer « spirituel » ; ceci dit, il cumule à peu près toutes les fautes de ses prédécesseurs : il explicite ce qui n'est que sous-entendu à propos de l'horaton en ne retenant qu'un des deux mots utilisés avec le noèton, topos, que de plus il traduit différemment dans les deux cas (par « espace » à propos du « spirituel », par « monde » à propos du visible), et il traduit par « ordre » à la fois genos et eidè. Et lui non plus ne garde rien de l'ambiguïté de la question finale.
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier, Classiques de la philosophie 15) : « Réfléchis donc qu'il y a, comme nous l'avons dit, deux rois, l'un qui règne sur le monde intelligible, l'autre sur le monde visible : je ne dis pas le ciel, pour que tu ne penses pas que je joue sur les mots. Tu conçois bien ces deux espèces, le visible et l'intelligible ? » (avec une note sur « je joue sur les mots » qui dit : « En grec, les mots horatos, visible, et ouranos, le ciel, se ressemblent, si bien que l'on pourrait accuser Socrate de faire dériver « le ciel » de la racine du verbe voir. ») : eux se sont mis à deux pour innover en ne traduisant pas l'un des deux termes du couple genos te kai topos et en remplaçant ces deux mots par « monde », le mot qu'avait utilisé Chambry pour rendre (plutôt que traduire) topos, avec tous les inconvénients soulignés alors de cette traduction, et ils explicitent, en reprenant « monde » à propos du visible, ce qui n'est que sous-entendu dans le grec ; pour finir, ils traduisent, en aristotéliciens, eidè par « espèces », mais comme ils n'ont tout simplement pas traduit genos, ils ne risquaient pas d'utiliser le même mot pour les deux. Et cette traduction, là encore, fait perdre l'ambiguïté de la question finale.
- Leroux (GF653) : « Alors, repris-je, représente-toi bien, en suivant notre manière de nous exprimer, qu'il existe deux souverains : l'un règne sur le genre intelligible et sur le lieu intelligible, l'autre, de son côté, règne sur l'horaton, c'est-à-dire sur le visible (je ne dis pas ouranos, le ciel, de peur de paraître vouloir faire un jeu de mots sophistiqué). Tu vois bien de toute façon qu'il y a deux genres différents, le visible et l'intelligible ? » (avec une note sur « ouranos » qui dit : « La légèreté apparente du ton est sans doute favorisée par la remarque de Glaucon, qui contient elle-même un jeu de mots : son hyperbolè (c2) est-elle la transcendance du bien ou tout simplement l'idée d'une exagération dans le propos de Socrate ? On pourrait dire, suivant une indication de G.M.A. Grube (voir DL., II, 118), qu'ici Socrate lui rend sa monnaie, car ce n'est pas seulement un jeu de mots fondé sur la consonance de ouranos/horatos, mais aussi un écho de ouranou/noètou, où s'entend le nom de l'intellect au génitif (nou), associé au monde intelligible (noètou). J. Adam, ad loc., suppose de son côté que Platon veut éviter une étymologie courante (Crat., 396b), qui fait dériver le ciel (ouranos) du visible (horatos), alors même qu'il s'agit ici de renforcer la proximité du ciel et des formes intelligibles. ») : Leroux s'expose à la même critique que Robin dans sa volonté de rendre perceptible en français le jeu de mot entre horatou et ouranou en conservant ces deux mots en grec dans la traduction avant d'en donner une traduction en français ; comme lui, il répète « intelligible » après « genre » qu'il utilise pour traduire genos, et après « lieu », qu'il utilise pour traduire topos, mais il conserve un « et » entre les deux qui rend plus clair qu'il s'agit de deux choses différentes plutôt que de deux expressions synonymes pour désigner la même chose, comme c'est le cas chez Robin ; mais il aggrave son cas en utilisant le même mot « genre » pour traduire à la fois genos et eidè. Et lui non plus ne laisse rien voir de l'ambiguïté de la question finale.
Cette revue montre que tous les traducteurs (de ceux en tout cas que j'ai consultés) ont eu leur attention plus attirée
par l'incise de Socrate sur la ressemblance entre horatou et ouranou (puisque tous sans exception y consacrent une note) que par ce que Platon pouvait avoir en tête en juxtaposant les termes topos, genos et eidos pour parler de l'intelligible et du visible. Bref, ils ont vu le « jeu de mots » grossier que ne fait pas Socrate mais sur lequel il insite lourdement pour faire remarquer qu'il ne le fait pas, mais n'ont pas perçu la manière dont Platon « joue » merveilleusement avec les mots pour les plier subtilement à son propos sans chercher à régenter le langage. Ils savent bien que le verbe basileuein (« régner (sur) ») est utilisé de manière analogique à propos du bien et du soleil, mais ils n'ont pas réalisé que le fait que les mots topos et genos puisse avoir un sens spécifique dans le contexte d'une analogie avec la royauté pouvait aussi faire partie des moyens mis en œuvre par le Socrate de Platon pour éclairer notre approche du noèton, parce que là, Platon ne met pas les points sur les « i » et laisse à chacun le soin d'exploiter par lui-même l'imagerie qu'il nous propose, sachant que c'est ce travail de réflexion personnelle qui permettra à l'image de fonctionner. Et même en ce qui concerne le « jeu de mot » entre horatou et ouranou, presque tous gomment de leur traduction le coup de patte aux sophistes que suggère l'emploi du verbe sophizesthai et ne cherchent pas plus loin que la ressemblance phonétique entre les deux mots et la référence aux étymologies fantaisistes du Cratyle, passant à côté des questions que peut poser l'association du ciel avec le visible dans un contexte d'opposition entre visible et intelligible, à deux pages de l'allégorie de la caverne où le ciel servira d'image du domaine intelligible. (<==)
(7) L'usage d'une ligne comme point de départ de l'analogie est la manière retenue par Socrate pour prendre en compte ce que j'appelais dans les notes 3 et 5 la problématique du « contenant » ou du « où ? » (« où » sont les « choses » qui donnent naissance à nos diverses perceptions ?), celle qui est impliquée par le terme topos (« lieu/domaine »), tout en donnant à la comparaison un connotation géométrique dont il ne faudra pas exagérer l'importance, puisqu'elle ne répond qu'à l'une des trois problématiques introduites par Socrate dans sa réplique précédente et que la suite va nous montrer que Socrate est plus intéressé par la problématique des modes de perception (celle qui est suggérée par l'emploi du terme eidè, et qui est déjà sous-jacente au choix des termes horaton et noèton pour désigner les deux ordres) que par la problématique des « lieux », qui, de toutes façons, ne peut elle-même être prise que de manière analogique pour l'ordre du noèton (« pensable/intelligible »). (<==)
(8) Le texte
grec traduit par « (in)égaux » est anisa. C'est
la leçon donnée par le manuscrit A (Parisinus), l'un des
meilleurs pour l'établissement du texte grec des dialogues ; mais
un autre manuscrit, le Vindobonensis F, donne la leçon an,
isa, le an donnant un caractère hypothétique au verbe
qui précède, et le isa qualifiant d'« égaux »
les segments qui, dans l'autre leçon, sont inégaux. Cette leçon
est plus difficile à accepter, non pas tant par le fait qu'elle inverse
le sens, passant de segments inégaux à des segments égaux,
que par le fait qu'elle isole entre virgules le membre de phrase isa tmèmata,
« des segments égaux », dont on ne voit plus trop le rôle
par rapport à ce qui précède et à ce qui suit. Par
contre, une autre découpe possible (n'oublions pas qu'au
temps de Platon, les textes étaient écrits sans ponctuation
et sans espaces entre les mots, comme une suite ininterrompue de lettres), adoptée
par Stallbaum, est an' isa, où an' est un ana élidé
devant la voyelle initiale de isa. Dans cette lecture, an' isa tmèmata
se traduirait par « selon des segments égaux », soit,
avec le contexte, « prenant par exemple une ligne segmentée en
deux, selon des segments égaux ». Certains éditeurs (Ast)
vont même jusqu'à supprimer purement et simplement le an,
ce qui conduit à « prenant par exemple une ligne segmentée
en deux segments égaux ».
Les scolies (notes marginales d'érudits remontant aux premiers siècles
de notre ère et qu'à partir d'un certain moment, on s'est mis
à recopier en marge du texte de manuscrit en manuscrit, en même
temps que le texte lui-même) sur ce passage nous montrent que le débat
sur ce mot remonte à l'antiquité (voir note ad loc. dans
la traduction de R. Baccou, chez Garnier, GF90, et dans l'édition d'E.
Chambry, chez Budé) ; ainsi par exemple, parmi les néoplatoniciens,
Jamblique lisait isa, et Proclus, anisa.
Si l'on admet que le texte écrit par Platon portait bien les lettres
alpha, nu, iota, sigma et alpha, la question est de savoir s'il faut en faire
un seul mot, anisa, ou deux, an' isa. Si, pour évaluer
la vraisemblance linguistique de la seconde option, on étudie les usages
d'ana, dont an' est la forme élidée, dans le reste
des dialogues, on constate que ce mot y est rare et qu'en dehors de son emploi
dans une citation de l'Odyssée en République,
III, 387a7, on ne le trouve, dans les 28 dialogues que j'inclus dans mes
tétralogies, qu'onze fois, et toujours dans l'une des deux formules
suivantes : ana logon (à la fin de notre section, en 511e2,
et aussi en Phédon,
110d3, Timée,
29c2, 37a4,
53e4,
56c7
et 82b3,
et Lois,
X, 893d1 ; pour les emplois, plus rares encore, de analogon
en un seul mot, voir la note 66 à ma traduction
de la section qui précède) ou ana ton auton logon (à
la ligne qui suit, en 509d7-8,
et aussi en Phédon,
110d5 et Timée,
32b5), c'est-à-dire associé à logon utilisé dans un sens qui évoque la « raison » au sens mathématique, c'est-à-dire
« rapport » d'une proportion ou « raison » d'une série.
Ceci rend moins probable la lecture an' isa, mais ne la rend pas totalement
invraisemblable : ana intervient toujours dans une expression qui
suggère une idée de proportionnalité, ce qui resterait le
cas ici avec la lecture an' isa, à ceci près que, cette
fois, la proportion serait fixée et serait l'égalité.
Mais si maintenant on dépasse le niveau strictement linguistique pour chercher à voir ce qui paraît le plus cohérent avec ce qu'a dit et suggéré Socrate pour introduire son analogie, il me semble qu'il ne fait pas de doute qu'il faut lire ici anisa, « inégaux ». En effet, en introduisant le noèton (« pensable/intelligible »), et en le comparant à l'horaton, Socrate a, comme on l'a vu dans les notes précédentes, associé ces adjectif successivement à topos (« lieu », d'abord en 508c1, puis à nouveau en 509d2), puis à genos (« espèce », en 509d2), et enfin à eidos (« apparence », en 509d4), pour suggérer trois problématiques complémentaires relatives à ces deux ordres, le « ou ? », le « quoi ? » et le « comment nous l'appréhendons ? ». Il va donc, dans son analogie, illustrer successivement ces trois préoccupations dans l'ordre où il les a introduites, en commençant donc par camper le décor en nous demandant, pour fixer notre esprit sur quelque chose, d'imaginer une ligne en tant que topos, que réponse à la question « où ? » la plus simple et la plus facile à se représenter, et la moins sujette à susciter des questions par la suite (car plus l'image est complexe, plus se posent de questions sur l'adéquation de l'image à ce dont elle est image), et de la découper en deux parties qui seront donc l'une le « lieu » du visible et l'autre le « lieu » de l'intelligible. Mais au point où nous en sommes, nous ne savons encore pratiquement rien du noèton, en particulier dans sa relation au visible, et il n'y a donc aucune raison de supposer les deux segments égaux. D'ailleurs, pour pouvoir parler d'égalité, il aurait fallu donner au moins une idée de ce qui pouvait servir à « mesurer » le « lieu » du visible et celui de l'intelligible, sachant que l'un est dans le temps et l'espace et l'autre pas. Certes, les dire inégaux suppose aussi une idée de mesure, mais, puisqu'on les dit inégaux, et tant qu'on ne s'intéresse pas à leur mesure respective, il n'est pas vraiment nécessaire de savoir ce que représente leur longueur, alors que, si on les déclare égaux, la première question qui vient à l'esprit est celle de la signification de cette égalité, et on peut penser que les interlocuteurs de Socrate n'auraient pas manqué de lui poser cette question s'il n'avait pas de lui-même donné au moins un début d'explication de la signification de cette égalité, ce qui n'est pas le cas ici. La précision donnée par Socrate en les disant inégaux n'a donc d'autre but que d'éliminer le cas particulier de leur égalité et de prévenir une question qu'aurait pu poser Glaucon ou un autre si Socrate avait simplement dit « coupe la ligne en deux » sans plus. C'est en quelque sorte une manière de dire « coupe la ligne en deux d'une manière quelconque, comme tu veux » (sous-entendu : « peu importe »). (<==)
(9) Dans le début de cette phrase, on trouve deux fois le verbe temnein, « couper », et deux fois le nom tmèma, qui en dérive et qui veut dire « morceau coupé », et, en mathématiques, « segment ». C'est pour rendre sensible ces assonances que j'ai traduit temnein par « segmenter » plutôt que par « couper ». (<==)
(10) « Selon
la même raison » traduit le grec ana ton auton logon. Logos
en grec, comme « raison » en français, signifie, entre autres
sens, à la fois la faculté qui fait de nous des êtres « raisonnables », le raisonnement que permet cette faculté, en particulier pour justifier un comportement (la « raison » qui explique une décision ou un choix) et le rapport mathématique entre deux grandeurs, sens qui vient spontanément à l'esprit ici, dans une analogie qui, parlant de ligne et de segments, semble faire appel à la géométrie.
Si l'on en reste là et qu'on prend l'expression ana ton auton logon dans un sens strictement numérique où logon renvoie au rapport entre la taille du premier sous-segment et celle du second sous-segment du même segment, il reste encore un point à clarifier, car cette expression peut être comprise de deux manières : faut-il couper les deux segments selon le même rapport que celui qui a servi à découper la ligne en deux segments dans un premier temps, ou les découper selon le même rapport l'un que l'autre, sans souci de la manière dont a été initialement découpée la ligne en deux segments ? Et là encore, la réponse doit prendre en compte, non pas ce que nous croyons savoir de ce que Platon avait dans la tête à propos du visible et de l'intelligible, mais ce qui est cohérent avec ce qui a déjà été dit et rien de plus. Si Socrate n'a pas éprouvé le besoin de préciser dans quel rapport devait se faire le découpage de la ligne en deux segments et s'est contenté de dire qu'ils devaient être inégaux, sans plus de précisions, c'est que pour lui, au moins au point où il en est dans le développement de son analogie, ce rapport n'est pas important. Dans ces conditions, on ne voit pas bien pourquoi il voudrait imposer que le second découpage se fasse selon le même rapport que le premier. Il me paraît donc sage de ne pas en faire dire trop au texte et de considérer qu'il veut seulement dire que les deux segments doivent être découpés ana ton auton logon l'un que l'autre, ce d'autant plus que cette manière de faire n'exclut pas que le rapport utilisé soit le même que celui qui avait été utilisé pour le premier découpage, et qu'il sera toujours possible de revenir sur ce point si la suite suggère que c'est le cas.
Mais à ce point, Socrate n'a toujours rien dit de ce qu'il supposait « peupler » chaque segment, chaque « lieu », c'est-à-dire n'a pas encore abordé la problématique de genos, et se contente de nous faire mettre en place par l'imagination des « contenants ». Et comme nous ne savons toujours pas ce que pourrait « imager » la taille de chacun de ces contenants dont nous ignorons même les contenus, et que Socrate n'a pas l'air d'y accorder une grande importance, il est dangereux de vouloir lui faire dire plus que ce qui ressort clairement de ses propos et il est préférable d'attendre de voir si la suite de l'analogie éclairera cette question de mesure de la taille des segments.
En fait, si l'on oublie la connotation géométrique que Socrate semble vouloir donner à son analogie en parlant de ligne et de segments, on peut comprendre ana ton auton logon dans un sens moins strictement mathématique, comme signifiant non pas « selon la même proportion », mais tout simplement « de la même manière », c'est-à-dire « selon le même principe de découpage, en utilisant la même raison (logon) de mettre chaque élément de l'un ou l'autre segment dans l'un ou l'autre des deux sous-segments de ce segment ». Certes, si l'on veut suivre les indications de Socrate pour dessiner effectivement la ligne qu'il décrit au fur et à mesure qu'il parle, il faudra bien comprendre ana ton auton logon comme indiquant qu'il faut respecter le même rapport de proportionnalité dans les deux découpages en ce qui concerne la taille des sous-segments, mais il faut garder présent à l'esprit que le logon, qui est nécessairement mathématique dans le dessin, c'est-à-dire dans l'image, n'est pas nécessairement mathématique dans ce que veut faire comprendre l'image et ne veut pas nécessairement traduire des rapports entre nombres de réalités dans chaque segment, si tant est que cette notion de « nombre » de réalités ait un sens. Et de fait, la suite nous montrera qu'il a plus à voir avec la problématique des modes de perception qu'avec celle des « populations ». (<==)
(11) « Celui de l'espèce vue et celui de celle perçue
par l'intelligence » traduit le grec to te tou horômenou genous
kai to tou nooumenou, expression qui renvoie au « chacun des deux segments (hekateron to tmèma) » qui a précédé le ana ton auton logon commenté dans la note précédente. Comme je l'annonçais à la fin de cette note, Socrate, ayant fait un sort à la problématique des « lieux » en les fixant arbitrairement sur deux segments d'une même ligne imaginaire (ce qui, notons-le au passage, suggère au moins qu'il y a à la fois continuité et séparation entre ces deux « lieux », continuité puisque c'est une seule et même ligne, séparation puisqu'il s'agit de deux segments distincts de cette ligne), en vient maintenant à la problématique de genos (traduit par « espèce », ici comme dans la réplique précédente de Socrate, pour des raisons expliquées dans la note 3). Mais la manière dont il décrit chacun des deux genè doit nous interpeler, car elle est l'occasion d'un renversement de perspective traduit par un changement de vocabulaire : il ne parle plus d'horaton genos et de noèton genos, mais d'horômenon genos et de nooumenon genos, remplaçant les adjectifs verbaux par les participes présents passif des mêmes verbes horan (« voir ») et noein (« penser, réfléchir »). Ce renversement de perspective, qui devrait attirer l'attention sur ces deux participes qui sont nouveaux dans l'analogie, correspond à celui qui j'ai décrit dans la note 5 à propos de l'introduction du terme eidè après topos et genos : il nous fait passer d'une perspective que l'on pourrait qualifier d'« objective », impliquée par l'usage des termes horaton (« visible ») et noèton (« pensable/intelligible »), adjectifs verbaux qui décrivent une propriété de ce à quoi ils sont attribués, la possibilité d'être vus ou pensés, sans préjuger du fait qu'il y a quelqu'un pour les voir ou les penser, à une perspective qu'on pourrait qualifier de « subjective » où il est question de choses qui sont effectivement « vues » ou « pensées » et qui, plus que « visible » et « intelligible/pensable », incite l'auditeur à s'impliquer personnellement (qu'est-ce que je vois ? qu'est-ce que je pense ?). Ce faisant, il parvient à condenser dans ces deux formules qui, grammaticalement, mettent en avant le mot genos, « le [segment] de l'espèce vue ( to [tmèma] tou horômenou genous) » et « le [segment] de l'espèce pensée/perçue par l'intelligence ( to [tmèma] tou nooumenou [genous]) », les trois problématiques : « segment », sous-entendu après l'article to, renvoie à la problématique du « lieu (topos) », genos (« espèce ») est le terme même utilisé pour évoquer la problématique du « contenu », et horômenou/noumenou (« vu/pensé ») renvoie plus explicitement que horaton et noèton à la problématique de la perception par nous de ce qui « peuple » le « segment/lieu » du visible ou de l'intelligible. Il faudra donc rester attentif dans la suite, pour discerner quelle problématique Socrate met en avant à chaque instant et si c'est bien la question du genos qui va passer au premier plan dans les répliques suivantes.
Notons encore que ce renversement de perspective, qui a commencé avec l'introduction des eidè (« apparences ») à la réplique précédente, destinée à introduire la problématique du sujet perçevant et de son mode de perception, s'est accompagné, comme on l'a vu à la note 5, d'un changement de l'ordre dans lequel sont mentionnés le noèton et l'horaton pour progresser du plus facilement appréhendé, le visible et les réalités vues, au plus difficile à appréhender, l'intelligible et les réalités perçues par l'intelligence. Fidèle à ce nouvel ordre, Socrate mentionne ici l'horômenon en premier et le nooumenon en second. Le résultat est que maintenant, le terme genos est explicité pour l'horômenon, le vu, et sous-entendu pour le nooumenon, le pensé, si bien qu'on se retrouve cette fois-ci avec un terme relativement abstrait, genos (« espèce »), explicitement associé à celui des deux ordres qui est du côté du concret, le « visible », et sous-entendu pour le plus abstrait, l'intelligible, là où auparavant, le terme concret topos était explicitement associé au terme qualifiant le plus abstrait des deux ordres, l'intelligible, et sous-entendu pour celui pour lequel il convenait le mieux, le visible. Bref, l'ordre d'énonciation s'est inversé entre visible et intelligible, mais dans les deux cas, Platon parvient à expliciter complètement celle des deux associations de termes qui pose des problèmes pour ne laisser sous-entendue que celle qui semble aller de soi.
Remarquons qu'ici encore, les traducteurs n'aident pas ceux qui n'ont pas accès au texte grec et semblent pour la plupart accorder peu d'importance à ces fluctuations de vocabulaire et ne pas soupçonner qu'elles pourraient avoir une signification précise, car, de toutes les traductions que j'ai
consultées, seul Pachet (Folio) en français et Bloom (Basic Books)
en anglais reproduisent dans leur traduction les changements de terminologie de l'original en utilisant des mots différents pour traduire noèton et nooumenon d'une part, horaton et horômenon d'autre part (Jowett, en anglais, reste
à mi-chemin, en utilisant « intellectual world » pour noèton,
et « intelligible » pour nooumenon, mais « visible »
aussi bien pour horaton que pour horômenon, ce qui rompt
les symétries du texte de Platon). (<==)
(12) « La
clarté et l'absence de clarté » traduit le grec saphèneiai
kai asapheiai. L'adjectif saphès, dont saphèneia
est le substantif et asaphès, dont asapheia est le substantif,
l'antonyme, veut dire « clair, manifeste, évident », et par suite,
« véritable, sûr ». Saphèneia a un sens qui
recouvre en partie celui d'alètheia, « vérité »,
mais saphèneia met l'accent sur la simple évidence alors
qu'alètheia, dérivé d'alèthès qui signifie étymologiquement « non caché », implique une « relation » entre un « observateur » et ce qu'il observe qui pourrait ne pas permettre à l'observateur d'avoir une appréhension exacte de ce à quoi il s'intéresse, et donc de lui en « cacher » certains aspects. La saphèneia est donc une caractéristique adaptée au point de vue « objectif » qui est celui qui préside lorsqu'on s'intéresse au « peuplement » d'un lieu ou de l'autre, au genos, alors que l'alètheia est pertinente pour le point de vue « subjectif » qui s'intéresse au mode de perception du sujet observant, aux eidè. Le choix de s'appuyer ici sur la sapheneia semble donc confirmer que Socrate va s'intéresser à ce qui peuple le segment du visible et le distribuer entre deux sous-segments.
Par ailleurs, on associe plus naturellement l'idée de saphèneia, de clarté à la vue et celle de vérité à la pensée ou à son expression verbale, ce qui est une autre raison pour que Socrate se pose des questions sur la clarté, sur l'évidence du visible. (<==)
(13) « Images » traduit le grec eikones, pluriel de eikôn, substantif du verbe défectif eoika, qui veut dire « être semblable, ressembler à », et aussi « paraître, avoir l'air, convenir », et dont le participe utilisé comme adjectif, eikôs, peut aussi bien vouloir dire « semblable » que « convenable » ou encore « vraisemblable » (tout le discours de Timée dans le Timée est qualifié par lui au début d'eikota muthon, de « mythe vraisemblable », Timée, 29d2). Mais, au-delà du mot choisi pour traduire eikôn, et même du mot grec retenu par Platon, c'est par les exemples qui suivent qu'il faut chercher à comprendre ce qu'il avait dans l'esprit en parlant d'eikones avant que de spéculer sur ce que pourrait inspirer une préconception du sens d'eikôn en grec ou d'« image » en français. (<==)
(14) « Les
ombres » traduit le grec skias, accusatif pluriel de skia, terme qu'on va bientôt retrouver au début de l'allégorie de la caverne, qui
suit immédiatement l'analogie de la ligne. « Les reflets » traduit le grec phantasmata,
terme générique pour désigner des visions sans consistance,
« apparitions, songes, fantômes », ou encore des phénomènes
célestes extraordinaires. C'est le mot dont vient le français
« fantasme ». Je le traduis ici par « reflets » pour tenir compte
de ce qui qualifie la localisation de ces « visions », surface de l'eau
ou des corps réfléchissants. On retrouvera aussi ces « reflets »,
qualifiés alors d'eidôla, mot de signification voisine mais
plus proche d'eikones, dans l'allégorie de la caverne, en 516a7. « Tout ce qui est du même ordre » traduit le grec pan to toiouton, mot à mot « tout le tel », au neutre, qui reste délibérément vague.
Or il est justement primordial, pour bien comprendre l'analogie de la ligne et le logon qui préside au découpage de chacun des deux segments (voir note 10 ci-dessus), et pour préciser quelle problématique domine ici, celle du genos ou celle de la perception, de bien délimiter le type d'eikonôn, d'« images », qu'a ici en vue Socrate. On constate en effet que les exemples d'images que donne Socrate ne renvoient qu'à une catégorie très particulière d'« images », dont il est nécessaire de bien préciser la spécificité. On y trouve en premier les ombres, que la plupart des gens hésiteraient à appeler des « images », et par contre on n'y trouve pas les « images » fabriquées par l'homme que sont les peintures et les sculptures (« images » en trois dimensions). Finalement, ce qu'il y a de commun entre les deux catégories d'eikonôn données en exemple par Socrate, et qui justement les distingue de ce qui viendrait plus naturellement à l'esprit comme exemples d'« images », des tableaux peints par l'homme (ou pour nous aujourd'hui des photographies), c'est :
- de se produire naturellement, sans intervention de l'homme sinon, pour une partie d'entre elles, pour apprêter les supports (miroirs, surfaces polies, etc.) sur lesquelles elles apparaîtront ;
- d'être des représentations sans consistence propre d'autre chose qui existe ailleurs que là où l'on croit le voir (ce qui n'est pas toujours le cas pour une image fabriquée par l'homme comme une peinture ou une sculpture, qui peut être une œuvre d'imagination) qui n'existent en tant qu'image qu'autant qu'un support approprié est présent dans des conditions adéquates pour leur permettre de se former et que ce qu'elles représentent de manière plus ou moins précise est présent aussi dans une situation qui convient par rapport au support sur lequel elles se forment ;
- de ne pas être attachées au support sur lequel elles sont visibles : si je déplace la table sur laquelle se projette mon ombre, l'ombre ne se déplace pas avec la table, et si j'ôte le miroir dans lequel je me regarde, mon image ne reste pas sur le miroir ; et le reflet d'un paysage sur la surface d'un lac n'est visible que de certains points, pas de n'importe où, et n'est pas le même selon l'endroit d'où on l'observe ;
- de ne pas être figées une fois pour toutes, mais bel et bien « mouvantes », « animées », puisqu'elles évoluent au fil des déplacements de ce qu'elles représentent, du support sur lequel elles se produisent et/ou de celui qui les voit ;
au contraire d'un tableau ou d'une statue, qui eux, une fois achevés, sont des objets matériels à part entière (une toile, une planche, un mur, une poterie recouverts de peinture ou d'enduits de couleurs différentes donnant l'apparence figée une fois pour toutes de ce qu'il n'est pas, ou un bloc de pierre, de bois, de bronze ou de terre auquel on a donné une forme immuable qui évoque quelque chose d'autre), ayant une consistence propre et conservant la même apparence au fil du temps, qu'il y ait ou pas des spectateurs pour les voir, et qui, à ce titre, entrent dans la catégorie de ce que Socrate appellera « l'espèce entière de ce qui se fabrique (to skeuaston holon genos) » (510a6) dans la description du second segment. L'image peinte, ou de nos jours la photographie, fige de manière définitive son sujet et devient un objet que l'on peut déplacer sans que change ce qu'il donne à voir en tant qu'image, et qui montre la même chose lorsque l'observateur se déplace par rapport à lui (et on pourrait en dire autant de nos jours d'un film qui, même s'il montre des images animées et restitue le mouvement, est un objet fabriqué qui reproduit toujours à l'identique une séquence de vie qui a été enregistrée une fois pour toute, même si c'est à travers des processus complexes dans le cas d'images digitalisées, qui font qu'il n'est pas possible à l'œil de se rendre compte directement que l'objet fabriqué (le support d'enregistrement : CD, DVD, clé USB, disque dur, etc.) contient en fait des « images ». Et même si le tableau ou la photo est un portrait de l'observateur, ce portrait, une fois fini, au contraire du reflet dans la glace, ne change plus lorsque l'observateur se déplace, change de position ou de tenue, etc. En d'autres termes, aucun lien ne subsiste entre une telle image (tableau, sculpture, photo, ou même film animé) et la réalité qu'elle représente, alors qu'une ombre ou un reflet conserve, aussi longtemps qu'elle reste visible, un lien direct avec ce dont elle est ombre ou reflet et en reproduit « en temps réel » les moindres mouvements.
Toutes les sortes d'images qui intéressent ici Socrate ont donc pour caractéristique commune de nous montrer sans intervention humaine, de manière plus ou moins précise (très vague lorsqu'il s'agit d'une ombre, très précise lorsqu'il s'agit du reflet d'un paysage sur la surface parfaitement immobile d'un lac), quelque chose qui n'est pas là où l'on croit le voir, c'est-à-dire de constituer des instances où la vue est trompeuse, ce qui n'est pas le cas pour une image fabriquée par l'homme, peinture ou sculpture, dont on voit vite, ne serait-ce qu'à son caractère immuable et figé, qu'elle constitue un objet fabriqué. On pourrait presque appeler cette catégorie d'eikonôn des « abstractions visibles » : elles reproduisent, en un point où en fait il y a autre chose que ce que l'on croit y voir (l'eau du lac sur lequel se forme le reflet, ce qui se trouve derrière le miroir sur lequel se forme l'image, la matière, terre du sol, plâtre du mur, etc. dont est faite la surface sur laquelle se projette l'ombre, etc.), l'apparence extérieure (sens premier de eidos) et les mouvements éventuels de quelque chose de bien réel et tangible qui est ailleurs. Elles sont en quelque sorte des eidè, au sens premier du mot, dissociées de ce dont elles sont eidè, des eidè, des « apparences » à l'état pur, localisables par la vue, mais impalpables.
On peut d'ailleurs se demander comment l'homme qui
voit ces sortes d'images est capable de faire la différence
entre l'original et son reflet : est-ce l'œil lui-même qui donne
cette différence dans les taches de couleur qu'il perçoit ?
Est-ce l'œil qui perçoit seul la différence de « consistance »
entre un objet et son reflet dans l'eau ou son ombre ? Bien sûr que non, et on a là une preuve parmi d'autres de ce que, comme je le disais déjà à la note 6, cette apparente
immédiateté du visible qui nous fait lui accorder une telle confiance
pour appréhender le « réel » n'est en fin de
compte que le résultat d'un processus intellectuel qui nous est devenu inconscient
avec l'âge et qui implique bien plus que les seules données de
la vue proprement dite. Et si l'on peut apprendre à faire cette distinction, c'est bien que la saphèneia, l'évidence, procurée par de telles visions est d'une certaine manière moindre que celle que donne la vue directe de ce dont elles sont images.
Mais on peut surtout se demander si ces images immatérielles constituent bien une catégorie d'« objets », même en prenant ce mot dans un sens large, qui constituerait une « population » pour le premier sous-segment du visible. Certes elles font partie des « phénomènes » visibles, mais elles n'existent qu'en référence à autre chose dont elles sont image ou ombre. Si alors, oubliant la problématique de genos que semblait vouloir aborder Socrate, on se place du point de vue de l'observateur qui les perçoit, on peut les caractériser en disant qu'elles sont une manière de voir indirectement quelque chose que l'on peut en général aussi voir directement (je dis « en général » car il y a au moins un cas où l'observateur ne peut pas voir directement ce qu'il peut voir dans un reflet, c'est le cas de son propre visage, et plus généralement de certaines parties de son propre corps, comme son dos, qui, visibles par d'autres en vue directe, ne le sont à lui-même que par réflexion). En d'autres termes, ce qui caractérise ce premier sous-segment, c'est le caractère indirect de la perception de ce qui s'offre à la vue : je vois bien quelque chose qui existe dans le monde qui m'entoure (et ce peut d'ailleurs être moi-même), mais je le vois ailleurs que là où il est et indirectement, à l'aide d'un processus de reproduction qui peut en altérer l'apparence jusqu'au point, dans le cas des ombres, de n'en donner à voir qu'une silhouette n'en reproduisant que les contours, éventuellement déformés par les irrégularités de la surface sur laquelle se projette l'ombre. Dans cette perspective, la question se pose de savoir si le premier sous-segment du visible contient des « objets » spécifiques, ou s'il ne se définit pas plus simplement par une manière de percevoir n'importe lequel des « objets » qui « peuplent » le segment du visible, si le découpage du segment du visible est un découpage de « population » ou l'application de deux « filtres » distincts sur une unique « population » du segment du visible. Nous serons plus à même de répondre à cette question lorsque nous pourrons comparer le mode de découpage du segment du visible avec celui du segment de l'intelligible, puisque Socrate nous a annoncé qu'ils devaient se faire ana ton auton logon. Et nous pourrons alors voir si ce logon était un logon numérique (ce qui supposerait que le découpage soit un découpage de « populations ») ou simplement logique.
On pourra aussi rapprocher cette présentation du contenu du premier sous-segment du visible de République X, 596c4-e4, où, dans le cadre d'une réflexion sur l'imitation (mimèsis) qui va conduire à la distinction par Socrate de trois eidè de « couches/lits (klinai) », il évoque l'idée d'un artisan capable de tout faire, y compris lui-même, le ciel, la terre et les enfers (en utilisant un vocabulaire assez proche de celui qu'il va utiliser ici pour décrire le second sous-segment du visible) et suggère à Glaucon qu'il peut être cet artisan en prenant un miroir et en le tournant en tous sens, ce qui conduit Glacon à la distinction entre onta (« étants ») et phainomena (« présentés à la vue »). (<==)
(15) « Tu comprends bien » traduit le grec katanoeis, du verbe katanoein, qui ajoute à noein, « concevoir, comprendre » (l'activité du nous), une notion de complétude introduite par le préfixe kata-, que je rends par le « bien » final. (<==)
(16) « Ressemble » traduit le grec eoiken, forme du verbe dont vient eikôn (« image »). Le second segment fournit leurs modèles aux images qui peuplent le premier segment, ce qui ne veut pas dire que tout ce qui peuple le second segment a une ou plusieurs images dans le premier segment, mais que toute image du premier segment à son original dans le second segment. (<==)
(17) Quelques remarques pour commencer sur le vocabulaire de cette réplique.
« Les
êtres vivants » traduit ta zôia, substantif du verbe
zèn, « vivre » au sens le plus général,
dont vient en français le préfixe « zoo- » qu'on trouve
dans des mots comme « zoologie », l'étude des être vivants.
« Ce qui se plante » traduit to phuteuton, adjectif verbal
du verbe phuteuein, « planter », dérivé de phuein,
« croître, pousser » (dont vient phusis, la « nature »),
via le nom phuton, servant à désigner tout ce qui pousse,
et en particulier les végétaux (dont vient le préfixe français
phyto- qui entre dans la composition de nombreux mots savants désignant
des choses en rapport avec les plantes).
« L'espèce entière de ce qui se fabrique » traduit
le grec to skeuaston holon genos. Skeuaston est l'adjectif verbal
du verbe skeuazein, « préparer, apprêter » (des
accessoires, des plats cuisinés, des remèdes), ou encore « appareiller,
équiper, habiller », verbe dérivé du mot skeuè,
qui signifie « appareil », plutôt dans le sens de « vêtement »
(sens que le mot « appareil » avait en français jadis, comme
par exemple dans ce vers du Britannicus de Racine, « belle, sans ornements, dans le simple
appareil / d'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil »), « harnachement,
équipement d'un soldat », lui-même dérivé de
skeuos, qui, lui, peut désigner tout objet d'équipement,
meuble, outil, instrument, arme, etc. Le skeuaston, c'est, d'une manière
générale, l'« artificiel », le « fabriqué »,
par opposition au « naturel », à ce qui « pousse » tout
seul.
La traduction des adjectifs verbaux phuteuton et skeuaston par « (ce) qui se plante » et « (ce) qui se fabrique » (« ce » traduisant le to, article défini issu d'un ancien démonstratif, qui précède et substantive l'adjectif verbal) permet de ne pas avoir à choisir entre « planté », sens donné par les dictionnaires, et « plantable », sens usuel des adjectifs verbaux, pour l'un, « fabriqué », là encore sens donné par les dictionnaires, et « fabricable », pour l'autre : « ce qui se plante/fabrique » ne préjuge pas du fait que ça a été effectivement planté/fabriqué, ou qu'on fait allusion à une simple possibilité : « ce qui peut se planter/fabriquer ». Sur le même modèle, on aurait pu traduire horaton par « (ce) qui se voit » et noèton par « (ce) qui se pense » ou « (ce) qui se comprend ».
Il est intéressant de noter que, lorsque Socrate décrit le genos qui « peuple » le second segment, alors qu'il mentionne tout le vivant animal et végétal d'une part, tout l'artificiel fabriqué d'autre part, c'est au second, l'artificiel, qu'il associe explicitement le mot genos, alors qu'on l'aurait plutôt attendu associé au vivant. Une fois encore, pour un mot qu'il prend dans un sens élargi, le Socrate de Platon s'arrange pour qu'il soit associé à ce avec quoi on l'attend le moins.
Remarquons, dans la continuité de ce que je disais à la
note 14, qu'en prenant la peine de préciser qu'il a en vue « l'espèce entière (holon) de ce qui se fabrique », Socrate nous invite à y inclure les tableaux peints et les statues, qui sont bien aussi des objets fabriqués, et même, comme la suite va le montrer, les figures que les géomètres « façonnent et dessinent,
et dont il y a des ombres et des images sur les eaux » (cf. 510e1-3). Et c'est sans doute en raison justement du caractère ambigu de ces objets, à la fois « images (eikones) » et objets fabriqués ayant donc une certaine matérialité et susceptibles d'être touchés, que Socrate les a exclus de sa liste d'images du premier sous-segment et ne s'intéresse qu'aux images pour ainsi dire « à l'état pur », qui ne sont que cela, sans aucune matérialité, mais en même temps « vivantes », en ce qu'elles reproduisent les mouvements de ce dont elles sont images. Dans un contexte différents, où Socrate s'intéressera plus aux producteurs des différentes sortes d'images, celui de la discussion sur les trois sortes de lits, au début du livre X (cf. République, X, 596b-597e, traduit dans la page intitulée « Les trois couches (lits) »), où le problème sera de préciser ce que signifie « imitation (mimèsis) », il mettra en avant les images de lits produites par les hommes, et plus spécifiquement les peintres, et non plus les images se produisant naturellement, sans intervention humaine. Ici par contre, il inclut avec les reflets une catégorie d'images susceptibles de présenter le minimum de différences visuelles avec leur modèle pour mieux mettre le doigt sur le caractère potentiellement trompeur de certaines images, surtout justement quand ce ne sont pas les hommes qui les produisent, et relativiser ainsi la confiance que l'on peut avoir dans la vue. C'est qu'ici, Socrate est concerné par deux modes d'appréhension par l'homme d'une même réalité visible, l'une directe, l'autre indirecte, alors que, lorsqu'il parlera du lit, il cherchera à distinguer deux modes de reproduction par l'homme d'une même idea (cf. 596b3, b7, b9) unique dont il attribue la paternité à « un dieu (theon) » (597b6), l'une qui conserve la finalité fonctionnelle impliquée par cette idea (permettre de s'étendre dessus), l'autre qui n'en reproduit qu'une possible apparence externe dans un objet néanmoins fabriqué par l'homme, mais inapte à la fonction de lit.
Le logon qui préside au découpage du segment du visible est donc, si l'on veut se placer du côté des réalités « objectives », la distinction entre réalités visibles, matérielles et tangibles, occupant une portion de l'espace, produits de la nature ou du travail de l'homme, existant indépendemment de tout observateur et images immatérielles mais pourtant visibles et mouvantes de certaines de ces réalistés produites par des processus strictement naturels, et qui n'ont d'existence qu'en tant que phénomènes optiques supposant un observateur capable de les voir, et, si l'on veut se placer du côté de l'observateur et du processus d'acquisition, la distinction entre vue directe des objets du monde matériel et vue indirecte, via des ombres ou des reflets, de ces mêmes objets visibles. On voit donc que ce découpage, outre qu'il n'est pas certain qu'il cherche à distinguer deux catégories distinctes de réalités plutôt que de deux manières de percevoir une même catégorie de réalités (le « visible »), n'a rien de « numérique » et que le compte des « occupants » de chacun des deux segments, si l'on accepte de considérer des ombres ou des reflets comme des « êtres » à part entière, distinctes de ce dont elles sont ombres ou reflets, outre qu'il est impossible puisqu'il augmente avec le temps qui passe, n'apporterait rien à la compréhension du mode de découpage, ce qui confirme que le ana ton auton logon de 509d8 ne doit pas être compris comme renvoyant à un rapport numérique.
Si nous nous intéressons maintenant, au-delà du vocabulaire, à l'inventaire que le Socrate de Platon fait de ce qui peuple ce second segment, il doit nous interpeler autant par ce qu'il ne contient pas que par ce qu'il contient. En effet, les trois catégories qu'il liste ici, le vivant animal, le végétal et le fabriqué, c'est-à-dire le produit de l'activité créatrice de l'homme, qu'on peut ramener à deux en groupant le végétal et l'animal sous l'appellation commune de « vivant » au sens large, englobant tout ce qui « croît » (phuein en grec) sous l'effet de sa propre « nature » et constitue donc la phusis au sens original du terme (et non pas au sens plus large que nous donnons aujourd'hui au mot « nature », qui en est la traduction usuelle), ne couvre pas tout ce que nous nous attendrions à trouver dans une description de l'ordre visible : il y manque tout ce que nous appelerions de nos jours l'ordre minéral (roches, pierres, terre, etc.) et plus généralement tout ce qui constitue le cadre dans lequel croissent animaux et végétaux et sont fabriqués les produits de l'art humain : sol, plaines, montagnes, lacs, rivières, mers, etc. Or cette omission peut nous aider à comprendre ce que Socrate met derrière le mot eidos (« apparence »), car il n'est pas difficile de voir que ce qu'il retient dans ce second segment, c'est seulement ce dont l'unité apparente (celle de son « apparence ») résulte d'un principe organisationnel qui n'est pas perceptible par la vue ou par les autres sens, mais suppose un effort de réflexion de l'intelligence pour être découvert. Dans les êtres vivants, ce principe, c'est justement le principe vital qui détermine la manière dont chaque être vivant va « pousser », « croître », phuein, c'est-à-dire sa phusis, sa « nature », et dans les objets fabriqués par l'homme, c'est l'intention, la finalité, qui a présidé au travail de l'artisan qui a fabriqué l'objet considéré. Et ce qui caractérise les principes organisationnels qui intéressent ici Socrate, c'est qu'ils ne permettent pas de faire n'importe quoi avec ce qu'ils organisent : si je prends un caillou, dont l'unité est percetible par la vue et le toucher et que je le casse en deux, j'aurai deux cailloux, certes différents du caillou de départ, mais qui seront autant des cailloux que le caillou que j'ai cassé ; même chose si je scie un morceau de bois mort pour en faire deux morceaux de bois là où j'en avais un au départ, deux morceaux de bois qui, à la taille près, seront tout autant des morceaux de bois, des bûches ou des poutres, que le morceau que j'ai scié. Au contraire, si je prends un chien et que je le coupe en deux, je n'aurai pas au terme de l'opération deux chiens, mais au mieux un chien encore vivant mais amputé d'un membre ou d'une partie non vitale de lui-même et un morceau de chair morte, au pire deux morceaux de chairs mortes sanguinolentes et plus de chien du tout ; de même, si je coupe un arbre, j'aurai d'un côté une souche qui pourra ou pas repartir et recommencer à produire des branches et des feuilles, et de l'autre un amas de bois et de feuilles qui ne tarderont pas à se dessécher, mais certainement pas deux arbres ; et si je scie un lit en deux, je n'aurai pas après cette opération deux lits (sauf cas particuliers faisant intervenir l'« art » de l'intervenant par rapport aux spécificités du lit de départ, ce qui peut s'assimiler à une nouvelle création, par exemple pour transformer un lit double en deux lits simples), mais deux amas de matériaux de construction incapables en l'état de servir de lits. En fait, on est là au cœur de la distinction entre « matière » et « forme », et l'exemple de l'arbre est particulièrement éclairant pour nous aider à comprendre comment le mot grec hulè (« bois », et plus spécifiquement « bois de construction », par opposition à dendron, qui signife, lui, « arbre planté, poussant et portant des fruits ») a pu en venir à signifier « matière » au sens philosophique le plus général en passant par le sens de « matériau de construction » de quelque sorte que ce soit : le bois d'un arbre est en effet, de tout ce qui constitue la « matière » des êtres vivants, ce qui subit le moins de transformations dans son aspect visible en passant de l'état « vivant » (le tronc de l'arbre planté qui continue à pousser, à phuein) à l'état « mort » (le tronc de l'arbre abattu que l'on fait sécher pour pouvoir plus tard le débiter en planches ou en madriers) ; on peut donc penser que c'est en lui qu'on saisit au plus près par la vue ce qui constitue la « matière » des êtres vivants, réutilisable pour les construction de l'homme (les autres matériaux utilisés par l'homme dans ses « fabrications » (ta skeuasta), minéraux ou métaux, n'existent dans la nature que dans cet état de « matière », jamais dans l'état de « vivant », du moins pas de manière visible où c'est eux qui donneraient sa forme au vivant dont ils sont un des composants.
L'eidos, l'« apparence », qui intéresse le Socrate de Platon, c'est donc cette « forme » visible qui suggère un principe d'organisation de la « matière » brute vue par l'œil et perceptible au toucher que seule l'intelligence peut appréhender derrière les données brutes des sens produites par cette matière. Et cet eidos peut s'analyser dans deux directions opposées : si l'on en reste à l'apparence visible, l'eidos auquel on arrive se limite à une « forme » plus ou moins complexe que l'on peut essayer d'analyser en termes de schèma, de « figure » (sur ce mot, qui apparaîtra plus loin dans l'analogie, voir la note 7 à ma
traduction de la section 73c6-77a5 du Ménon), en la ramenant à des schèmata élémentaires comme le triangle, le cercle et le carré, et on se retrouve du côté de la géométrie, cherchant à mettre en équations les courbes plus ou moins complexes qui constituent les contours de ce à quoi on s'intéresse, et éventuellement les volumes qui le constituent, une fois qu'on a pris conscience (par l'intelligence) du fait que, contrairement à ce que pourrait nous laisser croire la seule vue, cet objet de notre attention n'est pas bidimensionnel, mais tridimensionnel ; dans cette perspective, il n'y a, au bout du compte, pas de différence entre vivant et fabriqué d'une part, matière brute d'autre part, entre le tronc de l'arbre sur pied et le même tronc séchant à la scierie, ou plus globalement, entre une tortue et un galet sur la plage, puisque l'un comme l'autre se prête à une analyse de sa « forme » visible qui peut conduire à des figures similaires. C'est cette piste qui conduit, poussée à la limite, à une modélisation/mythologisation de la matière à partir de triangles élémentaires dans le Timée et à toutes les modélisations plux complexes sous formes d'équations qui ont cours de nos jours. Si par contre on s'intéresse à ce qui, derrière l'apparence visible, à côté du schèma que détecte l'intelligence dans les données que lui fournit la vue, confère son unité, sa spécificité et sa relative permanence à ce qui est à la source de notre perception, on arrive par le raisonnement, par le logos, à percevoir un eidos, une « apparence », d'ordre exclusivement intelligible qui traduit pour nous l'idea (« idée ») qui exprime les principes d'organisation de ce vivant ou de cette construction humaine. Et c'est cette idea intelligible, bien plus que le seul schèma visible, qui nous permettra de classer toutes nos perceptions selon les eidè (« espèces ») en lesquelles elles peuvent se regrouper (un arbre n'est pas un cheval, et un cheval n'est pas un homme, ni un chariot), lorsque nous aurons compris que ce n'est pas la seule « forme »/schèma, reproductible à s'y tromper dans le marbre ou le bronze par un Dédale ou quelque autre sculpteur de talent, qui fait le cheval ou l'homme, mais autre chose qui « anime » cette « forme » et la matière dont elle est faite, pas plus que ce n'est une « forme »/schèma particulière qui fait d'un assemblage de morceaux de bois un lit, puisqu'il y a une infinité de manières différentes d'assembler des matériaux divers pour en faire un lit.
On a là un guide de lecture
qui peut nous aider à mieux percevoir les nuances de signification qui se cachent derrière l'emploi par le Socrate de Platon de ces trois mots de sens voisin, eidos, idea et schèma : eidos est le plus général et le plus neutre des trois : il est employé par lui pour désigner l'« apparence » perçue aussi bien par la vue que par l'esprit, et cette apparence devient idea si l'on s'attache à ce que l'esprit discerne derrière elle en en cherchant le « pourquoi ? », et schèma si l'on se limite à sa composante visible, le « comment ? », reproductible par exemple dans une image peinte ou sculptée. Dans cette perspective, la « matière », ce qu'Aristote désignera par hulè, n'est pas tant une matière informe, si par « informe » on veut dire « sans forme spécifique perceptible par la vue », qu'une matière dont l'eidos se limite à un schèma purement conjoncturel qui ne répond à aucune idea et ne peut servir à « spécifier » ce dont il est schèma : après tout, même un tas de sable a une forme à tout instant, par exemple celle d'une sorte de cône, et, comme je l'ai dit plus haut, une pierre reste pierre si on la casse en deux, en fait devient deux pierres, et pourtant le schèma, la « forme », de chacune des deux pierres n'est plus celle de la pierre d'origine, si bien que ce n'est pas la forme purement visuelle du tas de sable qui spécifie le sable en tant que sable, ou la forme de la pierre qui la spécifie en tant que pierre, et l'un comme l'autre, bien qu'ayant une forme visible à tout moment, peuvent en fin de compte prendre toutes sortes de formes sans changer de nature. Et pareillement un morceau de bois mort reste un morceau de bois si on le scie en deux ou qu'on lui donne une autre forme à coups de hache ; si par contre un sculpteur lui donne une forme particulière répondant à une idea dans son esprit, il peut devenir statue et entrer dans la classe du skeuaston, mais parce que sa forme ne sera plus simplement conjoncturelle, le fruit du hasard ou d'une intervention humaine sans finalité spécifique lui imposant une certaine « apparence », et alors, il ne sera plus possible de le scier ou de changer sa forme sans lui faire perdre ce qui en faisait une statue représentant le modèle (réel ou imaginaire) ayant inspiré le sculpteur. Bref, ce qui caractérise le sous-ensemble du visible que Socrate place dans le second sous-segment, c'est le lien qui existe entre le schèma et l'idea associés dans une même réalité visible : la forme purement visible d'une telle réalité ne peut être n'importe quoi, mais doit répondre à des critères d'organisation qui découlent de l'idée intelligible qui la « spécifie » (d'où le sens d'eidos comme « espèce » au sens le plus général, c'est-à-dire ensemble de réalités qui ont à peu près le même schèma visible parce qu'ils répondent tous à la même idea responsable de leur organisation). Et c'est justement la reconnaissance de cette forme spécifique dans les données de la vue qui permet à notre intelligence de reconnaître de quelle « espèce » est ce que je vois. On pourrait aller jusqu'à dire qu'une réalité visible est saisie par notre esprit, à partir des données des sens, à travers un unique eidos qu'il analyse selon ses deux composantes, le schèma visible et l'idea intelligible.
Et cette manière de voir nous permet de lever l'indétermination que je signalais dans la note 6 sur le sens qu'il fallait donner à eidè dans la question de Socrate
à Glaucon, lorsqu'il lui demandait s'il avait bien saisi tauta ditta eidè, horaton, noèton (« ces deux apparences, visible, intelligible/pensable ») : il ne fait pas simplement référence à deux « sortes » de réalités cloisonnées dans deux « mondes » étanches l'un à l'autre, une « espèce » visible d'une part et une « espèce » intelligible d'autre part, mais à bien plutôt deux manières d'interpréter les données de nos sens en général et de notre vue en particulier à l'aide de notre intelligence, l'une qui en reste à ce que l'on croit, du fait de l'habitude qui s'est développée en nous avant même notre raison consciente, nous être donné immédiatement par la vue et qui ne voit l'eidos que comme schèma (et verra donc un lit aussi bien dans le meuble fabriqué par le fabriquant de lits que dans l'image d'un lit représentée sur un tableau), et l'autre qui sait dépasser cette apparente immédiateté pour se fier à l'intelligence et voir dans certaines d'entre elles une idea derrière l'eidos (et saura donc comprendre que ce n'est que par abus de langage que l'on appelle « lit » l'image d'un lit peinte sur un tableau). Et en fin de compte, si l'on s'intéresse maintenant à l'ensemble de nos perceptions, tant « visibles » qu'« intelligibles », selon la nature de ce qui les suscite en nous, l'eidos peut n'être que schèma (les réalités visibles exclues de l'inventaire fait par Socrate pour le contenu du second segment, qui ne sont que « matière » brute dont la « forme », l'eidos, est purement conjoncturelle et ne nous apprend rien sur elles), ou à la fois schèma et idea (les réalités incluses par Socrate dans le second segment, à propos desquelles le schèma peut nous mener vers une idea), ou seulement idea (ce que l'on pourrait appeler les « idées » pures, que l'intelligence ne peut pas plus associer à des schèmata qu'elle ne peut associer les schèmata des agrégats de « matière brute » que perçoit notre vue à des idea qui en imposeraient la « forme »).
À ce point de l'analogie, Socrate n'a fait que nous donner, à travers son inventaire sélectif du visible, un indice qu'il nous appartient de décoder. La suite de l'analogie va nous conduire dans le registre de l'intelligible et nous aider à préciser ces distinctions. (<==)
(18) Pour la traduction de doxaston et gnôston par « opinable/opiné » et « connaissable/connu » respectivement, du fait de la multiplicité des sens, actifs et passifs, que peuvent prendre en grec les adjectifs verbaux en -ton, voir les notes 32, 36 et 62 à ma traduction de République, V, 475c6-480a13. Ces deux nouveaux adjectifs verbaux viennent s'ajouter à une liste de termes semblables utilisés dans les répliques précédentes qui inclue déjà noèton (« intelligible »), horaton (« visible »), phuteuton (« ce qui se plante ») et skeuaston (« ce qui se fabrique »). Le fait que, par rapport à noèton et horaton, Socrate utilise aussi noouménon (« pensé ») et horômenon (« vu ») pour le sens passif milite pour la traduction par les mots en -able/-ible des adjectifs verbaux, ce qui conduirait à traduire phuteuton par « plantable » et skeuaston par « fabricable ». Malheureusement, les dictionnaires ne donnent pas ces sens-là pour ces deux mots, mais seulement les sens passif de « planté » et « artificiel, fabriqué » respectivement. Il en résulte que nous ne sommes pas plus avancés pour savoir si doxaston doit être traduit par « opinable » ou par « opiné » et gnôston par « connaissable » ou par « connu ». Et l'option que j'ai retenue pour traduire phuteuton et skeuaston par « (ce) qui se plante/fabrique » (cf. note précédente) est peu adaptée ici, sauf à passer par des périphrases comme « (ce) qu'on apprend à connaître » et « (ce) qui s'exprime en tant qu'opinion ». (<==)
(19) « C'est
divisé, pour ce qui est de la vérité ou pas, de manière
que ce que l'opinable/opiné est au connaissable/connu, ce qui a été
rendu semblable l'est à ce à quoi il a été rendu
semblable » traduit le grec auto dièirèsthai alètheiai
te kai mè, hôs to doxaston pros to gnôston, houtô to
homoiôthen pros to hôi hômoiôthè.
Socrate ne dit pas ici que le sous-segment des images naturelles, ombres et reflets, est le lieu de l'opinion et l'autre sous-segment du visible celui de la connaissance, mais qu'il y a, du point de vue de la vérité (alètheia), le même rapport entre opinions exprimées (doxaston) et choses connues (gnôston) qu'entre des ombres ou des reflets, auxquels il renvoie par l'expression to homoiôthen (« ce qui est rendu semblable », participe passif aoriste au neutre du verbe homoioun, « rendre semblable »), de sens beaucoup plus large, et ce dont elles sont ombres ou reflets, auquel il renvoie par l'expression to hôi hômoiôthè (« ce à quoi c'est rendu semblable », indicatif aoriste passif à la troisième personne du singulier du même verbe homoioun), elle aussi de sens beaucoup plus large, ce qui fait que cette mise en parallèle peut s'appliquer à plus que seulement les images et les originaux dont il vient de parler dans le registre du visible. On passe ici d'un problématique de saphèneia, de clarté, d'évidence, de la perception, qui a servi à introduire le découpage de la ligne (cf. 509d9 et note 12), à une problématique d'alètheia, de vérité, de dévoilement, d'adéquation de la perception à la réalité de ce qui est perçu, c'est-à-dire d'une question d'existence de ce qui excite nos sens à une question d'adéquation entre la perception que j'en ai et la réalité qui suscite cette perception, ce qui est normal si ce qui fait la différence entre les deux sous-segments du visible n'est pas tant une différence de « contenu », de « population », qu'une différence de perception : vue directe ou indirecte, dont ce qui importe, c'est la fidélité à l'original perçu, directement ou indirectement. Car en fin de compte, c'est cela qui intéresse Socrate et qui devrait nous intéresser, bien plus que le problème d'existence, qui est un faux problème pour lui : si je perçois quelque chose, c'est bien qu'il y a quelque chose à percevoir et la vraie question est de savoir jusqu'à quel point la perception est adéquate à ce qui l'a suscitée. À des gens qui, pour la plupart, pensent que ce qu'on voit est comme on le voit, Socrate essaye de montrer que ce n'est pas aussi simple que ça. Oui, une ombre me montre quelque chose de ce dont elle est l'ombre, mais elle ne m'en montre que les contours sous un certain angle. Oui, un reflet sur la surface agitée de la mer ou d'un lac me permet de saisir quelque chose de ce qui s'y reflète et, par exemple, de distinguer s'il s'agit d'une montagne, d'arbres ou de personnes, mais elle m'en donne une image mouvante (du mouvement de la surface de l'eau, indépendamment de celui de ce qui s'y reflète) et floue. Oui, un reflet sur la surface bombée d'un récipient métallique poli me donne une image de moi ou de ce qui m'entoure, mais il m'en donne une image déformée. Oui, le reflet d'un paysage sur la surface parfaitement immobile d'un lac ou d'une personne dans un miroir de bonne qualité peut me donner une image presque « photographique » de ce qui s'y reflète et me permettre de le détailler, mais il me le montre là où il n'est pas et ne me permet pas de le toucher là où je crois le voir. Et toutes ces images, aussi précises soient-elles, ne sont encore que des images, qui, toutes, me font paraître ce dont elles sont images là où ce n'est pas, si bien qu'elles portent toutes une part de « mensonge », augmentée encore quand l'image elle-même se révèle trompeuse du fait de son imprécision : je peux prendre une ombre sur la paroi pour celle d'une tête de chien alors qu'elle n'est que celle des mains habilement disposées de l'illusionniste dans un theâtre d'ombres, ou ne pas parvenir à identifier ce dont je vois le reflet mouvant sur la surface agitée d'un étang, dans lequel viennent se mélanger, au gré des déformations de la surface, des morceaux d'images issus de différents éléments, personnes, arbres, constructions, etc. se reflétant simultanément dans l'eau du lac.
En fin de compte, pour le dire dans la terminologie de la seconde partie de la note 17, une ombre ou un reflet offre à notre vue (et à notre vue seule, pas aux autres sens, et en particulier pas au toucher) quelque chose du schèma de ce dont c'est ombre ou reflet dissocié de l'idea qui en est cause. Ce n'est que si je fais l'effort intellectuel de prendre conscience de ce que l'ombre ou le reflet n'est que cela, une ombre ou un reflet, et que je remonte jusqu'à ce qui en est la source, que cette ombre ou ce reflet peut m'apprendre quelque chose, non pas sur elle-même, qui n'est, en langage moderne, qu'un effet d'optique, mais sur ce qui la produit et dont elle est ombre ou reflet. Mais là encore, cette démarche de l'intelligence nous est devenue si familière depuis les premiers âges de la vie, depuis ce que Lacan et d'autres ont appelé le « stade du miroir », que nous ne réalisons même plus que, quand nous nous voyons dans une glace, ce n'est pas nous que nous voyons à proprement parler, mais un simple image de nous-même, au point que le langage lui-même nous masque ce fait : « je me vois dans la glace ».
La première question que pose cette remarque de Socrate est donc celle de savoir si justement la plus ou moins grande saphèneia, la plus ou moins grande clarté/évidence, qui a servi à découper le segment du visible, va de pair avec la plus ou moins grande vérité, si, parce que nous voyons (on est dans le segment du visible) quelque chose plus clairement, nous sommes plus près de la vérité relativement à cette chose, nous avons un appréhension plus adéquate de ce qu'elle est réellement, nous en avons une meilleure connaissance. Bref, la vue est-elle un mode fiable de perception de la réalité des choses, même visibles ? Et cette question nous amène d'ailleurs à nous demander rétrospectivement si le découpage proposé par Socrate respecte bien le critère qu'il avait lui-même suggéré, celui de la saphèneia, car après tout, le reflet vu en plein jour d'une personne dans un miroir de bonne qualité ou sur la surface immobile d'un lac, classé dans le premier sous-segment, a plus de clarté, d'évidence et nous en dit plus sur cette personne que la vision directe que nous pourrions en avoir par une nuit sans lune dans un lieu non éclairé, si bien qu'on en vient à se demander si la saphèneia qui a présidé au découpage du visible est bien d'ordre visuel, lorsqu'on réalise que la « clarté » au sens visuel du terme, n'est pas une propriété inhérente aux êtres et aux objets du monde visible, mais dépend du niveau de lumière dans lequel ils se trouvent. Si l'on y réfléchit bien, c'est plus en fin de compte le toucher, éprouvant le caractère palpable ou pas de ce qui est vu, qui permet de juger de l'« évidence » de ce que l'on voit, du fait que ça « existe » bien là où l'on croit le voir autrement que comme une pure « illusion » d'optique (pour employer un vocabulaire moderne qui n'est pas celui de Platon), même si, avec l'âge et l'expérience, nous n'avons plus besoin de toucher à chaque fois pour savoir qu'une image dans un miroir ou sur une surface réfléchissante quelconque n'est qu'une image et que nous pouvons le déterminer par de simples repères contextuels (cadre du miroir ou limites de la surface réfléchissante, discontinuité de l'image aux bords de la surface réfléchissante, etc.).
La seconde question que pose cette comparaison entre deux relations est celle de savoir laquelle des deux est censée éclairer l'autre. D'un point de vue strictement grammatical, la comparaison est ici commandée par l'utilisation des prépositions hôs (« comme ») et houtô (« ainsi »), et c'est donc en principe le premier membre, celui introduit par hôs (« comme »), qui doit servir à éclairer le second membre, celui introduit par houtô (« ainsi »). Or, lorsqu'on fait une comparaison, c'est en général pour éclairer quelque chose de moins connu par référence à quelque chose de plus connu. Ici donc, on pourrait penser dans un premier mouvement que Socrate, qui présente une analogie pour éclairer notre compréhension de l'intelligible (noèton) à partir de celle du visible (horaton) et est en train de nous expliquer comment découper le segment du visible, choisit une nouvelle comparaison pour nous rendre plus clairs les principes de découpage qu'il a mis en œuvre, impression qui peut être confortée par le fait qu'il fait pour cela appel à une distinction, celle entre doxaston et gnôston, dont il a longuement parlé auparavant, à la fin du livre V (voir République, V, 475c6-480a13, traduit dans la page intitulée « Science et opinion : idées et idées reçues »). Et pourtant, force est de constater que, pour la plupart des gens, même après les développements de la fin du livre V, la différence entre reflet et original est plus « claire » et plus immédiatement compréhensible que la différence entre savoir et opinion, ne serait-ce que parce que la vue est donnée à tous ou presque, alors que le savoir n'est pas à la portée de tous sur un grand nombre de sujets et que le problème de la plupart des gens est justement de se tromper en la matière en croyant savoir ce qu'ils ne savent pas, c'est-à-dire en prenant une opinion pour un savoir ! Et, en y regardant de plus près, on remarque que Socrate, dans une analogie supposé éclairer l'intelligible par comparaison avec le visible, serait alors en train d'éclairer une distinction faite dans le visible par une comparaison avec une autre faite dans l'intelligible !
On est alors en droit de se demander s'il ne faut pas faire fonctionner la comparaison dans l'autre sens, et si Socrate n'est pas ici en train de revenir sur la distinction entre doxaston et gnôston examinée à la fin du livre V pour l'éclairer sous un autre angle à l'occasion de l'analogie de la ligne. Il voudrait ainsi nous faire comprendre qu'une opinion exprimée n'est qu'un simple « reflet » de savoir : je puis exprimer une opinion, un doxaston, qui a la même apparence « externe » (qui utilise les mêmes mots) que ce que pourrait dire sur le même sujet celui qui sait, qui possède un gnôston sur la question, mais si l'on creuse, si l'on cherche à savoir ce qu'il y a derrière ce doxaston, on découvre qu'il n'y a rien, que l'opinion n'est pas argumentée, ou en tout cas pas de manière probante, qu'elle n'a aucune « épaisseur », qu'elle ne repose sur aucun fondement (un des sens possibles de hupothesis en grec, mot qu'on va bientôt rencontrer dans l'analogie).
Et si je croise plusieurs opinions, elles ne font que se mélanger comme des ombres qui se superposent sans pour autant donner de l'épaisseur à leur superposition. Alors que pour celui qui sait, ce qu'il sait n'est pas que la conclusion qu'il peut énoncer, car cette conclusion s'appuie, pour être connaissance, sur tout un soubassement de raisonnements logiques qui démontrent la conclusion, et c'est tout cet enchaînement logique qui donne son « épaisseur » à la connaissance qui en résulte. Une opinion n'est pas nécessairement fausse, mais elle n'est qu'une affirmation plus ou moins stable qui ne repose sur rien tant qu'elle reste une opinion et ne s'appuie pas sur des raisonnements ou des connaissances qui en fondent la validité. Elle n'est au mieux que la « surface » visible au terme de tout un raisonnement ou d'une expérience antérieure qui n'est pas là, qui est ailleurs et qui reste à découvrir, et au pire le produit déformé de bouts de raisonnements pris ici ou là qui n'ont plus aucune cohérence une fois mis côte à côte. Et tant qu'elle reste une simple opinion, je n'ai aucun moyen de savoir si elle est vraie ou pas. Ce qui, au contraire, constitue l'« épaisseur » du savoir, c'est justement qu'il ne se limite pas à l'affirmation qui l'exprime, mais qu'il trouve sa solidité dans tous le soubassement d'expériences, de raisonnements et de démonstrations qui le fondent : on peut « creuser » en questionnant celui qui sait et on trouvera du répondant et la justification du savoir, d'une manière qui s'impose à tout être raisonnable.
Bref, dans une opinion, les mots y sont, mais pas les ideai ! Et les mots, en tant que phénomènes sonores, s'il sont parlés, ou visuels, s'ils sont écrits, sont à l'expression de la pensée ce que les schèmata, les « formes », sont à la perception visuelle. On peut répéter ou recopier des mots, comme peuvent se refléter des formes, sans en avoir perçu le sens profond, sans avoir maîtrisé les « idées » dont ils sont la « forme »(/formulation), le schèma (mot qui, en grec, pouvait aussi désigner une « figure » de rhétorique).
Mais en fin de compte, il est probable que la comparaison est destinée à fonctionner dans les deux sens : éclairer le caractère fluctuant de l'opinion et le statut de simples images des mots et relativiser le caractère d'« évidence » de la vue. Et ce retour sur la problématique du savoir et de l'opinion, c'est-à-dire sur les expressions de la pensée, du noèton, est un moyen d'assurer la transition entre la description du segment du visible et celle du segment de l'intelligible et la transposition au registre de la pensée du logon utilisé pour découper le visible. (<==)
(20) « La
segmentation de l'intelligible » traduit le grec tèn tou noètou
tomèn. Deux remarques sur cette expression : d'une part, le
mot traduit par « segmentation » est tomè, autre nom dérivé
du verbe temnein, tout comme tmèma, « segment »,
utilisé jusqu'ici. Au sens premier, tomè veut dire « coupure »,
soit au sens d'action de couper, soit au sens de trace laissée par l'outil
coupant (comme quand on dit en français qu'on s'est fait une « coupure » au bout du doigt), alors que tmèma désigne plutôt les morceaux
résultant du sectionnement. Je le traduis par « segmentation » pour
conserver en français la parenté de racine avec « segment »
et « segmenter », que j'ai utilisés jusqu'ici pour traduire tmèma
et temnein. On pourrait aussi le traduire par « section », qui est un des sens possibles de tomè
dans un contexte mathématique, puisque c'est le terme utilisé
pour parler par exemple de « sections coniques », mais alors la parenté avec « segment » et « segmenter » serait moins apparente.
D'autre part, remarquons que Socrate revient ici au terme noèton (« intelligible »), utilisé
en 509d2, avant le début de l'analogie, pour désigner
le second segment, alors qu'on attendrait nooumenon (« perçu
par l'intelligence »), comme en 509d7, pour faire pendant
à l'horômenon utilisé en 509d9 à propos des divisions du premier segment. Comme je l'ai expliqué dans la note 11, le passage de la terminologie noèton/horaton à la terminologie horômenon/nooumenon faisait passer d'un point de vue « objectif » à un point de vue « subjectif » en choisissant des formes verbales qui montrent plus clairement que ces termes renvoient à des modes d'appréhension par nous du réel et lui permettait de suggérer, au moment où il semblait vouloir d'intéresser au genos qui « peuplait » chaque segment, que tout ce que nous pouvons dire sur le « lieu » et le contenu de ces deux segments est tributaire de la plus ou moins grande fiabilité (un sens possible de saphèneia, cf. note 12) et fidélité (concept qui renvoie à l'alètheia) des organes qui nous y donnent accès, les yeux (et plus généralement les sens) et le nous (l'« esprit », l'« intelligence », la « pensée »). Et cette insistance venait au moment de parler du visible, qui est celui des deux ordres qui nous paraît le plus « objectif », comme pour nous inciter à relativiser la confiance que nous pouvons avoir dans la vue. Mais maintenant qu'il est question de l'ordre du pensé/pensable, c'est le caractère « objectif » de ce qui est à l'origine de nos pensées qui pose problème, la réalité de ce qui suscite en nous des concepts comme le beau, le juste, le bon, c'est-à-dire des eidè qui ne sont qu'ideai et n'ont pas de schèma visible (non que les réalités qui suscitent ces eidè soient les seules à « peupler » le segment de l'intelligible, mais elles font aussi partie de sa « population » et sont justement les plus difficile à considérer comme « objectives »), et c'est sans doute pour cela que Socrate revient au vocabulaire plus objectif du noèton, comme pour nous suggérer que, si personne ne doute que, s'il y a du « vu (horômenon) », c'est qu'il y a quelque chose à voir, du « visible (horaton) », il n'y a pas de raison de douter que, s'il y a du « pensé (nooumenon) », c'est qu'il y a quelque chose à l'origine de ces pensées, du « pensable (noèton) », qui n'est pas plus une pure création de notre esprit que les images qui se forment dans notre œil ne sont une pure création de celui-ci. (<==)
(21) Le texte grec de cette réplique de Socrate, dont toute la suite va être une reformulation plus développée, est le suivant, présenté sur deux colonnes, pour en faire en apparaître la structure et mettre en évidence les parallèles et les oppositions entre les deux parties décrivant les deux démarches caractéristiques chacune d'un des deux sous-segment du segment de l'intelligible (les membres de phrases dans lesquels certains mots sont colorés sont celles où l'on retrouve le même mot des deux côtés, ceux qui sont sur fond coloré sont ceux qui utilisent des mots différents mais sont à mettre en regard pour comprendre les différences entre les deux démarches) :
hèi TO MEN autou [c'est] là où, l'un [des segments] de celui-ci, |
TO D' au heteron, le par contre au contraire autre, |
tois tote mimètheisin des [choses qui,] auparavant[, étaient] imitées |
to ep' archèn [c'est] celui [où c'est] jusqu'à un principe (directeur) |
anupotheton [qui n'est] pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose], |
|
hôs eikosin comme d'images |
ex hupotheseôs à partir d'un soutien |
chrômenè se servant |
iousa en allant |
psuchè zètein anagkazetai une âme de mener sa recherche est contrainte/ à mener sa recherche se contraint |
|
ex hupotheseôn, à partir de soutiens |
kai aneu tôn peri ekeino eikonôn, et sans les images [gravitant] autour de ça, |
ouk ep' archèn non pas jusqu'à un principe (directeur) |
autois eidesi avec les apparences elles-mêmes |
di' autôn tèn methodon à travers elles le plan de marche |
|
poreuomenè conduite/progressant, |
poioumenè. se faisant. |
all' epi teleutèn, mais jusqu'à une fin/un résultat, |
Comme on le voit, la phrase est très rigoureusement structurée en deux parties exactement de la même longueur (elles comptent exactement le même nombre de lettres grecques : 111 lettres pour la première partie, si l'on ne compte pas le iota souscrit du hèi initial comme une lettre, 111 lettres pour la seconde partie) introduites respectivement par to men et to d(e). Chacune des deux parties décrit, en utilisant des verbes qui mettent l'accent sur l'idée de mouvement, une démarche intellectuelle distincte menée par « une âme » (psuchè), n'importe quelle âme puisque le mot est employé sans article, aboutissant à des résultats différents :
- pour la première démarche, la forme verbale utilisée pour traduire cette idée de mouvement est poreuomenè, participe présent moyen ou passif (on verra plus loin dans cette note ce qui se joue dans le choix de lecture entre ces deux options) au nominatif féminin (pour l'accord avec psuchè, féminin aussi) du verbe poreuein, dérivé du nom poros, « passage, gué, pont, ouverture,
pore », et signifiant au moyen poreuesthai « se transporter, voyager, marcher, cheminer, progresser » et au passif « être transporté, être conduit », verbe qui évoque aussi son contraire, aporein, « être dans une situation sans issue », c'est-à-dire « être dans l'embarras », et la situation d'aporia qui en résulte, autres mots issus de la même racine poros,
qui décrivent souvent l'état dans lequel les discussions avec Socrate
laissent l'interlocuteur (voir par exemple, en Ménon,
84a7-b1, l'emploi du verbe aporein pour qualifier l'état intermédiaire
de l'esclave qui ne croit plus savoir, mais ne connaît pas encore la réponse
au problème posé par Socrate) ;
- pour la seconde démarche, la forme verbale utilisée est iousa, participe présent actif du verbe ienai, « aller », qui pourrait bien avoir été choisi par Platon parce que c'est un anagramme de ousia, un terme dont les problèmes de
traduction sont évoqués dans la note
90 à ma traduction de la section précédente et qui
pourrait bien décrire l'objet de cette démarche.
Un autre terme utilisé à la fin de la phrase, donc à propos de
la seconde démarche, évoque aussi l'idée de mouvement, c'est le mot methodon, l'avant-dernier mot de toute la phrase, que j'ai
traduit par « plan de marche » pour rendre sensible son
étymologie : methodos est en effet formé du préfixe meta- ajouté au nom hodos, qui signifie « voie, route,
chemin » ou encore « marche, voyage » ; le préfixe meta- ajoute une idée de succession dans le temps, de poursuite de quelque
chose d'entrepris, de changement de lieu. Methodos signifie au sens premier
« poursuite », et en est venu à signifier « recherche, investigation »,
ou encore « méthode », qui en est le décalque français.
Et ces « déplacements » suggérés par les verbes
sont rendus encore plus sensibles par la multiplication des prépositions
de mouvement (trois de chaque côté), ex (« hors de, à partir de, depuis » ;
deux occurrences, une de chaque côté), epi (« vers, jusqu'à » ; trois occurrences, deux dans la première partie, une dans la seconde)
et dia (« à travers » ; absent de la première partie, une occurrence dans la seconde partie). Bref, alors que, dans sa présentation du segment du visible, Socrate se contentait de décrire avec les mots de tout le monde un monde visible qui est
là peri hèmas (« autour de nous », 510a5), il nous présente ici le mouvement, qu'il faudra tenter de rendre méthodique, de l'âme vers quelque chose qu'il lui faut chercher (zetein) pour le trouver, sans
doute « hors » d'elle, au terme d'un « cheminement » qui peut prendre plusieurs formes.
La présentation que j'ai faite de la structure de la phrase, en utilisant des couleurs, permet de voir que certains mots se retrouvent dans les deux parties, soit dans des expressions voisines mais différentes (ex hupotheseôn, pluriel, d'un côté et ex hupotheseôs, singulier, de l'autre), soit dans des expressions contraires (hôs eikosin, « comme images », d'un côté opposé à aneu tôn eikonôn, « sans les images », de l'autre ; ouk ep' archèn, « pas vers un principe (directeur) », d'un côté s'opposant à ep' archèn, « vers un principe (directeur) », de l'autre), et que ces mots et les expressions qui les contiennent se succèdent dans le second membre dans l'ordre inverse de leur apparition dans le premier. À côté de ces mots communs aux deux parties, on trouve des mots qui n'apparaissent que d'un côté ou de l'autre : c'est le cas de teleutèn (accusatif singulier du nom féminin teleutè), utilisé pour désigner le terme de la démarche décrite par la première partie, qui s'oppose d'une certaine manière à anupotheton (accusatif féminin singulier de l'adjectif verbal anupothetos) archèn (accusatif singulier du nom féminin archè), expression qui désigne, sinon le terme de la démarche décrite dans la seconde partie, du moins la « boussole » qu'il faut tout d'abord trouver pour s'orienter ensuite dans le plan de marche, comme le montre le epi qui l'introduit, pendant du epi qui introduit teleutèn, et de eidesi (datif pluriel du nom neutre eidos), qui n'apparaît que dans la seconde partie où il est présenté comme ce qui prend la place des images (eikonôn) et constitue le « milieu » à travers lequel (di' autôn) progresse la seconde démarche. De manière synthétique, on peut donc dire que le premier processus
décrit par Socrate permet à l'âme de prendre appui sur des hupotheseôn multiples pour progresser jusqu'à une teleutèn en se servant d'eikosin, alors que le
second lui permet, en prenant appui sur une unique hupothesis, d'atteindre un anupotheton archèn qui lui permettra de trouver son chemin
à travers les eidesi. Pour comprendre ce que veut dire Socrate et ce qui se joue dans ces deux démarches intellectuelles opposées, il nous faut donc examiner de plus près le sens de ces mots, que l'on peut regrouper en trois couples d'opposés, hupothesis et anupotheton, teleutè et archè, eikôn et eidos, et voir comment on peut les traduire en français sans trahir le grec de Platon.
- hupothesis, qui désigne dans les deux cas quelque chose qui se situe au point de départ de la démarche, est à la racine du mot français « hypothèse »,
qui en est le décalque pur et simple. Il est donc tentant de le traduire, ou plutôt de le transcrire, par son décalque français « hypothèse ». Mais, ce faisant, on perd en français
ce que l'origine du mot pouvait rendre perceptible à un grec et toute la multiplicité de sens à laquelle cette origine avait conduit. Hupothesis est en effet le substantif d'action du verbe hupotithenai, formé du préfixe hupo- (« sous ») et du verbe tithenai, « poser », qui signifie donc au sens premier « poser sous ». Hupothesis signifie donc au sens propre « action de poser sous », mais en vient à désigner plus généralement
« ce que l'on pose dessous » : il peut signifier aussi bien « fondement »,
« principe » (en tant que fondement, par exemple d'une organisation politique), « base » (d'un raisonnement, d'un discours, d'un écrit, etc.), « sujet, thème » (d'une discussion, d'un débat, d'une délibération soumise au vote, etc.) ou encore « idée directrice » que « supposition » (qui est
d'ailleurs l'équivalent latin exact de hupothesis, puisque ce
mot vient de sub-ponere, « poser dessous » en latin) ou même « suggestion, proposition », voire « dessein, résolution ». Le mot
a donc en grec un sens beaucoup plus large qu'en français où l'on perd
le plus souvent de vue la relation qu'implique son étymologie avec autre
chose auquel l'hupothesis sert de « fondement », de « base »,
pour ne retenir que le caractère quelque peu « arbitraire » ou
incertain de ce « fondement », dont on ne cherche pas à savoir
sur quoi lui-même « repose », ce qui conduit à mettre l'accent
sur le caractère non démontré, incertain, « hypothétique », de ce que l'on « pose
sous », comme le montre justement le sens usuel de l'adjectif « hypothétique » qui en dérive. Certes, ce sens existe aussi en grec, et ce dès le
temps de Platon (c'est sans doute celui qu'a le mot dans la bouche de Zénon,
en Parménide,
128d5, lorsqu'il oppose les tenants de l'hupothesis que « la
pluralité est » à ceux de celle que « l'un est »),
mais hupothesis est un mot récent à cette époque, dont on ne trouve pas de traces avant l'époque de Socrate et Platon, au contraire du verbe hupotithenai qui, lui, apparaît déjà chez Homère dans le sens premier de « poser sous », et, selon le LSJ, le sens le plus ancien de hupothèsis, contemporain de Socrate (le premier exemple donné provient de Xénophon), est « proposition » (comme on dit en français qu'on « soumet » une proposition à quelqu'un, « soumettre » étant un équivalent français possible de hupotithenai), et de là « suggestion, conseil », ou encore « prétexte » (en tant qu'il sert de « fondement » à un comportement), et il est fort possible que l'évolution du sens du mot vers celui d'« hypothèse » au sens moderne soit justement dû à Platon, relayé par Aristote. Dans ces conditions, traduire, ou plutôt transcrire, le mot par « hypothèse » présente deux inconvénients majeurs pour la compréhension de notre texte : d'une part d'y tirer vingt-cinq siècles d'évolution sémantique du mot, en grec, puis en français, avec en particulier l'accent mis sur le caractère incertain, « hypothétique », de ce qu'on « pose sous », et aussi le fait que le langage moderne, au moins dans le registre mathématique que la plupart des commentateurs supposent être celui de cette analogie, distingue plus clairement que ne le faisait le grec définition, axiome et hypothèse, alors que, comme va le montrer la suite, les exemples d'hupotheseis que va donner Socrate dans le registre mathématique, pair et impair, figures, angles, sont en fait de l'ordre des définitions, des données initiales du problème, de ce que l'on « suppose » dans son énoncé comme donné au départ, et non des hypothèses au sens moderne ; d'autre part de faire perdre au lecteur français ce qui était perceptible pour un grec du temps de Platon à travers l'étymologie du mot, l'image sous-jacente à hupothesis, celle de quelque chose que l'on met sous autre chose, au sens propre ou au sens figuré. C'est pourquoi j'ai préféré traduire hupothesis par « soutien » (et hupotithenai, utilisé au moyen dans la réplique suivante de Socrate, par « se faire des soutiens (de quelque chose) »), de préférence même à « proposition », qui modifie quelque peu l'image spatiale induite par le mot hupothesis en évoquant l'idée de quelque chose simplement « posé devant » l'interlocuteur plutôt que sous autre chose à venir, c'est-à-dire une simple mise en évidence plutôt qu'un réel soutien en vue d'une « construction ». On va d'ailleurs voir tout de suite que les défauts inhérents à la transcription d'hupothesis en « hypothèse » sont la cause majeure de l'incompréhension que manifestent la plupart des commentateurs face au second mot du couple, anupotheton.
- anupotheton pose en effet un problème de compréhension encore plus grand,
car c'est un mot rare qui pourrait bien être une création
de Platon. Dans tout le corpus des classiques grecs disponibles sur le site Perseus, on n'en trouve que trois occurrences,
deux chez Platon, toutes deux dans la section de la République ici
traduite (ici et en 511b6), et une dans la Métaphysique d'Aristote (Métaphysique,
Gamma, 1005b14), dans un passage où Aristote explique que c'est la
même science, celle du philosophe, qui porte « sur ce qui est appelé
en mathématiques axiômatôn (axiôma,
dérivé de axios, « qui a de la valeur, digne, qui vaut
la peine », signifie au sens premier « prix, valeur, estime », avant
d'en venir à signifier en mathématiques « principe qui vaut
par lui-même », c'est-à-dire « axiome ») et sur
l'ousias (rappelons-nous ici que le sens usuel, non technique et métaphysique, d'ousia est « richesse, fortune, biens », ce qui explique qu'Aristote puisse le rapprocher d'un autre mot évoquant aussi l'idée de valeur) » (1005a20),
que c'est lui, le philosophe, en tant qu'il étudie « les choses
qui sont en tant qu'étant (peri tôn ontôn hèi onta) »,
qui est le plus apte à énoncer « le principe le plus ferme
de tous, à propos duquel il est impossible de se tromper (bebaiotatè
d' archè pasôn peri hèn diapseusthènai adunaton) »,
principe qui doit être à la fois « le plus connaissable/connu (gnôrimôtatèn) » et quelque chose d'« anupotheton »,
un tel principe ne pouvant être une « hupothesis » (on voit là poindre la différence moderne entre « axiome » et « hypothèse » en mathématiques). Et
ce qu'aussitôt après, il énonce comme étant ce principe,
c'est le principe de non-contradiction : « il est impossible que
la même chose en même temps appartienne et n'appartienne pas à
la même chose selon le même rapport (to auto hama huparchein
te kai mè huparchein adunaton tôi autôi kai kata to auto) »
(1005b19-20).
Traduire anupotheton par « anhypothétique » (Robin, Baccou,
Dixsaut) ne résout rien, puisqu'on ne fait que transcrire maladroitement en français
le mot grec sans chercher à comprendre ce qu'il pouvait évoquer pour Platon et ses contemporains et à vérifier que sa transcription évoque la même chose pour nous (je dis « transcrire maladroitement » parce que « hypothétique » n'est pas la transcription d'hupothetos, mais d'hupothetikos, qui existe dans le grec tardif, et que les deux suffixes, adjectif verbal en -tos et substantif en -ikos, n'ont pas en grec le même registre de sens, si bien que cette pseudo-transcription constitue une trahison, surtout quand on sait la dérive de sens qui a affecté « hypothétique » en français). Expliciter le a(n) privatif initial en traduisant par « non hypothétique », comme le fait Pachet, ne change rien au fait qu'on force le sens d'an-hupotheton du côté du sens qu'hypothétique
a pris en français courant. Expliciter le sens supposé du mot par « qui n'admet pas de présupposés », comme le fait Cazeaux, est encore pire puisqu'il inverse complètement l'idée sous-jacente au mot grec, qui ne dit pas que le principe anupotheton ne repose sur rien, qu'il n'y a rien de « supposé » avant (pré-) lui, mais qu'il ne sert de sou(hupo-)tien à rien, qu'il n'y a rien « au-dessus » de lui. Et traduire par « absolu » (Chambry,
Karsenti/Prélorentzos) est une interprétation vague qui fait perdre
l'opposition avec l'hupothesis dont il est question dans la même
phrase et n'a aucun pouvoir évocateur de relations spatiales ou temporelles susceptibles d'aider à sa compréhension. Le problème, c'est qu'hupotheton est un de ces adjectifs
verbaux en -ton dont nous avons déjà rencontré d'autres exemples avec gnoston, doxaston, phuteuton, skeuaston, noèton et horaton (voir notes
17 et 18), qui, en principe, voudrait dire « posable sous » (expression
du possible). Cette forme dérivée du verbe hupotithenai est théoriquement possible, mais extrêmement rare, et son sens
semble plutôt avoir évolué dans le registre médical,
vers celui de « suppositoire » (son presque décalque latin),
donc vers le sens « passif » de « posé sous » plus que
vers l'expression du possible. Dans cette perspective, anupotheton,
qui en dérive par ajout du alpha privatif en préfixe et du nu introduit pour l'euphonie et en est donc le contraire, voudrait plutôt
dire « non posé sous ». Et c'est bien ainsi que je propose de le comprendre, plutôt que dans le sens de « qui n'a pas un caractère hypothétique », c'est-à-dire pour nous aujourd'hui « qui est certain, qui n'a pas besoin de démonstration ». En fait, comme le confirme l'analyse plus précise de la seconde démarche proposée par Socrate, dans laquelle anupotheton sert à qualifier un archè (terme dont je vais aussi préciser le sens une fois qu'on en aura fini avec anupotheton) qui doit se trouver au terme de la démarche, ce que cherche à dire Socrate c'est que l'archè qui peut être qualifié d'anupotheton, dans une démarche où chaque hupothesis est conçue comme un « tabouret » sur lequel on prend appui pour s'élever un peu plus après l'avoir posé sur le « tabouret » précédent (qui lui sert donc d'hupothesis), c'est celui qui constitue le sommet de la « pyramide » et au-delà duquel il n'y a rien, c'est-à-dire celui sur lequel il n'est plus nécessaire de poser autre chose et qui donc n'est hupothesis, « soubassement, soutien, support » de rien d'autre. Cette manière de comprendre anupotheton nous renvoie à 505d5-9, où Socrate énonçait comme évident pour tous que si, quand il est question de juste ou de beau, les gens sont prêts à s'accomoder de ce qui en a les apparences sans être véritablement ça, pour le bon/bien (agathon), personne ne se satisfera de ce qui n'en a que l'apparence et tous veulent ce qui l'est vraiement : la raison de cette évidence est que le juste ou le beau ne sont pas recherchés pour eux-mêmes, mais comme moyens en vue d'autre chose, plaisir, richesse, pouvoir, etc., et ne sont donc que des hupotheseis, des « soubassements » pour accéder à autre chose, alors que le bon, ou le bon-heur, qui n'est autre que le bon dans la vie humaine, est recherché pour lui-même et non pas comme moyen en vue d'autre chose, c'est-à-dire ne sert d'hupothesis à rien d'autre et est donc anupotheton, ce qui ne l'empêche pas d'être évident pour tous (au sens où il est évident que tous veulent le vrai bonheur), comme l'a dit Socrate sans être contredit, d'une évidence que chacun peut éprouver en lui-même et qui se passe de démonstrations mathématiques (ce qui est moins évident pour tous, c'est ce qui constitue le bon(-heur) pour nous).
Comme il n'existe pas de mot français qui puisse rendre ce sens d'anupotheton, je l'ai traduit par une périphrase qui en explicite le sens : « [qui n'est] pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose] », dans laquelle les mots que je n'ai pas mis entre crochets sont ceux qui rendent les différentes composantes du mot grec (« pas » rend le alpha privatif initial, « posé » traduit theton et « pour soutenir » rend l'idée impliquée par le préfixe hupo et plus globalement le sens de hupothetos) et les mots entre crochets sont ceux que j'ai ajoutés pour rendre plus claire la périphrase.
- archè est le nom dérivé du verbe archein,
dont le sens premier est « marcher le premier, montrer le chemin », et par suite « guider, prendre l'initiative de,
commencer à », conduisant au sens de « diriger, commander ». Des divers
sens de ce verbe dérivent les divers sens d'archè, soit
« commencement, principe, origine », soit « commandement, souveraineté,
pouvoir ». Mais le problème avec ce mot, surtout lorsqu'il est, comme c'est le cas ici, opposé à teleutè qui renvoie à l'idée de terme, comme on va le voir bientôt, c'est qu'il se produit dans notre compréhension, ou en tout cas dans les images qu'évoque le mot, une inversion qui finit par fausser complètement cette compréhension. Partant de l'idée, impliquée par le sens premier du verbe archein, de quelqu'un qui est devant, qui marche le premier et montre le chemin, et qu'on suit, ou de quelque chose devant nous qui nous sert d'objectif vers lequel on avance, on en arrive, via l'idée de commencement, puis de principe, et enfin d'origine, à l'image de quelque chose qui est au départ et dont on s'éloigne, et donc finalement qui est derrière nous. Cette inversion est particulièrement sensible dans le domaine de la « physique » où l'on cherche un « principe » du monde que l'on imagine le plus souvent à l'origine des temps, dont loin « derrière » nous, ou dans le domaine des mathématiques, où les principes sont les axiomes posés au départ et dont découlent les raisonnements qui nous mènent aux conclusions (voir le passage de la Métaphysique d'Aristote cité plus haut à propos d'anupotheton, dans lequel sont rappochés les termes axiôma et archè). Et comme l'analogie que propose Socrate se donne des airs d'analogie géométrique, la tentation est encore plus grande ici d'associer archè a l'idée de quelque chose qui est au départ des raisonnements. Or ce n'est pas ce que fait ici Socrate, qui place dans les deux cas au départ du cheminement une (dans la seconde démarche, où le mot est au singulier) ou plusieurs (dans la première démarche où il est au pluriel) hupotheseis, et qui en voit une, la première, conduire epi teleutèn, et l'autre, la seconde, conduire ep' archèn. Pour lui donc, archè n'est pas à l'origine et teleutè à la fin des cheminements intellectuels qu'il décrit, mais tous deux sont au terme et c'est justement la différence entre ces deux aboutissements qui distingue les deux démarches. Cela suggère que le sens qu'il donne ici à archè, au moins lorsqu'il décrit la seconde démarche, est plus proche de celui de « guide » que l'on suit que de « principe originel » dont on part, que l'image mentale que doit évoquer pour nous ce mot a plus à voir avec l'étoile que suivaient les rois mages pour trouver leur chemin qu'avec les axiomes que posent au départ les mathématiciens ou le principe de non contradiction dont Aristote fait son anupotheton archèn pour en dériver une logique. Mais s'il est un guide que l'on doit « suivre », cela revient à dire qu'il ne suffit pas de l'identifier et d'en rester là, mais qu'on cherche à l'identifier pour progresser ensuite à sa suite, ce qui veut dire que, d'une certaine manière, il est à la fois au début et au terme de la démarche, que c'est lui qui l'éclaire et la guide de bout en bout une fois qu'on l'a découvert, au contraire d'une teleutè qui, elle, n'est que « terme » après lequel il n'y a plus rien : le problème posé est résolu, on passe à autre chose (c'est en ce sens qu'elle est « mort »). C'est pour essayer de rendre sensible ce sens que j'ai traduit archè par « principe (directeur) », expression qui permet de conserver dans la traduction les deux registres de sens du mot, celui de « principe » et celui de « dirigeant » ; mais j'ai mis « directeur » entre parenthèses pour faire percevoir au lecteur que cette nuance de sens ne va pas de soi, qu'archè peut être compris dans plusieurs sens et que, comme va le montrer la suite de l'analogie, c'est finalement autour de la compréhension de ce mot parmi tous ses sens possibles que se joue la différences entre les deux démarches.
On voit maintenant, en rapprochant ce que je viens de dire du sens d'archè de ce que j'ai dit avant du sens d'anupotheton, comment parler d'un anupotheton archèn, ce n'est pas évoquer un axiome non démontrable au départ de raisonnements, mais bien suggérer un « guide », un « principe directeur », qui nous trace le chemin et vers lequel on se dirige pour lui-même et non pas comme moyen, comme tremplin, vers autre chose, parce qu'il n'y a rien au-delà de lui, un guide qui n'est pas lui-même guidé par un autre guide plus avant. Et l'on comprend que le bon/bien lui-même, perçu par notre esprit/intelligence (nous) à travers l'idée du bon/bien (hè tou agathou idea) dont Socrate nous a dit en 505a2 qu'elle est le plus important objet d'étude et en 508e2-3 que c'est elle qui est source de vérité pour nous, est cet anupotheton archèn vers lequel nous cheminons tous en le cherchant pour lui-même comme notre fin et que la question n'est pas de savoir si c'est bien ça le but, car nous en sommes tous convaincus, mais de s'en approcher pour mieux le « voir », mieux le comprendre et ne pas nous tromper de chemin, car cet archè qui nous sert de guide n'est pas de l'ordre du visible, mais ne peut être saisi que par les « yeux » de l'esprit, par le nous (l'intelligence).
- teleutè est un mot de la famille de telos,
« achèvement, terme, réalisation, but », mais aussi « point
culminant, sommet » ou encore « plein développement », « plénitude
de puissance, plein pouvoir », et, dans un autre registre « ce qui est
dû, taxe, acquittement, paiement ». Teleutè a un sens
plus limité que telos, centré sur l'idée de « fin, accomplissement,
issue » et peut servir à désigner le « résultat » d'un processus et aussi la fin de la vie, c'est-à-dire
la « mort ». Et là encore, il est important de ne perdre aucune nuance de sens du mot, y compris celle qui renvoie à la mort, pour bien comprendre ce qui oppose les deux démarches, la première dont Socrate prend la peine de nous dire qu'elle ne conduit pas à un archèn mais seulement à une teleutèn, et la seconde qui, elle, conduit non seulement à un archèn, mais à un anupotheton archèn. Le premier type de processus dont nous parle Socrate, ce sont les raisonnements dont l'archétype est une démonstration mathématique ou géométrique : on part d'hupotheseôn posées au départ comme « bases » (au pluriel, car il y en a plusieurs) du raisonnement, définitions, axiomes et simples hypothèses au sens moderne, et on déroule les implications de ces pré-sup-posés pour parvenir à un résultat, une teleutè, qui est la conséquence logique des hupotheseôn posées au départ, comme par exemple on peut montrer que le carré construit sur la diagonale d'un carré donné a une surface double de celle du carré de départ, comme le fait découvrir Socrate à l'esclave de Ménon dans le dialogue du même nom. Mais une fois qu'on est arrivé à la teleutè, au terme du raisonnement, au résultat de la démonstration, à la fin des enchaînements logiques impliqués par les présupposés de départ, on n'en sait pas plus sur les seules questions qui devraient nous occuper, celles qui concernent la manière de mener notre vie pour parvenir au bonheur, car en fait, on a choisi arbitrairement un point de départ et on a suivi à partir de là une démarche que l'on pourrait dire « descendante » vers des conclusions qui n'expliquent pas le pourquoi du point de départ, mais se contentent d'en enrichir la connaissance en en déclinant les propriétés ; et on pourra repartir d'autres hupotheseôn, en choisissant tout aussi arbitrairement un autre point de départ, et, si l'on sait raisonner, on arrivera avec la même rigueur à d'autres teleutais tout aussi inutiles pour donner un sens à notre vie, à des teleutais qui ne sont pas archai, principes directeurs pour nous, hommes, et qui donc ne peuvent nous conduire qu'à notre « fin (teleutè) », la mort faute de nous dire quoi que ce soit sur notre bien. C'est pour conserver toutes ces résonnances que j'ai choisi, pour traduire teleutè, le français « fin » qui, lui aussi, peut évoquer la mort en tant que « fin » de la vie.
- les mots eikôn et eidos ont déjà été utilisé dans la première partie de l'analogie. J'ai examiné dans les notes 5 et 17 le sens dans lequel il me semblait que Platon utilisait eidos et précisé à la note 17 qu'eidos désigne en quelque sorte pour lui l'« apparence » que prend pour nous une réalité, quelle qu'elle soit, qui nous est perceptible, que ce soit avec l'aide des sens ou par l'intelligence seule, et que cet eidos pouvait s'analyser en termes de schèma (« forme, figure ») en s'en tenant à l'apparence « visible », au « comment ? », et en termes d'idea (« idée ») quand on cherche à découvrir les raisons, le logos, qui est à l'origine de cet eidos, le « pourquoi ? », bien qu'il n'ait ici employé aucun de ces deux termes. J'ai par ailleurs examiné à la note 13 le sens général d'eikôn, « image, ressemblance », avant de préciser à la note 14 que, lorsqu'il utilisait ce mot à propos du premier sous-segment du visible, Socrate n'avait en vue qu'une catégorie particulière d'eikonôn, celles qui résultaient de processus naturels ayant pour particulatiré de produire quelque chose de visible sur une surface naturelle (par exemple la surface d'un lac ou d'un plan d'eau) ou fabriquée par l'homme (par exemple la surface d'un miroir) dans lequel se trouvait dissocié le schèma de l'idea d'une réalité visible pour n'en plus donner à voir que le schèma plus ou moins fidèlement reproduit sous un certain angle de vue et réduit à deux dimensions (même si la surface porteuse de l'image, ombre ou reflet, n'est pas plane, l'ombre ou le reflet n'a pas d'épaisseur et est donc limité à une « surface ») ailleurs que là où est ce dont c'est le schèma, laissant de côté celles qui résultaient de l'activité créatrice de l'homme, peintures ou sculptures, du fait que, même si elles s'inspiraient de modèles issus de la nature, ce qui n'est pas toujours le cas, elles étaient avant tout des skeuasta, des objets fabriqués, dans lesquels le schèma reproduit servait à exprimer une idea présente dans l'esprit de l'artiste et non celle qui rendait compte de ce qui était reproduit par l'artiste.
C'est en fait en partant de cette compréhension d'eikôn comme principe directeur de la distinction entre les deux sous-segments du segment du visible et en cherchant à comprendre l'analogie vers laquelle veut nous orienter le Socrate de Platon lorsqu'il dit tois tote mimètheisin hôs eikosin chrômenè (« se servant des [choses qui,] auparavant[, étaient] imitées comme d'images ») sans nous focaliser sur l'habillage « géométrico-mathématique » dont il revêt son analogie que nous allons pouvoir comprendre la distinction qu'il fait entre les deux sous-segments de l'intelligible, puisqu'il nous a prévenu au départ que ces deux découpages devaient se faire ana ton auton logon (« selon la même raison », cf. note 10). Ce que nous dit ici Socrate, c'est que, dans le premier sous-segment de l'intelligible, l'appréhension des réalités intelligibles se fait à l'aide des réalités visibles utilisées comme images. Que peut donc vouloir dire qu'une réalité visible peut servir d'image d'une réalité intelligible ? La suite de la conversation nous donnera de cela un exemple particulièrement simple et élémentaire, et donc facilement compréhensible par tous, celui de constructions géométriques : tout le monde ou presque est à même de comprendre qu'un carré ou un cercle dessiné sur le sable ou, de nos jours, sur une feuille de papier ou sur un écran d'ordinateur n'est qu'une image approximative d'une réalité mathématique qui, en tant que telle, est invisible, n'a pas de dimension spécifique, n'est située nulle part, ni dans le temps, ni dans l'espace, ce que, dans un contexte « platonicien », on a l'habitude d'appeler le « carré idéal » ou l'« idée du carré » (un quadrilatère ayant ses quatre côtés égaux et ses quatre angles droits) ou le « cercle idéal » ou l'« idée du cercle » (une ligne fermée dont tous les points sont situés à la même distance d'un point appelé « centre du cercle »). Or, ce que veut nous faire ici comprendre le Socrate de Platon, c'est que, loin que ces objets particuliers que sont les objets mathématiques constituent un cas à part qui en ferait une catégorie à part entière d'« êtres » dont certains voudraient faire la « population » exclusive du premier sous-segment de l'intelligible, ils ne sont que l'exemple le plus élémentaire du cas général qui s'applique à tout ce que nous pouvons percevoir par l'esprit (d'où la phrase dont la tradition dit qu'elle était inscrite au fronton de l'Académie, ageômetrètos mèdeis eisitô (« que pas un d'inapte à la géométrie
n'entre »), qui, même si l'anecdote est une invention de la tradition postérieure (cf. la page de ce site sur cette anecdote), rend bien compte de ce qui est ici en cause : si, même dans le cas de la géométrie, on ne se rend pas compte de la distinction entre image et « idée », alors ce n'est pas la peine d'aller plus loin). Pour comprendre comment se généralise cette manière de voir aux autres cas que ceux des objets mathématiques, repartons du cas plus simple des objets visibles, comme Socrate nous invite à le faire par sa comparaison. Imaginons un touriste sur le Champ-de-Mars qui regarde par dessus son épaule dans un petit miroir portatif la Tour Eiffel qui se trouve derrière lui. Ce qu'il voit à proprement parler, ce n'est pas la Tour Eiffel elle-même, mais une image de celle-ci, vue sous un certain angle, qui ne lui permet pas, tant qu'il ne change pas de place, et même s'il bouge le miroir, de percevoir la Tour Eiffel sous tous ses aspects, d'en voir tous les côtés, et encore moins de la toucher, d'en éprouver la consistance, d'en mesurer l'épaisseur, etc. Et si maintenant on suppose que des dizaines, des centaines ou des milliers de touristes, chacun muni d'un miroir, font comme lui, on aura autant d'iimages d'une seule et unique Tour Eiffel que de miroirs, chacune en donnant une vue partielle différente, qui n'existe sur le miroir que parce que la Tour Eiffel est là, sans que le fait que les images se multiplent ne change d'un iota la Tour Eiffel elle-même qui en est la source. Transportons-nous maintenant par la pensée dans l'ordre intelligible et remplaçons « Tour Eiffel » par « idée de l'Homme », « touriste » par « âme humaine » et « miroir » par « corps humain ». Ces corps font bien partie des zôia (« êtres vivants ») dont il était question à propos du second sous-segment du visible (cf. note 17) et dont on pouvait voir des ombres ou des reflets (tout comme la Tour Eifel de notre exemple rentre, elle, dans la catégorie des skeuasta, de « ce qui se fabrique »). Eh bien, chacun d'eux constitue un « miroir » qui reflète, qui donne une « image », sous un certain angle et avec toutes les contraintes liées au processus produisant cette « image », contraintes de la matière et de la vie, de l'existence dans le temps et l'espace, etc., de cette « idée de l'Homme » dont ils sont tous un « reflet » différent. La seule chose qui change entre les deux ordres, c'est que, dans l'ordre du visible, l'original est matériel et l'immage immatérielle, alors que c'est le contraire dans l'ordre intelligible : l'« idée de l'Homme » est immatérielle, alors que ses images, les hommes faits de chair et de sang, sont matériels. Mais dans un cas comme dans l'autre, les images ne peuvent exister que parce qu'existe ce dont elles sont images, le nombre d'image que l'on peut donner de l'original est potentiellement infini, aucune image n'est parfaitement identique à une autre, bien qu'elles soient toutes des images d'une même réalité unique, la multiplication des images n'atteint en rien l'intégrité de l'original, elle se situe dans un autre ordre qui fait qu'aucune image ne peut être la reproduction complète et intégrale de l'original (passage de trois à deux dimensions et perte de la composante « matérielle » pour les reflets visibles, inclusion dans le temps et l'espace et acquisition de la composante matérielle pour les reflets d'intelligibles). Bref, on a là une analogie de la « participation » entre réalités visibles et intelligibles qui échappe à toutes les objections que fera Parménide au jeune Socrate lorsque, dans le Parménide, ils discuteront ensemble des eidè (voir ma traduction de cette section du dialogue). Et ce n'est pas tout. Dans les miroirs des touristes, on pouvait voir la Tour Eiffel, mais aussi les touristes qui étaient aux différents étages, des oiseaux posés sur la tour, etc. Et toutes les images de ces différentes réalités se combinaient pour composer une seule image sur le miroir. De la même manière, un homme de chair et de sang peut « refléter » non seulement un aspect particulier de l'« idée de l'Homme », mais aussi un aspect particulier de l'« idée du beau », de l'« idée de justice », etc., et aussi, à l'autre extrémité de l'échelle des valeurs, de l'« idée de cercle » dans la forme des pupilles de ses yeux, de l'« idée de deux » dans le nombre de ses bras, de ses jambes, de ses yeux, de ses oreilles, etc., le tout se fondant en une unique « image » dans l'amas de chair qui le compose. Et de même que les touristes pouvaient se rendre compte sur l'image de la Tour Eiffel qu'ils regardaient que celle-ci était composée d'un assemblage de poutres fixées entre elles par des boulons, que des ascenseurs permettaient de monter aux étages, qu'il y avait des bâtiments sur chacun de ces étages, etc., de même les âmes observant l'idée de l'Homme à traves les corps humains qui s'offrent à leur vue peuvent y voir que cette idée implique l'asssemblage d'organes et de membres, la circulation du sang, la respiration et l'alimentation, etc. Par ailleurs, l'image qu'un touriste pouvait avoir de la Tour Eiffel dépendait de la qualité de son miroir de poche : si la surface n'était pas plane, l'image serait déformée ; si le miroir était sale, ou recouvert de buée, ou si le tain du miroir était tacheté, voire décollé par endroits, l'image serait altérée en conséquence, jusqu'à devenir dans certains cas pratiquement impossible à reconnaître. De la même manière, la « qualité » d'un corps peut altérer l'image qu'il donne de l'idée de l'Homme au point, dans certains cas, de la rendre presque méconnaissable, sans que cela remette en cause le moins du monde l'idée elle-même, pas plus que les mauvaises images de la Tour Eiffel dans certains miroirs défectueux n'altéraient la Tour elle-même. Car pas plus que la Tour Eiffel n'est la somme de toutes les images qu'on peut en voir, mais quelque chose qui préexiste à toutes ces images et en conditionne l'existence, l'idée de l'Homme n'est la somme de toutes les vies d'hommes qui se succèdent au fil du temps, mais quelque chose qui préexiste à toute vie d'homme dans le temps et l'espace et les rend toutes possibles. Et c'est la même chose pour n'importe quelle autre idée, celle de justice comme celle de carré ou de cercle. Et de même que, pour que l'on puisse voir les images de la Tour Eiffel dans un miroir, il faut non seulement que la Tour Eiffel soit là, mais aussi que le miroir soit lui-même un objet visible, qu'on puisse voir directement, mais dont on puisse aussi voir des images dans d'autres miroirs, tout comme les touristes eux-mêmes, qui appartiennent aussi au registre du visible, de même, les âmes qui contemplent des images de l'idée de l'Homme dans les hommes qui les entourent sont elle-mêmes de l'ordre de l'intelligible et chaque corps d'homme pris dans la totalité de sa vie terrestre constitue un « intelligible » que l'on pourrait appeler l'« idée de Socrate », ou l'« idée de Glaucon », etc.
Maintenant que nous comprenons mieux en quoi une réalité visible peut être considérée comme « image (eikôn) » d'une réalité intelligible, nous pouvons comprendre comment la même chose, « ce qui était auparavant imité (tois tote mimètheisin) », c'est-à-dire les réalités visibles servant d'original aux images envisagées lorsqu'il était question du premier sous-segment du visible, peut, dans un autre registre, être considéré comme « image » de réalités d'un autre ordre dans la démarche caractéristique du premier sous-segment de l'intelligible. C'est que le passage de l'original à l'image implique un changement de nature : l'image n'est pas un clône de l'ogininal, mais quelque chose d'un autre ordre, qui ne conserve que certaines caractéristiques de l'original (cf. Cratyle, 432b1-c5). Ainsi, l'image « optique » d'un être vivant visible n'est pas vivante et ne se meut que pour autant que ce dont elle est image se meut pendant qu'on regarde l'image ; elle n'est pas matérielle alors que son original est constitué de matière ; elle est bidimensionnelle alors que l'original est tridimensionnel ; et l'image « sensible » d'un intelligible qui est hors du temps et de l'espace n'est pas un intelligible, mais un être matériel dans le temps et l'espace. Et l'on voit aussi qu'il n'y a pas à proprement parler quatre ordres de réalités autonomes, mais seulement deux, le « visible » et l'« intelligible » (les deux « segments » de départ, représentant les deux « royaumes » dont il a été question en 509d1-3) et, dans chaque ordre, pour nous, êtres humains doués de sens et de raison, et donc ayant accès à la fois au visible par les sens et à l'intelligible par la raison, une relation d'« original » à « image » qui constitue le logon du découpage de chaque segment en deux sous-segments ana ton auton logon (« selon la même raison », 509d7-8 ; cf. note 10), la relation entre les deux segments se faisant par le fait que, pour notre raison, ce sont les réalités de l'ordre sensible (le « visible » au sens large) qui servent d'« images » des réalités de l'ordre intelligible, sans bien sûr qu'il y ait une relation un pour un entre réalités des deux ordres (ce qui, soit dit en passant, exclut la lecture isa en 509d6 (cf. note 8) et ôte tout intérêt à une recherche de ce que pourrait signifier dans l'analogie la taille de chaque segment puisque le logon n'est pas d'ordre numérique).
Il n'y a donc qu'un ordre de réalités intelligibles, mais deux manières de les appréhender. Les deux sous-segments de l'intelligible ne se distinguent pas par leur « population », par le fait que certains types d'intelligible « peupleraient » le premier sous-segment (par exemple, comme le voudraient certains, les concepts mathématiques) et d'autres, distincts, le second sous-segment, mais uniquement par la manière dont nous raisonnons sur ces réalités intelligibles : avec ou sans l'aide des « images » de ces réalités que « reflètent » les réalités visibles. Et pas plus qu'il ne s'agit dans les deux démarches de réalités distinctes, il ne s'agit du côté de ceux qui les mettent en œuvre d'individus distincts, certains ne pratiquant que la première démarche, celle qui ne peut se passer d'images, et d'autres que la seconde, nageant dans l'abstraction. Il est inhérent à la nature humaine d'avoir potentiellement accès aux deux démarches, les différences entre individus résultant de la manière plus ou moins accomplie dont chacun instancie cette nature, que les limites en soient dues aux contraintes de la matière dans laquelle nous nous incarnons ou aux circonstances particulières de notre vie. En fait, tout le monde ou presque pratique la première démarche, au besoin sans s'en rendre compte, dès lors qu'il emploie en parlant des noms communs et des adjectifs et reconnaît donc implicitement un eidos unique sous-jacent à de multiples instances qu'il désigne par le même mot (cf., pour le lien entre eidos et onoma (« nom »), République X, 596a6-7, qui constitue le point de départ de la discussion sur les trois sortes de lits). Mais alors que la plupart des gens n'ont pas de mal à comprendre qu'une ombre ou un reflet dans l'ordre visible n'est qu'une « image » qui suppose autre chose qui en est l'origine et que ce n'est qu'en tournant le regard vers ce qui a donné naissance à ce reflet ou à cette ombre que l'on peut pleinement connaître ce dont on voit l'ombre ou le reflet, la plupart des gens, considérant que n'est réel que ce qui est visible, ou plus généralement perceptible par les sens, ont un mal fou à réaliser que les réalités visibles sont aussi des « reflets » de réalités d'un autre ordre, non perceptibles par les sens directement mais qui leur confèrent leur intelligibilité, et que ce n'est qu'en se tournant, autant que nous le permet notre esprit, vers ce qu'elles reflètent que l'on peut en avoir une pleine connaissance, si bien que si tous ont accès à la première démarche, tous ne sont pas capables de la seconde, soit du fait des limitations de leur intelligence, soit parce qu'ils refusent d'admettre que les concepts que reflètent les réalités sensibles ont une réalité, d'un autre ordre certes, mais qui seule permet de pleinement comprendre les réalités sensibles. Le meilleur exemple de ce type de personnes est l'Hippias de l'Hippias majeur : avec sa culture encyclopédique, il est capable de disserter sur des belles choses mais pas sur le beau lui-même et il est incapable de le définir autrement que par des exemples (une belle fille, l'or, etc.) qui n'en sont que des eikones, c'est-à-dire qu'il parvient à percevoir le beau dans des « images » qu'on en voit dans les réalités qui nous entourent, qu'il est aussi capable de transposer cette notion de beau dans d'autres registres sensibles que celui de la vue et d'admettre, par exemple, qu'il existe de beaux sons, mais pas de concevoir le beau lui-même en tant qu'idea hors de toute réalité sensible, bref, il est l'archétype de ceux qu'a en vue Socrate en République, V, 476b, 479e et 480a, lorsqu'il parle de « ceux qui observent une multitude de belles [choses], mais ne voient pas le beau lui-même..., ou une multitude de [choses] justes, mais [ne voient] pas le juste lui-même, et ainsi pour tout » (V, 479e1-3), incapables qu'ils sont de voir ce « qu'on ne peut pas voir autrement que par la réflexion (dianoia) » (511a1), comme va le dire Socrate dans l'explicitation qu'il va faire de notre réplique. Certes, il faut passer par les images et l'« abs-traction » suppose quelque chose à partir de (abs-) quoi on ex-trait le concept, et Socrate lui-même ne se prive pas de faire des dessins pour aider l'esclave de Ménon à découvrir la vérité qu'il veut lui faire découvrir sur le doublement du carré, mais il ne faut pas en rester là. Et si certains sont à la rigueur capables d'admettre la réalité immatérielle et intemporelle d'abstractions mathématiques comme le carré « idéal » ou le cercle « idéal » lorsqu'ils réalisent que les figures tracées sur le sable ou le papier ne sont que de pâles approximations, beaucoup refusent d'aller plus loin et d'accepter l'existence intemporelle et immatérielle de concepts tels que le beau, le juste, etc., qui ne s'instancient pas en tant que tels, comme l'idée de l'Homme s'instancie dans des hommes distincts, mais toujours en tant que « qualités » associées à d'autres choses. Et pourtant il n'est rien à quoi ils souhaiteraient plus de réalité qu'à leur « bien » ! Or ce sont justement ces eidè abstraites, pures ideai sans schèma propre (cf. note 17), à commencer par celle du bien/bon, dont une connaissance aussi exacte que possible est de la plus haute importante pour la conduite de notre vie, au point que ne pas les connaître, c'est pour ainsi dire ne rien savoir.
Si l'on revient maintenant à l'analyse détaillée de la phrase qui nous occupe, tant au niveau du choix des mots qu'à celui de son organisation, on peut voir que c'est cela qui est suggéré en filigrane dans la description des deux démarches propres au « segment » de l'intelligible. Il faut, pour le voir, bien repérer les mots spécifiques à chaque démarche et s'intéresser aux formes verbales employées dans chaque cas.
Commençons par remarquer que, pour chacun des trois couples de mots qu'on vient d'analyser en détail,
hupothesis et anupotheton, teleutè et archè, eikôn et eidos, l'un des deux termes du couple n'apparaît que d'un côté, teleutè (« fin ») à propos de la première démarche seulement, anupotheton (« [qui n'est] pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose] ») et eidos (« apparence ») à propos de la seconde seulement, et l'autre apparaît des deux côtés, mais dans des expressions qui se distinguent ou s'opposent : la première démarche s'appuie sur des eikosin (« images », le mot qui s'oppose à eidos) au contraire de la seconde, elle part d'hupotheseôn (« soutiens », le mot qui s'oppose à anupotheton) multiples alors que la seconde se contente d'un seul, et elle ne va pas vers un archèn (« principe directeur », le mot qui s'oppose à teleutè) alors que la seconde y va, et va même vers un anupotheton archèn. En ce qui concerne les formes verbales, on trouve dans la description de la première démarche la forme poreuomenè, dont on a vu qu'elle pouvait se lire soit comme un passif dans le sens de « conduite », soit comme un moyen dans le sens de « progressant », qui s'oppose à la forme iousa, actif, utilisée dans la description de la seconde démarche. On trouve encore, explicité du côté de la description de la première démarche même si c'est dans un groupe de mots (psuchè zètein anagkazetai) qui, par le sens, est commun aux deux parties de la phrase puisqu'elle en constitue la proposition principale, la forme anagkazetai, troisième personne du singulier de l'indicatif présent du verbe anagkazein (« contraindre, forcer »), dans lequel on retrouve la racine anagkè (« nécessité »), qui peut, là aussi, se lire comme un passif au sens de « est contrainte », d'une contrainte qui provient d'une source extérieure à l'âme (psuchè sujet de toute notre phrase) ou comme un moyen au sens de « se contraint », cette contrainte ayant alors sa source dans l'âme elle-même, anagkazetai qui s'oppose à l'idée de liberté que suggère l'expression tèn methodon poioumenè (« se faisant le plan de marche »), dans laquelle la forme poioumenè, qui, dans l'absolu, peut, elle aussi, être lue soit comme un moyen, soit comme un passif, ne peut ici être lue que comme un moyen puisqu'elle a un complément d'objet direct, tèn methodon.
Mais qu'en est-il des deux autres formes ambiguës, anagkazetai et poreuomenè ? Faut-il y voir des passifs ou des moyens ? La question que pose anagkazetai est celle de savoir d'où vient la contrainte qui s'exerce sur l'âme, à laquelle fait référence ce verbe. Si on le comprend comme un passif (« l'âme est contrainte de chercher »), ce que font tous les traducteurs que j'ai consultés, on implique que cette contrainte vient de l'extérieur, alors que, si on y voit un moyen, on suggère que cette contrainte, c'est l'âme qui se l'impose à elle-même. Et pour tout arranger, comme tout le membre de phrase psuchè zètein anagkazetai (« une âme est contrainte de/se contraint à chercher... ») est ce qui commande les deux descriptions, complété dans la première par les participes poreuomenè... chrômenè... (« conduite/progressant... en se servant... ») et dans la seconde par les participes iousa... poioumenè... (« allant... en se faisant... »), il n'est pas certain qu'il faille chercher la même cause de cette contrainte dans les deux cas. Si l'on prend un peu de recul par rapport au mot à mot, ce qui semble ressortir de la comparaison des deux démarches caractérisant chacun des deux sous-segments de l'intelligible, c'est que la première est plutôt passive, subie, alors que la seconde est plus active, librement menée. Dans la première en effet, même si l'âme « progresse » (poreuomenè compris comme un moyen) de sa propre initiative, elle a besoin pour cela de se servir (chomenè) d'eikosin, d'« images », et, sauf à considérer que cette démarche est limitée à la résolution de problèmes de type géométriques et mathématiques, dans la plupart des cas, ce n'est pas elle qui fabrique ces images, qui lui sont données par « les choses auparavant imitées (tois tote mimètheisin) », formule qui renvoie à la présentation du découpage du premier segment, celui du visible et vise sans restrictions les objets visibles, êtres vivants, plantes et objets fabriqués (cf. 510a5-6) et pas spécifiquement les figures géométriques, qui peuvent à la rigueur entrer dans la catégories des skeuasta (« les objets fabriqués »), mais dont il n'a pas encore été question et qui ne sont certainement pas la première catégorie de choses à laquelle on pense comme origine de reflets et d'ombres, les modes d'« imitation » évoqués par Socrate à propos du premier sous-segment du visbile (cf. 509e1-510a3). En d'autres termes, même si sa progression paraît spontanée, elle est en fait conditionnée par les images qui sont ou ont été à sa disposition, dont elle ne fait que se sevir comme d'outils, sans chercher à dépasser leur statut d'« images » et à chercher à « voir » ce dont elles sont images. Et finalement, les « résultats » (teleutai) auxquels elle peut arriver sont conditionnés par la nature et le statut de simple « image » dans le registre intelligible des « outils » dont elle se sert et la démarche ne permet pas de sortir du « visible ».
Dans la seconde démarche, au contraire, dans la mesure où l'on reconnaît et admet le statut de simples images de réalités intelligibles de ce qui s'offre à nos sens (dont on ne nie pas pour autant l'existence), il devient possible de chercher à mieux « voir » et comprendre les réalités intelligibles dont nous avons perçu les « reflets ». Mais le seul outil qui nous reste pour ce faire est le logos, le langage, qui n'a pas la même évidence que les impressions sensibles, celles de la vue en particulier, et qui ne s'impose pas de manière univoque pour tous, dans la mesure où tous ne mettent pas la même signification sur les mêmes mots dès qu'on est dans le registre de l'abstraction. La liberté est donc plus grande de suivre des chemins différents, et chacun en est donc réduit à se faire son « plan de marche (methodos) » dia eidesi (« à travers les apparences ») et nous pouvons ajouter dia logos (l'expression qui finira par donner son nom à la démarche, la « dia-lectique »). Et cette démarche, elle, ne peut être que volontaire, c'est nous et nous seul qui « y allons (iousa, actif) », car rien ne nous oblige à « voir » des eidè/ideai derrière les réalités sensibles, et rien ne nous oblige, une fois que nous avons pris conscience de cela, à chercher plus loin que les eidè des réalités sensibles individuelles concrètes, celles qui correspondent à leurs « espèces » et sont désignées par les mots qui servent à les nommer (en rester à « homme », « cheval », « platane », « maison », etc. sans chercher à s'intéresser à « beau », « juste », « pieux », etc.), et son résultat n'est pas imposé d'avance puisqu'il dépend de notre plus ou moins grande aptitude à discerner les réalités intelligibles derrière leurs reflets dans le sensible, mais toute cette démarche n'a de sens que si elle conduit à un principe (archè) d'intelligibilité capable de nous guider dans l'existence et ne peut trouver son terme que dans un principe qui ne soit pas lui-même « soumis » (hupotheton) à un principe supérieur, c'est-à-dire dans un principe qui soit anupotheton. Pour employer un langage moderne, d'un côté on a la démarche « scientifique », qui est contrainte par la réalité « physique » qu'elle perçoit et dont elle cherche à expliquer les mécanismes, mais qui ne peut nous expliquer que des « comment ? », sans nous permettre de savoir « pourquoi ? » il nous faudrait agir comme ceci plutôt que comme cela ; de l'autre on a la démarche « métaphysique » (Platon l'appelle « dialectique ») qui essaye de remonter jusqu'au principe ultime de toutes choses et cherche à nous donner des règles de vie plutôt que des « modes d'emploi » du monde sensible qui nous entoure. Et toutes deux prennent comme point de départ les mêmes réalités, à la fois sensibles et intelligibles.
Dans cette perspective, on peut dire qu'il n'est pas nécessaire de choisir, pour
anagkazetai, entre le moyen et le passif, les deux options conduisant à un sens, dans chacune des deux parties de la phrase (c'est-à-dire à propos de chacune des deux démarches), qui nous dit quelque chose sur la démarche correspondante. Si on lit le verbe comme un passif, la contrainte qui est imposée à l'âme dans la première démarche est celle qui résulte du fait qu'elle utilise des images pour progresser et qui fait qu'elle ne peut progresser que vers une teleutè, une conclusion, un résultat, une fin, qui était déjà contenue en puissance dans les « hypothèses » de départ, et non pas vers un principe directeur susceptible de la guider dans la vie ; celle qui lui est imposée dans la seconde démarche, c'est d'avoir à se construire elle-même son plan de marche pour remonter vers ce principe directeur qu'elle entreprend de chercher. Si on le lit comme un moyen, il signifie que c'est l'âme qui se pose à elle-même la règle méthodologique, dans la première démarche, de ne voir dans les réalités sensibles que ce qu'elles sont dans l'ordre « visible », sans se poser de questions sur les principes d'intelligibilité qu'elles instancient et en en restant à l'aspect concret des choses dans leurs raisonnements sur elles visant à tirer des conclusions concrètes des faits concrets observés, et dans la seconde démarche, de voir au contraire en ces réalités sensibles le « reflet » de réalités intelligibles parmi lesquelles il faut chercher un principe d'intelligibilité.
Et à ce point, il n'est pas nécessaire non plus de choisir si, dans la description de la première démarche,
il faut lire poreuomenè comme un passif (« conduite ») ou comme un moyen (« progressant/se frayant un passage »), car là encore, les deux options sont compatibles : l'âme qui cherche dans la démarche « scientifique » est active dans cette recherche même si ce n'est pas elle qui détermine le chemin qui la conduira au bon résultat, mais les principes méthodologiques de la démarche et les résultats de l'expérience.
Si l'on s'intéresse maintenant au point de départ de chaque démarche, il faut chercher à comprendre ce que veut dire Socrate lorsqu'il le fixe pour la première
dans des hupotheseis multiples (dans ex hupotheseôn, la forme hupotheseôn est un genitif (commandé par la préposition ex) pluriel) alors que pour la seconde, il ne suppose qu'une seule hupothesin (dans ex hupotheseôs, la forme hupotheseôs est encore un génitif, mais cette fois au singulier). Pour ce faire, commençons par rappeler ce que j'ai dit plus haut sur la multiplicité des sens de hupothesis en grec, qui vont de la simple « proposition » à l'« hypothèse » au sens moderne en passant par « sujet » (d'une discussion), « principe » ou « fondement » (d'un comportement, par exemple), etc., à partir d'un sens étymologique qui évoque l'idée de « soutien », de « support », bref de quelque chose qui est « posé sous » autre chose. Remarquons par ailleurs que le même mot peut prendre des nuances de sens différentes selon qu'il est utilisé au singulier ou au pluriel, comme par exemple en français le mot « plan » dans des expressions comme « j'ai un plan pour nous sortir de là » et « j'ai des plans pour ce week-end » : dans le premier cas, l'idée est celle d'un plan d'action assez détaillé dans lequel chacun aura un rôle précis à jouer et qui pourra même aller jusqu'à prévoir plusieurs cours d'action selon l'issue des étapes antérieures, alors que, dans le second cas, « plans » est presque synonyme de « projets », qui peuvent rester très vagues.
Dans le cas qui nous occupe, la première démarche prend appui sur le monde sensible, et en particulier visible, qui nous entoure, c'est-à-dire sur le registre du multiple et elle ne cherche qu'à comprendre et expliquer les relations qui existent entre toutes ces réalités visibles pour en tirer des conclusions (teleutai) en termes d'action. Les hupotheseis multiples qui « supportent » de tels raisonnements, ce sont donc les réalités sensibles auxquelles on s'intéresse dans chaque cas particulier. Et, puisque c'est aux relations entre réalités « visibles » (ou susceptibles d'être rendues visibles par des « figures) qu'on s'intéresse, il faut qu'il y ait au moins deux termes dans la relation, quand bien même l'un des deux serait partie du tout que constitue l'autre. Pour prendre un exemple simple dans le registre de la géométrie, si je me limite à dire : « soit un carré », cela ne constitue pas l'énoncé d'un problème ; et si je demande : « c'est quoi, un carré ? », on me donnera une définition du genre « c'est une figure plane fermée ayant quatre côté rectilignes égaux et quatre angles droits », chacun des termes de cette définition renvoyant à d'autres « soutiens » que je suis supposé connaître, ou dont on peut me montrer des images. Des images, et non pas une image, car, pour me faire comprendre à quoi fait référence un mot dont je ne connais pas le sens sans renvoyer à d'autres mots par le biais d'une définition qui suppose que je connaisse ces autres mots, il faut me montrer plusieurs occurrences du même concept pour me permettre de repérer ce qui constitue les spécificités de ce concept par rapport à d'autres voisins mais distincts : lorsqu'un jeune enfant voit pour la première fois un animal et qu'on lui dit : « chien », il ne sait pas encore ce qu'est un chien, tant qu'il n'a pas vu d'autres animaux qui ne sont pas des chiens, des chats, par exemple, pour voir qu'il ne suffit pas d'avoir quatre pattes pour être un chien, et d'autres chiens d'espèces différentes du premier qu'il a vu, un caniche par exemple, après avoir vu un épagneul, pour voir que ce n'est ni la taille, ni la couleur, ni la longueur des poils qui caractérisent l'espèce « chien ». Et en fin de compte, pour le géomètre, la définition du carré n'est qu'un point de départ, et ce qui l'intéresse, c'est la résolution de problèmes qu'il va se poser ou qu'on va lui poser dans lesquels des carrés entrent en jeu, par exemple, construire un carré de surface double de celle d'un carré donné (problème qui, malgré les apparences et la manière dont le traite Socrate avec l'esclave de Ménon, ne part pas d'un unique « soutien (hupothèsis) » qui serait le carré de départ, mais bien de deux, deux carrés dont l'existence est « supposée (hupotheton) » possible, même si le second n'est pas dessiné au départ, et dont on veut que l'un soit double en surface de l'autre, le problème consistant à chercher le rapport qui doit exister entre les dimensions de leurs côtés respectifs pour que le second ait bien une surface double de celle du premier ; et ces deux carrés ne sont ni l'un ni l'autre le carré « idéal », qui n'a pas de dimension spécifique, mais bien deux instances dans l'ordre spatio-temporel de l'« idée de carré » caractérisées au moins par des dimensions spécifiques, différentes pour l'un et l'autre). Si cette démarche prend appui sur des « soutiens » multiple dans le registre du « visible », c'est aussi parce qu'elle vise des « accomplissements », des « réalisations » (teleutai) concrètes dans l'ordre spatio-temporel de notre monde matériel à partir des « données » présentes et perceptibles dans ce monde. L'intelligibilité qu'elle cherche est d'ordre « technique », même lorsque cette technicité passe par des connaissances que l'on dirait aujourd'hui « théoriques », comme la géométrie et les mathématiques, et vise à permettre aux hommes d'agir sur et dans le monde qui les entoure pour « réaliser » les « fins (teleutai) » qu'ils se fixent à eux-mêmes (« géométrie » signifie au sens étymologique « mesure de la terre » et les problèmes qu'elle se pose partent de problèmes très concrets d'apenteurs ou d'architectes : celui du doublement du carré, par exemple vise à répondre à des questions comme « quelle dimension doit avoir le côté d'une cour, ou d'une maison, carrée pour que la cour, ou la maison, soit deux fois plus grande qu'une autre cour, ou maison, donnée ? »). Et dans cette perspective purement pratique et matérielle, la « fin (teleutè) » ultime de l'homme, la seule constatable par la vue, c'est la mort.
Dans la seconde démarche au contraire, on cherche, non à rester dans le registre du multiple, mais à s'élever vers des principes d'intelligibilité, voire en fin de compte à parvenir au principe ultime d'intelligibilité du tout qui donne à chaque être sa « valeur », constitue sa « richesse (ousia) » et permet de répondre aux questions de type « pourquoi ? » et plus seulement aux questions de type « comment ? », le « bon/bien » dont on vient de dire qu'il est au-delà de l'ousia (509b9 ; voir la note 90 à ma traduction de la section précédente sur « le soleil, image du bien). Dans ces conditions, même si l'on ne peut éviter de partir du sensible qui fournit la matière brute à notre réflexion, il convient de choisir un thème de discussion/réflexion (hupothesis) à partir duquel on va tenter cette « ascension » et, si l'on veut éviter de se disperser et maximiser nos chances d'arriver à quelque chose, il vaut mieux, dans chaque cas, se focaliser sur un thème unique. Et peu importe alors le point de départ que l'on choisit, le beau par exemple dans le discours de Diotime du Banquet, la piété dans la discussion entre Socrate et Euthyphron, ou encore, dans la République, l'ousia de l'Homme (voir note 35 à ma traduction de la discussion entre Céphale et Socrate au début de la République) que l'on va chercher dans la justice, puisqu'en fin de compte, cette remontée trouve toujours son terme dans le même « principe directeur (archè) » au-delà duquel il n'y a plus rien, principe qui, bien évidemment, ne peut être qu'« intelligible » et hors du temps et de l'espace, immatériel et non perceptible par les sens. Donc cette remontée, pour ne pas rester au ras des pâquerettes et s'élever au-dessus du sensible, suppose qu'à un moment, on accepte de commencer à nager dans l'abstraction sans chercher à toujours se raccrocher au sensible/visible : c'est de cela dont il est question lorsque Socrate, dans son autobiographie intellectuelle en Phédon 95e-102a, parle de « la seconde navigation en vue de la recherche de la cause » (99d1), qui marque le passage d'une approche « scientifique » décrite par lui dans la première partie de son exposé, correspondant au premier type de démarche envisagé ici, prenant appui sur les « images » que constituent les réalités sensibles, à une approche « métaphysique » correspondant au second type de démarche décrit dans la phrase qui nous occupe et consituant la « seconde navigation » dont parle le Socrate du Phédon, fondée sur le logos (cf. 99e4-100a3) et conduisant à poser (hupothemenos, 100b5-6) les concepts de beau, de bon, de grand, etc. (100b5-7), seuls capables de nous conduire à des explications faisant référence au meilleur (voir les considérations de Socrate en Phédon, 98c2-99a4 sur les deux types d'explications des raisons pour lesquelles il est assis dans sa prison au moment où il fait son récit). (<==)
(22) « Je ne l'entends pas trop bien » traduit le grec ouch ikanôs
emathon. Le verbe employé ici par Glaucon et que je traduis par « entendre », pris au sens de « comprendre », est manthanein, dont emathon est l'aoriste à la première
personne du singulier. Le sens premier de manthanein est « apprendre »,
et par dérivation, « comprendre ». C'est de l'infinitif aoriste
mathein que dérivent des mots comme mathèsis, « apprentissage »
et aussi « instruction, connaissance, science », mathèma,
« étude, science, connaissance », et au pluriel mathèmata,
les « sciences mathématiques », ou encore mathètès,
« étudiant, disciple ». Contrairement au katanoein utilisé
par Socrate au terme de la description du visible (cf. note 15), traduit
par « comprendre », qui renvoie à la compréhension par
le nous (racine du verbe noein) en dehors de toute relation de maître à élève, le verbe utilisé ici par Glaucon met l'accent sur le processus
d'apprentissage qui conduit à la compréhension et suggère que Glaucon se place implicitement
en situation d'« élève » par rapport au « maître »
Socrate dans l'appréhension de l'ordre intelligible qui, comme le montrera
bientôt l'allégorie de la caverne, suppose
un « guide » qui montre le chemin à parcourir. C'est pour marquer
cette différence que je n'ai pas traduit ouch emathon par « je
n'ai pas compris », mais par « je n'entends pas » (au présent, qui reste une traduction possible de l'aoriste grec qui, comme son nom l'indique, décrit une action en dehors de toute considération de temps, parce que « entendre » au sens de « comprendre » ne s'emploie pas au passé), de même sens, mais qui suggère l'idée de quelqu'un qui écoute quelqu'un d'autre et se rapproche en cela un peu de la relation maître-élève.
Pour permettre au lecteur français de repérer le verbe grec sous-jacent, je conserve la traduction de manthanein par « entendre » pour les cinq autres occurrences de ce verbe dans l'analogie de la ligne (510c2, au début de la réponse de Socrate à cette remarque de Glaucon,
511b1, sous la forme manthanô, « j'entends », comme premier mot d'une réplique de Glaucon,
511b3, au début de la réponse que lui fait Socrate, 511c3 et 511e5, là encore sous la forme manthanô, « j'entends », comme premier mot d'une réplique de Glaucon). (<==)
(23) « Tu sais » traduit le grec se eidenai (mot à mot, « toi savoir »), dans lequel on trouve l'infinitif parfait eidenai du verbe idein, « voir », dont le parfait veut dire « savoir, connaître » (pour « avoir vu » : j'ai vu donc je sais), et dont les diverses formes sont à la racine aussi bien de eidos que d'idea, les mots souvent traduits par « idées ». Eidenai est phonétiquement proche de eidesi, datif pluriel de eidos, qui a été utilisé par Socrate dans sa première formulation pour parler des « apparences » à travers lesquelles on progresse dans le second sous-segment du noèton. Dans sa reformulation, Socrate souligne donc qu'il fait appel à la faculté qu'a Glaucon de raisonner sur les eidesi. (<==)
(24) « Ceux qui s'occupent de géométrie et de calcul » : « calcul »
traduit le grec logismous, accusatif pluriel de logismos, mot
dérivé de logos dans son sens de « compte-rendu, rapport,
raison, proportion » via le verbe logizesthai, « calculer »,
et qui signifie au sens premier « compte, calcul », et au pluriel, « les
nombres », et de là, « science des nombres, arithmétique ».
Je garde la traduction par « calcul » au singulier, puisque le mot français
a, comme logismos, le double sens, selon que l'on parle de faire un
calcul, ou de faire du calcul, expression utilisée au niveau de
l'enseignement primaire, de préférence à arithmétique,
pour parler de la matière par laquelle on apprend à compter.
C'est bien, comme je l'ai laissé entendre dans la note 21, en prenant ses exemples dans le domaine
« propédeutique » de la géométrie et du calcul, qui traitent des constructions les plus faciles à « abstraire », que Socrate va tenter d'expliciter la démarche caractéristique du premier sous-segment de l'intelligible qu'il a décrite dans la phrase extraordinairement dense de sa précédente réplique. Mais ce serait une erreur de croire que cette démarche se limite à ce registre et qu'elle ne peut porter que sur les « objets mathématiques », comme le font certains commentateurs qui veulent que les quatre segments de la ligne se distinguent par leur « population ». (<==)
(25) « Se posant pour soutiens » traduit le grec hupothemenoi, participe aoriste moyen au nominatif masculin pluriel du verbe hupotithenai dont dérive hupothesis, d'une manière qui reste cohérente avec ma traduction de hupothesis par « soutien », justifiée dans la note 21. On va voir que, comme je le laissais entendre dans cette note, les hupotheseis que Socrate présente ici comme exemples ne sont pas des hypothèses au sens moderne du mot, mais bien plutôt des concepts mathématiques élémentaires désignés par des noms techniques qui supposent connues les définitions de ces concepts. En langage moderne, on parlerait, non d'hypothèses, mais de définitions, voire simplement de données initiales. En fait, hupothemenoi a ici exactement le sens qu'a le verbe « supposer » (qui est l'exact équivalent latin de hupotithenai, comme je l'ai indiqué dans la note 21 en expliquant le mot hupothesis) dans une phrase comme « supposons un cercle de centre O et une droite D qui le coupe... » prononcée par un professeur de mathématiques dictant un énoncé de problème à ses élèves. Dans cet emploi du verbe « supposer », l'accent n'est pas sur le caractère incertain des éléments listés, mais veut simplement dire que, comme ces éléments ne sont pas présents dans l'environnnement immédiat des élèves, il faut « supposer » qu'ils le sont pour traiter le problème. Le professeur aurait pu tout aussi bien dire « soit un cercle de centre O et une droite D qui le coupe... » sans que le sens soit changé. Malheureusement, ce sens du verbe « supposer » n'est pas conservé dans le substantif « supposition » qui en dérive, et qui, lui, met l'accent, tout comme « hypothèse », sur le caractère incertain de ce qui est « supposé ». C'est la raison pour laquelle je ne retiens pas « supposition » pour traduire hupothesis, ce qui m'interdit d'utiliser « supposer » pour traduire hupotithenai si je veux rendre sensible en français la parenté qui existe en grec entre les deux mots. (<==)
(26) « Les
figures » traduit le grec schèmata, pluriel du mot schèma. J'ai déjà évoqué ce terme, de sens voisin de eidos et idea, servant comme eux pour désigner l'apparence externe de quelque chose ou de quelqu'un, mais qui a aussi le sens plus spécialisé de « figure » en géométrie, dans la seconde partie de la note 17, où j'ai tenté de distinguer les nuances de sens que Platon semblait donner à ces trois termes, suggérant que schèma insiste sur l'apparence strictement visuelle de la chose ou de la personne considérée, telle qu'elle pourrait être reproduite dans un dessin, ce qui est cohérent avec la spécialisation géométrique du mot pour parler de « figures » au sens mathématique (spécialisation qui rend le mot ambigü puisqu'il peut aussi bien désigner l'image mentale que nous nous faisons d'une réalité visible en se limitant à ses contours plus ou moins simplifiés que la représentation matérielle que nous pouvons en donner par un dessin sur le sable, sur un papier ou sur tout autre support matériel). À la lumière de ces remarques, on comprendra que ce n'est sans doute pas par hasard que, dans le Ménon, Socrate choisit le mot schèma pour donner à Ménon un exemple de ce qu'il cherche lorsqu'il lui demande quel est, selon lui, l'eidos commun entre toutes les aretai (mot souvent traduit par « vertus », mais qui signifie plutôt « excellence, perfection » d'une personne ou d'une chose, le fait qu'elle a au plus haut point possible les qualités propres à son espèce), qui justifie qu'on les appelle toutes du même nom d'aretai, comme je l'explique dans la note 7 à ma
traduction de la section 73c6-77a5 du Ménon : selon l'explication que je propose dans la note 17 ci-dessus, le schèma est en effet la variété la plus facilement appréhendable d'eidos, celle qui s'offre à la vue seule, et à laquelle nous familiarise justement la géométrie sur des exemples qu'on peut qualifier d'élémentaires (formes simples, régulières et faciles à reproduire même par quelqu'un qui n'est pas doué pour le dessin).
Remarquons encore que Socrate vient de mentionner la géométrie et le calcul et que la référence aux schèmata fait la transition entre deux exemples de concepts arithmétiques, le pair et l'impair, et des exemples de concepts géométriques, les trois « apparences » d'angles (voir note suivante). C'est que cette notion de « figure » peut se raccrocher aux deux domaines. Il faut en effet se souvenir que, du temps de Socrate et Platon, il était usuel de représenter les nombres par ce qui s'apparente à des figures : des groupes de points organisés en lignes et colonnes susceptibles de former des « rectangles » (par exemple 21 représenté par trois lignes de sept points chacune) ou des « carrés » (par exemple 16 représenté par quatre lignes de quatre points chacune), et que c'est justement de cette manière de faire que vient le nom de « carré » donné, en grec comme en français, au produit d'un nombre par lui-même, représentable donc par un nombre de lignes égales au nombre de points dans chacune des lignes, et par extension celui de « cube » lorsqu'on introduit la troisième dimension (on trouve un exemple de cette manière de faire dans le dialogue initial du Théétète entre Socrate et Théétète, en Théétète, 147d-148b, lorsque Théétète explique à Socrate ce qu'il vient de faire avec le jeune Socrate sous la houlette de Théodore). Ainsi, un nombre est « pair » si l'on peut le représenter par deux lignes contenant le même nombre de points, et « impair » dans le cas où l'une des deux lignes contient un point de plus que l'autre. S'il est important d'avoir cela présent à l'esprit, c'est parce que cela nous permet de réaliser que notre connaissance des nombres aussi prend naissance dans des images : nous savons ce que signifie trois par référence à la vision de trois personnes, ou de trois vaches, ou de trois chaises, ou de trois points sur une feuille de papier ou sur le sable, et nous savons que deux fois trois font six pour avoir expérimenté visuellement sur nos doigts ou sur des points qu'il en était bien ainsi. Et même si nous n'utilisons plus aujourd'hui la représentation graphique des nombres par des points et ne comptons plus avec des bouliers, il n'en reste pas moins que c'est encore par des expériences visuelles que les enfants apprennent à compter, en commençant par les premiers nombres entiers, en particulier en comptant sur leurs doigts avant de compter « de tête » ; et c'est par généralisation de la confiance que notre vue nous a donnée sur les premiers nombres et sur les tables d'addition, de soustraction et de multiplication des dix premiers nombres entiers qu'aidés en cela par l'utilisation de la notation décimale (que ne connaissaient pas les grecs, qui représentaient les nombres par des lettres et ne connaissaient pas le zéro), nous étendons cette confiance à tous les nombres, entiers ou pas, petits ou grands, rationnels ou irrationnels. Et lorsque les mathématiciens modernes étendent le concept de nombres pour introduire ce qu'ils appellent les « nombres complexes », ils ont de nouveau recours à une représentation géométrique dans un espace à deux dimensions pour rendre appréhendable ce dont ils parlent et nous faire comprendre ce qu'ils entendent par « partie réelle » et « partie imaginaire » d'un tel nombre. Bref, il n'y a pas que la géométrie qui est tributaire de la vue et des « images/figures », mais, comme le suggère à juste titre le Socrate de Platon ici, le calcul (logismos) aussi, même si l'on peut plus vite s'affranchir du recours aux « figures » pour le calcul. (<==)
(27) « Trois apparences d'angles » traduit le grec gôniôn tritta eidè, que l'on pourrait être tenté de traduire tout simplement par « trois sortes/espèces d'angles » en donnant à eidè un sens « neutre » (ce que font d'ailleurs tous les traducteurs que j'ai consultés). Mais, comme je l'ai dit dans la note 5 en expliquant pourquoi j'avais pris le parti de traduire toutes les occurrences de eidos dans l'analogie de la ligne par le même mot « apparence », on perdrait alors de vue le fait que c'est le même mot, eidos, qui est utilisé par Socrate ici et lorsqu'il vient de parler des eidesi à propos du second sous-segment du segment de l'intelligible. Cette constance dans la traduction d'eidos trouvera d'ailleurs sa justification dans la réplique suivante de Socrate, lorsqu'il parlera d'horômena eidè (« apparences vues »), montrant clairement qu'il ne limite pas l'usage du terme eidos aux abstractions de l'ordre intelligible (cf. note 34). Les trois eidè d'angles dont il parle sont l'angle aigu, l'angle droit et l'angle obtu, et ces termes renvoient bien à des concepts qui trouvent leur origine dans la vue (je sais reconnaître du premier coup d'œil un angle aigu ou un angle obtu sur un dessin), à des « apparences » différentes d'angles selon qu'ils sont plus ouverts ou plus fermés que l'angle droit qui sert de référence médiane et est celui formé par deux droites perpendiculaires, c'est-à-dire qui délimitent à leur intersection des angles adjacents égaux. Mais si la vue est à l'origine de ces concepts, il ne s'agit pas pour autant de données « immédiates » de la vue, qui ne perçoit à proprement parler que des taches de couleur et non pas des formes, mais de concepts abstraits par notre esprit des données saisies par la vue, ce qui justifie le qualificaitf d'eidè qui leur est donné, si bien qu'il n'y a pas une grande différence de nature entre l'eidos d'angle aigu que j'abstrais de la vision de deux segments de droites ayant une extrémité commune, en m'intéressant, pour reprendre l'analyse de la seconde partie de la note 17, au schèma que je contemple, et l'eidos de beau que j'abstrais à la vue d'un tableau de maître dans un musée, en me préoccupant plus de l'idea qui a présidé à la réalisation du tableau : dans un cas comme dans l'autre, on a affaire à quelque chose qui ne m'est pas donné directement par les sens, mais résulte d'une élaboration de mon esprit. Simplement, dans le premier cas, ce que je regarde est directement une image (eikôn) d'angle aigu, alors que dans le second cas ce n'est pas une image du beau en tant que tel, mais une belle image, et je puis concevoir une multitude de belles images qui n'auront aucune caractéristique purement visuelles en commun les unes avec les autres, sans compter qu'il n'y a pas que des tableaux qui peuvent être beaux, si bien que le beau lui-même n'est pas susceptible de représentation visuelle directe.
Le fait que Socrate utilise ici, à propos de la démarche caractéristique du premier sous-segment de l'intelligible, le terme eidè qu'il avait réservé, dans sa première explicitation (celle qui est longuement analysée dans la note 21)
à la description de la démarche caractéristique du second sous-segment est destinée à nous faire comprendre que ce n'est pas l'usage d'eidè qui caractérise cette seconde démarche. Comme on l'a vu à la note 21, ce qui opposait les deux démarches, c'était l'opposition entre eikôn (« image ») et eidos (« apparence »). Ce que nous sommes maintenant invités à réaliser, c'est que la perception que nous avons d'une « image » par la vue se fait aussi par le biais d'un eidos, l'« apparence » que prend cette eikôn pour notre esprit à partir des données que lui en fournit la vue. Et l'enjeu de toute cette réflexion est en fin de compte de savoir si nous sommes prêts à accepter qu'il puisse exister une autre catégorie de réalités, non visibles, susceptible malgré tout de susciter des eidè dans notre esprit et si nous sommes capables de raisonner sur ces réalités, ou du moins sur les eidè sous lesquelles elles se présentent à notre esprit, sans le secours des sens. Bref, pour un lecteur contemporain de Platon, le problème n'est pas de « dégrader » la compréhension hautement abstraite qu'il pourrait avoir d'eidos pour accepter de l'appliquer au visible, mais au contraire de partir de cette compréhension commune d'« apparence » prenant sa source dans le visible pour l'étendre à l'ordre intelligible en réalisant que, même dans le visible, eidos renvoie à une construction de l'esprit, pas à une donnée immédiate de la vue. Et c'est ce à quoi les exemples élémentaires de la géométrie et du calcul peuvent aider en mettant en évidence la proximité qu'il y a entre schèma et eidos pour ceux qui ont moins de difficultés à accepter qu'un schèma comme le carré ou le cercle renvoie bel et bien à une réalité abstraite qui n'est pas la figure qu'on dessine et qu'on peut voir qu'à accepter qu'un eidos comme « beau » renvoie aussi à une réalité transcendante de même nature que le « carré lui-même (to tetragônon auton) » ou « la diagonale elle-même (hè diametros autè) ». (<==)
(28) Je traduis,
ici comme en 510b8, le mot methodon par « plan
de marche » pour que le lecteur qui n'a accès qu'au français voie que c'est le même mot qui est employé les deux fois. Socrate est en train d'expliciter pour Glaucon une phrase très condensée dont on a vu qu'elle était construite avec une extrême rigueur et que les mots y avaient été choisis avec beaucoup de soin. Dans cette description synthétique des deux démarches du segment de l'intelligible, que j'ai longement analysée dans la note 21, methodos, tout comme eidos (cf. note précédente), n'est utilisé que dans la description de la seconde démarche. Et comme pour eidos, son réemploi ici à propos de la première démarche suggère que ce n'est pas le mot en lui-même qui est caractéristique de la seconde démarche, mais quelque chose de plus large dont il n'est qu'une composante. Comme on l'a vu dans la note 21, methodos signifie au sens premier « chemin (hodos) à travers (meta) », et de là « poursuite, recherche, investigation », sans que cela implique nécessairement le caractère « méthodique » qui s'attache à sa transcription en français dans le mot « méthode ». De ce point de vue, toute démarche intellectuelle investigative de quelque sujet que ce soit et par quelque moyen que ce soit peut être qualifiée de methodos. Ce qui, dans la première description, opposait les deux démarches, ce n'était pas tant que l'une suivait une methodos et pas l'autre que le caractère plus ou moins contraint de la première par rapport à la plus grande liberté dans laquelle se faisait la seconde : l'opposition était entre le poreuomenè (« conduite » ou « progressant » selon qu'on le lit comme un passif ou un moyen) d'une part et le iousa (« allant, actif)... tèn methodon poioumenè (« en se fabriquant le plan de marche ») d'autre part. Ce que dit ici Socrate de la démarche caractéristique du premier sous-segment, c'est que, tant qu'on ne veut s'appuyer que sur des « soutiens » perceptibles dans le registre visible, ces « soutiens » s'imposent en quelque sorte au chercheur en fonction de la recherche (un des sens possibles de methodos) qu'il entreprend, et qu'il n'en remet pas en cause l'évidence apparente. Son « plan de marche » est entièrement balisé par les données sensibles que lui fournir l'expérience et il ne peut donc s'élever hors du sensible et parvenir à des conclusions faisant autre chose que d'expliquer et de rendre compte des phénomènes sensibles. Il est en quelque sorte prisonnier des sens.
Mais pour que l'attention du lecteur qui n'a pas accès au texte grec original puisse être éveillée par de tels réemplois de mots d'une réplique à l'autre, encore faudrait-il que les traducteurs s'astreignent à les reproduire dans leur traduction, ce qui n'est pas plus le cas ici qu'à propos d'eidos, objet de la note précédente, comme on pourra s'en rendre compte en se reportant à la page de ce site sur « Le vocabulaire de la ligne », dans laquelle je présente la manière dont sont traduits les mots importants de l'analogie de la ligne à chacune de leurs occurrences par les différents traducteurs que j'ai consultés : on y verra que chez aucun d'entre eux le eidesi de 510b8 et le eidè de 510c5 ne sont traduits par le même mot, le premier étant toujours traduit par un terme « noble » renvoyant au vocabulaire de la supposée « théorie des idées/formes », le plus souvent « idées » ou « formes », avec ou sans majuscule, et le second par un banal « sortes » ou « espèces » selon les cas, et que seuls Baccou et Karsenti/Prélorentzos traduisent les deux occurrences de methodos par le même mot, « recherche » pour les deux. (<==)
(29) « Comme des [gens] sachant » traduit le grec hôs eidotes, dans lequel on retrouve le verbe eidenai utilisé au début de la réplique de Socrate, et qui signifie, comme je l'ai indiqué dans la note 23 « savoir » pour « avoir vu ». (<==)
(30) « Donner de raison à leur sujet » traduit le grec logon... peri autôn
didonai. En fait, logon didonai est une expression toute faite signifiant « rendre des comptes », ou encore « rendre compte, rendre raison », dans laquelle le sens de logos, comme celui de « compte(s) » en français dans un tel contexte, est à cheval sur un sens purement langagier (« explication » donnée au moyen de « discours », autre sens de logos) et un sens plus comptable et mathématique, qui est celui qui a conduit à logismos dans le sens de « calcul » (cf. note 24) : cette expression s'employait en particulier à propos des dirigeants élus, à qui on demandait, au terme de leur mandat, de « rendre des comptes », ce qui impliquait en particulier de fournir le « compte », c'est-à-dire la comptabilité, des sommes dépensées
sur les fonds de la cité. C'est donc le contexte qui permet de savoir si les « comptes » que l'on doit rendre sont de l'ordre du simple discours ou doivent prendre une forme plus « comptable » et chiffrée, un peu comme à propos de l'expression ana ton auton logon (« selon la même raison ») rencontrée au début de l'analogie et analysée en note 10, dont on a vu qu'elle aussi pouvait se comprendre dans un sens général n'impliquant qu'une « raison » exprimée par des mots, ou dans un sens plus technique et mathématique renvoyant à une « proportion » entre nombres. Mais si, comme je l'avais souligné alors, dans le cas de ana ton auton logon en 509d7-8, le doute était permis, ici, le contexte montre sans ambiguïté que ce dont il est question avec l'expression logon didonai, c'est d'expliquer par des discours ce que sont ces éléments que le géomètre ou l'arithméticien choisit comme données de départ, comme hupotheseis, lorsqu'il dit par exemple : « supposons un cercle de centre O et une droite D qui le coupe... », pour reprendre l'exemple de la note 25. Or, comme je l'ai déjà dit, en disant cela, le géomètre ne cherche pas, par le « supposons » initial, à mettre en doute l'existence du cercle et de la droite (à la considérer comme « hypothétique » au sens moderne, c'est-à-dire « incertaine »), mais au contraire à affirmer leur existence comme éléments de départ, comme « données » du problème qu'il va poser. Et son problème n'est pas de se poser des questions sur le mode d'existence de ces objets mathématiques qu'il « suppose » dans l'énoncé d'un problème, qui n'est pourtant pas celui des êtres du monde visible, mais de partir de ce qu'il « suppose » pour en tirer des conséquences non évidentes au départ. Pour lui, en tant que géomètre du moins, se poser la question de leur existence ou de leur non existence n'a pas de sens. Ils existent, puisqu'il peut les dessiner. C'est en ce sens que Socrate dit qu'il les considère comme « évidents pour tous » et estime n'avoir pas à en « donner raison » (traduction littérale de logon didonai).
C'est pour rendre perceptible la présence du même mot logon dans l'expression ana ton auton logon et dans logon didonai que je traduis mot à mot chacune des deux expressions en utilisant « raison » comme traduction de logon dans les deux cas. (<==)
(31) « Les
prenant comme principes de départ » traduit le grec ek toutôn
archomenoi, dans lequel on retrouve le verbe archein, dont dérive
archè, un autre des mots employés dans la précédente réplique, d'une part pour dire que la démarche du premier sous-segment n'aboutissait pas à un archèn, et d'autre part pour dire qu'au contraire la démarche du second sous-segment aboutissait à un archèn anupotheton, à un principe directeur ultime qui valait pour lui-même et pas comme soutien (hupothesis) en vue d'autre chose. L'association de ce verbe avec la préposition ek (« hors de ») pour introduire son complément montre bien qu'il faut comprendre archein dans un sens qui renvoie à un archè « origine », ce que j'ai rendu par « prendre comme principes de départ », utilisant « principes » au pluriel, plutôt que « point » au singulier (« prendre pour point de départ »), à la fois pour mieux marquer la parenté du verbe avec archè, que j'ai traduit par « principe (directeur) » et pour rendre plus sensible la pluralité qui est au départ de cette démarche, indiquée par le pluriel hupotheseôn, auquel renvoie le pluriel toutôn de ek toutôn (un des sens de archein est « commencer » et on pourrait donc aussi traduire tout simplement par « commençant à partir d'elles », mais on perdrait alors toutes ces résonnances avec ce qui a précédé). On a là la confirmation de ce que je disais dans la note précédente sur le fait que ce que Socrate désigne ici comme des hupotheseis, ce sont bien les données du problème « supposées » au départ.
« Ils finissent » traduit le grec teleutôsin,
verbe de même racine que teleutè, le mot qui servait justement dans la précédente réplique à désigner ce à quoi conduisait la démarche caractéristique du premier sous-segment, et que j'ai traduit par « fin ». Ce choix de vocabulaire confirme ce que je disais dans la note
21 sur le fait que, dans la démarche caractéristique du premier sous-segment, l'archè n'est pas considéré comme un principe directeur vers lequel on avance, mais seulement comme un principe initial dont on part. Dans cette démarche, archè et hupothesis sont pratiquement synonymes et désignent tous deux les données de départ.
Le verbe que j'ai traduit par « parcourant de bout en bout » est diexiontes,
participe présent du verbe diexienai, dans lequel on retrouve
les préfixes dia- (« à travers ») et ex-
(« hors de » ou « jusqu'au bout ») devant le verbe ienai,
« aller », qui, lui aussi, tout comme le préfixe dia- (« à travers » ou « au moyen de ») était, dans la première formulation,
réservé au second sous-segment. Mais, comme je l'ai déjà dit en note 28 à propos de methodos, ce n'est pas plus le fait de progresser de prémisses à des conclusions que d'avoir un « plan de marche (methodos) » qui est caractéristique de l'une ou l'autre démarche, mais l'attitude par rapport au visible/sensible et l'acceptation ou non de s'en affranchir pour « remonter » jusqu'à un principe ultime qui nous servira de guide pour progresser vers des conclusions. (<==)
(32) « De
manière cohérente » traduit le grec homologoumenôs,
adverbe dérivé du verbe homologein, construit à
partir du verbe legein, « dire, parler » (le verbe
dont dérive logos), et du préfixe homo-, « le même ».
Homologein, c'est soit « dire la même chose », soit « être
d'accord ». L'idée est ici que les étapes du « raisonnement »
sont en accord les unes avec les autres et avec les hypothèses, définitions et principes posées
au départ. C'est cette idée que je rend par l'idée de « cohérence ».
On peut aussi comprendre ce homologoumenôs comme signifiant « de manière telle que tout le monde ne peut qu'être d'accord », c'est-à-dire, de manière telle qu'un interlocuteur présent ou supposé sera(it) d'accord avec vous.
En un certain sens, il y a derrière l'emploi de cet adverbe l'idée que toute démonstration de ce genre est d'une certaine manière tautologique. Tout ce qu'on découvre au fil du raisonnement était déjà contenu dans les prémisses et ne fait donc que redire la même chose : lorsque je dis « carré », j'implique aussitôt quatre côtés égaux, quatre angles droits, une diagonale sur laquelle on peut construire un carré de surface double, etc. (<==)
(33) « Ils
s'étaient lancés dans leur examen » traduit le grec an
epi skepsin hormèsôsi. Hormèsôsi est le subjonctif
du verbe horman, dérivé de hormè, « assaut,
attaque, impulsion, désir, élan, ardeur, zèle », et
implique donc l'idée d'un mouvement violent, fruit des pulsions ou d'un
zèle pas toujours maîtrisé.
Skepsin, traduit par « examen », est l'accusatif de skepsis,
nom d'action dérivé du verbe skeptesthai qui signifie « regarder
attentivement, observer », et au figuré, « examiner, méditer,
réfléchir ». Le sens premier de skepsis est « perception
par la vue, observation ». Il s'agit encore ici d'un terme qui transpose
à l'ordre du noèton un sens premier relatif à la
vue. (<==)
(34) « Ils se servent en outre des
apparences vues » traduit la grec tois horômenois eidesi proschrôntai. L'expression tois horômenois eidesi (« des apparences vues ») confirme que le Socrate de Platon ne perd pas de vue l'étymologie du mot eidos et son enracinement dans le « voir », et qu'il ne limite pas le sens d'eidos au seul cas des « apparences/formes » intelligibles. Lorsqu'un géomètre regarde le carré qu'il a dessiné pour mener ses raisonnements, ce qu'il perçoit est bien un eidos, appréhendé par la vue et dans lequel le nous identifie un schèma qu'il désigne par le nom de « carré » (pour Aristote, De anima, II, 418a7-26, le schèma fait partie de ce qu'il appelle « sensibles communs », au même titre que le mouvement (kinèsis), le repos (èremia), le nombre (arithmos) et la grandeur (megethos), c'est-à-dire des notions perçues par tous les sens ou au moins plusieurs d'entre eux, le « sensible propre » de la vue, celui que la vue seule peut percevoir, étant pour lui la couleur (chrôma), ce qui montre qu'il a bien conscience, après avoir longtemps fréquenté Platon, que ce n'est pas la vue en tant que telle qui reconnaît les « formes », mais qu'il répugne à renoncer à en faire des données perçues par les sens). Mais ce schèma suscite aussi dans son esprit un eidos purement intelligible, une idea, qui est l'idea de carré, renvoyant à la réalité intelligible du « carré lui-même (to tetragônon auton) » comme origine de cette idea dont sa figure visible ne donne qu'une « image ». Et pas plus que le carré dessiné n'est dans l'esprit du géomètre qui le regarde, mais seulement son eidos (visible) perçu par lui, le « carré lui-même », dont le carré dessiné est une piètre image, n'est dans son esprit, mais seulement son eidos (intelligible), son idea, qui n'est que la perception intelligible que lui permettent d'en avoir les spécificités de l'esprit humain ; l'image dessinée du carré existe dans le temps et l'espace, en tant que réalité matérielle, sur le sable ou sur le papier où l'a dessinée le géomètre et le « carré lui-même », dont cette figure matérielle cherche à donner tant bien que mal l'image d'une instance particulière, existe en dehors du temps et de l'espace, sans taille ni position spécifique et indépendamment du fait que quelqu'un pense à lui ou pas.
Dans un cas comme dans l'autre, qu'il s'agisse d'eidos « visible » ou d'eidos « intelligible », on est donc bien en présence d'une « apparence », d'une « représentation » d'une réalité, visible (la figure dessinée) ou intelligible (le « carré lui-même »), qui est autre que la « représentation » qui s'en forme dans notre esprit. Et c'est bien parce que, dans un cas comme dans l'autre, c'est dans notre esprit que se forment ces repésentations, suscitées dans un cas par les données fournies par la vue, dans l'autre par le résultat de nos réflexions sur ces données, que l'on peut utiliser le même mot pour les deux, celui d'eidos. Et c'est parce qu'au point où l'on en est, il est plus important d'insister sur les similitudes que sur les différences, que Socrate utilise ici le même mot dans les deux cas, plutôt que de réserver schèma à l'un et idea à l'autre.
Mais remarquons aussi que la difficulté qu'ont les traducteurs déformés par deux mille cinq cents ans de « platonisme » et dont le grec ancien n'est pas la langue maternelle devant la formule horômena eidè est très probablement inverse de celle que devaient avoir les lecteurs contemporains de Platon : pour un contemporain de Platon, ce qui devait paraître curieux dans cette formule, c'est que Socrate éprouve le besoin de préciser horômenon (« visible ») en parlant d'eidos (« apparence »), alors que pour un « platonicien » moderne, qui donne à eidos, au moins dans le contexte de l'analogie de la ligne, un sens « technique » renvoyant à une supposée « théorie des formes/idées », ce qui paraît inacceptable, c'est que Socrate associe ici deux termes, horômenon (« visible ») et eidos (supposé signifier « Forme » au sens « noble », surtout dans une explication qui cherche à décrire une démarche spécifique d'un sous-segment de l'intelligilbe) qui sont pour eux incompatibles, ce qui les conduit à refuser de donner ici à eidos le même sens « noble » que celui qu'a eidè dans la réplique que Socrate est ici en train d'expliciter, comme on s'en rendra compte en examinant les diverses traductions de cette réplique ou en se reportant à la page sur « Le vocabulaire de la ligne » déjà mentionnée. Certains traducteurs (Chambry, Baccou, Robin, Cazeaux) n'hésitent pas à utiliser le même mot, « figure », pour traduire dans cette réplique de Socrate schèma et eidos, ce qui interdit de voir qu'il y a deux mots différent en grec, dont un, eidos, dont l'usage ici pourrait aider à préciser la portée ; Karsenty/Prélorentzos, pour leur part, traduisent horômenois eidesi par « images visibles », créant la confusions entre eidos et eikôn ; d'autres (Dixsault, Pachet) traduisent horômenois eidesi par « formes visibles », mais sans donner à ce mot le poids qu'ils lui donnent ailleurs, Dixsault en le traduisant ici par « formes » avec un f minuscules là où elle utilisait « Formes » avec un F majuscule auparavant, Pachet en utilisant ici « formes » là où il traduisait précédemment eidè par « formes idéales »; seul Leroux traduit ici et auparavant eidè par « formes » sans faire de distinctions par la graphie ou un qualificatif ajouté.
Il me semble pourtant que, par cette formule qui, pour ses contemporains, devait paraître redondante, Platon voulait justement les interpeler sur le fait que, contrairement à leur manière habituelle de penser et d'utiliser ce terme, toutes les eidè ne sont pas « visibles (horômena) » (puisqu'il éprouve le besoin de préciser que certaines le sont, ce qui implique que d'autres ne le soient pas), mais que pourtant toutes ont en commune quelque chose qui justifie qu'on les désigne par le même nom, eidos, (même si, dans d'autres contextes, on peut spécialiser le vocabulaire pour distinguer celles qui sont visibles de celles qui ne le sont pas en parlant dans un cas de schèma et dans l'autre d'idea), le fait d'être des « représentations », des « apparences », pour notre esprit.
Cette impression est confirmée par le verbe utilisé, proschrôntai.
Proschrôntai est la troisième personne du pluriel de l'indicatif présent moyen du verbe proschresthai, dans lequel le préfixe pros ajouté au verbe chresthai (« utiliser, se servir de ») introduit l'idée de « en plus, en outre », qui implique donc que ce qui est mentionné après comme « utilisé » n'est pas la seule chose qui est utilisée. Si les gens dont parle Socrate « se servent en outre des apparences vues », c'est qu'ils ne se servent pas que de ça. Et si, comme je viens de le dire, il a éprouvé le besoin de préciser que les eidè dont ils se servent en outre sont des eidè « visibles » alors qu'eidè renvoie naturellement pour ses contemporains au visible, c'est bien pour suggérer que les choses en plus desquelles ils utilisent des eidè qu'il a pris soin de qualifier de « visibles » sont elles aussi des eidè, mais des eidè qui, elles, ne sont pas visibles, mais seulement intelligibles.
Le Socrate de Platon ne cherche en effet pas à opposer une démarche, celle du premier sous-segment de l'intelligible, qui n'utiliserait que des « images » et donc des horômena eidè, des « apparences visibles », à l'exclusion de toute « abstraction », à une démarche, celle du second sous-segment de l'intelligible, qui n'utiliserait que des eidè intelligibles, des abstractions, sans aucune référence au sensible. Pas plus qu'il n'est possible, dans le segment du visible, de se trouver dans un contexte où on ne verrait que des images au sens du premier sous-segment du visible, c'est-à-dire que des ombres ou des reflets, car il ne peut pas ne pas y avoir aussi, visibles pour nous en même temps qu'eux, ce sur quoi se produisent ces ombres et ces reflets, et ce qui les produit, les objets dont ils sont ombres ou reflets, il n'est possible de penser sans avoir présentes à l'esprit des « abstractions » sous-jacentes aux mots de notre langage, qui ne renvoient pas tous à des réalités visibles et, comme va le dire ici Socrate, même celui qui a besoin de dessiner une figure pour s'aider dans ses raisonnements est capable de comprendre que la figure qu'il dessine n'est pas la réalité dont sont vraies les propriétés géométriques ou mathématiques qu'il met en évidence. Toute la question est de savoir jusqu'à que point chacun peut aller dans des raisonnements sur des réalités qui ne sont pas susceptibles d'être « visualisées » par des figures mais ne nous sont perceptibles par l'esprit que sous forme d'eidè exclusivement intelligibles, et quel degré de confiance il aura en de tels raisonnements, s'il acceptera de voir des réalités transcendantes derrière ces eidè ou ne les considérera que comme de simples mots.
Il est donc regrettable là encore que la plupart des traducteurs ne rendent pas ce pros- dans leur traduction : ainsi Chambry et Baccou (« ils se servent de figures visibles »), Dixsault (« ils se servent de formes visibles »), Cazeaux (« ils s'aident de figures visibles »), Karsenti/Prélorentzos (« ils se servent d'images visibles »), Leroux (« ils ont recours à des formes visibles »). (<==)
(35) « Se
font leurs raisonnements » traduit le grec tous logous poiountai.
Selon les dictionnaires, logous poieisthai est souvent une simple périphrase
pour legein, « parler ». Mais ici, cette expression associe à logos, mot déjà rencontré en 509d7-8 dans l'expression ana ton auton logon (cf. note 10) et en 510c7 dans l'expression logon didonai (cf. note 30), un autre des mots issus de la première formulation de Socrate en 510b4-9, le verbe poiein au moyen, qui, sous la forme poioumenè, constituait le dernier mot de toute cette réplique et dont nous avons vu dans la note 21 qu'il y jouait un rôle important, ce qui nous invite à mettre en regard ce tous logous poiountai (« ils se font les raisonnements/discours ») avec le tèn methodon poioumenè (« se faisant le plan de marche ») d'alors, et par la même occasion, avec le poièsamenoi hupotheseis (« s'en étant fait des soutiens ») de la réplique précédente, et aussi avec le logon didonai de cette même réplique, qui concerne justement les hupotheseis (« soutiens ») que se sont faits les gens que Socrate a pris comme exemples (géomètres et arithméticiens).
Notons pour commencer que le verbe poiein a un sens très concret : « faire, fabriquer, créer, produire », et qu'il est à la racine du mot poiètès, dont le sens premier est « créateur » ou encore « auteur » dans le sens le plus général avant d'en venir à désigner un « auteur » particulier, celui d'ouvrages, de logoi, écrits, initialement en vers, c'est-à-dire un « poète » (le mot français qui en est la transcription). Le fait que le verbe soit utilisé au moyen ajoute l'idée que la création, la fabrication, est faite dans l'intérêt personnel du sujet auquel il s'applique. Ainsi, on a vu à la note 28 que Socrate semblait opposer la démarche du second sous-segment de l'intelligible où l'on « se fait (soi-même) le plan de marche (tèn methodon poioumenè) » à travers les eidè (« apparences ») en vue d'atteindre un archèn anupotheton (« un principe directeur [qui n'est] pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose] »), sans avoir recours aux images (aneu tôn eikonôn), à la démarche du premier sous-segment où le « plan de marche », la « méthode » est plutôt imposée par la nature du problème posé, les propriétés inhérentes aux éléments « supposés (hupothemenoi) » au départ et les règles du raisonnement. Et c'est justement à propos des hupotheseis et pas de la methodon que, dans ce cas, Socrate avait employé le verbe poeisthai dans l'expression poièsamenoi hupotheseis (« s'en étant fait des soutiens ») : pour le géomètre ou l'arithméticien, la part de créativité qui lui revient n'est pas dans le chemin qui mène au résultat, mais dans le choix du problème qu'il cherche à résoudre et des données dont il part. Car même s'il est le premier à résoudre le problème qu'il s'est posé, il ne « crée » pas le chemin vers la solution, il ne fait tout au plus que le découvrir : celui qui, le premier, a « trouvé » que le carré double d'un carré donné était celui construit sur la diagonale du carré de départ (voir l'expérience
de Socrate avec l'esclave dans le Ménon) n'a pas « inventé » cette solution, ce n'est pas lui qui a décidé qu'il fallait multiplier la longueur du côté du carré inital par racine de deux et que c'était justement là la longueur de la diagonale, mais cette solution était imposée, à lui comme à tous par la nature même du carré et il n'a eu qu'à la « découvrir ». C'est justement pour cela qu'une fois trouvée, elle s'impose à tous. Il n'a fait que « baliser » par un raisonnement logique un « chemin » qui était là depuis toujours (ou plus précisément, qui est hors du temps).
Ce qu'ajoute ici Socrate, c'est qu'en plus de « se faire » des hupotheseis, il « se fait » aussi des logous, des discours, ou encore des raisonnements (le mot que j'ai retenu ici pour traduire logos, pour rester proche de « raison » que j'avais utilisé pour les occurrences précédentes, mais qui ne convient pas ici). Socrate nous rappelle donc ici que la pensée ne peut se traduire que dans des logoi (« paroles, discours »), qu'il s'agisse de logoi prononcés et audibles, ou d'un « discours » intérieur, puisque, dans le Théétète,
Socrate définit le penser (to dianoeisthai) comme « un
discours que l'âme elle-même parcourt de bout en bout avec elle-même
à propos de ce qu'elle examine (logon hon autè pros
autèn hè psuchè diexerchetai peri hôn an skopèi) »
(Théétète,
189e6-7). Qu'il s'agisse donc de raisonner en soi-même (logous poieisthai) ou de rendre des comptes aux autres (logon didonai), c'est toujours de logoi qu'il s'agit, ce qui introduit une problématique supplémentaire à côté de celle du voir et de celle du penser, celle du legein (« parler », le verbe dont dérive logos), celle du langage et des mots. Car qui dit paroles ou discours dit mots, et se pose donc la question du statut des mots à côté de la question du statut des eidè, les deux étant indissociables l'une de l'autre puisque justement on ne peut penser sans le secours des mots.
Or, il me semble que si le Socrate de Platon utilise ici cette expression spécifique qui associe le verbe très concret poieisthai à logous, c'est entre autres choses pour nous amener à réfléchir sur la matérialité du langage, sur le fait que les mots qui servent à « construire » des discours et des raisonnements (logoi) ne sont en fait que des créations de l'homme et, à ce titre, d'autres formes d'« images » de ce qu'ils servent à désigner, « images » pour les oreilles et non plus pour les yeux, images audibles et non plus visibles, mais toujours sensibles. Dans la description synthétique du second sous-segment, il a introduit les eidè, les « apparences » ; en introduisant maintenant dans l'explicitation du premier sous-segment, celui dans lequel on a besoin d'images, les logous, il veut nous amener à réfléchir sur le rapport entre eidè et logoi, entre les « apparences » que nous percevons grâce à notre nous (« intelligence ») avec ou sans l'aide des yeux et les mots que nous utilisons pour en parler ou y penser, ou plutôt pour désigner dans notre pensée ou dans nos propos ce que nous soupçonnons être à l'origine de ces eidè, et donc prendre conscience de la distinction entre la « chose » elle-même et l'idea que l'on peut en avoir en tant qu'homme, c'est-à-dire d'animal doué de logos, l'« apparence » qu'elle a pour un esprit/intelligence (nous) humain. (<==)
(36) « Réfléchissant » traduit le grec dianooumenoi, participe présent moyen au nominatif masculin pluriel de dianoeisthai.
Le verbe dianoeisthai, dans lequel on retrouve le préfixe dia-
(« à travers », « jusqu'au bout ») et le verbe noein,
dérivé de nous, « esprit, intelligence », au moyen,
veut dire « penser, concevoir, avoir dans l'esprit, réfléchir ». J'ai cité dans la note précédente la définition que donne Socrate du dianoeisthai dans le Théétète, selon laquelle c'est un logon (« discours ») de l'âme avec elle-même. Avec ce verbe, Socrate commence à introduire dans la discussion des termes construits sur la racine nous, qui est aussi celle de noèton, le terme servant à désigner le segment que l'on cherche ici à diviser. Mais ce vocabulaire est plus problématique que celui relatif au visible. Tout le monde sait, ou croit savoir, ce que c'est que « voir (horan) », au point que la tendance spontanée est même d'étendre les termes relatifs au voir au registre de la pensée et d'employer des mots dérivés des diverses formes du verbe voir, comme eidos et idea, pour parler de ce que l'on saisit par le nous. Par contre, dans le registre de la pensée, le mot nous lui-même est assez ouvert, puisqu'il peut désigner aussi bien ce qui, dans le registre de la pensée, pourrait correspondre à l'organe de la vue dans le registre du visible, l'esprit qui nous rend aptes à penser, que la faculté qui résulte de l'existence de cet « organe », la faculté de penser ou intelligence, ou même la pensée elle-même, voire une pensée particulière, ou encore la qualité qui résulte de cette aptitude bien utilisée, l'intelligence en tant que qualité et non plus que faculté bien ou mal utilisée. Et de cette multiplicité de sens découle la multiplicité de sens du verbe qui dérive de nous, noein, qui peut aussi bien vouloir dire « penser, méditer » que « comprendre » ou « avoir dans l'esprit », ou encore « faire preuve de bon sens ».
Ici, le verbe utilisé par Socrate est un composé de noein, dianoeisthai, qui est formé à partir de noein de la même façon que dialegesthai, un verbe que nous allons bientôt trouver dans la bouche de Socrate pour l'explicitation du second sous-segment, à partir de legein (« parler »). Si l'on s'en tient aux dictionnaires, le sens de dianoeisthai n'est pas très différent de celui de noein. On peut penser qu'ici, Socrate utilise ce verbe, de manière cohérente avec la définition qu'il en donnera dans le Théétète (cf. Théétète, 189e4-190a6), pour désigner l'activité intérieure qui est celle d'une personne réfléchissant pour résoudre un problème, c'est-à-dire faisant marcher son intelligence pour progresser vers la solution de ce problème « à travers (dia-) » tout un raisonnement qui se traduira par des logoi à l'aide de mots pensés ou prononcés.
Ainsi comprise, cette activité n'est pas plus spécifique à l'un des sous-segments du noèton que le voir ne l'est à l'un des sous-segments du visible : c'est la même faculté de voir qui nous permet de voir des ombres et des reflets ou ce dont ces ombres et ces reflets sont des « images » ; de même, c'est la même faculté de penser qui nous permet de penser les horômena eidè (« apparences vues », voir note 34) suscitées dans notre esprit par des données issues de la vue et de penser les nooumena eidè, les « apparences » seulement accessibles par la pensée.
Mais nous verrons dans la suite de la discussion qu'il y a peut-être une autre manière plus restrictive de comprendre dianoeisthai (et le nom associé dianoia qui va bientôt apparaître dans la bouche de Socrate) qui, sans être en contradiction avec ce qui vient d'être dit, en restreint la portée au seul premier sous-segment de l'intelligible.
Il n'en reste pas moins qu'à ce point de la discussion et du fait du large registre de sens de ce terme, rien ne permet encore de faire du dianoeisthai l'opération propre du premier sous-segment de l'intelligible. (<==)
(37) « Ressemblent » traduit le grec eoike, forme du verbe eoikenai, « être semblable, ressembler », dont dérive, via le participe eikôs, le mot eikôn, « image », utilisé par Socrate dans sa première formulation. (<==)
(38) Socrate reprend ici l'expression tous logous poiesthai (le texte grec est tous logous poioumenoi, participe présent au nominatif masculin pluriel) qu'il avait déjà utilisée deux lignes plus haut (cf. note 35), en semblant dire à peu près le contraire de ce qu'il disait au début de la réplique avec cette même expression quant à l'objet des logous que se font les géomètres. Mais si l'on regarde attentivement le texte, on remarque qu'il a changé la préposition qui en introduit le complément, et c'est ce changement qui fait qu'il ne se contredit pas : la première fois, les logous étaient peri autôn, « sur elles » (les horômenois eidesi, « apparences vues »), cette fois-ci, ils sont tou tetragônou autou heneka, « par rapport au carré lui-même » (qui n'est pas même un eidos, mais ce dont l'eidos intelligible du « carré lui-même », être mathématique abstrait hors du temps et de l'espace, est l'« apparence » dans notre esprit). Peri est une préposition à connotation spatiale, dont le sens premier est « autour de », alors que heneka, dont le sens est « à cause de, en faveur de, par rapport à », renvoie à un rapport abstrait entre deux termes sans aucune connotation spatiale ou temporelle. Socrate dit donc pour commencer que le géomètre fait ses raisonnements peri (« autour de ») ses figures tracées sur le sable ou sur une tablette de cire, y compris au sens le plus « physique » du terme (il tourne autour pour les tracer et les examiner, ou bien lui et ses auditeurs/élèves sont placés en cercle autour de ces figures), pour préciser dans un second temps que ses raisonnements sont en fait « par rapport» à autre chose que ces figures, « au profit » ou « en faveur » d'autre chose qui est en dehors du temps et de l'espace, de cela seul dont les propriétés démontrées sont vraies, puisque elles ne sont pas vrai stricto sensu des figures approximatives qu'il a tracées, mais seulement des êtres mathématiques abstraits qu'elles illustrent (on se rappellera ici la formule qui définit la géométrie comme « l'art de raisonner juste sur des figures fausses »). Le logos a donc le pouvoir de parler non seulement de ce qui est accessible par la vue, mais aussi de ce qui n'est appréhendable que par l'esprit et de nous permettre d'exprimer des vérités non seulement sur ce que nous voyons, mais aussi sur cela même qui, bien que non visible et hors du temps et de l'espace, est à la source de certaines des eidè, des « apparences » que notre esprit perçoit. (<==)
(39) Le choix comme exemples du « carré lui-même (tou tetragônou autou) »
et de la « diagonale elle-même (diametrou autès) »
nous renvoie au Ménon et à l'expérience
avec l'esclave (Ménon, 80d-86d), à laquelle j'ai déjà fait allusion par anticipation dans les notes précédentes, où Socrate propose
au jeune accompagnateur de Ménon de trouver le carré double en
surface d'un carré donné, et finit par lui faire découvrir
que c'est le carré construit sur la diagonale du premier carré.
Sur tous les problèmes que pose ce texte et sur l'interprétation que
donne Socrate de cette « expérience » à l'aide de la soi-disant
« théorie de la réminiscence », qu'il vaudrait mieux appeler
« mythe des réincarnations », voir les notes à
ma traduction de cette partie du Ménon.
Ceci étant dit, notons que
to tetragonon auton (« le carré lui-même ») n'est pas la même chose que to tou tetragonou eidos (« l'apparence du carré »), ni même que to tou tetragonou idea (« l'apparence intelligible du carré »), expressions que n'emploie pas Socrate ici. Le « carré lui-même », ou la « diagonale elle-même », ce sont les réalites transcendantes hors du temps et de l'espace dont les carrés dessinés sont des images et dont notre esprit, du fait de sa constitution, de ses capacités et de ses limites en tant qu'esprit humain (et non pas des particularités et des imperfections de l'intelligence propre de tel ou tel individu plus ou moins doué), ne peut percevoir que l'« apparence », l'idea. C'est ce dont sont vraies les propriétés qui seront démontrées « par rapport (heneka) » au carré. Toute la question est alors de savoir ce que chacun de nous, du fait des limites propres de son esprit, est capable de percevoir de cette idea du « carré lui-même » (ou de tout autre « abstraction ») et de sa « richesse (ousia) » au-delà de l'apparence purement visuelle, le schèma, que nous en suggèrent les images visibles que nous en faisons, et surtout si nous sommes capables de réaliser que le carré lui-même n'est ni l'image que nous en dessinons, ni même la représentaiton mentale que nous nous en faisons. Et si nous essayons de penser le carré sans lui donner une dimension, sans nous représenter mentalement une image plus ou moins précise de carré dessiné, sans « voir » quatre côtés égaux et quatre angles droits, n'y a-t-il pas un risque que ce à quoi nous pensons ne soit plus rien du tout ou ne soit plus qu'un simple mot ?
Que le géomètre sache, lorsqu'il fait sa démonstration, que le carré qu'il dessine est choisi arbitrairement, qu'il n'est qu'approximativement un « carré » et que sa démonstration ne s'applique pas à lui à proprement parler, et encore moins à lui tout seul, mais à n'importe quel carré, est une chose, mais cela ne veut pas dire qu'il a une claire compréhension de la nature de ce à quoi s'applique sa démonstration, ni même qu'il ait envie de se poser ce genre de questions. En fait, on peut même penser que c'est là-dessus en particulier que, comme l'a dit Socrate, il estime ne pas avoir à rendre de comptes (logon didonai, cf. note 30). Il fait sa démonstration sur « le carré » et de fait, le mot lui suffit, sans qu'il cherche à savoir quel est le statut ontologique de ce qui se cache derrière. Qu'est-ce que « le carré » qui n'est aucun carré particulier mais qui les est en quelque sorte tous à la fois ou, si l'on préfère, qui est leur modèle à tous, et qui pourtant n'a ni position précise ni dimension spécifique ? « Où » est-il ? Et cette question a-t-elle même un sens à son propos ? Ce sont là des questions qui n'intéressent pas le géomètre en tant que tel. Les questions qui l'intéressent et auxquelles il sait répondre sont de ce genre : « j'ai construit une maison carrée et je voudrais maintenant en construire une autre, deux fois plus grande, mais toujours carrée ; quelle taille dois-je donner aux côtés de ma maison ? » À cela, il saura répondre : « quelle que soit la taille de votre première maison, mesurez avec une corde, par exemple, la diagonale du carré qu'elle forme et prenez cette mesure comme taille des côtés de votre nouvelle maison. » (<==)
(40) « Ils
façonnent » traduit le grec plattousin, et « ils
dessinent », le grec graphousin. Le verbe plattein signifie
au sens premier « façonner, modeler » en parlant d'un artisan
travaillant la cire, l'argile ou tout autre matière malléable
(c'est le verbe qui est à la racine du mot français « plastique »),
mais il peut aussi s'employer au sens figuré au sens de « former »
une personnalité par l'éducation, ou de « façonner »
avec art des discours travaillés, ou encore au sens de « fabriquer »
des mensonges. Dans le contexte, où l'on va parler des « ombres »
et « images » que les résultat de ce « façonnage »
produisent, il doit s'agir de « façonner » avec de la cire, ou
avec quelque autre matière, des modèles en trois dimensions de
solides géométriques comme des cubes ou des sphères. Graphein,
quant à lui, signifie au sens primitif « égratigner, érafler »,
et, à partir de là, « dessiner » ou « écrire », et renvoie donc aux dessins que fait le géomètre des figures sur lesquelles il raisonne.
En utilisant ces verbes très concrets, Socrate veut insister sur le caractère matériel des images dont se servent les géomètres, ou les arithméticiens qui tracent des chiffres pour faire leurs opérations ou utilisent des boules ou des cailloux pour les représenter, en les assimilant même aux ouvrages de l'art humain de fabrication d'images, puisque ces deux verbes renvoient aux deux arts majeurs que sont la sculpture et la peinture.
Et dans un contexte où il vient d'être question à deux reprises de logous poieisthai (« fabriquer/faire des discours/raisonnements »), on peut aussi remarquer que ces verbes pourraient ne pas concerner que les dessins de figures ou de chiffres faits par ceux dont parle Socrate, mais aussi leurs discours qu'ils « fabriquent » en les façonnant (plattein) avant de les écrire (graphein), et que leur emploi pourrait donc être aussi de la part de Socrate une manière de nous rappeler discrètement que les mots aussi sont des créations humaines et des « images ». (<==)
(41) Même si l'on en reste à l'idée que graphousin ne renvoie qu'à des tracés « mathématiques », il n'en reste pas moins que ces tracés, que ce soit dans la cire ou sur le sable, ne sont visibles que par les reliefs producteurs d'ombres que créent dans la matière meuble les instruments de traçage, et que, si ces tracés sont faits sur des tablettes de cire, par exemple, on peut ensuite en voir des images, avec celles de la tablette, dans toute surface réfléchissante. Et ceci est a fortiori vrai de sculptures et de peintures. Ces « images » ne sont donc pas dans le premier sous-segment du visible, mais bien dans le second, comme toute autre « image » fabriquée par l'homme, qui entre dans la catégorie du skeuaston (cf. note 17), et Socrate insiste encore un peu plus en en donnant pour preuve le fait qu'elles peuvent elles-mêmes donner naissance à des image du premier sous-segment du visible en produisant des ombres ou en donnant naissance à des reflets. (<==)
(42) « Voir » traduit le grec idein, la forme verbale la plus proche d'idea, « idée », qui n'est pas utilisé ici. Idein signifie au sens premier « voir avec ses yeux » et peut aussi avoir le sens figuré de « voir avec les yeux de l'esprit », si bien que son utilisation ici par Socrate, pour parler de l'accès à des choses dont il va nous dire qu'elles ne sont « visibles » (seconde utilisation de idein sous la forme idoi, optatif, qui, là, ne peut se comprendre qu'au sens figuré) qu'à l'aide de la dianoia (traduit par « réflexion » à la fin de la phrase) est ambiguë car on peut aussi bien le prendre au sens propre, comme voulant dire que ces personnes qui ont besoin d'images pour servir de « soutiens » à leurs raisonnements prouvent ainsi qu'elles voudraient voir avec leurs yeux ce qui ne peut se « voir » qu'avec les « yeux » de l'esprit, et donc que leur recherche est vouée à l'échec et qu'elles montrent ainsi les limites de leur intelligence, que le prendre comme le idoi qui suit, au sens figuré et comprendre que Socrate veut dire qu'ils cherchent ainsi à atteindre ce qui ne peut être atteint que par la pensée, sans exclure qu'ils y parviennent. (<==)
(43) « Réflexion » traduit le grec dianoia, dernier mot de cette réplique de Socrate, qui est le nom d'action dérivé du verbe dianoeisthai dont il a été question à la note 36. En déclarant ici que les réalités de l'ordre intelligible ne peuvent être « vues » qu'à l'aide de la dianoia, sans prendre d'ailleurs la peine de préciser ce qu'il met sous ce mot de sens assez ouvert (cf. la fin de la note 36), Socrate semble pour l'instant faire de celle-ci l'équivalent de la vision dans le domaine du noèton. Ce faisant, Il veut sans doute nous amener à nous demander pourquoi nous ne faisons aucune difficulté à accorder l'existence à ce que nous voyons mais que nous sommes réticents à accorder l'existence à ce que nous offre notre réflexion dès lors qu'on ne peut l'associer à quelque chose de « visible », alors même que, d'une part, ce que nous désignons par des noms pour décrire ce que nous voyons n'est pas à proprement parler ce que nous voyons, qui se limite à des taches de couleurs, mais des abstractions dégagées de ces impressions sensibles par notre réflexion, à l'aide d'un processus devenu dans la plupart des cas automatique et inconscient avec l'âge (un nom dit « commun » désigne par nature un ensemble d'êtres similaires constituant les instances multiples d'un même eidos, cf. République X, 596a6-7, déjà mentionné en note 21), et qu'en plus, ce n'est pas la vue à elle seule qui nous conduit à accorder une telle confiance à ce qu'elle nous offre à voir, mais, si l'on y réfléchit bien, le toucher, qui seul garantit le caractère « tangible » (mot dérivé du verbe latin tangere, qui signifie « toucher ») de ce que l'on voit, là encore en résultat d'un processus qui a pris place dans les premières années de notre vie et qui nous a appris que la plupart des « choses » que l'on voit, on peut aussi les toucher, soit en étendant les mains si elles sont assez proches, soit en se déplaçant vers elles si elles sont plus lointaines, et que nous avons inconsciemment généralisé au fil des ans en admettant implicitement que c'est la distance seule qui peut dans certains cas nous empêcher de toucher certaines des choses que nous voyons, comme le soleil et les étoiles. Et c'est d'ailleurs ce même processus qui nous a appris à distinguer les choses elles-mêmes de leurs ombres et de leurs reflets, c'est-à-dire à faire la différence entre la vue directe et la vue indirecte, c'est-à-dire entre les deux processus visuels par lesquels Socrate a distingué les deux sous-segments du segment du visible : si je cherche à toucher l'image de moi ou de ma mère qui me tient dans ses bras devant la glace, ce n'est pas moi ou elle que je vais toucher, mais la surface du miroir, qui n'a ni la même texture, ni la même température, ni la même extension spatiale ; bref, ma main ne ressentira pas les mêmes sensations si je caresse le bras ou le visage de ma mère et si j'en caresse l'image sur le miroir, c'est-à-dire en fait le miroir en suivant tant bien que mal les contours de ce qui n'est qu'une image et qui est donc incapable de guider mes mouvements au toucher comme le ferait le « vrai » visage ou le « vrai » bras de ma mère.
Une des raisons qui peut nous faire accorder plus de confiance à la vue qu'à la réflexion est que la vue s'impose à nous « de l'extérieur » (c'est du moins le sentiment que nous en avons), alors que la réflexion nous semble être un processus se déroulant à l'intérieur de nous et dont nous pensons susciter le déroulement : nous ne choisissons pas ce que nous voyons « autour » de nous et nous avons appris, là encore avec l'âge, que, si d'autres personnes sont dans le même lieu que nous, elles voient la même chose que nous, alors que nous croyons être maîtres de notre réflexion, et nous savons que les autres ne « lisent » pas dans nos pensées et ne peuvent savoir, même en étant près de nous, ce à quoi nous pensons, si nous ne l'explicitons pas par des paroles. Mais en fait, ce n'est que grâce au langage, et donc à la réflexion, que nous pouvons savoir que ceux qui sont à côté de nous « voient » les mêmes choses que nous, et ce que nous leur désignons pour nous en assurer, à l'aide des mots que nous utilisons, ce sont justement des eidè et non pas des perceptions visuelles que nous transmettrions à leurs yeux pour qu'ils les comparent à leurs propres perceptions. Car la vue sans la réflexion qu'elle suscite et le logos qui permet d'en rendre compte n'est pas différente des sensations que produit sur un taureau le chiffon rouge qu'agite devant ses yeux un toréador et qui le font s'agiter en tous sens sans comprendre ce qui se passe et tomber sous le pouvoir de celui qui le mène par le bout du museau pour finir par le tuer. Et c'est exactement de la même façon que, par le dia-logos, nous pouvons comparer nos pensées, nos réflexions, et même les mener en commun, comme ne cesse de le faire le Socrate de Platon, si bien qu'il n'y a pas plus de raison objectives de croire que, parce que nous sommes d'accord sur ce que nous voyons (ce qui veut seulement dire que nous mettons les mêmes mots sur ce que nous supposons être les mêmes perceptions visuelles), cela prouve que ça existe, que de douter de l'existence de ce sur quoi nous réfléchissons ensemble mais qui n'est pas appréhendé par notre vue (et surtout notre toucher).
Il y a, pour Platon, un lien très étroit entre logos, et plus spécifiquement dia-logos, et dianoia, comme on s'en rendra compte en relisant Sophiste, 263e3-8, où l'étranger définit la dianoia comme un dialogos intérieur de l'âme avec elle-même, reprenant presque la formulation de Socrate en Théétète, 189e4-190a6, à laquelle je renvoyais dans la note 36, à ceci près que Socrate définit le dianoeisthai (le verbe dont dérive dianoia) en le décrivant comme un logon intérieur de l'âme, alors que l'étranger définit la dianoia (le nom d'action dérivé du verbe dianoeisthai) en en faisant un dialogos intérieur de l'âme. Au-delà de ces différences de détail, ce qui est important dans ces deux séries de termes, dia-logos/dia-legesthai et dia-noia/dia-noeisthai, c'est le préfixe dia- qu'ils ont en commun et qu'il faut prendre dans toutes ses résonnances : il évoque à la fois une idée de moyen (c'est « au moyen » du logos, « au moyen » du nous, que nous pouvons rendre raison de nos perceptions sensibles et intelligibles et justement les rendre intelligibles), une idée de séparation (c'est en sachant distinguer les unes des autres nos perceptions que nous pouvons les concevoir comme des entités distinctes, les identifier individuellement et les nommer convenablement), une idée de réciprocité (c'est dans l'échange avec d'autres, le dia-logos, ou avec soi-même, la dia-noia, que nous donnons sens à ce que nous percevons) et celle de « traversée » (dia dans le sens de « à travers ») d'un « espace » de sens qui nous renvoie à un au-delà (des mots aussi bien que des pensées) que les mots et les pensées cherchent à appréhender (les « êtres eux-mêmes » que nous voyons ou sur lesquels nous réfléchissons) sans que nous ayons la certitude de les saisir tels qu'ils sont, ou plutôt, si nous avons bien compris les limites du logos aussi bien que de nos perceptions sensibles, en ayant la certitude que nous n'en saisissons que des « apparences », des eidè, soit visibles/sensibles, soit intelligibles.
Pour en revenir à notre texte, ce que veut nous faire percevoir ici Socrate, c'est que les géomètres, grâce au caractère simple et « schématique » des concepts qu'ils manipulent, et indépendamment de la complexité des problèmes qu'ils cherchent à résoudre sur ces concepts simples, ont en main tout ce qu'il faut pour comprendre les mécanismes de la pensée et du discours et n'auraient qu'un pas de plus à faire pour y parvenir. En fait, ils se tiennent à un point où, selon qu'ils se tournent d'un côté ou de l'autre, selon qu'ils se contentent de chercher à résoudre les problèmes qu'on leur a posés ou qu'ils se sont posés en « redescendant » vers une teleutè mortifère ou qu'ils cherchent à comprendre ce sur quoi ils travaillent et ce qui rend possible pour eux ce travail, c'est-à-dire font un pas de plus vers le « haut », vers l'abstraction et la compréhension d'eux-mêmes en tant qu'animaux dotés de ces capacités, ils restent des géomètres guère plus avancés que les arpenteurs dont ils ont pris le nom (geometrès en grec signifie « mesureur de la terre (gè) »), même si leurs élucubrations peuvent en mettre plein la vue aux profanes, ou ils font un grand pas vers l'état de philosophoi, quitte à perdre leurs admirateurs. Comme je l'ai déjà laissé entendre dans la note 21, c'est exactement cela que voulait signifier la formule dont on dit qu'elle était gravée sur le fronton de l'Académie, ageômetrètos medeis eisito (« que pas un [qui est] inapte à la géométrie n'entre [ici] » (voir sur cette formule et ses sources, la page qui lui est consacrée dans la foire au questions de ce site) : si l'on n'est pas capable de percevoir que les constructions géométriques sur lesquelles on raisonne ne sont pas les figures qu'on utilise comme « soutiens (hupotheseis) » de nos raisonnements et qu'elles ne sont accessibles que par la dainoia, pas par la vue qui ne nous en donne que des approximations, ce n'est pas la peine d'aller plus loin sur la voie de l'abstraction et de la philosophia, car on sera encore moins capable d'admettre l'existence du beau dont une belle fille nous donne un exemple !
Et il y a fort à parier que Platon a donné à son analogie des colorations géométriques
en parlant de ligne segmentée et y a utilisé des expressions qui pouvaient avoir une connotation technique en géométrie, comme ana ton auton logon (cf. note 10), pour mettre à l'épreuve ses lecteurs et séparer ceux qui en resteraient au niveau de la géométrie en se focalisant par exemple sur la question de savoir si les deux segments sont isa (« égaux ») ou anisa (« inégaux ») (cf. note 8), et sur la signification que peut avoir cette (in)égalité, de ceux qui sauraient voir qu'il ne s'agissait que d'images, d'ana-logies, qu'il fallait dépasser pour comprendre ce qu'il cherchait à nous faire découvrir, par et au-delà de la géométrie, et voir que le logon dont il était question n'était justement pas géométrique. (<==)
(44) « Eh bien, je disais en effet intelligible cette apparence, mais
l'âme contrainte de/se contraignant à se servir de soutiens dans sa recherche sur elle » traduit le grec touto toinun noèton men to eidos elegon, hupothesesi d' anagkazomenèn psuchèn chrèsthai peri tèn zètèsin autou. Si tous les traducteurs ignorent joyeusement l'indétermination qu'on retrouve ici, après l'avoir déjà rencontrée sur la forme anagkazetai du même verbe anagkazein en 510b5 (cf. note 21), sur la manière dont il faut lire le participe anagkazomenèn, comme un moyen ou comme un passif, il ne sont par contre pas d'accord entre eux sur la manière dont il faut comprendre ce membre de phrase et donc sur le sens général de cette réplique de Socrate (voir à la fin de cette note les diverses traductions que j'ai consultées), et la source de leur difficultés n'est pas d'ordre grammatical, mais a plus à voir avec le sens qu'il faut ici donner à eidos. Grammaticalement en effet, la phrase s'analyse assez simplement : un verbe principal avec sujet implicite, elegon (1ère personne du singulier de l'imparfait de l'indicatif actif du verbe legein), « je disais », commande deux séries de doubles compléments à l'accusatif opposés par men... de... (le de étant élidé en d' devant la voyelle initiale de angkazomenèn), le premier complément indiquant dans chaque cas de quoi Socrate « disait » quelque chose et le second ce qu'il en disait ; le premier groupe de deux compléments est constitué de touto to eidos (« cette apparence ») en tant que ce dont il dit quelque chose et de noèton (« intelligible ») en tant que qualificatif appliqué à ce dont il parle ; le second groupe est constitué de psuchèn (« l'âme ») en tant que ce dont il dit quelque chose, et de tout le reste de la réplique, constitué de participes successifs (anagkazomenèn, « contrainte de/se contraignant à » ; ouk iousan, « n'allant pas » ; chrômenèn, « se servant de ») complétés chacun par des membres de phrase plus ou moins complexes (dans le cas du premier participe, auquel je me suis arrêté ici, anagkazomenèn est complété par la proposition infinitive
hupothesesi chrèsthai peri tèn zètèsin autou (« se servir de soutiens dans sa recherche sur elle »). Le problème est que cette traduction naturelle ne satisfait pas les traducteurs qui voudraient que chaque sous-segment soit constitué d'une « population » distincte et que Socrate soit ici en train de distinguer une « sorte/espèce/genre (leur compréhension de l'eidos utilisé ici par Socrate) » de noèta (« intelligibles ») « peuplant » le premier sous-segment de l'intelligible (les « objets mathématiques ») qui s'opposerait à une autre « sorte/espèce/genre » peuplant le second sous-segment de l'intelligible (les « formes/idées » au sens noble). Et cette tentation remonte à loin puisqu'elle a laissé des traces dans la tradition manuscrite, certains manuscrits donnant noètou (génitif) au lieu de noèton (accusatif), ce qui en fait un complément de nom de touto to eidos et force la traduction par « cette sorte d'intelligible », mais, du coup, déséquilibre la construction grammaticale de la phrase en empêchant que elegon puisse s'appliquer aux deux groupes opposés par men... de..., ce qui laisse toute la seconde partie de la réplique, à partir de hupothesesi d' sans verbe principal.
Mais même pour ceux qui respecte la structure grammaticale de la phrase, l'idée que Socrate décrit une catégorie distincte d'intelligibles n'est pas perdue pour autant, du fait du
anagkazomenèn (« contrainte »), qui, lu comme un passif plutôt que comme un moyen, leur redonne la possibilité de supposer deux catégories distinctes d'intelligibles en situant dans la nature même des intelligibles en cause la « nécessité » (anagkè, racine du verbe anagkazein) qui impose la méthode de raisonnement qui serait alors propre à ces intelligibles et exclusive de tout autre pour les appréhender. Pour eux, au vu des deux précédentes répliques de Socrate, ce dont il est question ici c'est de la méthode de raisonnement hypothético-déductive des géomètres et autres mathématiciens, impliquée par les exemples géométriques précédemment utilisés par Socrate et par des expressions comme hupothesesi chrèsthai compris comme signifiant « se servir d'hypothèses » en donnant au mot « hypothèses » son sens moderne et spécifiquement mathématique, et, dans cette perspective, ils en viennent à considérer les « objets mathématiques » comme une catégorie particulière de noèta dont ils font la « population » du premier sous-segment de l'intelligible, réservant les concepts moins faciles à cerner mais plus « nobles » comme le beau, le juste, le bien, au second sous-segment.
Mais y a-t-il quoi que ce soit dans les propos antérieurs de Socrate qui suggère que les exemples géométriques qu'il utilise sont plus que des exemples, que le mode de raisonnement qu'il décrit ne concerne que les géomètres et les mathématiciens, et surtout qu'il est le seul utilisable pour réfléchir sur des concepts comme le carré et la diagonale ? Certes non ! Je dirais même qu'au contraire, tout son discours antérieur suggère qu'il est parfaitement possible de raisonner sur les concepts mathématiques en philosophos et non en mathématicien, et qu'il en donne justement un exemple par son discours, où il parle du « carré lui-même (tou tetragônou autou) »
et de la « diagonale elle-même (diametrou autès) » et insiste sur le fait qu'il s'agit de concepts « qu'on ne peut voir que par la réflexion ». Et plusieurs éléments de ses deux précédentes répliques accréditent l'idée qu'il faut lire anagkazomenèn, et donc le anagkazetai de 510b5 dont il est la reprise, comme un moyen et non comme un passif : il nous y présente en effet les géomètres comme posant comme évidents les concepts qu'ils prennent pour point de départ de leurs raisonnements (les hupotheseis comprises comme « soutiens », comme ce que l'on « suppose » dans l'énoncé du problème, cf. note 21) et comme refusant d'en logon didonai, d'en rendre raison (sur l'expression logon didonai, voir la note 30). Bref, ce sont bien eux qui s'interdisent certains types de questionnements et qui s'obligent à ne faire que des raisonnements déductifs « descendant » à partir des données « supposées » au départ, et qui s'interdisent de remonter plus haut que ces hupotheseis vers des principes ; mais rien ne dit qu'il n'est pas possible à d'autres de logon didonai de ces concepts que sont le carré, la diagonale, etc. en acceptant de mettre en doute leur supposée « évidence » et en privilégiant un autre type de démarche, comme le fait justement Socrate en distinguant le carré lui-même des images sensibles de carrés dont ont besoin les géomètres pour mener leurs raisonnements déductifs.
En fait, la difficulté qu'éprouvent les traducteurs ici est directement liée à celle qu'ils éprouvaient face à horômenois eidesi, qui ouvrait en 510d5 sa réplique précédente (sur cette expression et les difficultés qu'elle pose aux traducteurs, voir la note 34), car les deux expressions, noèton eidos ici et horômena eidè (au datif horômenois eidesi) dans la réplique précédente, se renvoient l'une à l'autre, si bien que, si l'on n'a pas compris la première, ou pas accepté le sens naturel qu'il faut lui donner, on ne peut pas voir que l'autre y renvoie, ni comprendre pourquoi l'une est au pluriel, celle concernant le visible, et l'autre au singulier, celle concernant l'intelligible. Ce n'est pas pour signifier qu'il n'y aurait qu'un seul eidos qui serait noèton dans tout ce dont a parlé Socrate auparavant, où il a mentionné à la fois le « carré lui-même (tou tetragônou autou) »
et la « diagonale elle-même (diametrou autès) », mais pour suggérer que, par rapport à chaque terme que mentionne le géomètre, carré, diagonale, ou tout autre objet géométrique qu'il met en œuvre dans ses raisonnements, il y a une multiplicité d'images qui peuvent en être données et qui produiront en nous des horômena eidè distinctes par leur taille, leur position, leur orientation, la matière dans laquelle elles sont tracées, etc., mais que toutes renvoient à un unique noèton eidos qui est la perception par notre esprit de l'idea sous-jacente à ce terme, l'idée de carré, ou de diagonale, ou de quoi que ce soit d'autre. Ainsi, pour faire trouver à l'esclave de Ménon la solution au doublement du carré, Socrate est amené à tracer sur le sol au moins quatre carrés qui forment ensemble un cinquième carré quatre fois plus grand que chacun des quatre premiers et quatre diagonales, qui forment ensemble un sixième carré, deux fois plus grand que chacun des quatre premiers ; mais tous sont des « images (eikones) » dans le monde visible du « carré lui-même », unique et hors du temps et de l'espace, qui sustite en nous cette « idée de carré », unique elle aussi dans notre esprit. Et cet unique noèton eidos est celui « en plus » duquel (voir la note 34 sur le pros- de la forme verbale proschrôntai dont tois horômenois eidesi est le complément) les géomètres « utilisent » les multiples horômena eidè autour (peri, voir note 38) desquelles ils construisent leurs raisonnements. Mais comment comprendre que Socrate éprouve ici le besoin de préciser à propos de quoi il parle de noèton eidos (« apparence (au singulier) intelligible ») quand on refuse de voir qu'il parlait auparavant de horômena eidesi (« apparences (au pluriel) visibles ») ?...
S'il faut supposer des « populations » différentes accessibles aux deux démarches correspondant aux deux sous-segments de l'intelligible, c'est seulement que tous les intelligibles ne sont pas accessibles par la première démarche, mais seulement ceux qui sont susceptibles d'« images » visibles, ce qui inclut non seulement les objets de la géométrie de du calcul représentables par des figures, mais aussi tous les êtres visibles du second sous-segment du visible : êtres vivants et objets fabriqués, ou plus précisément, toutes les « idées » que matérialisent ces êtres, les hommes, qui sont des « images » de l'Homme, les lits, qui sont des « images » du Lit, etc., mais exclut des « idées » comme celle du beau, du juste, et surtout du bien. Mais après tout, dans l'ordre visible, toutes les réalités sensibles ne sont pas susceptibles de produire des ombres et des reflets : ainsi il n'y a pas d'ombres ou de reflets du vent, tout au plus du mouvement qu'il produit dans les plantes ou des tissus, pas d'ombres ou de reflets de sons ou d'odeurs, et pourtant nul ne conteste la réalité de ces choses. Reste que tout ce qui peut donner des ombres ou des reflets fait partie de ce qui est accessible dans le second sous-segment du visible. Et de même, dans le registre de l'intelligible, tout ce qui est accessible par la démarche du premier sous-segment l'est aussi par la démarche du second. Mais la démarche du second sous-segment donne accès en plus à des réalités qui ne sont pas accessibles à la démarche du premier, et qui se trouvent justement être les plus importantes pour la conduite de notre vie.
Voici pour finir la traduction de ce membre de phrase chez les divers traducteurs que j'ai consultés, avec, entre parenthèses à la suite, le rappel de leur traduction du tois horômenois eidesi proschrôntai de 510d5, et, en rouge dans chaque traduction, les mots servant dans chaque cas à traduire eidos.
- Chambry (Budé) : « Voilà ce que j'entendais par la première classe des choses intelligibles, où, dans la recherche qu'il en fait, l'esprit est obligé d'user d'hypothèses, sans aller au principe... » (510d5 : « ils se servent de figures visibles ») : Chambry opte résolument pour un découpage de « populations » entre les divers sous-segments, en ajoutant un « première » qui n'est pas dans le grec devant « classe » par lequel il traduit eidos et en traduisant comme s'il lisait le génitif noètou alors que dans le grec, il donne la leçon noèton. Pour lui, c'est donc bien la nature des intelligibles considérés qui impose le mode d'appréhension que nous pouvons en avoir et non pas l'homme qui choisit de ne pas chercher plus loin que les « soutiens » sur lesquels il s'appuie, ou qui en est incapable du fait des limitations de son esprit. S'il traduit eidos de manière différente ici et en 510d5, il ne donne à aucune de ces deux occurrences un sens spécifiquement « platonicien » qui renverrait à la supposé « théorie des formes/idées ».
- Robin (Pléiade) : « Ainsi donc, tandis que je disais intelligible cette façon de penser, d'un autre côté, je disais que, pour y conduire sa recherche, l'âme est contrainte de recourir aux hypothèses... » (510d5 : « ils font en outre usage de figures visibles ») : la traduction d'eidos par « façon de penser » laisse rêveur, surtout quand c'est pour en venir à qualifier cette « façon de penser » d'« intelligible » ! Que serait une façon de penser qui ne serait pas intelligible ? Une pensée inintelligible ? Est-ce à dire que pour Robin, le problème que se poserait ici Socrate serait de distinguer les personnes qui savent raisonner de celles qui tiennent des propos inintelligibles ?!... Mais alors, que restera-t-il pour le second sous-segment de l'intelligible ?... Et en 510d5, il traduisait eidos comme s'il lisait schèma.
- Baccou (GF90) : « Je disais en conséquence que les objets de ce genre sont du domaine intelligible, mais que, pour arriver à les connaître, l'âme est obligée d'avoir recours à des hypothèses... » (510d5 : « ils se servent de figures visibles ») : Baccou respecte la structure générale de la phrase et l'opposition introduite par le men... de...., mais s'appuie sur une lecture d'angkazomenèn comme passif pour faire des « objets de ce genre » (sa traduction de touto to eidos) un genre distinct spécifique du premier sous-segment de l'intelligible. Même remarque pour Baccou que pour Chambry en ce qui concerne les deux traductions de eidos.
- Dixsault (Bordas) : « En cela consiste donc le premier aspect de l'intelligible dont je te parlais ; en lui l'âme est contrainte d'user d'hypothèses pour conduire sa recherche... » (510d5 : « ils se servent de formes visibles ») : Dixsault gomme l'opposition introduite par men... de... pour la remplacer par une opposition implicite entre les deux sous-segments de l'intelligible qu'elle souligne en introduisant, comme Chambry, un « premier » devant « aspect » (sa traduction de eidos) et en lisant noètou plutôt que noèton ; et, comme tout le monde, elle lit angkazomenèn comme un passif. Et paradoxalement, alors qu'en 510d5, elle accepte de parler de « formes visibles » (mais sans le « F » majuscule à « formes » qu'elle utilise lorsqu'elle pense que Socrate parle des « formes » au sens de la supposée « théorie des formes/idées » platonicienne), elle ne voit pas l'intérêt ici de parler de « Forme intelligible », sans doute parce que, pour elle, c'est une telle expression qui serait une redondance.
- Pachet (Folio essais 228) : « Voilà donc l'espèce intelligible dont je parlais, et je disais que l'âme y était contrainte de se servir d'hypothèses pour sa recherche... » (510d5 : « ils se servent en outre de formes visibles ») : Pachet, lui aussi, gomme l'opposition introduite par men... de... pour la remplacer par un « et » de coordination entre les deux parties de la réplique et, de ce fait, il est obligé de traduire elegon deux fois par des verbes différents (« je parlais », puis « je disais ») ; par ailleurs il fait de noèton un épithète d'eidos, ce qui revient à peu près au même que de lire noètou, mais est inacceptable du point de vue de l'ordre des mots : touto... noèton... to eidos (en ignorant le toinun et le men) n'est pas un ordre de mots acceptable en grec si noèton est épithète d'eidos ; et pour finir, il ne déroge pas à la règle et lit angkazomenèn comme un passif. Enfin, comme Dixsault, il accepte de parler de « formes visibles »en 510d5, mais répugne aussi à l'idée de « forme intelligible », sans doute pour les mêmes raisons qu'elle.
- Cazeaux (Poche Philo 4639) : « C'est ce que je voulais mettre dans la ligne figurée du monde spirituel : les postulats sont nécessaires pour la recherche que l'âme veut y faire... » (510d5 : « ils s'aident de figures visibles ») : comme à son habitude, Cazeaux ne traduit pas mais paraphrase ; et sa paraphrase montre que, comme les autres, il comprend que c'est la nature même des objets supposés peupler le premier sous-segment qui impose la manière de raisonner sur eux. En ce qui concerne eidos, il est à peu près impossible de savoir quel mot ou groupe de mot de sa paraphrase le « traduit » (« ligne figurée » ? « monde » ? les deux ensemble ?), alors qu'en 510b5, lui aussi le traduisait comme s'il lisait schèma.
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier, Classiques de la philosophie 15) : « Voilà donc ce que j'appelais le monde intelligible : pour le connaître, l'âme est obligée d'user d'hypothèses... » (510d5 : « ils se servent d'images visibles ») : ici aussi, l'opposition introduite par men... de... est supprimée, mais de plus, Karsenti/Prélorentzos laissent entendre par leur traduction que c'est de tout le « monde intelligible » que parle ici Socrate, ce qui suppose qu'ils lisent noèton comme épithète d'eidos (ce qui, on l'a vu à propos de la traduciton de Pachet, est impossible avec l'ordre des mots du grec) et qu'ils comprennent noèton eidos comme s'opposant à horômenon eidos au singulier (et non aux horômenois eidesi de 510d5, où ils traduisent eidesi comme s'il y avait eikosi), en gommant en fait le touto initial ; et eux aussi lisent angkazomenèn comme un passif, pour finir par considérer que le mode de raisonnement décrit ici par Socrate s'applique à tous les intelligibles.
- Leroux (GF653) : « Eh bien, voilà présenté ce genre que j'appelais l'intelligible : dans sa recherche de ce genre, l'âme est contrainte d'avoir recours à des hypothèses... » (510d5 : « ils ont recours à des formes visibles ») : même compréhension générale de cette réplique par Leroux que par Karsenti/Prélorentzos : Socrate parle ici de tout l'intelligible (pour traduire noèton par « l'intelligible », Leroux suppose un article substantivant l'adjectif verbal qui n'est pas dans le grec) et c'est la nature de ces objets qui impose la méthode de raisonnement sur eux. Et lui aussi, alors qu'il admet l'expression « formes visibles » en 510d5, ne voit pas l'intérêt de supposer que Socrate parle ici de « forme intelligible ». (<==)
(45) Toute
cette réplique
utilise un vocabulaire spatial où il est question de « haut »
et de « bas », qui laisse penser qu'il faut voir la ligne de l'image
comme verticale, avec le visible en bas et l'intelligible en haut (ce qui est
cohérent avec l'imagerie que l'on va trouver dans l'allégorie
de la caverne qui suit, où il est aussi beaucoup question d'ascension
et de redescente) : ici en effet, l'âme est dite ne pouvoir « s'élever
plus haut que les soutiens (tôn hupotheseôn anôterô
ekbainein) » « jusqu'à un principe (directeur) (ep' archèn) »
(le sens premier de epi, dont ep' est la forme élidée,
est « sur »), et elle utilise comme images « les choses mêmes
qui sont copiées par celles d'en bas (autois tois hupo tôn
katô apeikastheisin) » (tôn katô, « les
choses d'en bas », renvoie au premier segment du visible, celui des images,
et la préposition hupo, utilisée ici dans le sens de « par
le fait de », signifie au sens premier « sous »).
Par ailleurs, la fin de la phrase utilise des pronoms dont il n'est pas évident
de déterminer les antécédents : « eikosi de
chrômenèn autois tois hupo tôn
katô apeikastheisin kai ekeinois
pros ekeina hôs enargesi dedoxasmenois
te kai tetimèmenois ». Le problème
est posé par le « ekeinois pros ekeina », dans lequel
on trouve deux fois le même pronom démonstratif, ekeinos,
« celui-là », une fois au datif neutre pluriel ekeinois
et une fois à l'accusatif neutre pluriel ekeina. La difficulté
vient de ce qu'ekeinos se comprend en général par rapport
à un autre démonstratif, houtos, « celui-ci »,
le premier, ekeinos, renvoyant à la personne ou la chose la plus
éloignée, et l'autre, houtos, à la plus proche.
Or, ici, les deux choses qui sont mises en relation sont désignées
par le même ekeinos, et la phrase parle de trois « sortes »
de choses : les « apparences (eidè) » que l'on qualifie d'« intelligibles » sur lesquelles porte toute cette réplique, les réalités visibles appréhendées selon la démarche propre au second sous-segment du visible qui servent d'images pour leur appréhension, et les images visibles de celles-ci que peuvent donner ombres et reflets, selon le mode d'appréhension propre au premier sous-segment du visible.
Tous les mots en rouge sont au datif pluriel (pour les verbes, au participe
aoriste ou parfait passif), et l'on peut donc penser qu'ils renvoient tous à
la même chose, c'est-à-dire, comme le montre clairement le début
de la phrase, aux réalités visibles qui servent d'images pour l'accès aux intelligibles
selon la démarche propre au premier sous-segment de l'intelligible et sont elles-mêmes copiées par les « images »
dont il est question à propos du premier segment du visible. Ceci règle le cas du ekeinois.
Reste donc à savoir si le ekeina renvoie aux tôn katô,
aux « choses d'en bas » qui sont images des précédentes
(le sous-segment des images dans le visible), ou aux intelligibles dont les réalités visibles nous donnent une image représentés par le touto... to eidos du tout début
de la phrase, qui renvoie justement lui-même à un auta ekeina
à la fin de la réplique précédente de Socrate. La
plupart des traducteurs optent pour la première solution et voient là
une opposition entre objets et images de l'ordre visible. Mais, au-delà
des indices grammaticaux qui prêchent pour l'autre option, le fait, d'une
part, que, s'il en était ainsi, les deux ekeinos renverraient
finalement aux deux choses qui sont les plus proches du renvoi dans la phrase,
et donc dans la mémoire des auditeurs (dans ce genre de phrases abstraites,
la « proximité » ou l'« éloignement » auxquels
font référence un « celui-ci » ou un « celui-là »
sont plus « linguistiques » que spatiaux, et concernent plutôt
ce dont on a parlé en dernier par rapport à ce dont on a parlé
auparavant), et d'autre part, la présence d'un autre ekeina à
la fin de la réplique précédente de Socrate, c'est surtout
le sens de ce qui est dit ensuite qui rend peu probable la première solution :
les qualifications qui sont attribuées aux ekeinois (le fait d'être
« réputées et estimées »), et sur lesquelles
je vais revenir dans un instant, le sont « parce qu'elles en
mettent plein la vue (hôs enargesi) ». Or enargesi,
datif pluriel neutre de l'adjectif enargès, qui signifie « qui
se rend (en-) clairement visible, brillant (argès),
évident, manifeste » (par exemple en parlant d'un dieu qui se rend
visible aux hommes, mais aussi d'images vues en songe), n'est pas un comparatif,
comme on pourrait s'y attendre s'il s'agissait de comparer deux ordres du visible,
celui des originaux et celui des images. Sans compter que justement, certaines
« images » sont tout aussi « clairement visibles » que certains
« originaux », ce qui pose la question de savoir comment notre vue seule
nous permet de distinguer des « images » visibles d'« originaux ».
Alors que, s'il s'agit de comparer les objets visibles (ceux qui ne sont pas
des images) aux intelligibles, le simple qualificatif de « visibles »
est suffisant pour expliquer la valeur qu'on leur donne.
Voyons maintenant comment est qualifiée cette « valeur ». Les
deux verbes utilisés, dedoxasmenois et tetimèmenois
sont les participes parfait passif de doxazein et de timan respectivement,
verbes qui renvoient, le premier à la doxa, l'« opinion »,
et le second à la timè, l'« évaluation »,
la « valeur », l'« estime ». Ces deux verbes sont pour le moins ambigus
dans la bouche de Socrate, pour lequel l'opinion, la doxa, n'est pas
ce qu'il tient en plus haute estime (voir, à la fin du livre V, la
section sur science et opinion). Bref, ce que veut dire Socrate, c'est que,
ce que nous prisons et de quoi nous avons bonne opinion, c'est ce qui est enargès,
c'est-à-dire, si l'on me passe l'expression, ce qui nous en met plein
la vue, et que notre appréciation de la valeur respective de l'original
et de l'image s'inverse quand on passe de la relation entre images visibles
et originaux visibles, où l'on accorde plus de valeur aux originaux,
à la relation entre « images » visibles et originaux intelligibles :
là, on accorde plus de valeur aux « images », parce que visibles,
sans réaliser qu'elles ne sont que des images, justement parce qu'on
les conçoit comme originaux par rapport aux images visibles de la première
catégorie. (<==)
(46) Glaucon ne fait ici que constater une évidence, à savoir, que Socrate vient de parler de la géométrie, et, comme on va le voir à la réplique suivante, Socrate n'éprouve pas le besoin de relever cette constatation et enchaîne directement sur l'explication de ce qui concerne le second sous-segment de l'intelligible. Glaucon constate aussi ici que Socrate n'a pas limité ses considérations à la géométrie, mais qu'elles s'appliquent aussi tais tautès adelphais technais (« aux arts qui lui sont apparentés », ou, mot-à-mot « aux arts sœurs de celle-ci »), formule assez vague et ouverte, qui fait écho à une formule encore plus vague de Socrate, qui avait commencé en renvoyant Glaucon aux hoi peri tas geômetrias te kai logismous kai ta toiauta pragmateuomenoi (« ceux qui s'occupent de géométrie et de calcul et des [choses] comme ça », 510c2-3). Technais, datif pluriel de technè (féminin en grec, d'où la référence de Glaucon à ses « sœurs »), le mot employé par Glaucon, dont vient le français « technique », fait au
sens premier référence aux « arts manuels », au « savoir-faire »,
au « métier » de l'artisan, et s'oppose souvent à
l'epistèmè, la « science », le savoir qui permet
de dominer son sujet. Pour chercher à mieux comprendre ce que Glaucon met sous le mot technè dans ce contexte, il faudra attendre sa prochaine réplique où, après avoir entendu Socrate expliquer la seconde des deux démarches caractéristiques des deux sous-segments de l'intelligible, il va reformuler sa compréhension de ces explications. Notons simplement pour l'instant que, comme je l'ai déjà dit à la note 43, geomètria vient de gè-metrein, c'est-à-dire de « mesurer (metrein)
la terre (gè) », et désigne à l'origine l'art tout pratique de l'arpenteur
qui mesure les champs avant de désigner un « art » plus noble
raisonnant sur des figures « abstraites », mais dont les finalités ne s'étaient peut-être pas complètement dissociées des applications pratiques que pouvaient en faire, non seulement les arpenteurs, mais aussi les architectes et d'autres corps de métiers ayant à travailler sur des formes régulières, des surfaces et des volumes.
On ne peut donc pas arguer de cette réplique de Glaucon pour affirmer que Socrate n'a en vue pour le premier segment de l'intelligible que les abstractions et les méthodes des mathématiques en général. J'ai déjà dit qu'il ne cherchait pas à isoler des noèta distincts dans chacun des deux sous-segments, mais seulement à décrire des modes de pensée spécifiques à chacun d'eux, mais, même à ce niveau-là, rien ne nous oblige à supposer qu'il limite ce qu'il a décrit aux raisonnements mathématiques. L'expression tais tautès adelphais technais, en l'absence de précisions ou de corrections de la part de Socrate, est
suffisamment ouverte pour pouvoir englober tous les raisonnements de type « scientifique ». Et, comme je l'ai déjà dit, la géométrie n'est mise en avant par Socrate que comme l'exemple le plus élémentaire et à la portée du plus grande nombre d'une telle démarche (<==)
(47) « Le
raisonnement lui-même » traduit le grec autos ho logos, qu'on pourrait aussi traduire par « la raison elle-même ». Pour
décrire cette seconde démarche dans le registre du noèton, Socrate ne nous renvoie
pas au nous, ou à l'âme (psuchè) tout entière,
mais au logos, qui en est le produit, l'activité la plus noble, celle qui est spécifique
à l'homme et qui, à travers le langage parlé, devient perceptible par les sens. Et de fait, logos,
c'est d'abord tout simplement la « parole », le « discours », et, dans le Théétète,
Socrate définit le penser (to dianoeisthai) comme « un
discours que l'âme elle-même parcourt de bout en bout avec elle-même
à propos de ce qu'elle examine (logon hon autè pros
autèn hè psuchè diexerchetai peri hôn an skopèi) »
(Théétète,
189e6-7), comme je l'ai déjà signalé dans les notes 36 et 43.
Ceci étant, Socrate ne fait pas ici du logos l'élément caractéristique du seul second sous-segment de l'intelligible. Il faut comprendre l'expression « le logos lui-même » comme s'opposant à une expression (que Socrate n'emploie pas dans l'analogie et ne fait que suggérer) comme « le logos piloté par la vue, et plus généralement par les données des sens ». Bref, le logos est l'outil d'appréhension de l'intelligible dans son ensemble tout comme la vue est l'outil d'appréhension du visible dans son ensemble, ombres et reflets compris. C'est à travers le logos que l'on prend conscience que l'homme a un nous (« esprit, intelligence ») qui lui permet de penser. Et ce que Socrate veut nous faire réaliser par cette formulation concise, c'est d'une part que la réflexion, le raisonnement, ne peuvent se passer du langage (exprimé vocalement dans la conversation ou simplement pensé dans la réflexion intérieure), si bien que le logos est partout dans le segment du noèton, qu'il en est en quelque sorte la « matérialisation » pour nous, qu'il constitue le passage obligé du raisonnement et de la réflexion, et d'autre part que tous les mots du langage ne renvoient pas à des réalités sensibles, si bien qu'à un moment, le logos nous donne le pouvoir de raisonner sur des « idées » qui ne correspondent à aucune réalité sensible, et c'est là qu'on est dans le registre du « logos lui-même » dont il parle ici. C'est donc bien tout le registre de sens de logos qu'a en vue ici Socrate : l'aptitude à raisonner en ce qu'elle s'exprime dans le langage par des mots. Cela montre, une fois encore, toute la difficulté à laquelle est confronté le traducteur devant un mot comme logos, difficulté que j'ai déjà évoquée dans les notes associées aux précédentes occurrences de logos dans l'analogie : note 10 à propos de l'expression ana ton auton logon, note 30 à propos de l'expression logon didonai et note 35 à propos de l'expression tous logous peri autôn
poiountai) pour tenter de justifier mon choix de le traduire à chaque fois par le même mot ou presque (« raison » ou « raisonnement » selon les cas. On voit clairement ici les limites de ce choix, car ni « raison », ni « raisonnement » ne renvoient pour nous aussi clairement que logos pour un grec contemporain de Platon au langage dans lequel se « matérialise » pour nous le raisonnement. (<==)
(48) « Par
le pouvoir du dialegesthai » traduit, en partie seulement, le grec tèi tou dialegesthai
dunamei. Je renonce en effet à traduire en français le terme dialegesthai,
car le traduire ferait plus de mal que de bien. Les traducteurs traduisent classiquement
ce tou dialegesthai par « (de la) dialectique » (« de la »
présent ou pas selon qu'ils font de « dialectique » un nom complément
de nom ou un adjectif qualificatif du nom utilisé pour traduire dunamis)
ou par « du dialogue », transformant un infinitif substantivé
en un nom ou un adjectif, ce qui, déjà, fait perdre la vision
plus « dynamique » d'une activité en train de s'exercer que suggère
en grec cette construction. Le sens de cette tournure est plutôt quelque
chose comme « par la puissance/le pouvoir qui résulte du fait de
dialoguer(/pratiquer la dialectique) ».
Mais là n'est pas le plus grave, car il ne s'agit somme toute que de
nuance de sens. Le vrai problème est bien le sens qu'il faut donner à
dialegesthai, infinitif présent moyen du verbe dialegein,
formé du préfixe dia- (« à travers », « alternativement »
ou « jusqu'au bout ») et du verbe legein, verbe dont dérive
le mot logos. Au moyen, le verbe dialegein signifie, au temps
de Socrate et Platon, « converser, discuter, s'entretenir avec », ou
encore, chez Hérodote par exemple, « parler telle ou telle langue
ou dialecte » (le mot français « dialecte », vient d'ailleurs
de cet emploi), mais c'est un verbe relativement rare avant Platon : là
où le site Perseus recense, dans l'ensemble des classiques grecs qui
y sont disponibles, 19 400 occurrences du verbe legein, réparties
chez tous les auteurs, il ne recense que 663 occurrences de dialegein/dialegesthai,
dont seulement 38 chez des auteurs antérieurs à ou contemporains de Socrate
(Homère : 5 ; Hérodote : 10 ; Thucydide :
3 ; Aristophane : 7 ; Antiphon : 6 ; Lysias :
7), alors qu'on en compte 216 chez Platon, 100 chez Xénophon et 76 chez
Isocrate). Pour ce qui est des autres mots de même racine :
- dialogos, qui a donné le français « dialogue »,
n'apparaît que 13 fois en tout, 9 fois chez Platon, 1 fois chez Isocrate,
et le reste chez des auteurs tardifs (Plutarque et Flavius Josèphe) ;
- dialexis, nom d'action dérivé de dialegein,
n'apparaît jamais chez Platon (une précédente version de
cette page mentionnait deux occurrences données par Perseus chez Platon,
en Gorgias,
505d5 et en Théétète,
196e8, mais il s'agit en fait de deux occurrences de dialexèi,
forme conjuguée de dialegesthai, confondues à tort par
Perseus avec le datif dialexei de dialexis), et 1 fois en
tout et pour tout, chez Aristophane (justement dans les Nuées,
au vers 317,
et dans la bouche de Socrate, glorifiant « les Nuées, grandes
déesses des hommes oisifs, par lesquelles nous adviennent la connaissance
(gnômèn), la dialexis, l'esprit (noun), et
aussi la fabulation (terateian), la verbosité (perilexin),
le boniment (krousin) et le saisissement (katalepsin) »), alors
qu'on compte 120 occurrences de lexis, le dérivé équivalent
de legein, dont 28 chez Platon ;
- dialektikos, dont vient le français « dialectique »,
et qui n'existe en grec que sous forme d'adjectif, pas de nom (bien que l'adjectif
se substantive en hè dialektikè, sous-entendu technè),
est recensé 52 fois (en incluant la forme adverbiale dialektikôs),
21 fois chez Platon, 29 fois chez Aristote et 2 fois chez Xénophon.
Il semble donc bien que dialegesthai et les mots apparentés aient
pris une importance nouvelle dans la mouvance de Socrate, sans qu'on sache pour
autant le (ou les) sens que leur donnait celui-ci. Pour ce qui est de la compréhension
qu'a pu en avoir Platon, on dispose de ses « dialogues », justement,
mais ce n'est pas le fait qu'on ait transposé les mots à l'identique
en français qui nous éclaire sur leur sens, et ce n'est pas à
partir du sens que « dialogue » et « dialectique » ont pris
en français qu'il faut tenter de comprendre Platon, mais au contraire
à partir de Platon et des usages qu'il fait de ces mots qu'il faut tenter
de déterminer le sens qu'il leur donnait, sans se laisser influencer
par le sens qu'a pu prendre leur transcription en français. C'est pour
cela qu'il me semble que le meilleur moyen de réduire l'influence du
français en la matière et de forcer le lecteur à se poser
des question et à comprendre le contexte au-delà des mots pris
isolément est de ne pas traduire ce mot.
La première chose dont il faut se souvenir pour tenter de comprendre
dialegesthai, c'est à la fois de la pluralité des sens
du préfixe dia-, rappelée dans la note 43 à propos de dianoia (« réflexion »), et de la multiplicité
des sens de logos/legein, déjà évoquée dans
la note précédente. La question est de savoir
si le dialegesthai se limite à l'art de « dialoguer »,
au sens que ce mot a pris en français, c'est-à-dire à une
technique de la discussion entre plusieurs personnes, auquel cas on ne verrait
pas bien ce qui différencie un Socrate des rhéteurs auxquels il
s'opposait, ou si le mot va plus loin et suppose une attitude différente
à l'égard du logos, qu'il faudrait « dépasser »
pour parvenir à une « vérité » supérieure,
sans que cela implique nécessairement un « dialogue » impliquant
deux ou plusieurs interlocuteurs : n'oublions pas la référence
au Théétète mentionnée dans la note
précédente, selon laquelle la pensée est un logos
de l'âme avec elle-même et celle à Sophiste, 263e3-8, mentionnée à la note 43, où l'étranger définit la dianoia comme un dialogos intérieur de l'âme avec elle-même. Et notons d'ailleurs que cette idée
d'un dialegesthai qui resterait intérieur ne serait peut-être
qu'un retour aux sources, car les 5 utilisations de ce verbe recensées
chez Homère renvoient toutes les 5 à un même vers utilisé
5 fois à l'identique (Iliade,
XI, 407 ; XVII,
97 ; XXI,
562 ; XXII,
122 et XXII,
385), formule toute faite comme on en trouve plusieurs chez lui, dont le
texte est le suivant :
Alla ti è moi tauta philos dielexato
thumos;
qu'on peut traduire par :
Mais pourquoi mon âme discute-t-elle
ainsi avec moi ?
Cette formule est chaque fois mise dans la bouche d'un personnage différent
(Ulysse, Ménélas, Agénor, Hector et Achille, respectivement),
mais toujours, sauf pour la dernière, dans le cadre d'un « monologue »
intérieur introduit par une autre formule toute faite :
Ochthêsas d' ara eipe pros hon
megalètora thumon :
« Ô moi egô(n)...
c'est-à-dire :
Affligé, il dit alors à
son âme au grand cœur :
« Pauvre de moi...
et dans lequel le héros balance entre deux options. Et si, lorsque la
formule est utilisée par Achille (dernière occurrence), c'est
dans le cadre d'un discours aux Achéens devant le cadavre d'Hector qu'il
vient de tuer, il n'en reste pas moins qu'elle introduit au milieu de ce discours
un a parte où Achille rentre en lui-même pour se remémorer
le triste sort de son ami Patrocle. Bref, pour Homère, le dialegesthai
est exclusivement « intérieur », et implique le seul thumos
du héros (mot que j'ai traduit, dans les vers d'Homère, par « âme »,
et qui sert, chez Platon, à désigner la partie médiane
de la psuchè, de l'âme, celle qui justement est tiraillée
entre la voix du logos et celle des « passions (epithumiai) »).
Or tout Athénien du temps de Socrate ou de Platon, qui avait passé
son enfance à mémoriser les vers d'Homère en apprenant
à lire, ne pouvait pas ne pas avoir présent à l'esprit
ce vers passe-partout, lorsqu'il entendait parler de dialegesthai, même
si le mot avait trouvé d'autres emplois depuis.
Bref, au vu de tout ceci, « dialogue » ou « dialoguer » met
trop l'accent sur le dialogue oral entre plusieurs personnes (non que celui-ci
soit exclu du dialegesthai selon Platon, mais il n'est pas sûr
qu'il se limite à ça) et « dialectique » donne une connotation
par trop technique à un mot que ne l'avait justement pas encore pour
les interlocuteurs supposés de Socrate. Pour mieux comprendre ce que
Platon entend par dialegesthai, il faudra attendre qu'il nous fasse décrire
un peu mieux par son Socrate ce qu'il met derrière ce mot à la
fin du livre VII. (<==)
(49) « Faisant » traduit littéralement le grec poioumenos, participe présent moyen du verbe poiein, « faire », dont il a déjà été question aux notes 21 (à propos de l'expression tèn methodon poioumenè qui clot la phrase éliptique dans laquelle Socrate introduit les deux démarches propres au segment de l'intelligible), 35 et 38 (à propos de l'expression tous logous poiesthai). Ce sens du moyen poieisthai revient ici à quelque chose comme « se faire l'idée que ». (<==)
(50) « Voies d'approche et tremplins » traduit le grec epibaseis te
kai hormas. Epibasis, formé du préfixe epi-
(« sur, vers ») et de basis, « marche », nom dérivé
du verbe bainein, « marcher », veut dire au sens premier « action
de marcher sur, ou vers », soit « approche », ou « attaque »,
ou encore « moyen d'approche, accès ».
Le sens premier de hormè est « élan, assaut, effort,
départ ». Le mot peut aussi vouloir dire, au sens moral, « impulsion,
désir, ardeur, zèle ».
Bien que Socrate utilise ces termes en tant qu'images du rôle que jouent les hupotheseis dans la seconde démarche, on voit qu'ils évoquent plus des modes d'action
du logos que des instruments destinés à faciliter sa progression,
et impliquent tous deux une idée de mouvement, et même de mouvement
assez violent de l'âme dans son ascension vers le principe directeur du tout, c'est-à-dire vers le bien. (<==)
(51) Le texte
grec traduit par « allant jusqu'à ce [qui n'est] pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose], vers le principe (directeur) du tout » est mechri tou anupothetou epi tèn tou
pantos archèn iôn. Il s'agit bien là de deux compléments
distincts du verbe iôn (allant) introduits par deux prépositions
différentes de sens voisin :
- mechri avec le génitif signifie « jusqu'à »
et introduit tou anupothetou, génitif neutre singulier, qui constitue
donc un adjectif substantivé (comme « le beau », to kalon,
ou « le bon », to agathon) ;
- epi avec un accusatif, dont le sens est beaucoup plus large, à
partir du sens premier de « sur », et qui peut signifier « à
travers » ou encore « dans la direction de, vers », et aussi « jusqu'à »,
qui introduit tèn archèn, accusatif féminin singulier.
La reformulation semble disjoindre ici ce qui était joint dans la première
formulation, qui parlait d'aller ep' archèn anupotheton, faisant
d'anupotheton un qualificatif du « principe ». Il s'agit sans
doute de mettre en valeur le anupotheton, plus important encore que l'appellation
d'archè, de « principe », qui, elle, est renforcée
par le complément qui en fait le principe « du tout ». Ce qui
est anupotheton, pas « posé sous » quelque chose, c'est
ce qui est principe du tout, qui domine tout comme le soleil, dans la section
précédente, était présenté comme dominant
tout l'ordre du visible, ou le bien tout l'intelligible. Il semble y avoir dans
l'esprit de Platon un conflit entre l'image associée au mot hupothesis,
qui est celle de « socle », de « base », que l'on met sous
des raisonnements pour leur servir de « béquilles », et l'image
associée au mot archè, qui implique une idée de
domination, d'origine dont tout ce qui « découle » est
nécessairement « plus bas » (un liquide coule de haut
en bas). Mais, au-delà des images, ce qui est en jeu ici, c'est bien
le statut même du « principe (archè) » par rapport
à celui d'une « hypothèse ». Le « principe de toutes
choses » n'est pas, pour Platon, une « hypothèse » plus « productive »
que toutes les autres, mais quelque chose qui est bien d'un autre ordre. Et
ce n'est pas en remontant d'hypothèses en hypothèses plus générales
qu'on trouvera le principe de toutes choses. Les « physiciens » qui
le pensent font fausse route et sont condamnés à l'échec,
car ils restent prisonniers du premier segment du noèton. Ce n'est
pas en « creusant la terre » pour trouver un « point d'appui »
plus stable tout en restant prisonnier de l'ordre du devenir et du « visible »
que l'on trouvera le « principe du tout », mais en « se retournant »
vers la source de la lumière pour escalader la pente qui mène
hors de la caverne (voir la section suivante avec l'allégorie
de la caverne, que toute cette description de la progression du logos
anticipe)...
Étant donné la position de ce passage dans la République,
au cours d'une discussion sur « l'idée du bon/bien (hè tou agathou idea) » (cf.
505a2), entre l'analogie
du bien et du soleil, que cette section prétend compléter,
et l'allégorie de la caverne que Socrate nous
explique aussitôt comme une image de la marche de l'âme
vers cette « idée du bon/bien » (cf. 517b9-c1), et la manière dont est introduite l'analogie de la ligne elle-même, qui présente le premier segment, celui du visible, comme image du « royaume » du soleil et le second, celui de l'intelligible, comme image du « royaume » du bon/bien (cf. 509d), il ne fait pas de doute que, comme je l'ai déjà dit dans la note 21 en expliquant anupotheton, le « principe du tout » qui est anupotheton,
c'est le bon/bien lui-même (auto to agathon), qui se montre à notre intelligence sous l'« apparence (eidos) » intelligible de cette « idée du bon/bien ». Or chacun sait que le bon/bien n'est pas une « hypothèse », quel que
soit le sens que l'on donne à ce terme. Socrate nous l'a dit dès
le début de la discussion, en 505d5-9 :
si les hommes peuvent se contenter de ce qui a seulement l'air (dokein) beau ou juste sans l'être vraiment, personne
ne se satisfera de ce qui a seulement l'air bon/bien (agathos), mais ne l'est pas en vérité. Bref, le bon/bien lui-même n'est pas
une « hypothèse » (au sens moderne) et c'est en vue de lui que tous font ce qu'ils
font. Ce qui est objet de discussion, ce n'est pas que tous ne recherchent pas
le bon/bien, leur bien, mais ce qui constitue notre bien. Nous ne
raisonnons jamais en des termes du genre de : « si le bien existe,
alors... », mais toujours en des termes comme : « si ceci
conduit à mon bien/si ceci est bon pour moi, alors... » Et la manière dont on « déduit »
des « conséquences » du « principe du tout » qu'est le
bon/bien n'a rien à voir avec la manière dont on déduit des
conséquences d'une hypothèse « scientifique ». Le bon/bien
n'est pas un point de départ, mais un point d'arrivée. Il n'est
pas ce sur quoi nous nous appuyons pour avancer, mais ce vers quoi nous devons
aller, ce qui éclaire la manière dont chacun de nous doit
se construire. Notre problème n'est pas de le prendre pour « hypothèse »,
mais de chercher à le « voir » pour orienter notre marche dans
la bonne direction. Il n'impose pas sa « loi » comme un « principe
physique » dont les conséquences découlent de manière
« nécessaire » et que nous pourrions « découvrir »
à partir de ses effets en essayant de trouver l'« hypothèse »
dont toutes les conséquences sont conformes aux faits observés
(c'est-à-dire donc en prenant appui sur le « visible »), mais
il est ce vers quoi nous ne pouvons pas ne pas aller dès qu'on en a pris
une claire conscience, mais qui ne s'impose pas à nous si nous ne faisons
pas effort pour le chercher. Il est ce que nous croyons voir, à tort
ou à raison, à l'horizon de tous les buts que nous nous fixons.
Il est ce qui donne à toutes choses leur « consistance », leur
« valeur », leur « ousia » (cf. 509b6-10).
Et donc, en fin de compte, il est bien anupotheton dans tous les sens
que l'on peut donner à ce terme. Il ne sert d'« hypothèse »
à aucun raisonnement « scientifique », et comment le pourrait-il,
puisque, bien que nous le cherchions tous, nous ne sommes pas tous d'accord
sur ce qu'il est ; et il n'est pas « hypothétique » au sens
de « pas certain », puisque tous sont certains que c'est lui qu'ils
recherchent, en vérité et pas en illusion.
Cette réplique confirme que, comme je le laissais entendre au terme de mon analyse d'archè dans la note 21, tout se joue, entre les deux démarches du segment de l'intelligible, sur le sens qu'il faut donner dans chacune d'elles au mot archè et, dans une moindre mesure, au mot hupothesis. Ce que cherche à nous faire comprendre ici Socrate en parlant de tou pantos archèn (« principe du tout ») et en le qualifiant d'anupotheton, c'est justement que, bien que ces deux mots soient utilisés pour décrire les deux démarches, ils n'ont pas le même sens dans les deux cas, d'où des difficultés insurmontables de traduction, dans la mesure où il n'y a pas de mot français unique qui couvre tout ce registre de sens, si bien qu'on a le choix entre traduire le même mot par des mots différents en français selon le contexte, ce qui fait perdre de vue que c'est le même mot grec qui est sous-jacent, et donc rend incompréhensible l'effort de clarification sémantique de Socrate, ou conserver la même traduction pour le même mot, ce qui fait perdre de vue dans la traduction le fait que ce mot a, en grec, plusieurs sens possibles, et rend donc tout aussi incompréhensible l'effort de Socrate ! J'ai choisi la seconde approche (traduction du même mot grec par le même mot français tout au long de l'analogie, « soutien » pour hupothesis et « principe (directeur) » pour archè, avec le mot « directeur » entre parenthèses) en privilégiant le sens adapté à la seconde démarche et en mettant entre parenthèses le « directeur » de « principe directeur » pour essayer de faire percevoir qu'archè n'a pas toujours le même sens dans l'analogie et qu'en particulier ici il n'a pas, lorsque Socrate suggère que, dans la première démarche, ceux qui la pratiquent (les « scientifiques », dans notre jargon moderne) utilisent les hupotheseis comme archai, le même sens que lorsqu'il parle de l'archè qui est anupotheton. Pour les « scientifiques », les archai sont des « principes de départ » (en prenant « principes » dans un sens large incluant aussi bien des éléments matériels comme l'eau dont Thalès faisait le principe de toutes choses ou l'air que lui préférait Anaximène, que des abstractions comme l'« esprit (nous) » d'Anaxagore ; voir sur ces différentes sortes d'archai les développements d'Aristote en Métaphysique, A, 983b, sq., où il assimile plus ou moins archè et aitia (« cause)), les « fondements » (un des sens possibles d'hupothesis) de leurs raisonnements, et le mot a complètement perdu la nuance introduite dans ma traduction par le « directeur » entre parenthèses pour ne conserver que le sens de « principe », ce qui fait qu'il a un sens voisin de celui d'hupothesis, pris lui-même dans un sens proche du français « hypothèse », ou encore d'« axiome », hupotheseis (pluriel) ayant, lui, un sens proche de « données », pris dans un sens suffisamment général pour inclure justement les axiomes et les principes de départ. Mais, quoi qu'il en soit du sens précis de chacun de ces mots, il est clair que, pour les « scientifiques », prisonniers qu'ils sont du temps et de l'espace, il y a une séparation nette entre ce qui est au départ et ce qui est à l'arrivée (la teleutè), et qu'archai (compris comme « fondements » ou même « axiomes ») et hupotheseis (compris comme « données ») sont au départ. Tout l'effort de la seconde démarche, qui en conditionne la possibilité, va être de remettre en cause cette compréhension d'archè, pour « revenir », en renouant avec l'étymologie du mot, à un archè qui est devant comme un guide et non pas derrière comme un soutien, qui est un objectif et non un point de départ, même s'il faut « remonter » pour le découvrir et même s'il est aussi en un certain sens « principe » du tout. Et lorsqu'on a compris archè en ce sens, le sens d'hupothesis devient secondaire : ce qui compte, ce n'est pas le point de départ, mais le point d'arrivée, qui est toujours le même quel que soit le point de départ de la réflexion et dont on va découvrir qu'il est non seulement « principe directeur », mais aussi « principe originel » du tout, en prenant « originel » dans un sens logique et non plus temporel.
Ayant dit ceci, il est intéressant de revenir maintenant à la
version d'Aristote du principe anupotheton, à laquelle j'ai fait
allusion dans la note 21. Dans le passage cité
(Métaphysique,
Gamma, 1005a19-b34), on voit le bon élève faire des efforts
intenses et pourtant infructueux pour tenter de s'élever jusqu'à
un « principe » qui réponde aux critères que suggère
Platon : il a bien compris que ce « principe » n'était pas
spécifique à tel ou tel domaine d'investigation et que donc il
n'était pas de ceux dont les géomètres ou les arithméticiens
(« oute geômetrès out' arithmètikos... »,
1005a31)
s'inquiètent ; il a bien compris qu'il transcendait l'ordre du « physique »,
et qu'il ne pouvait donc être atteint par les « physiciens » (« tôn
phusikôn enioi », 1005a32)
qui pensent que la phusis est le tout de l'être ; il a bien
compris qu'il était de l'ordre du logos et que c'était
au philosophos de le rechercher ; mais hélas ! chez
lui, le dialegesthai est devenu sullogizesthai dans le sens le
plus technique du terme (« raisonner par voie de syllogismes »), le
philosophe doit se mettre en quête des « principes de l'art du
syllogisme (peri tôn sullogistikôn archôn) »,
l'anupothetikon est pour lui synonyme de « certain (bebaios) »,
même s'il ajoute que ce principe « ne doit pas être une hypothèse
(touto ouch hupothesis) » (1005b15),
et ce qui, dans cette perspective, est pour lui le premier et le plus certain
des principes c'est le principe de non contradiction ! Décidément,
la leçon du Parménide, dans lequel Platon a pris la peine
de choisir comme pâle interlocuteur de Parménide dans son « jeu
fastidieux » un homonyme de son élève, un jeune Aristote,
pour un exercice de pure logique dans lequel on démontre avec autant
de rigueur tout et son contraire, faute de s'entendre dans chaque cas sur le sens qu'il faut donner aux mots qu'on utilise, et en particulier à des mots aussi abstraits que « être/étant (on), « un (en, neutre de eis) », ou encore ousia (qui ne semble pas avoir fait partie du vocabulaire du Parménide historique, mais fera fortune avec Aristote), au contraire de la « dialectique » que pratiquera
l'étranger d'Élée dans le Sophiste (il me suffit d'ouvrir
les yeux pour voir que « Théétète est assis » est
vrai et « Théétète vole » est faux, cf. Sophiste,
263a-b, et cela me suffit à prouver l'existence du discours faux),
ne semble pas avoir porté de fruits chez son premier destinataire ! Le principe de non contradiction ne peut être le « principe du tout » au sens où l'entend ici le Socrate de Platon, pour la simple raison qu'il est de l'ordre des moyens et non des fins et, qui plus est, des moyens pour nous les hommes, de raisonner juste. Il n'est donc tout au plus qu'une partie du mode d'emploi de notre intelligence (nous), de notre raison (logos), et il ne peut donc tout au plus que contribuer à nous permettre, à nous les hommes et à nous seuls, de faire bon usage de ce qui nous spécifie en tant qu'hommes pour comprendre et expliquer ce qui nous entoure et préexiste à nous. Il ne peut donc en aucune manière être principe du tout, et ne peut même pas à lui seul nous permettre de comprendre le tout sans le recours à l'expérience, car ce n'est pas le logos, le langage, ni même la logique, qui impose ses règles au tout, mais au contraire le tout qui impose ses règles, constatables et vérifiables à travers les données de l'expérience, au logos, qui ne fait qu'en rendre compte. C'est exactement cela que Platon cherchait à faire comprendre à Aristote, et à tous ses lecteurs, par l'exemple, avec le Parménide : à première vue, une succession de raisonnements menés sur les mêmes concepts (« un » et « être ») avec la même rigueur logique, semble arriver à des conclusions contraires les unes aux autres et ce n'est que lorsqu'on réalise que ces mêmes mots en sont pas pris dans le même sens d'un raisonnement à l'autre, comme le montre bien Mitchell H. Miller, Jr (dans Plato's Parmenide, The Conversion of the Soul, Princeton University Press, Princeton, 1986), que l'on peut faire disparaître les contradictions et trouver une cohérence d'ensemble à leur enchaînement dans une lecture « au second degré », ce qui montre bien que c'est au-delà des mots (dia logos) dans ce qu'ils cherchent à « imager » et non pas dans les mots et la logique qu'il faut chercher la vérité. Aristote se rend d'ailleurs plus ou moins compte du problème que pose son choix du « principe du tout », puisqu'il commence son exposé
en parlant non de « principe (archè) », mais de « ce
qu'on appelle axiomes (axiômatôn) en mathématiques »,
et en se demandant si c'est du même ordre, et dans le champ d'investigation
de la même epistèmè que l'ousias (cf. 1005a20) : en cherchant à rapprocher axiôma, dont le sens premier est « prix, valeur, estime », d'ousia, dont le sens premier est « propriété, fortune, richesse », il semble vouloir caresser Platon dans le sens du poil en s'élevant dans l'abstraction à propos de ce qui fait la « richesse » de l'être, en passant d'un terme, ousia, qui évoque une « richesse » toute matérielle, terrienne ou monétaire, à un terme, axiôma, qui évoque une « valeur » beaucoup plus abstraite, d'ordre qualitatif plus que quantitatif, qui renvoie aux idées de « convenance », d'« estime », de « considération » (les axiômata des mathématiciens sont des propositions qui valent par elles-mêmes, sans qu'il soit besoin de chercher à les démontrer, donc qui ont une « valeur » propre), mais en même temps, il semble pencher du côté des Pythagoriciens, en allant chercher dans les mathématiques les principes ultimes du tout, alors que pour Platon, les mathématiques, tout autant que la logique chère à Aristote (qui a fini par être absorbée par les mathématiques, puisque la théorie des ensembles propose une reformulation des règles de la logique d'Aristote à travers les règles d'inclusion des ensembles, et que l'algèbre de Boole permet de transformer en opérations arithmétiques des opérations logiques), restent de l'ordre de moyens et ne peuvent tout au plus que nous aider à comprendre des « comment ? », mais jamais des « pourquoi ? », alors que les seules questions qui devraient nous intéresser sont celles qui concernent les « pourquoi ? » : pourquoi vaut-il mieux pour nous faire ci que ça ? C'est la « valeur » impliquée par les questions de ce type qui seule devrait nous importer, et cette valeur est ce que nous appelons tous « bien », sans pour autant être d'accord sur ce qui constitue notre « bien ». Quant à savoir si ce principe, dont Aristote voudrait faire le principe du tout, est certain et incontestable, il est le premier à nous en faire douter, puisque, pour l'affirmer irréfutable,
il est déjà obligé de contester que certains,
dès avant lui, aient voulu le mettre en doute (en 1005b25,
il met en doute la parole de ceux qui prétendent qu'Héraclite
le mettait en doute). Et l'on sait que depuis, d'autres ont tenté, avec
plus ou moins de succès, de développer des logiques qui s'affranchissent
de ce principe...
(<==)
(52) « Ayant mis la main dessus » traduit le grec hapsamenos autès. Le verbe haptesthai, dont hapsamenos est le participe aoriste, signifie au sens premier « toucher, mettre la main à », et est à l'origine de mots comme aptos, « tangible », et apsis, « le toucher ». Il peut se traduire par « atteindre », mais il m'a semblé important de garder dans la traduction le caractère « tangible » que Platon cherche à donner à son « principe du tout » par le choix de ce verbe. Il y a là une manière de plus de suggérer qu'il ne s'agit pas d'une pure « invention » de notre esprit, mais de quelque chose qui lui est, sinon « extérieur », du moins « transcendant » en ce que son existence ne dépend pas de nous. (<==)
(53) « Y
rattachant en retour ce qui s'y rattache » traduit le grec palin
au echomenos tôn ekeinès echomenôn. Cette formule pose
un problème de traduction, en ce sens qu'elle utilise deux fois le participe
présent moyen du verbe echein, dont le sens premier est « posséder,
tenir, retenir », et de là « avoir », dans deux rôles
différents : d'une part en tant que verbe ayant pour sujet le autos
ho logos du début de la phrase, dans une série de propositions
utilisant des verbes au participe présent ou aoriste pour décrire
les étapes successives du processus suivi par le logos (iôn,
« allant » ; apsamenos, « ayant mis la main dessus » ;
echomenos, « rattachant » ; et un peu plus loin, proschrômenos,
« se servant en outre ») ; d'autre part, en tant que complément d'objet
(au génitif pluriel tôn echomenôn) de ce participe présent, au neutre, et substantivé par l'article.
Il n'est pas rare de trouver en grec une tournure où l'on utilise comme
complément d'objet direct d'un verbe le nom de même racine que
le verbe, mais le problème vient ici de la multiplicité des sens
possible de echein, et de la difficulté d'en trouver un qui convienne
aux deux emplois, actif (pour traduire le moyen echomenos) du point de vue du logos et passif du point de
vue de ce sur quoi il exerce son action. Le sens qui semble convenir ici parmi ceux qui commandent un complément au génitif, est
un sens qui dérive de « tenir » par l'idée de proximité,
de contiguïté, qui est celui de « suivre immédiatement ».
Ainsi, ta echomena, c'est « ce qui suit », ou « ce qui se
rattache à » quelque chose qui est venu auparavant, ou « ce qui
concerne » quelque chose ou quelqu'un. J'ai choisi parmi ces traductions
possibles une qui permettait de garder le même verbe pour les deux emplois
de echomenos.
Ce qu'il est important de noter, c'est que l'accent n'est pas mis par ce
verbe sur l'idée d'un processus déductif rigoureux qui conduit
du principe à ses « conséquences », mais plutôt
sur l'idée de proximité : une fois le principe trouvé,
on cherche ce qui est dans son voisinage (un des sens possible de hoi echomenoi,
c'est « les voisins »). Si l'on veut traduire
par « tirant les conséquences de celui-ci », ou quelque
chose d'approchant, c'est en se souvenant de l'étymologie de « conséquence »,
dans laquelle on retrouve le verbe latin sequi, « suivre ». (<==)
(54) « Il
redescende jusqu'à une fin » traduit le grec epi teleutèn katabainèi.
Dans la première formulation de la description des deux segments du noèton,
Socrate caractérisait le processus mis en œuvre dans le premier sous-segment par
le fait qu'il progressait, non pas ep' archèn, mais epi teleutèn. Or ici, en explicitant la démarche caractéristique du second sous-segment, il la fait arriver, elle aussi, jusqu'à une teleutèn. Une fois encore, comme dans la reformulation de la démarche caractéristique du premier sous-segment, où il utilisait les termes eidos (cf. note 27) et methodos (cf. note 28) qu'il avait dans sa formulation synthétique réservés à la démarche propre au second sous-segment, Socrate intervertit certains mots entre les deux démarches, pour nous montrer que ce ne sont pas ces mots qui sont caractéristiques de l'une ou l'autre des deux démarches. Et de fait, dans toute réflexion, dans tout raisonnement, qu'il s'agisse de démontrer un théorème, d'expliquer un phénomène observé ou de décider d'un cours d'action, il y a un point de départ et un point d'arrivée qui peut être qualifié de teleutè.
Si l'on cherche à utiliser le vocabulaire pour déterminer ce qui est le propre de chaque démarche, on voit que le seul mot de la description synthétique de 510b4-9 qui n'est jamais utilisé à propos de la première démarche, ni dans sa description synthétique, ni dans son explicitation, c'est l'adjectif anupotheton. Dans la description synthétique, cet adjectif qualifie le mot archè (que j'ai traduit par « principe (directeur) »). Or, si ce mot apparaît aussi dans la description synthétique de la première démarche, celle qui caractérise le permier sous-segment de l'intelligible, c'est dans une formule négative, pour dire que cette démarche ne progresse « pas vers un principe (directeur) (ouk ep' archèn) ». Et de la même manière, dans la description synthétique de la démarche caractéristique du second sous-segment de l'intelligible, on trouve une formule négative reprenant un terme utilisé affirmativement pour la première démarche, le mot eikôn (« image »), dans la formule aneu tôn peri ekeino eikonôn (« sans les images [gravitant] autour de ça »). On peut en conclure que ce qui caractérise le mieux chaque démarche, ce n'est pas quelque chose qu'une seule des deux fait (ou utilise) et pas l'autre, mais quelque chose qu'une seule des deux ne fait pas (ou n'utilise pas) alors que l'autre le fait (ou l'utilise). Et ce quelque chose c'est, pour la démarche caractéristique du premier sous-segment de l'intelligible, de ne pas chercher à remonter vers un archè qui soit anupotheton, et pour la démarche propre au second sous-segment de l'intelligible, de ne pas avoir recours aux eikones que constituent les réalités visibles pour remonter jusqu'à ce principe et en tirer les conséquences.
Dit positivement, ce qui caractérise donc la première démarche, c'est de ne pas pouvoir se passer d'« images » (et on retrouve bien dans cette notion d'eikones le logon commun aux deux divisions en sous-segments, du visible et de l'intelligible) et ce qui caractérise la seconde démarche, c'est de commencer par chercher à remonter jusqu'au principe directeur du tout, le bon/bien, pour s'en faire une « idée » (c'est-à-dire, pour parler plus rigoureusement, pour tenter de percevoir quelque chose de l'idea qu'il présente à notre intelligences d'êtres humains doués de logos) qui lui permettra de donner à la teleutè vers laquelle elle progressera ensuite, en plus d'un critère de vérité qui dépendra de la rigueur des raisonnements (dont un des fondements est bien ce principe de non contradiction dont Aristote voulait faire l'anupotheton archè, cf. note 51), un critère de « valeur » qui suppose de se placer sous l'éclairage du bon/bien (principe de valeur des conclusions, et non plus seulement du raisonnement). En fait, dans sa première formulation, Socrate avait quelque peu occulté cette « redescente » dont il parle ici pour mieux opposer une démarche strictement « descendante », qui part de n'importe quelles prémisses fournies par les circonstances et se hâte vers des conclusions concrètes sans moyens d'en apprécier la valeur, quelle que soit la rigueur du raisonnement qui y conduit, bref, qui ne s'intéresse qu'aux « comment ? » et jamais aux « pourquoi ? », à une démarche qui n'entame la phase « descendante » qu'après avoir cherché comment ce à quoi elle s'intéresse se rattache au principe du tout qui lui donne sa plus ou moins grande valeur et peut donc orienter nos choix en nous permettant, plus encore que de savoir comment faire ci ou ça, de pouvoir déterminer s'il est meilleur pour nous par rapport à la finalité ultime qui est la notre, notre bien, de faire ci plutôt que ça. Car la valeur d'une conclusion, ou d'une fin proposée à notre action, ne résulte pas de sa seule vérité et donc de la rigueur du raisonnement qui y conduit. C'est une vérité que, si je construis une maison carrée dont le côté a la longueur de la diagonale de ma maison actuelle, cette maison sera deux fois plus grande en superficie, mais cela ne me dit pas s'il est bon pour moi d'engager les dépenses pour me construire une maison deux fois plus grande ; c'est encore une vérité que, si je rapproche deux demi sphères d'uranium enrichi de taille appropriée, je vais déclencher une explosion atomique, mais cela ne me dit pas s'il est bon ou pas pour moi de provoquer cette explosion.
Dans toute cette réflexion, Socrate ne nie pas l'intérêt pratique des conclusions auxquelles peut mener le premier type de démarche par le seul fait qu'il hiérarchise les quatre démarches qu'il nous présente, pas plus qu'il ne condamne, dans le registre du visible, l'observation des ombres et des reflets, qui peuvent même parfois nous être utiles si l'on ne tombe pas dans les excès d'un Narcisse (c'est par exemple la seule façon que nous avons de savoir à quoi ressemble notre visage, ou notre dos), il veut seulement nous faire comprendre que cette démarche dans le registre intelligible n'est pas la seule possible, ni même la plus importante pour nous et qu'on ne peut en rester là, que celui qui ne va pas plus loin peut peut-être devenir l'homme le plus « savant » du monde, un Hippias capable de fabriquer lui-même tout ce qu'il porte sur lui, de répondre avec assurance à toutes les questions qu'on peut lui poser sur quelque sujet que ce soit, de savoir reconnaître une jolie fille ou une belle vie selon les critères du plus grand nombre de ses concitoyens, mais qu'il ne méritera pas le nom de sophos (« sage
) car il lui manquera la connaissance qui lui permettrait de savoir, dans chaque situation, quel est le meilleur pour lui, c'est-à-dire pour son âme, pour lui permettre d'atteindre le vrai bonheur, faute d'avoir pris le temps de remonter vers le principe du tout avant de se hâter vers des conclusions pratiques et de faire des choses parce qu'il peut les faire sans savoir s'il doit les faire (Hippias, tout « savant » qu'il est, se trouve en même temps être le plus « injuste » des hommes selon les critères du Socrate de la République, puisqu'il n'a pas su comprendre que le bien de l'homme passait par le partage des tâches dans la vie en société). (<==)
(55) « Ne se servant en outre d'absolument rien de sensible, mais qu'avec les apparences elles-mêmes à travers elles et en elles, il finisse aussi dans des apparences » traduit le grec aisthètôi pantapasin oudeni proschrômenos, all' eidesin autois di' autôn eis auta kai teleutai eis eidè. Le fait que Socrate réutilise ici le verbe proschresthai (« utiliser en outre », dont proschrômenos est le participe présent), qu'il avait déjà utilisé en 510d5 (voir la seconde partie de la note 34) dans ses explications sur la démarche propre au premier sous-segment de l'intelligible, devrait d'autant plus attirer notre attention que, dans ce précédent emploi, ce verbe était associé à une expression pour le moins problématique aux yeux de la plupart des traducteurs, tois horômenois eidesi (« les apparences visibles »), dans une formulation qui montrait, comme je l'expliquais dans la note 34, que cette première démarche, non seulement se servait d'eidè, mais, comme le suggérait le pros- (« en plus, en outre ») de proschresthai, se servait non seulement d'apparences (eidè) visibles, mais aussi d'eidè purement intelligibles, puisque les eidè visibles étaient dites utilisées en outre et que la suite de la réplique montrait que les géomètres dont il était alors question comprenaient que leurs raisonnements ne portaient pas sur les « apparences visibles » des dessins qu'ils faisaint pour étayer leurs démonstrations, mais sur « le carré lui-même », « la diagonale elle-même », etc., dont Socrate affirmait le statut de purs intelligibles en précisant qu'il s'agissait de réalités « qu'on ne peut pas voir autrement que par la réflexion (dianoia) ». Cette mise en regard des deux répliques par l'usage du même verbe a pour objet de confirmer que ce n'est pas l'usage des eidè qui est caractéristique de la démarche du second sous-segment, surtout quand on réalise que les eidè peuvent être aussi bien visibles qu'intelligibles. Ce qui est important ici, puisque le verbe est, cette fois, utilisé dans une formulation négative, c'est ce que n'utilise pas en outre le raisonnement, à savoir, n'importe quoi de « sensible » (aisthèton, qui remplace ici, pour la seule fois dans l'analogie, horaton, « visible », pour bien nous faire comprendre qu'horaton a été utilisé comme métonymie pour « sensible », la vue étant le plus noble de nos sens, cf. 507c-508a, et le soleil ayant été utilisé comme analogue du bien). Or ces « sensibles », ce sont « [l]es [choses qui,] auparavant[, étaient] imitées » (« auparavant », c'est-à-dire dans la description du second sous-segment du visible), dont Socrate dit que l'âme se sert « comme d'images » dans la démarche spécifique du premier sous-segment de l'intelligible (510b4).
Mais il ne faudrait pas croire pour autant qu'il suffit de refuser tout usage du visible/sensible, et donc de se limiter aux eidè purement intelligibles, pour être dans la démarche spécifique du second sous-segment de l'intelligible, car ce serait oublier ce qui caractérise positivement cette démarche, le fait de commencer par remonter jusqu'au « principe directeur du tout (tèn tou pantos archèn) » dont la caractéristique est d'être anupothethon (« pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose] »). Et ce principe, même si Socrate ne le nomme pas explicitement dans l'analogie de la ligne et nous laisse le soin de l'identifier, il ne fait aucun doute que, comme je l'ai déjà dit dans des notes antérieures (voir en particulier les notes 21 et 51), c'est le bon/bien (to agathon), présenté en 509d2 comme régnant sur « l'espèce et le domaine intelligible (to noètou genos te kai topou) ». Aussi, lorsque Socrate parle de redescendre de ce principe directeur jusqu'à une « fin (teleutè) », en « y rattachant en retour ce qui s'y rattache (palin
au echomenos tôn ekeinès echomenôn) », ce que signifie cette redescente par proximité (voir note 53), c'est tout simplement la déclinaison du bon/bien en ce qui nous concerne, c'est la considération des réalités qui nous entourent sous la lumière du bien, soleil de l'ordre du noèton (« intelligible/pensable »). Alors, dire qu'on n'utilise rien de sensible dans cette redescente (Socrate n'a pas exclu que le sensible puisse être au point de départ de la remontée vers le principe et servir d'hupotheseôs), c'est tout simplement constater une évidence : que le bien n'est pas d'ordre sensible, qu'il ne peut se représenter en images, à quelque niveau de réalité qu'on le décline. Et si cette redescente à partir d'un principe directeur unique nous fait néanmoins circuler à travers de multiples eidè, c'est que le bon/bien peut prendre des formes multiples en fonction des réalités qu'il « éclaire » : il peut prendre la forme du beau dans les réalités visibles pour nous qui les regardons, du juste dans nos comportements d'hommes, ou, dans certaines situations particulières, du courageux, ou du pieux, ou du modéré, etc. Mais aucune des ces « idées » n'est appréhendable par les sens, si bien qu'on ne peut décliner le bien qu'en en restant aux eidè, et plus spécifiquement, pour reprendre les précisions de vocabulaire suggérées à la fin de la note 17, aux ideai.
La différence entre les deux types de démarches n'est donc pas à chercher dans un mode particulier de raisonnement, dans une « méthode » au sens que pourrait donner à ce terme Aristote en développant sa logique et son Organon, ni même dans le degré d'abstraction mis en œuvre dans ces raisonnements, mais dans la problématique qui préside à chacune d'elles, dans le type de questions qu'on se pose : soit on cherche des solutions à des problèmes concrets, au besoin par des méthodes impliquant un haut degré d'abstraction, dans une démarche « scientifique », en ne s'intéressant qu'à des questions de type « comment ? », et l'on reste dans la démarche propre au premier sous-segment de l'intelligible qui, en fin de compte, ne trouve ses « soutiens » que dans les réalités du monde sensible, dans le matériel, dans la vérification par l'expérience et ne peut aboutir qu'à des technai (« techniques ») pratiques aussi bien que théoriques plus ou moins sophistiquées, mais pas au seul « savoir (sophia) » qui pourrait donner un sens à notre vie d'hommes, soit on s'intéresse à la valeur des choses à la lumière du bien, on cherche à comprendre pourquoi il serait meilleur ou plus mauvais pour nous d'agir de telle ou telle manière, à éclairer notre vie et à orienter notre action, sans se contenter de faire les choses parce qu'on sait comment les faire et qu'on peut effectivement les faire, et l'on est dans la démarche propre au second sous-segment de l'intelligible, la seule qui puisse donner un sens à notre vie, mais qui suppose qu'on accepte de s'élever de la « physique » à la « méta-physique », pour autant que nos capacités intellectuelles nous le permettent. Et le Phédon nous aidera à prendre conscience des limites inhérentes à la nature humaine, indépendamment des limites intellectuelles de tel ou tel individu, dans cette recherche, limites qui font que, si notre logos nous permet d'avoir part à l'intelligible, notre nature d'êtres incarnés ne nous permet pas d'avoir sur ces questions des certitudes absolues et des réponses incontestables, si bien que nous devons vivre et mourir en prenant le « risque » de nous être trompés sur notre bien (voir, en Phédon, 114d5, la référence au kalos kindunos, au « beau risque », qu'a pris Socrate dans sa vie tout en restant incapable jusqu'à son dernier jour de « démontrer » de manière indubitable l'« immortalité » de l'âme). Ce sont d'ailleurs sans doute ces limites qui font que la plupart des hommes préfèrent en rester à la démarche du premier sous-segment de l'intelligible plutôt que de se risquer dans celle du second.
Mais maintenant qu'on a identifié l'origine des différences entre les deux démarches dans le type de questions qu'on s'y pose, alors, oui,
on peut constater que la démarche que je qualifie de « métaphysique » s'intéresse à des eidè qui n'intéressent pas la démarche que je qualifie de « scientifique », non pas parce que ces eidè auraient un statut ontique particulier, seraient d'une autre « nature » que celles qui intéressent la démarche « scientifique », mais tout simplement parce que ceux qui pratiquent cette démarche, au moins quand ils la pratiquent, se refusent par choix méthodologique à entrer dans des considérations de « valeur » d'ordre « moral », en référence au bien et à son absence, le mal, estimant que ces considérations ne sont pas pertinentes par rapport aux questions qu'ils se posent. Et donc, oui, il y a aussi une différence de méthode de raisonnement entre les deux démarches, mais non pas parce que des eidè différentes justifieraient des méthodes différente du fait de natures différentes, puisque c'est le même « esprit (nous) » humain, le même logos, qui est à l'œuvre dans les deux démarches, mais parce que les limites de ce logos humain, que j'ai déja mentionnées plus haut, font qu'on ne peut pas raisonner de la même manière sur les deux types de questionnement. En fait, si l'on formule les choses un peut différemment, on peut dire que ce qui caractérise la démarche « scientifique », c'est qu'elle n'a souci que du vrai, pas du bon, et qu'elle se donne comme test du vrai la référence à l'expérience sensible (ce que Socrate, dans son analogie, traduit par le référence aux « images » que sont les réalités visibles du premier segment), ce qui lui interdit par méthode, et donc par choix délibéré, de s'intéresser à autre chose qu'au monde matériel perceptible par les sens. Mais le résultat de ce choix méthodologique, c'est que cette démarche n'est plus libre, elle est contrainte par la réalité environnante, que la science ne fait qu'explorer et découvrir. Dans la démarche « métaphysique » au contraire, et justement parce que les limites du logos humain lui interdisent les certitudes, parce que le recours à l'expérience sensible n'y est pas possible puisque les réalités en question, à commencer par le bien qui est la source de toute « lumière » dans ce registre, sont immatérielles et hors du temps et de l'espace, l'homme jouit d'une relative liberté, non pas la liberté de décider lui-même ce qui est bon ou pas pour lui, mais la liberté d'agir en fonction de ce qu'il croit être bon pour lui, d'où la responsabilité qu'il a de mettre en œuvre toutes les capacités de son intelligence pour éviter de se tromper sur des choix aussi vitaux, puisqu'il ne lui suffit pas de croire tel ou tel comportement bon pour qu'il le soit en fait et que, s'il s'est trompé, c'est lui qui en subira les conséquences, sans retour en arrière possible.
La démarche « scientifique » propre au premier sous-segment de l'intelligible s'intéresse aux eidè (« apparences ») en regardant vers le « bas » et reste prisonnière du temps et de l'espace ; elle considère que ce qui donne leur « valeur » aux eidè, c'est d'être « apparences » de « réalités » sensibles, visibles, tangibles ; elle ne peut donc concevoir d'archè, de « principe », que dans une compréhension temporelle, comme « origine » temporelle, ce qui la conduit à regarder non seulement vers le « bas », mais aussi « en arrière » vers le passé, en cherchant l'explication du monde dans son origine, comme le faisaient tous les présocratiques ; le plus haut niveau d'abstraction qu'elle puisse imaginer, ce sont les nombres, qui peuvent servir à mesurer, à quantifier tout et n'importe quoi, et deviennent un succédané de « valeur », ce qui conduit à une approche du monde de type Pythagoricien si l'on veut chercher l'origine du monde dans le plus haut niveau d'abstraction ; elle confond « métaphysique » et ontologie en cherchant à savoir ce qui « est », compris dans leurs choix méthodologiques comme ce qui est « visible », donc « non caché (a-lèthès) », c'est-à-dire « vrai » au sens matériel où ils comprennent ce mot.
L'approche « métaphysique » propre au second sous-segment de l'intelligible au contraire n'accorde aucune valeur particulière à « est » utilisé de manière absolue, ne privilégie pas « est visible » et cherche plutôt à savoir ce qui est « bon », ce qui remplace l'ontologie par l'« agathologie » ; elle voit dans le « bon/bien » le principe directeur ultime du tout hors du temps et de l'espace, qui peut donc orienter notre marche dans la vie en constituant un objectif devant nous et en haut, susceptible de nous guider et de nous élever jusqu'à notre fin ; et si ce principe reste une abstraction lorsqu'on le considère dans sa plus grande généralité, il peut se décliner d'un nombre infini de manières, l'une d'entre elles étant le bien de l'Homme en tant qu'espèce animale, qui se décline lui-même autant de fois qu'il y a d'individus différents de l'espèce, en fonction des lieux et des circonstances ; et c'est cette déclinaison qui, en fin de compte, déterminera ce que sera l'eidè, l'« apparence » de chacun de nous, dans tous les sens du terme, aussi bien sous la lumière du soleil que sous celle du bien. (<==)
(56) « Un travail de longue haleine » traduit le grec suchnon ergon. Ergon, c'est l'action par opposition à l'inaction, mais aussi par rapport au logos, quand par exemple on dit qu'il faut traduire ses croyances « en paroles et en actes ». Or Glaucon l'emploie ici pour parler d'une activité que Socrate vient de décrire comme étant celle du logos. Le terme utilisé par Glaucon pour qualifier cette activité, suchnon, signifie « long » dans un sens temporel, ou encore « fréquent, nombreux, abondant ». (<==)
(57) « Expliquer » traduit le verbe diorizein, formé du préfixe dia- (comme dianoein, ou dialegesthai, que nous avons déjà rencontré dans la bouche de Socrate), et du verbe horizein, dérivé de horos, « limite » (dont vient le français « horizon »), qui signifie « limiter, borner », mais aussi « délimiter », et de là, « définir » (c'est-à-dire, « borner le sens »). Diorozein peut signifier « séparer par une limite », ou encore « distinguer, discerner » (et donc, d'une certaine manière, encore « définir », en séparant des mots de sens voisin), et aussi « expliquer ». C'est un peu de tout cela que fait Socrate, mais la construction de la phrase de Glaucon, qui donne au verbe comme complément d'objet direct une proposition infinitive avec le verbe être : saphesteron einai (être plus clair), dont le sujet est tout ce qui suit, ne permet pas, en français, de retenir une traduction par « définir », ou « distinguer », sans modifier la tournure de la phrase grecque. (<==)
(58) « Est plus clair » traduit le grec saphesteron, comparatif de l'adjectif saphès, qui signifie « clair, manifeste, évident », dont dérive le substantif saphèneia (« clarté, évidence »), que Socrate avait utilisé au début de l'analogie, en 509d9, pour en faire le critère de distinction des différents sous-segments dans lesquels il demandait de diviser les deux segments du visible et de l'intelligible (cf. note 12). Glaucon se montre donc bon élève en réformulant la distinction faite par Socrate entre les deux sous-segments de l'intelligible en termes de saphèneia et en supposant donc que Socrate estime plus claire l'appréhension liée à la démarche caractéristique du second sous-segment que celle liée à la démarche caractéristique du premier sous-segment. Il n'en reste pas moins que Socrate avait, en 508a8-10, introduit une problématique quelque peu différente, celle de l'alètheia (« vérité » ; cf. note 19), sans qu'on sache trop si elle se substituait à la problématique de saphèneia ou venait la compléter, voire s'il ne fallait pas tout simplement prendre ces deux termes comme pratiquement synonymes, dans la mesure où l'un des sens dérivés de saphès est « vrai, véritable ». (<==)
(59) « De ce qui est et de plus [est] intelligible » traduit le grec tou ontos te kai noètou. Le grec ne laisse pas de doute sur le fait que ce dont veut parler Glaucon ici, ce sont les chose qui, tout à la fois, « sont (ontos) » et « sont intelligibles (noètou) » : un seul article pour les deux participes, et un renforcement du kai (« et ») par un te traduit ici par « de plus »). On remarquera d'autre part que, dans le grec, le « est » n'est pas redoublé (mot à mot : « de l'étant et de plus intelligible », d'où la mise entre crochets du second dans ma traduction), et que d'ailleurs, le second terme n'est pas un participe présent, mais un adjectif verbal. On aurait pu avoir tout simplement tou noètou ontos, pour « de l'étant intelligible », c'est-à-dire « de ce qui est intelligible », voire, en sous-entendant tout simplement le ontos comme le fait Socrate, tou noètou. En explicitant le ontos et en allant jusqu'à le séparer du noètou par deux particules de coordination, Glaucon veut donc manifestement mettre en valeur ce ontos, qui d'ailleurs vient en premier. De cette manière, il confirme qu'il admet que les intelligibles sont des « étants (onta) », à côté sans doute d'autres « étants » qui, dans la terminologie de l'analogie, sont, eux, « visibles ». (<==)
(60) « Ce qui est observé » traduit le grec to theôroumenon, participe présent passif neutre substantivé du verbe theôrein, dérivé de theôros, dont le sens premier est « spectateur aux jeux publics », et particulièrement, « députés officiels » envoyés pour représenter une cité à ces jeux, et par extension, pour consulter un oracle ou faire une offrande au dieu, puis finalement, pour servir d'ambassadeur (sens assez voisin de celui du mot « observateur » utilisé de nos jours pour parler par exemple d'envoyés de l'ONU dans tel ou tel pays en proie à des difficultés internes). Theôrein, c'est donc au sens premier « assister à des jeux, ou à une fête religieuse ». Dans la suite de la phrase de Glaucon, on va trouver par deux fois un verbe de forme et de sens voisins, mais d'origine distincte, theasthai, que j'ai traduit par « contempler », et qui, lui, dérive de thea, « vue, spectacle, contemplation », dont vient aussi le mot theatron, « théâtre ». Hoi theômenoi, que l'on trouve un peu plus loin, et que j'ai traduit par « ceux qui contemplent », veut en général dire « les spectateurs » (mot à mot, « les contemplants »). La discussion sur la différence entre science et opinion qui clôt le livre V commence à partir d'une tentative pour distinguer le philosophos du philotheamôn, c'est-à-dire de l'amoureux de toutes sortes de spectacles (qui deviendra à la fin de cette discussion un philodoxos, « ami de l'opinion »). Le mot theamôn est lui aussi dérivé de thea et désigne celui qui contemple, qui observe. « Contempler » est aussi un des sens possibles de theôrein, mais, pour le distinguer de theasthai utilisé dans la même phrase, j'ai ici préféré la traduction par « observer ». C'est de cette idée de « contemplation » par les yeux de l'esprit que découle le sens du mot theôria qui a donné « théorie » en français (à côté d'autres sens de ce mot plus en rapport avec le sens premier de theôros). Dans un autre registre qu'avec idein, on est toujours dans une problématique du « voir » pour parler des activités de l'esprit. (<==)
(61) « Sous la conduite de la science du dialegesthai » traduit le grec hupo tès tou dialegesthai epistèmès. Pour les raisons qui me poussent à ne pas traduire le mot dialegesthai, voir la note 48. Noter que Socrate a parlé de tèi tou dialegesthai dunamei, c'est-à-dire « du pouvoir du dialegesthai », pas d'une epistèmè, d'une « science ». Ce glissement de vocabulaire de la part de Glaucon n'est pas neutre, et trahit en quelque sorte l'état d'esprit d'une bonne partie de la jeunesse athénienne du temps de Socrate, séduite par les sophistes et autres professeurs de rhétorique : ce qu'ils cherchent, c'est bien un « pouvoir », une dunamis, et ce, au sens le plus politique du terme, et, pour le conquérir, ils veulent qu'on leur enseigne une techè, une epistèmè (deux mots qu'on trouve, dans notre section, dans la bouche de Glaucon, mais pas dans celle de Socrate), bref des « recettes » pour en imposer au peuple et se hisser aux plus hautes places. Or ce n'est pas du tout cela que leur propose Socrate, du moins pas comme ils se l'imaginent, et le « pouvoir du dialegesthai » dont il parle n'a rien à voir avec une quelconque « technique oratoire », un « art du dialogue », qui assurerait la domination d'un interlocuteur sur les autres. Et c'est là une raison supplémentaire pour ne pas traduire dialegesthai par « dialectique », qui, de nos jours, suggère trop une technique spécifique, dont on ne sait d'ailleurs pas toujours en quoi elle consiste (au moins quand on l'attribue à Platon) !... Il se pourrait bien que, plus que la confrontation des interlocuteurs, ce soit le choc des mots les uns avec les autres, et le réseau de relations qui se tisse ainsi à travers les mots, qu'ils soient prononcés ou simplement « pensés », par la même personne ou par plusieurs interlocuteurs, et, au-delà des mots, entre ce qu'ils tentent de désigner, qui fasse progresser celui qui est capable de voir clair dans cette « toile ». Mais apprendre à y voir clair et à « dévoiler » le vrai (alèthès) dans le labyrinthe du logos n'a pas grand chose à voir avec l'apprentissage de « recette » pour mieux convaincre, comme le suggère Socrate dans le Gorgias, lorsqu'il compare la rhétorique que prétend enseigner Gorgias à la cuisine (Gorgias, 463a-465e) et lui reproche de n'avoir cure du vrai (Gorgias, 454c-455a)... (<==)
(62) « Arts » traduit technôn, terme déjà employé par Glaucon dans sa réponse précédente (cf. note 46), mais que, là encore, Socrate n'a pas employé. Il semble que Glaucon essaye de jouer des bons élèves en suggérant une opposition entre technè et epistèmè que se garde bien de cautionner Socrate, pour le moment du moins. (<==)
(63) « Sont contraints de/se contraignent à » : on trouve ici la forme anagkazontai qui fait écho au anagkazetai de Socrate en 510b5, verbe principal de la description synthétique de la division du segment de l'intelligible, longuement commentée en note 21, qui avait pour sujet l'âme et dont j'avais alors fait remarquer qu'il pouvait se lire soit comme un moyen soit comme un passif. C'est encore le cas ici et c'est pourquoi je laisse coexister les deux options dans ma traduction, mais il est probable que, pour Glaucon, dans le contexte de sa phrase, c'est un passif qu'il a en tête : c'est le fait que ceux dont il parle s'intéressent à des réalités abstraites comme le carré en soi qui les contraignent à les examiner par la réflexion plutôt que par les sens. La formulation de Socrate était, elle plus ambiguë, puisque le verbe anagkazetai apparaissait dans la formule psuchè zètein anagkazetai (« une âme est contrainte de/se contraint à mener sa recherche »), qui laissait ouverte la possibilité que ce soit l'âme elle-même qui se fixe des contraintes méthodologiques dans la manière de mener sa recherche et non pas la nature des réalités étudiées qui les lui imposent. (<==)
(64) Le mot employé par Glaucon que je traduis par « réflexion » est dianoia, mot qu'avait employé Socrate en 511a1 pour parler des concepts mathématiques comme le carré lui-même, « qu'on ne peut pas voir autrement que par la réflexion ». Si la traduction de dianoia par « réflexion » ne posait pas de problèmes alors, pas plus que celle de dianoeisthai, le verbe de même racine, par « réfléchir » en 510d6 (cf. note 36), elle devient plus problématique ici dans la mesure où elle fait perdre de vue la communauté de racine entre noèton (traduit par « intelligible »), dianoia (traduit par « réflexion ») et nous (traduit par « intelligence »), dans une phrase où il semble bien que Glaucon joue justement sur cette communauté de racine pour reformuler ce qu'il a compris de la pensée de Socrate à propos du noèton en établissant une gradation entre dianoia et nous et en associant le premier au premier sous-segment du noèton, ce que n'avait pas fait Socrate, et le second au second sous-segment, ayant donc soin d'utiliser pour les deux un terme issu de la racine de nous, qui est aussi celle de noèton (je préciserai ces points au terme de la réplique de Glaucon, lorsque la gradation à laquelle je fais allusion ici aura été explicitée). Certes, dans la mesure où le premier sous-segment de l'intelligilble est à mettre en rapport avec le premier sous-segment du visible, caractérisé par la vision d'images sur des surfaces « réfléchissantes », la pluralité de sens du mot français « réflexion » peut faciliter cette mise en relation, mais elle ne se trouve pas dans le grec, où le mot que j'avais traduit par « reflets » dans la description du premier sous-segment du visible était phantasmata, qui n'a rien de commun avec dianoia. (<==)
(65) « Ils examinent » traduit le grec skopein, encore un autre verbe dont le sens premier a trait à la vision (c'est le verbe dont dérive le suffixe français « -scope » qu'on trouve dans tous les mots décrivant des appareils destinés à voir ou « observer », par opposition à « -graphe », dérivé de graphein, qui suggère l'écriture ou l'enregistrement). (<==)
(66) L'« intelligence »
qui s'oppose ici à la « réflexion (dianoia) »,
c'est noun, accusatif de nous, que l'on retrouve, comme je l'ai signalé à la note 64, à
la racine de dianoia. Remarquons que ce mot, s'il est à la racine de plusieurs mots utilisés par Socrate dans l'analogie de la ligne (noèton, nooumenon, dianoeisthai, dianoia), n'y est jamais utilisé par Socrate, sans doute du fait de son ambiguïté, soulignée dans la note 36.
Noun ischein, « posséder
l'intelligence » suggère une idée de stabilité
et de résultat atteint, là où dianoia
évoque plutôt un processus, une « traversée » (dia au sens de « à travers »), et donc une recherche qui n'a pas encore atteint son but. (<==)
(67) C'est délibérément que je n'ai pas coupé en français cette longue phrase à tiroirs de Glaucon, pas plus que je n'ai coupé, dans les répliques précédentes, les longues phrases de Socrate (une phrase par réplique, ou presque, depuis qu'il a entrepris de décrire le noèton), car je pense que le style oratoire que Platon prête à chacun de ses personnages fait partie des « indices » qu'il nous propose pour nous aider à percevoir ce qui se joue dans les dialogues. Les phrases de Socrate, en effet, étaient longues, mais assez faciles à analyser et grammaticalement correctes. Celle de Glaucon, par contre, pose plus de problèmes, et il semble avoir perdu le fil de sa construction initiale avant d'en atteindre le terme. Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement, dit-on. Comparer la plus ou moins grande rigueur grammaticale de chacun des interlocuteurs fournit aussi des indications sur la clarté de leurs idées. Il est d'autant plus regrettable que certains traducteurs, pour faire montre de leur maîtrise du style, et sous couvert de nous « faciliter » la compréhension, « torpillent » ce que Platon a si savamment orchestré. (<==)
(68) « L'état d'esprit » traduit le grec hexin. Le mot hexis est le substantif dérivé du verbe echein, « posséder, avoir », dont ischein, de même racine, que l'on vient de trouver dans la formule noun ischein (cf. note 66), est une variante. L'hexis, c'est donc au sens premier la possession, d'où dérive le sens de « manière d'être, état », qui est le résultat des « habitudes » que l'on « possède », et donc aussi le sens d'« habitude, état d'esprit ». Il s'agit, là encore, d'un mot que Socrate n'a pas employé dans l'analogie de la ligne. On le trouvait auparavant dans sa bouche, en 509a5, dans une formule, tèn tou agathou hexin, que j'avais traduite par « la possession du bien », c'est-à-dire dans un sens quelque peu différent (sur cette expression et sa traduction, voir la note 85 à ma traduction de la section précédente, intitulée « Le soleil, image du bien »). (<==)
(69) « De ceux qui sont versés dans la géométrie » traduit le grec tôn geômetrikôn. Geômetrikos n'est pas un nom, mais un adjectif signifiant « qui concerne la géométrie ». Hoi geômetrikoi, c'est donc mot à mot « les géométriques », c'est-à-dire quelque chose comme ceux que Pascal décrirait comme ayant « l'esprit de géométrie ». Il existe un nom de la même racine, en grec, geômetrès, mais il est probable que, pour Glaucon, il évoque plus les « arpenteurs », c'est-à-dire ceux qui font un usage pratique de la « géométrie », la science de la mesure de portions de la terre (voir note 46), que les praticiens de la géométrie plus théorique auxquels il pense que Socrate fait référence. (<==)
(70) « Opinion » traduit le mot doxa, mot que n'a pas employé Socrate dans l'analogie de la ligne, mais qui fait écho au doxaston (que j'ai traduit par « opinable/opiné » ; cf. note 18) qu'il a utilisé en 510a8 pour l'opposer au gnôston (que j'ai traduit par « connaissable/connu ») dans une mise en parallèle avec les images du premier sous-segment du visible et leurs modèles appréhendés dans le second sous-segment du visible dont j'ai dit à la note 18 qu'elle n'avait rien d'évident. Glaucon, en présentant ici la dianoia (« réflexion »), qu'il suppose que Socrate associe au premier sous-segment de l'intelligible, comme intermédiaire entre l'opinion et le nous (« intelligence »), nom qu'il donne à ce qu'il pense être l'opération que Socrate associe au second-sous segment de l'intelligible, semble faire de l'opinion l'opération associée au visible, sans préciser si elle concerne seulement le second sous-segment (celui qui précède sur la ligne le segment de l'intelligible) ou tout le segment du visible dans son ensemble. Mais c'est là faire dire à Socrate des choses qu'il n'a pas dites, en tout cas pas explicitement. (<==)
(71) Nous avons vu, au fur et à mesure du déroulement de cette réplique de Glaucon, quels mots il avait repris à Socrate et lesquels il avait introduit de sa propre initiative. Arrivés au terme de sa reformulation, il est intéressant d'en prendre une vue d'ensemble et de faire le point sur la manière plus ou moins fidèle dont Glaucon reformule les propos de Socrate, en s'intéressant, non pas seulement au mots utilisés par lui, mais aussi à ceux qu'il n'a pas utilisés et aux éléments d'explication de Socrate qu'il a laissés de côté.
Remarquons tout d'abord que Glaucon a essayé de caractériser les deux opérations spécifiques chacune de l'un des deux sous-segments du noèton au moyen de mots issus de la même racine que noèton, dianoia pour le premier sous-segment et nous pour le second, mais qu'en cela, il trahit doublement Socrate, d'une part parce que ce dernier n'a pas fait de la dianoia une opération spécifique du premier sous-segment en remarquant seulement que les concepts mathématiques comme le carré lui-même n'étaient visibles que par la dianoia, sauf à supposer que la dianoia, mot qui, dans le contexte de sa réplique, pourrait se traduire tout simplement par « pensée », ne porte que sur de tels concepts (mais lesquels exactement ? par quoi se caractériseraient-ils? et qu'est-ce qui serait hors du champ de la dianoia dans le noèton ?) et que ces concepts sont la « population » exclusive du premier sous-segment, ce dont j'ai abondamment laissé entendre que ce n'était très probablement pas l'intention de Socrate, qui n'a nullement cherché à caractériser chaque sous-segment par des « populations » différentes, mais par des modes d'appréhension spécifiques, et d'autre part parce que lui n'a jamais dans l'analogie employé le mot nous, qu'il jugeait sans doute trop ambigu, puisqu'il peut aussi
bien désigner une « faculté » de l'homme, presque un « organe »
lui donnant cette faculté, que le bon usage que l'on peut en faire, ou encore, selon le sens que lui donne sans doute ici Glaucon, le résultat de cet usage, l'« intelligence » au sens de « compréhension », de « fait de comprendre » une situation, un fait ou une réalité donnée. En fait, à ce point, Socrate n'a pas encore cherché à donner de nom à chacune des deux démarches qu'il décrivait comme spécifique à chacun des deux sous-segments de l'intelligible, pas plus d'ailleurs qu'il n'avait donné de nom aux opérations propres au deux sous-segments du visible.
Mais si Glaucon a cherché à rester dans le registre du nous (« intelligence, esprit ») pour reformuler les propos de Socrate sur les opérations spécifiques de ce segment, il a tout aussi consciencieusement évité les mots de la famille de horan (« voir »), idein, qui lui sert d'aoriste, et eidenai, autre verbe voisin signifiant « voir », qui renvoyaient sans doute pour lui au segment de l'horaton. Même dans le choix des verbes qu'il a utilisés pour décrire les activités de ceux dont il parlait, il a préféré les verbes theasthai (« contempler »), theorein (« observer ») et skopein (« examiner »). Et surtout, il n'a pas utilisé le mot eidos, pourtant utilisé plusieurs fois par Socrate et qui joue un rôle important dans ses explications, sans doute parce qu'il le trouvait trop ambigu, lui qui ne trouvait pas nous ambigu pour parler du segment du noèton, ou trop connoté par ce qu'il associe au premier segment, ou simplement parce qu'il n'avait pas compris ce que Socrate voulait dire en parlant à la fois d'horômena eidè (« apparences visibles ») et de noèta eidè (« apparences intelligibles »), ou encore parce qu'il en avait déduit que, puisque les eidè peuvent être aussi bien « visibles » qu'« intelligibles », elles ne jouent pas un rôle discriminant dans toutes ces explications et distinctions.
Dans la continuité de ce refus de mêler toute référence au visible à sa reformulation, il a complètement occulté la référence de Socrate aux eikones (« images »), dont ce dernier faisait pourtant un des éléments discriminants entre les deux démarche, celle associée au premier sous-segment ne pouvant s'en passer alors que celle propre au second sous-segment s'en passait. Sans doute n'a-t-il pas compris en quoi les réalités visibles du second sous-segment du visible pouvaient être appelées « images » dans le registre de l'intelligible, ne voyant pas trop de quoi elles pouvaient bien être « images » après avoir commencé par occulter la référence aux eidè. En fait, sa reformulation inverse presque les propos de Socrate car, à avoir trop mis l'accent sur le fait que Socrate admettait que les géomètres et autres tenants de la démarche propre au premier sous-segment réalisaient que les réalités comme le carré sur lesquelles il faisaient leurs raisonnements n'étaient perceptibles que par la dianoia, au point de faire de celle-ci l'opération propre du premier sous-segment, il en est arrivé, partant de l'idée que la dianoia s'opposait à la saisie par les sens
(aisthèsesin, 511c8), à dire que ces personnes « contempl[aient] ces choses par la réflexion, et non pas par les sens », là où Socrate disait au contraire que, même s'il réalisaient que ce dont étaient vraies les conclusions auxquelles ils arrivaient n'était pas les « images » matérielles qu'ils en contemplaient, ils ne pouvaient se passer d'« images » visibles pour mener à bien leurs raisonnements.
Il y a par contre un aspect des explications de Socrate que Glaucon semble avoir bien perçu, c'est le rôle discriminant entre les deux démarches que joue le fait de remonter ou pas vers un archè (« principe (directeur) »), même si rien dans ses propos ne permet de savoir s'il a compris à quel « principe » Socrate faisait implicitement référence en parlant de « principe » anupotheton, terme que d'ailleurs Glaucon ne reprend pas, sans doute justement faute d'avoir compris ce qu'il signifiait et ce qu'il visait. Il a retenu que l'intelligibilité pleine et entière des noèta suppose un « principe » d'intelligibilité, sans qu'on sache si, pour lui, ce « principe » est le même dans tous les cas, faute de savoir quel sens il donne au mot archè et s'il lui donne le même sens que Socrate.
Mais il ne fait aucune référence au logos, que ce soit pour clarifier en quoi le découpage du segment de l'intelligible est fait ana ton auton logon (« selon la même raison ») ce celui du segment du visible ou pour en faire le support des opérations portant sur l'intelligible, comme le fait Socrate au début de la réplique précédente, et par contre il transforme le « pouvoir (dunamis) du dialegesthai » en une « science (epistèmè) du dialegesthai », ce qui déforme complètement les propos de Socrate et peut conduire à une compréhension différente du dialegesthai, en lui donnant un caractère plus « technique » et en suggérant que Socrate aurait en vue une espèce plus performante de « rhétorique » (science du discours, c'est-à-dire du logos), capable de nous faire accéder à une plus claire (saphesteron) intelligence du monde qui nous entoure. Car Glaucon a bien retenu qu'au début de son analogie, Socrate avait annoncé que le découpage en sous-segments se ferait dans une perspective de clarté (sapheneia) de plus en plus grande, et sa reformulation vise à montrer en quoi, selon Socrate, l'une des deux démarches conduit à une appréhension plus claire (saphesteron, 511c4) des intelligibles. Peut-être même voit-il dans cette plus ou moins grande clarté le logon qui préside au découpage en sous-segments, ce qui expliquerait qu'il n'essaye pas de le chercher ailleurs. Et cela pourrait expliquer aussi la référence à la doxa (« opinion ») pour qualifier les opérations propres au segment du visible, qui n'est pas de Socrate, mais pourrait être comme un vague rappel de la discussion sur science et opinion à la fin du livre V, plus ou moins comprise comme suggérant que l'opinion, portant sur quelque chose qui est intermédiaire entre l'être et le non-être, est moins claire que la science qui, elle, porte sur l'être.
Bref, Glaucon n'a vraisemblablement pas tout compris des subtilités des explications de Socrate, mais, plutôt que de lui demander des précisions sur des termes qui ne lui semblent pas clairs ou qui pourraient être compris dans plusieurs sens, il préfère les occulter
et reformuler ce qu'il a compris, ou cru comprendre, en s'en passant. (<==)
(72) Je traduis
par « tu as capté » le grec apedexô, bien
que l'usage du verbe « capter » dans le sens d'« entendre/comprendre »
soit plutôt réservé au langage familier, voire argotique,
des jeunes d'aujourd'hui, où il se fonde sur l'analogie avec la réception
d'un signal radiophonique ou télévisuel, parce que je pense que
le choix du verbe utilisé par Socrate est quelque peu ironique, ce que
ne laisserait pas percevoir un plus classique « tu as compris », surtout
lorsque la traduction de l'adverbe au superlatif ikanôtata par
« très bien » ou quelque chose d'équivalent donne à
la réplique de Socrate l'air d'un compliment on ne peut plus sérieux,
alors que cet ikanôtata dans la bouche de Socrate pourrait bien
n'être qu'un retour de manivelle en réponse à ce qui pourrait
n'être qu'accès de fausse modestie d'un Glaucon commençant
son pédant résumé par un ikanôs men ou, « certainement
pas convenablement », pour qualifier sa compréhension des explications
de Socrate.
En effet, Socrate n'utilise pas ici l'un des verbes qu'il a utilisé auparavant,
comme katanoein (voir note 14) ou manthanein
(voir note 21), le premier qui implique l'appréhension
par le nous (dont justement Glaucon avait plein la bouche), le second
qui implique le résultat d'un processus d'apprentissage, mais le verbe
apodechesthai, dont le sens premier est « recevoir ». Au sens
figuré, le verbe veut aussi dire « accueillir dans son esprit, admettre,
approuver » et enfin « comprendre », mais il est clair que l'accent
n'est pas sur la compréhension, mais sur la réception, avec l'idée
implicite que si l'on a bien « reçu » (entendu), on a bien compris.
Resterait à démontrer que, parce que Glaucon a bien « reçu »,
« capté », ce qu'a dit Socrate, il l'a aussi bien « compris ». Or on vient de voir dans la note précédente que ce n'était probablement pas le cas. Le seul point qui pourrait justifier les compliments sincères de Socrate est que Glaucon a mis le doigt sur ce qui, finalement, comme je l'ai expliqué à travers les notes antérieures, constitue la différence majeure entre les deux démarches, plus encore que l'usage ou le non usage d'eikones (« images »), qui est pourtant le logon commun aux deux divisions en sous-segments, ou que la référence aux eidè, le fait de remonter ou pas vers un archè. Mais même ce point doit être modulé par le fait que rien ne permet de savoir si Glaucon comprend le mot archè comme Socrate, s'il a compris ce que signifiait anupotheton, qu'il ne reprend pas, ni surtout s'il a réalisé que ce principe vers lequel il fallait remonter était le bien/bon dont Socrate avait fait au début de l'analogie le « roi » de l'intelligible.
Bref, contrairement aux traducteurs qui voient dans ces mots de Socrate un compliment sincère à Glaucon (sans doute faute d'avoir eux-mêmes compris les explications de Socrate), j'y vois au mieux un demi-compliment non dénué d'une bonne dose d'ironie de la part d'un Socrate qui pense que ce qu'a compris Glaucon est suffisant pour l'instant et qu'il est prématuré, vu le jeune âge de son interlocuteur et de la plupart de ses auditeurs, de vouloir aller plus loin dans les explications.
(<==)
(73) « Prends-moi » traduit le grec moi... labe, dans lequel moi, datif du pronom personnel ego (« moi ») a une valeur explétive (comme quand on dit en français « regarde-moi ça »), et labe est l'impératif aoriste actif du verbe lambanein (« prendre, saisir » au sens propre et au sens figuré), pris ici dans le même sens qu'au début de l'analogie, lorsque Socrate dit : « prenant (labôn) une ligne segmentée... ». C'est un sens quelque peu « technique » analogue à celui qu'a en français le verbe « prendre » lorsqu'on dit par exemple, dans l'énoncé d'un problème de géométrie : « prenez un cercle de centre O et de rayon r... ». Par l'usage de ce verbe, Socrate renoue avec l'habillage géométrique de son analogie, qu'il avait quelque peu délaissé dans ses dernières explications. (<==)
(74) « Affections
engendrées dans l'âme » traduit le grec pathèmata
en tèi psuchèi gignomena. Le mot pathèma (dont pathèmata est le pluriel) est dérivé
du verbe paschein qui veut dire « subir », par opposition à poiein (« faire, agir ») ou à prattein (« accomplir, agir »), ou encore « éprouver, être
affecté par », en prenant « être affecté par » dans le sens le plus neutre possible, n'impliquant aucune idée de tristesse, c'est-à-dire, non pas comme dans « il a été affecté par la mort de sa femme », mais comme dans « le cours de l'euro est affecté par la situation économique en Grèce », selon la définition de « affecter » III, 1° du Grand Robert, édition de 1980 : « Exercer une action sur. Agir, causer une impression sur l'organisme. ». Pathèma peut désigner
toute sorte d'événement qui affecte le corps ou l'âme, souvent, mais pas exclusivement, en mauvaise part, maladie,
accident, affliction, etc. ou encore l'état qui en résulte, les
dispositions qu'il y induit, d'où ma traduction par « affection », qu'il faut comprendre dans le sens de « fait (pour l'âme) d'être affecté par quelque chose » ou « résultat du fait (pour l'âme) d'être affecté par quelque chose », en prenant « affecter » dans le sens que je viens de préciser (c'est le sens d'« affection » que le Grand Robert donne en premier, comme sens étymologique : « modification de l'être physique ou moral quelle qu'en soit la cause »). Le verbe gignesthai, dont gignomena
est le participe présent passif au neutre pluriel, ajoute l'idée
d'« engendrement », de « devenir ». Une autre traduction serait
« les états produits (ou se produisant) dans l'âme ». Ce qui est sûr,
c'est que Socrate cherche à suggérer ici une certaine « passivité » (mot français dans lequel on trouve une certaine parenté de racine avec le paschein grec, qui donne pathein à l'aoriste, dont dérive pathèma, via le patior latin, qui fait passus au participe passé)
de l'âme dans tout ce dont il va parler. Il est important de le noter,
car, si l'on n'a pas de mal à admettre que, dans l'ordre du visible,
notre vue, et nos sens en général, sont d'un certain point de
vue « passifs » par rapport à des affections qui leur viennent
de l'extérieur et qu'ils « subissent » sans les solliciter, tout
le problème est justement de savoir s'il en va de même dans l'ordre
du noèton : sommes-nous « producteurs » de nos pensées, qui ne seraient alors que des créations de notre esprit sans réalité autonome, ou sont-elles, elles aussi, induites par des « impressions »
venues de l'« extérieur » ? En mettant sur le même
pied les quatre pathèmata dont il va parler, Socrate prend clairement
position sur ce point : notre « esprit », tout autant que nos sens,
est, sinon totalement « passif », du moins stimulé, activé par des « sollicitations »
venues de l'« extérieur », et pas seulement par les sens : tout comme les eidè « visibles » sont « apparences » de quelque chose d'extérieur, les eidè « intelligibles » sont, elles aussi, « apparences » de quelque chose d'« extérieur ». Aussi, traduire pathèmata par « opérations »,
comme le font Chambry, Baccou et Karsenti/Prelorentzos, c'est tout simplement
trahir Platon en occultant la part de passivité qu'implique le mot grec (à côté de la traduction par « opérations » (« de l'esprit » chez Chambry, « de l'âme » chez Baccou et Karsenti/Prelorentzos), on trouve « états » (« dans l'âme » chez Robin, « se produis[ant] dans l'âme et l'affect[ant] » chez Dixsault), « attitudes (dans l'âme) » chez Pachet, « dispositions (effectives dans l'âme) » chez Cazeaux, « états mentaux (de l'âme) » chez Leroux).
Par ailleurs, l'usage du mot pathèmata par Socrate pour introduire la conclusion de son analogie
confirme que ce qu'il avait en vue dans cette analogie, c'était bien les modes d'appréhension par nous des réalités qui nous entourent, à la fois par nos sens (pour les réalités « visibles », les horata) et par notre esprit (pour les réalités « intelligibles », les noèta), et non pas une classification de ces réalités au-delà de la distinction initiale entre visible et intelligible. Dans les notes précédentes, à propos des deux sous-segments de l'intelligible, j'ai parlé de « démarches », plutôt que d'« affections », en utilisant donc un terme qui implique une activité de l'individu et non une attitude passive, parce que ce qu'y décrivait Socrate, c'était en effet des modes de raisonnement. En parlant ici de pathèmata, il change de registre et s'intéresse maintenant, non plus directement aux démarches intellectuelles, aux différentes manières de raisonner, mais aux « états d'esprit » (l'un des sens possibles de pathèma) dont elles procèdent, induits par les sollicitations extérieures des réalités tant visibles qu'intelligibles selon la plus ou moins grande attention que nous portons aux unes et aux autres et le degré de « réalité » que nous leur accordons. Il ne faudra donc pas perdre de vue dans la suite la part de passivité que suggère Socrate par le choix du mot pathèma et se souvenir que ces « états d'esprit » sont produits en nous par la conjugaison de « sollicitations » (visuelles, tactiles, auditives, intellectuelles, etc.) venues de réalités extérieures, des contraintes et des limites de nos organes de perception sensible (les sens) et intelligible (le nous) et de l'influence du « milieu » à travers lequel nous parviennent ces sollicitations (comme par exemple les lois de la réflexion de la lumière lorsque nous voyons des reflets, qui nous permettent de voir des choses là où elles ne sont pas, ou les règles du langage à travers lequel s'expriment nos pensées).
Quoi qu'il en soit du sens précis qu'il faut donner ici à pathèma, sur lequel nous pourrons revenir lorsque nous aurons examiné plus en détail les pathèmata spécifiques auquel fait référence Socrate, ce qui est sûr, c'est que, si, en ce qui concerne la vue (et plus généralement les sens), nous n'avons pas de mal à admettre que, comme je viens de le dire, nous sommes passifs par rapport à l'appréhension qu'elle permet (qu'ils permettent), en ce sens que nous voyons dès que nous avons les yeux ouverts, que nous ne doutons pas de la réalité de ce que nous voyons et que nous partons du principe que les autres voient comme nous les mêmes choses que nous quand ils sont à côté de nous, en ce qui concerne la « vue » de l'esprit, il en va tout autrement, et ce n'est que par le logos (intérieur ou vocalement exprimé) et le raisonnement que nous pouvons rendre perceptible à nous-même et aux autres le fait que nous « pensons » à telle ou telle réalité, concrète ou abstraite. Et c'est bien la manière dont nous articulons discours et raisonnements qui permet d'appréhender le degré de « connaissance » que nous avons des réalités dont nous parlons et des pensées que nous développons et la manière dont nous nous situons par rapport à elles. Ainsi, lorsque les géomètres pris en exemple par Socrate dans ses explications du premier sous-segment de l'intelligible raisonnent sur le carré ou la diagonale, sans chercher à en « rendre raison (logon didonai, 510c7 ; cf. note 30) » et en se contentant de les poser en « soutiens (hupotheseis) », en « données », et de s'empresser de mener sur eux des raisonnements les conduisant à des conclusions (teleutai) à leur sujet, même s'ils savent que ce qu'ils démontrent n'est pas à proprement parler vrai des figures qu'ils tracent mais seulement d'une réalité qui n'est accessible qu'à la dianoia, ils montrent implicitement qu'ils ne se soucient pas de la nature propre de ces réalités, le carré lui-même, la diagonale elle-même, et encore moins de la relation que ces réalités peuvent avoir avec le bien, avec leur bien, mais seulement des raisonnements qu'ils peuvent mener sur elles avec les mots qu'ils utilisent à travers les images qu'ils en produisent. Ils sont en quelque sorte comme Narcisse, fasciné par son reflet visible (premier sous-segment du visible) sur la surface de l'eau, qui ne parviendra jamais à se connaître lui-même par la simple contemplation béate de son reflet et ne pourra tout au plus que tomber amoureux de sa propre apparence visuelle, de son schèma, sans pouvoir en tirer le moindre principe d'action, sans apprendre quoi que ce soit sur son âme (psuchè), qui est pourtant son être intime au sens le plus plein, puisque elle, elle ne produit pas de reflet visible, et qui finira par tomber à l'eau et se noyer, atttiré par cette apparence purement visuelle. Mais, me direz-vous, quelle autre démarche pourrait avoir le géomètre intéressé par les carrés et les diagonales, qui pourrait l'aider à mieux se connaître plutôt que de se « noyer » dans des démonstrations plus ou moins sophistiqués ? La réponse est donnée par Socrate dans la suite de la discussion, lorsqu'après l'allégorie de la caverne, il va passer en revue les disciplines propres à assurer la formation des philosophes en expliquant en quoi elles contribuent à sa formation : après avoir explique en 523a-524d comment l'arthmétique peut être « solliciteur et éveilleur de l'intelligence (noèseôs paracklètikon kai egertikon) » (523d8-e1), il attribue comme mérite à la géométrie le fait qu'elle porte sur la « connaissance de ce qui est toujours (tou aei ontos gnôseôs) » (527b5), affirmation qu'il ne développe pas, mais qui doit se lire à la lumière de ce qui a été dit dans l'analogie de la ligne à propos du carré lui-même et de la diagonale elle-même qui sont les vrais sujet des démonstrations des géomètres. C'est cette compréhension qui a manqué à Ménon pour saisir ce que voulait lui faire comprendre Socrate à travers l'expérience avec l'esclave bien comprise, qui portait justement sur le carré et la diagonale, mais prenait place dans le cadre d'une discussion sur l'aretè (« excellence, perfection ») de l'homme. L'objectif avoué par le Socrate de Platon de cette « expérience » était de montrer à Ménon qu'il est possible d'apprendre quelque chose que l'on ne sait pas, pour ruiner le paradoxe qu'il vennait d'énoncer selon lequel on n'a pas besoin de chercher ce qu'on connaît déjà et il ne sert à rien de chercher ce qu'on ne connaît pas puisque, ne le connaissant pas, on sera incapable de le reconnaître si l'on tombe dessus. Mais le plus important est ailleurs, dans les réflexions qu'aurait dû provoquer en lui, et que devraient provoquer en nous, cette expérience : ce qu'elle fait toucher du doigt à chaque lecteur qui peut revivre en lui les souvenirs de ses débuts en géométrie, sans qu'il soit besoin pour cela de supposer qu'elle a réellement eu lieu dans la vie historique de Socrate, ce qui n'est bien évidemment pas le cas, c'est que la vérité du théorème que Socrate fait découvrir à l'esclave (le carré double en surface d'un carré donné est le carré construit sur la diagonale du carré de départ) est une vérité qui s'impose à toute personne saine d'esprit et capable de comprendre les termes employés pour l'énoncer et de suivre le raisonnement qui y conduit ; en d'autres termes, cette vérité n'est pas le produit d'un cerveau humain qui aurait été le premier à l'énoncer, mais une vérité trancendante indépendante de l'esprit humain, et donc le carré lui-même, la diagonale elle-même, réalités que seule la dianoia nous permet de « voir », à propos desquels elle énonce une vérité, ne sont pas de simple produits de l'esprit humain, mais ont une réalité immatérielle transcendante hors du temps et de l'espace et possèdent des propriétés que l'on peut découvrir (et non pas inventer). Et donc leur perception par l'esprit humain est bien un pathèma subi par lui au même titre que la vue de Socrate par ses interlocuteurs, ou la vue de son reflet dans l'eau par Narcisse, est un pathèma produit par une réalité extérieure au sujet subissant ce pathèma. Et la réflexion ne devrait pas s'arrêter là ! Car la question suivante est alors : si cela est vrai du carré et de la diagonale, est-ce vrai aussi des autres noèmata (« intelligibles ») que discerne mon esprit, mon nous ? Et donc est-ce vrai de « juste », de « beau », de « bon », etc. ? Et l'aretè, l'excellence de l'homme est-elle alors ce que chacun individuellement a envie de mettre derrière ces mots ou ce que le plus grand nombre en un lieu et un temps donné juge tel selon les us et coutumes de sa « cité », ou bien est-ce la conformation à une idea/idéal de l'homme qui ne dépend pas plus de ce que Ménon, moi ou le plus grand nombre en pensent que la réponse à la question du doublement du carré posée à l'esclave de Ménon par Socrate ne dépend de ce qu'il en pensait avant l'échange avec Socrate, de l'opinion qu'il avait sur le sujet au début de l'expérience ? Voilà le genre de démarche qui constitue pour Socrate une remontée vers l'archè, le principe, et qui permet d'avoir une idée correcte des réalités intelligibles. (<==)
(75) Les quatre
pathèmata que mentionne Socrate sont, dans l'ordre où il les nomme, en « redescendant » du second sous-segment de l'intelligible au premier sous-segment du visible, c'est-à-dire dans l'ordre inverse de celui dans lequel il les a décrits dans l'analogie, noèsis, dianoia, pistis et eikasia. À ce point de la réplique de Socrate, et sans attendre la suite, qui nous donnera des éléments supplémentaires pour mieux comprendre ce qu'il a en tête, je propose dans cette note quelques éclairages sur les sens possibles de chacun de ces mots.
- Noèsis (« appréhension par l'intelligence » ; ou encore « intelligence » (Chambry, Baccou, Dixsault, Pachet, Karsenti/Prélorentzos ; « intellection » (Robin, Leroux) ; « activité spirituelle » (Cazeaux)), est un terme nouveau dans l'analogie, dont c'est la première utilisation dans la République. Il est formé sur le verbe noein à l'aide du suffixe -sis,
qui renvoie à l'action correspondant au verbe de départ. C'est un mot plus
rare que nous, utilisé par Glaucon, qui à l'avantage sur lui
de ne pas prêter à confusion entre une « faculté », l'usage que nous en faisons
et le résultat pour nous d'un bon usage de celle-ci. Comme je l'ai déjà dit dans les notes précédentes, nous, peut en effet, comme le français
« intelligence », aussi bien s'employer dans le sens où
l'on dit que « l'homme est un animal intelligent », c'est-à-dire
« doué d'une faculté appelée "intelligence" » plus ou moins dévelopée selon les individus, que dans le sens où l'on dit que « Einstein
avait une grande intelligence » pour manifester que, chez lui, l'intelligence
était plus grande que chez d'autres, ou que « Untel a fait preuve
d'intelligence en agissant de telle et telle manière », pour indiquer qu'il a fait bon usage dans des circonstances précises de la faculté qui est en lui. La
noèsis, c'est plus spécifiquement l'appréhension par le nous, considéré
comme la « faculté » en nous qui nous donne accès aux
noèta, eux-mêmes vus comme extérieurs à notre
nous, qui en « subit » les impressions plus ou moins distinctes
(voir note précédente sur pathèma), d'où ma traduction par « appréhension par l'intelligence » plutôt que par « intelligence » tout court, destinée d'une part à montrer que le mot employé par Socrate n'est pas celui que vient d'employer Glaucon, et d'autre part à level l'ambiguiïté qui subsiterait avec une traduction plus classique par « intelligence » alors que justement noèsis utilisé à la place de nous est supposé la lever. Par le choix de ce mot en remplacement de celui qu'avait utilisé Glaucon, Socrate le corrige discrètement, sans insister, mais lorsqu'il reprendra cette énumération des quatre pathèmata dans le rappel qu'il fera en 533e7-534a8 des propos tenus ici, noèsis deviendra l'appellation commune des deux pathèmata du noèton (« intelligible ») (et doxa l'appellation commune des deux pathèmata de l'horaton, appellation qui, elle, sera une confirmation par Socrate de ce que Glaucon, en utilisant de sa propre initiative le mot de doxa dans sa reformulation de la réplique précédente, avait bien compris, sur ce point au moins, ce que Socrate avait dans l'esprit mais n'avait pourtant pas explicité dans l'analogie), et c'est epistèmè (« savoir ») qui prendra sa place pour désigner ce qui est ici appelé nous (« intelligence ») par Glaucon et noèsis par Socrate, et cette correction en deux temps est une indication de plus que le compliment de Socrate à Glaucon n'était pas dénué d'ironie, qu'il a cherché ici à ne pas trop l'enfoncer et qu'il ne redresse ses approximations que progressivement. Au vu de tout ce qui se joue dans ces subtils glissements de vocabulaire, il est donc regrettable que tous les traducteurs que j'ai consultés sauf Cazeaux traduisent par le même mot à la fois le nous de Glaucon et le noèsis de Socrate (« intelligence » pour tous sauf Robin, qui traduit par « intellection ») ;
- Dianoia (« réflexion » ; ou encore « connaissance discursive » (Chambry, Baccou) ; « discursion » (Robin) ; « raison » (Dixsault, Karsenti/Prélorentzos) ; « pensée » (Pachet, Cazeaux, Leroux)) est le seul des quatre termes choisis par Socrate pour désigner les quatre pathèmata qui a déjà été utilisé dans l'analogie. Socrate confirme ainsi maintenant, mais maintenant seulement, qu'il en fait le pathèma associé au premier sous-segment de l'intelligible. Mais de ce fait, la question se pose de manière plus pressante de savoir quel sens précis Socrate, en considérant dianoia comme désignant un pathèma, entend donner à ce terme dont le registre de sens recouvre en grande partie celui de nous, et aussi celui de noèsis (on trouvera plus de précisions sur les différents sens de ces mots dans la section Vocabulaire de ce site, qui reproduit pour certains d'entre eux l'entrée correspondante du dictionnaire grec-français Bailly et, dans l'entrée consacrée à nous, l'entrée correspondante du dictionnaire étymologique de la langue grecque de Chantraine, qui examine nous et tous ses dérivés). Cette qualification de pathèma peut en cela nous aider à lever, en partie au moins, l'indétermination qui subsistait dans les usages antérieurs de dianoeisthai et de dianoia, comme je l'avais fait remarquer à la fin de la note 36 sur dianoeisthai. Pour nous aider dans ce travail, remarquons que Socrate, et derrière lui Platon qui tient la plume, en spécialisant ainsi le mot dianoia pour le premier sous-segment de l'intelligible et en utilisant ici noèsis pour le second, font porter tout le poids de la différence entre les deux par le dia- de dianoia, préfixe dont nous avons déjà vu qu'il intervenait dans des mots lourds de sens chez Platon, comme dialegesthai, que j'ai renoncé à traduire (voir la note 36 sur dianoeisthai, la note 43 sur la première occurrence dans l'analogie de dianoia, et la note 48 sur dialegesthai). Pour tenter d'y voir plus clair, repartons donc des divers sens possible de ce préfixe : lorsqu'il est utilisé en composition, le préfixe dia-, dont le sens premier en tant que préposition est « à travers », peut introduire une idée (1) de séparation, au sens, selon les cas, de division (comme dans di-airein, qui signifie « diviser, séparer », à partir du verbe airein signifiant, lui, « saisir, prendre dans ses mains »), de distribution (ici et là, comme dans diaphorein, qui signifie « disperser, répandre », à partir du verbe phorein signifiant « porter »), de diversité (de manière différente, diversement, comme dans certains sens de daipherein, qui peut vouloir dire « différer, être différent », à partir de pherein signifiant, comme phorein mentionné précédemment qui en dérive, « porter ») ou de distributivité (l'un avec l'autre ou l'un contre l'autre, comme justement dans dailegesthai, dont le sens étymologique est « parler l'un avec l'autre, dialoguer »), (2) de pénétration (à travers, comme dans diabainein, qui signifie « traverser », à partir de bainein signifiant « marcher »), (3) de supériorité ou (4) d'achèvement (à travers d'un bout à l'autre, c'est-à-dire jusqu'au bout, comme dans diaprattein, « achever », à partir de prattein signifiant « agir »), étant entendu que plusieurs de ces nuances de sens peuvent se retrouver dans un même composé, conduisant à des sens différents du même mot. L'idée d'achèvement, qui est celle que l'on attribue en général au dia- du verbe dianoeisthai et du nom dianoia qui en dérive, finit par s'affaiblir dans l'usage courant pour donner au composé des sens très voisins de ceux du verbe de départ (noein dans ce cas) : au départ, dianoia, c'est une pensée menée à son terme, c'est-à-dire une ferme intention, une résolution bien arrêtée, mais à l'usage, le mot finit par désigner une pensée comme une autre, ou tout simplement l'intelligence, comme nous. Mais on peut se demander si Platon n'a pas aussi en tête l'idée première à laquelle renvoie dia qui est celle de séparation : la dianoia serait alors pour lui la pensée dans son activité de distinction, de discernement entre les concepts qui sont présentés à sa réflexion. Cette compréhension est tout a fait compatible avec l'usage qu'a fait Socrate de dianoeisthai (510d6) et dianoia (511a1) dans sa réplique en 510d5-511a1, lorsqu'il parlait des géomètres qui réfléchissent (dianooumenoi) sur le carré en cherchant à voir, au-delà des dessins qu'ils peuvent faire, ce qui n'est visible que par la dianoia : la dianoia est alors ce qui, à la fois, distingue le carré lui-même des images dessinées de carrés, mais aussi distingue le carré du cercle ou de tout autre figure, aussi bien lorsqu'il s'agit d'images de ces concepts que lorsqu'il s'agit des concepts eux-mêmes de carré ou de cercle ou d'autre chose ; et elle est compatible avec la définition de la dianoia comme un dialogos intérieur de l'âme avec elle-même donnée par l'étranger d'Élée en Sophiste, 263e3-8 et avec celle du dianoeisthai comme logos que l'âme se tient à elle-même, un dialegesthai de l'âme avec elle-même, donnée par Socrate en Théétète, 189e4-190a6, puisque, pour discourir il faut nommer, et que nommer, c'est distinguer sur la base des ressemblances et des différences pertinentes (on se souviendra dans cette perspective que le sens premier du verbe legein, c'est « cueillir, choisir, trier » avant d'être « énumérer », puis simplement « dire »). Mais le fait de distinguer et de donner un nom à chaque réalité ou espèce (eidos) différente, le fait de « discerner » quelque chose de commun à toutes les figures que l'on désigne par le nom de « carré », ou à toutes les « apparences » que l'on désigne par le nom d'homme, ou de cheval, ou de platane, etc., sans aller plus loin que de leur donner un nom commun et sans s'interroger sur leur statut « ontologique » ni sur leur place dans l'ordre de l'univers, ne veut pas dire qu'on connaît chacune de ces réalités ou espèces dans toute leur complexité et donc, de ce point de vue, la dianoia (« discernement/pensée ou réflexion discriminante ») n'est bien qu'une première étape, encore très liée aux sens, vers la pleine « intelligence » (noèsis, qui deviendra epistèmè en 533d9) de ce que saisit la pensée. Les mots ne sont pas les choses qu'ils désignent, ils n'en sont qu'une sorte d'« image (eikôn) » parmi d'autres, et pouvoir nommer ce qu'on voit atteste d'un certain « discernement (dianoia) » mais ne veut pas dire qu'on connaît ce qu'on nomme. On peut encore penser, à la lumière des explications antérieures de Socrate sur le rôle des images dans la démarche propre au premier sous-segment de l'intelligible, et bien que les dictionnaires ne retiennent pas cette nuance de sens pour dia- utilisé en composition, que Platon pouvait aussi avoir présent à l'esprit, en spécialisant dia-noia pour le pathèma associé à ce premier sous-segment de l'intelligible, le sens de dia préposition signifiant « au moyen de » et voir dans la dianoia une connaissance médiate en ce qu'elle reste tributaire des « images » que constituent, non seulement les réalités visibles/sensibles, mais encore et surtout les mots eux-mêmes, même si c'est pour « séparer » (l'un des sens de dia en composition évoqué plus haut) la composante intelligible de son emballage sensible, là où la démarche du second-sous-segment s'affranchirait de ces intermédiaires. Pour aller plus loin, pour passer de la dianoia à la noèsis/epistèmè, ce que nous a dit Socrate dans ses explications, c'est qu'il faut faire usage du « pouvoir du dialegesthai », donc Glaucon veut faire une « science (epistèmè) ». Mais ce que veut simplement dire Socrate, c'est que, pour progresser dans la connaissance, il faut accepter de « dialoguer (dialegesthai) » avec d'autres, de confronter nos perceptions noétiques avec celles d'autres personnes, tout comme c'est en confrontant nos perceptions visuelles avec d'autres que nous avons pu apprendre à parler : tout comme nous finissons par réaliser, au fil des années d'enfance, que nous voyons la même chose que les autres et apprenons à distinguer les choses que nous voyons, à comprendre qu'elles nous sont extérieures et à les nommer avec l'aide de ceux qui nous entourent, c'est a fortiori en confrontant nos perceptions purement intelligibles avec celles de ceux qui nous entourent au moyen du dialogue (dia- pris ici dans le sens de « l'un avec l'autre ») que nous aurons une chance de réaliser que nos pensées ne sont pas une pure création de notre esprit et de mieux approcher la réalité de ce qui suscite en nous ces perceptions. Et ce pouvoir du dialegesthai se révélera alors peut-être comme le moyen de dépasser le stade du simple dianoeisthai qui se satistait de nommer ce qu'il distingue avec les sens pour percevoir, au-delà (autre nuance de sens de dia-) du langage et des mots, quelque chose des réalités intelligibles que désignent ces mots prises en elles-mêmes et plus seulement dans leurs relations les unes avec les autres, ou plus simplement encore dans les relations qu'entretiennent entre elles les images qu'en donnent les réalités sensibles.
- Pistis (« confiance » ; ou encore « foi » (Chambry, Baccou) ; « créance » (Robin) ; « conviction » (Dixsault, Pachet, Cazeaux) ; « croyance » (Karsenti/Prélorentzos, Leroux)) est un autre terme nouveau dans l'analogie, qui signifie « foi, confiance inspirée à d'autres ou que d'autres inspirent », d'où « garantie, assurance, gage ». C'est la deuxième occurrence de ce mot dans la République, la première se trouvant en 505e2, dans la section où Socrate énonce le caractère anupotheton (sans toutefois utiliser ce qualificatif) du « bon/bien (agathon) : après avoir déclaré que si, quand il s'agit de rechercher « les [choses] justes ou belles (dikaia kai kala) », la plupart des gens se contentent de celles qui en ont seulement l'air (ta dokounta), quand il s'agit des [choses] bonnes (agatha), ils recherchent celles qui le sont vraiment (ta onta) et pas seulement celles qui en ont l'air, et tiennent dans ce cas la simple opinion (doxa) en piètre estime, il ajoute que ces mêmes personnes, concernant ce en vue de quoi elles font tout ce qu'elles font (le « bon/bien »), « ne parv[iennent] pas à saisir adéquatement ce que ça peut
bien être ni jouir à son sujet d'une confiance (pistei) stable ». En dehors de sa réutilisation dans la reformulation des conclusions de l'analogie de la ligne en 533e7-534a8, le mot ne réapparaît qu'une fois dans la République, au livre X, en 601e7, dans une discussion, à travers l'exemple de la flûte, sur la différence entre la « connaissance (epistèmè) » qu'en a l'utilisateur, dans ce cas le joueur de flûte, et la « droite croyance (pistis orthè) » qu'à a son sujet l'artisan qui la fabrique (poiètès) de par la fréquentation des joueurs de flûte.
L'usage du mot pistis pour désigner le pathèma lié au second sous-segment du visible peut nous aider à comprende en quel sens Socrate parle ici de pathèmata : la pistis dont il parle ici, ce n'est bien sûr pas, si l'on s'en tient à l'exemple de la vision qui domine cette analogie, la vision proprement dite, dans laquelle celui qui voit est passif, mais un « état d'esprit » induit par l'expérience de la vision depuis la plus tendre enfance vis à vis de ce qui suscite cette vision, celui de « croire (pisteuein, dont pistis est le substantif d'action) » que ces choses existent hors de nous et sont bien telles que nous les voyons, même si la vue ne nous en donne qu'une connaissance purement extérieure et le plus souvent constamment changeante. Socrate ne veut pas dire ici que la pistis, la « croyance », la « confiance », la « foi », suppose la vue, mais que la vue induit par l'habitude la pistis. Il fait référence ici à l'attitude de l'âme qui est en mesure d'apprécier le degré de « confiance » qu'elle peut avoir en ce qu'elle
voit pour conduire sa vie, et pas seulement en ce qu'elle voit, mais plus généralement en ce que lui permettent d'appréhender ses sens, c'est-à-dire non seulement ce qu'elle peut voir, mais aussi ce qu'elle peut entendre et toucher, en sachant faire la différence entre ce qui est perception directe et ce qui est perception indirecte, ce qui est « modèle » et ce qui n'est qu'« image » au sens le plus large du terme, étant entendu que les seules données de nos sens ne sont pas le dernier mot sur les réalités qui nous entourent et qu'elles ne peuvent nous en donner tout au plus qu'une connaissance empirique impliquant de notre part « confiance » dans la régularité des « lois » de la nature. Ceci confirme qu'il faut bien comprendre aussi les deux premiers pathèmata, la noèsis et la dianoia, comme des états d'esprit, des activités mentales, suscitées par une certaine manière d'appréhender les réalités intelligibles auxquelles est exposé notre esprit, notre nous. Je peux les appréhender comme de simples « données » (des hupotheseis), des mots sur lesquels je conduis mes raisonnements pour arriver à des conclusions, sans chercher plus loin ce qui se cache derrière ces « apparences (eidè) » dont je perçois les traces dans la réalité visible qui m'entoure, et je suis dans le registre de la dianoia, ou bien je peux les considérer comme des réalités à part entière qu'il serait bon pour moi de connaître en elles-mêmes pour mieux comprendre le monde qui m'entoure et m'y situer pour interagir avec lui, et je suis dans le registre de la noèsis/epistèmè.
- Eikasia (« conjecture » ; même traduction pour Chambry ; ou encore « simulation » (Robin) ; « imagination » (Baccou, Cazeaux, Karsenti/Prélorentzos) ; « illusion » (Dixsault) ; « faculté de se fonder sur des ressemblances » (Pachet) ; « représentation » (Leroux)), est lui aussi un terme nouveau dans l'analogie, dont c'est la seule utilisation dans tous les dialogues (ici et repris par deux fois dans le rappel, en 533e7-534a8, des pathèmata introduits ici). Il est formé à partir du verbe eikazein, « représenter, comparer, conjecturer », dérivé, tout comme eikôn (« image »), dont il a été question dans l'analogie aussi bien dans le registre du visible que dans celui de l'intelligible, du verbe eoikenai qui signifie « être semblable, ressembler à », et aussi « paraître » ou encore « convenir »,
et qui siginifie « représentation, image », « comparaison » ou encore « conjecture ». C'est un terme rare, dont on ne trouve, dans l'ensemble du corpus grec disponible sur Perseus, que deux occurrences en dehors des trois utilisations par Platon dans la République (ces cinq occurrences constituent les trois seuls exemples d'usage de ce mot que donne le Bailly, les trois occurrences chez Platon comptant pour une seule du point de vue du sens), une chez Xénophon (Mémorables, III, 10, 1, où le mot est mis dans la bouche de Socrate discutant avec le peintre Parrhasios de la possibilité de représenter les sentiments de l'âme dans une peinture, considérée comme eikasia tôn horômenôn, « représentation des [choses] visibles ») et une chez Plutarque (auteur postérieur de plusieurs siècles à Platon, qui l'utilise dans sa vie de Thémistocle pour faire référence à une « comparaison » faite par celui-ci devant le roi des Perses Artaxerxès entre le discours des hommes et une tapisserie), ce qui ne facilite pas la compréhension précise du sens que veut lui donner Platon.
Puisque le mot eikasia lui-même est peu utilisé, nous pouvons nous tourner vers les usages du verbe eikazein, plus fréquent, dont eikasia est le substantif d'action. On trouve 23 occurrences de ce verbe dans les 28 dialogues des tétralogies :
- Alcibiade, 105c7 : Socrate décrit les ambitions d'Alcibiade en lui déclarant qu'il n'accepterait de vivre que si son nom et son pouvoir étaient connus de toute la terre et qu'il fait peu de cas de qui que ce soit en dehors de Cyrus et Xerxès, et il ajoute : « que donc tu aies cet espoir, je le sais bien et je ne le conjecture pas (hoti men oun echeis tautèn tèn elpida, eu oida kai ouk eikazô) »
- Ménon, 80c1, 4 (avec anteikazein en c3, 6) : Ménon vient de comparer Socrate au poisson-torpille qui engourdit ses proies, à quoi Socrate lui répond : « Je sais pourquoi tu as donné de moi une image ! (gignôskô hou heneka me èikasas.) », avant de préciser en réponse à Ménon « Pour qu'en retour, je donne une image de toi ! Car moi,
je sais ceci de tous ceux qui sont beaux, qu'ils prennent plaisir à être
dépeints en images. En effet, ça les avantage : belles en
effet, je suppose, sont aussi les images de ce qui est beau. Mais je ne ferai pas d'image de toi en retour. (hina se anteikasô. egô de touto oida peri pantôn tôn kalôn, hoti chairousin eikazomenoi--lusitelei gar autois: kalai gar oimai tôn kalôn kai hai eikones--all' ouk anteikasomai se.) »
- Ménon, 89e2, 2 : Socrate met en doute que l'aretè (« excellence » dans l'homme) soit une epistèmè (« science/savoir ») car, dit-il, ce qui est epistèmè, est « enseignable (didakton) » et il y en a enseignants (didaskaloi) et étudiants (mathètai), la question étant alors de savoir s'il y a enseignants et étudiants d'aretè, car « si c'est le contraire, qu'il n'y ait ni enseignants, ni étudiants,
est-ce bien conjecturer que de conjecturer que ce n'est pas enseignable ? (oukoun tounantion au, hou mète didaskaloi mète mathètai eien, kalôs an auto eikazontes eikazoimen mè didakton einai;) »
- Ménon, 98b1, 3 : Dans la discussion sur la différence entre opinion droite (orthè doxa) et savoir (epistèmè), Socrate déclare : « Et pour sûr aussi, moi, je parle, non pas comme sachant, mais conjecturant.
Mais que ce soient deux choses différentes, opinion droite et savoir, je pense pour ma part ne pas du tout le conjecturer,
mais s'il restait quelque chose que je dirais savoir--et je le dirais de peu
de choses--, une à coup sûr, et c'est çà, je l'admettrais
au nombre de celles que je sais. (kai mèn kai egô hôs ouk eidôs legô, alla eikazôn: hoti de estin ti alloion orthè doxa kai epistèmè, ou panu moi dokô touto eikazein, all' eiper ti allo phaièn an eidenai--oliga d' an phaièn--hen d' oun kai touto ekeinôn theièn an hôn oida.) »
- Banquet, 190a4 : Aristophane décrit les hommes originels de son mythe, sphériques, avec quatre jambes, quatre bras et deux visages (prosôpa) similaires, et précise : « la tête pour les deux visages disposés dans des directions opposées [était] unique, avec quatre oreilles, et [ils avaient] deux exemplaires des parties honteuses, et tout le reste comme on peut imaginer à partir de ça (kephalèn d' ep' amphoterois tois prosôpois enantiois keimenois mian, kai ôta tettara, kai aidoia duo, kai talla panta hôs apo toutôn an tis eikaseien.) »
- Banquet, 216c6 : Alcibiade fait l'éloge de Socrate en utilisant l'image des statues de Silène, ou encore du satyre Marsias ; après un premier développement de ces comparaisons, il ajoute : « mais écoutez-moi encore [vous dire] à quel point il est semblable à ceux par lesquels j'en ai donné une image et à quel point est étonnant le pouvoir qu'il a (alla de emou akousate hôs homoios t' estin hois egô èikasa auton kai tèn dunamin hôs thaumasian echei) »
- Phèdre, 248a2 : Socrate décrit, dans son second discours, dans le cadre de la comparaison de l'âme à un char portant un cocher conduisant deux chevaux, la procession des dieux que suivent les âmes vers l'autre côté de la voute du ciel, où ils peuvent contempler « la justice elle-même (autèn dikaiosunèn), la modération (sôphrosunèn), le savoir (epistèmèn) » avant d'en venir aux âmes humaines qui tentent de les suivre, pour dire que « des autres âmes, celle qui suit le mieux un dieu et l'a le mieux imité dresse vers le lieu extérieur la tête du cocher et est entraînée avec [le dieu] dans le mouvement circulaire, perturbée par le tumulte des chevaux et observant avec peine les [réalités] qui sont [là] (hai de allai psuchai, hè men arista theôi hepomenè kai eikasmenè huperèren eis ton exô topon tèn tou hèniochou kephalèn, kai sumperiènechthè tèn periphoran, thoruboumenè hupo tôn hippôn kai mogis kathorôsa ta onta) »
- Phèdre, 250b5 : Plus loin dans le même discours, Socrate décrit la situation des âmes revenues sur terre et dit : « de la justice en effet et de la modération et autres [biens] précieux pour l'âme autant qu'ils sont, il n'y a aucun éclat dans les similitudes d'ici-bàs, mais au moyen d'organes manquant de précision, avec peine, certaines d'entre elles en petit nombre, en se penchant sur leurs images voient le genre de ce qui est reproduit en image (dikaiosunès men oun kai sôphrosunès kai hosa alla timia psuchais ouk enesti pheggos ouden en tois tèide homoiômasin, alla di' amudrôn organôn mogis autôn kai oligoi epi tas eikonas iontes theôntai to tou eikasthentos genos) »
- République, II, 377e1 : Socrate blâme les poètes comme Homère et Hésiode pour les mensonges qu'on trouve dans leurs œuvres, car on commet un vilain mensonge « lorsqu'on donne une mauvaise image par le discours, à propos des dieux et des héros, de ce qu'ils sont, comme un peintre peignant [des choses] ne ressemblant en rien à celles auxquelles il voudrait les peindre semblables (hotan eikazèi tis kakôs tôi logôi peri theôn te kai hèrôôn hoion eisin, hôsper grapheus mèden eoikota graphôn hois an homoia boulèthèi grapsai) »
- République, VI, 488a2, 5 : Socrate annonce que, pour expliquer pourquoi il faudrait que les philosophes gouvernent les cités pour faire cesser leurs maux, il va avoir recours à une « image (eikôn) », et il ajoute, en introduction de l'analogie du navire sans pilote : « Allons ! dis-je, tu te moques de moi après m'avoir jeté dans
une discussion où est si difficile
la démonstration. Mais écoute donc l'image, pour que tu voies encore
mieux avec quel acharnement je peux faire des images !Tellement
pénible en effet est le sort que subissent les plus convenables de la
part des cités, que n'est réservé à rien d'autre
un tel sort mais qu'il faut le composer
à partir de plusieurs [choses] pour en donner une image et parler
en leur défense, tout comme les peintres peignent des bouquebiches et
ce genre de choses en faisant des mélanges. (eien, eipon: skôpteis embeblèkôs me eis logon houtô dusapodeikton; akoue d' oun tès eikonos, hin' eti mallon idèis hôs glischrôs eikazô. houtô gar chalepon to pathos tôn epieikestatôn, ho pros tas poleis peponthasin, hôste oud' estin hen ouden allo toiouton peponthos, alla dei ek pollôn auto sunagagein eikazonta kai apologoumenon huper autôn, hoion hoi graphès tragelaphous kai ta toiauta meignuntes graphousin.) »
- Phédon, 99e6 : dans le cours de son autobiographie intellectuelle, Socrate, en introduction à la présentation de sa « seconde navigation » évoque les gens qui se brûlent les yeux en regardant directement le soleil pendant une éclipse, plutôt que d'en regarder une image par réflexion et explique qu'il a décidé, plutôt que de regarder les choses avec ses sens, d'en chercher la vérité en se réfugiant dans les raisonnements (eis tous logous kataphugonta), mais il ajoute aussitôt « mais peut-être bien que ce par quoi je fais image ne convient pas d'une certaine manière, car je ne suis pas du tout d'accord que celui qui examine dans des paroles/discours/raisonnements examine les *** qui sont plus en images que celui qui [les examine] en actes (isôs men oun hôi eikazô tropon tina ouk eoiken: ou gar panu sugchôrô ton en logois skopoumenon ta onta en eikosi mallon skopein è ton en ergois) »
- Cratyle, 425c3 : Socrate, après avoir proposé à Hermogène de définir les noms comme une « imitation (mimèma) » par le son de ce qu'on cherche à nommer, l'invite ensuite à examiner en quoi les consituants élémentaires des mots, lettres et syllabes, peuvent être une imitation correcte de ce qu'ils servent à nommer par imitation et, comme Herrmogène s'en déclare incapable, Socrate lui propose néanmoins de se lancer dans cette tentative « en déclarant au préalable, comme il y a peu de temps, aux dieux, [nous déclarions] que, ne sachant rien de la vérité, nous nous figurons les opinions des hommes à leur sujet... (proeipontes, hôsper oligon proteron tois theois, hoti ouden eidotes tès alètheias ta tôn anthrôpôn dogmata peri autôn eikazomen) »
- Cratyle, 432b3 : Socrate explique à Cratyle que la rectitude d'une image (eikôn) ne consiste pas à reproduire en tous points son original, « mais au contraire, elle ne doit absolument pas restituer tout comme c'est dans ce qu'elle représente, si elle doit être une image (alla to enantion oude to parapan deèi panta apodounai hoion estin hôi eikazei, ei mellei eikôn einai) », et il donne aussitôt l'exemple d'une image de Cratyle faite par un dieu qui reproduirait non seulement son apparence selon la figure (schèma) et la couleur (chrôma), comme le ferait un peintre, mais encore l'intérieur, le mouvement, l'âme et la pensée (phronèsin) dans leur moindres détails, ce qui conduirait à deux Cratyles, et non pas à un original et une image
- Cratyle, 439a8 : Socrate fait admettre à Cratyle que, si c'est par leur composition à partir des lettres et des syllabes que les noms donnent une image correcte de ce qu'ils désignent, il fallait bien que ceux qui ont institués les noms aient eu un moyen de connaître les choses désignées par ces noms autrement qu'à l'aide des noms, à quoi il ajoute : « si donc il est possible d'étudier le plus complètement possible les choses au moyen des noms, mais que c'est aussi possible au moyen d[es choses] elles-mêmes, laquelle des deux sera l'étude la plus belle et la plus claire ? À partir de l'image, l'étudier, elle, [pour voir] si elle est elle-même bien ressemblante, et la vérité de ce dont elle était image, ou à partir de la vérité, [l'étudier] elle et si l'image d'elle a été convenablement réalisée ? (ei oun esti men hoti malista di' onomatôn ta pragmata manthanein, esti de kai di' autôn, potera an eiè kalliôn kai saphestera hè mathèsis; ek tès eikonos manthanein autèn te autèn ei kalôs eikastai, kai tèn alètheian hès èn eikôn, è ek tès alètheias autèn te autèn kai tèn eikona autès ei prepontôs eirgastai;) », pour conclure que c'est à partir des choses elles-mêmes et non pas des noms qui les désignent qu'il faut étudier.
- Ion, 532c5 : à Ion qui se demande pourquoi il s'endort lorsque la conversation ne porte pas sur Homère, mais se réveille et a toutes sortes de choses à dire dès qu'il est question d'Homère, Socrate répond : « pas bien difficile de le conjecturer, camarade, mais il est clair pour tous que tu es incapable de parler d'Homère en faisant preuve de compétence technique ou de savoir (ou chalepon touto ge eikasai, ô hetaire, alla panti dèlon hoti technèi kai epistèmèi peri Homèrou legein adunatos ei) »
- Parménide, 132d4, 6 : dans la discussion entre Parménide et Socrate, Socrate propose une explication de la « participation » aux eidè/ideai en ces terme : « voilà ce qui au plus haut point, à moi du moins, apparaît
clairement comme [la position] à avoir : que d'une part ces eidè se tiennent comme modèles dans
la nature, que
d'autre part les autres [choses] leur ressemblent et en sont des copies, et cette participation par les autres [choses] aux eidôn en arrive à n'être pas autre chose que d'être faits à
leur ressemblance (malista emoige kataphainetai hôde echein: ta men eidè tauta hôsper paradeigmata hestanai en tèi phusei, ta de alla toutois eoikenai kai einai homoiômata, kai hè methexis hautè tois allois gignesthai tôn eidôn ouk allè tis è eikasthènai autois) », à quoi Parménide répond : « Si donc quelque chose ressemble
à l'eidei, est-il possible que cet eidos-là
ne soit pas identique à ce qui est fait à sa ressemblance, selon
ce en quoi il lui est rendu identique ? (ei oun ti eoiken tôi eidei, hoion te ekeino to eidos mè homoion einai tôi eikasthenti, kath' hoson autôi aphômoiôthè;) »
- Politique, 260e3 (avec pareikazein) : dans le cadre de sa tentative de définir l'art politique par la méthode de divisions, l'étranger d'Élée en est arrivé à le placer dans la catégorie donneuse d'ordres (epitaktikè) et propose ensuite de diviser celle-ci par analogie avec la manière dont, dans le Sophiste, il avait divisé l'art de commercer entre les commerçants vendant leur propre production (autopôlikè) et ceux qui achètent la production d'autrui pour la revendre, ce qui conduit à distinguer ceux qui donnent des ordres dont ils sont les auteurs et ceux qui, comme le héraut, se contentent de transmettre des ordres donnés par d'autres, et comme il n'existe pas de nom pour ces catégories, l'étranger propose : « ou veux-tu que, comme en ce moment même nous procédons par comparaison, nous procédions parallèlement par comparaison aussi pour le nom (è boulei, kathaper èikazomen nundè, kai tounoma pareikasômen) » et suggère de nommer autepitaktikè l'art de donner des ordres dont on est soi-même l'auteur
- Philèbe, 55e5 : Socrate se pose la question de savoir ce qui resterait des arts et techniques manuels (cheirotechnikai) si l'on en retirait les savoirs (epistèmai) qui y jouent un rôle directeur (hègemonikon) comme l'art de calculer (arithmètikè), de mesurer (metrètikè) et de peser (statikè) et répond qu'il n'en resterait pas grand chose de valeur, ajoutant : « il nous resterait en effet [comme seules possibilités] de faire preuve d'imagination à leur égard et d'exercer nos sens par l'expérience et une longue pratique en utilisant en outre les pouvoirs de l'habileté à conjecturer que le plus grand nombre appelle « arts/techniques », [ceux-ci] ayant construit leur force par l'application et l'effort laborieux (to goun meta taut' eikazein leipoit' an kai tas aisthèseis katameletan empeiriai kai tini tribèi, tais tès stochastikès proschrômenous dunamesin has polloi technas eponomazousi, meletèi kai ponôi tèn rhômèn apeirgasmenas) » (on trouve dans ce passage deux termes qui évoquent l'idée de « conjecture/conjecturer », eikazein et stochastikè, le premier pouvant se traduire dans ce contexte par « conjecturer » et le second par « habileté à conjecturer » ou « art de la conjecture », mais ils le font à partir de deux points de départ différents : eikazein part de l'idée d'« image » (eikôn), de « ressembler à » (eoikenai), alors que stokastikè par de la notion de stochos, dont le sens premier est « cible, but » et le sens dérivé « conjecture », l'idée étant que conjecturer, c'est essayer de trouver un chemin qui mêne au but que l'on s'est fixé, sans la certitude d'y arriver ; c'est la raison pour laquelle je n'ai pas traduit ici eikazein par « conjecturer », mais par « imaginer », réservant le vocabulaire de la conjecture à la traduction de stochastikè).
On peut classer ces emplois d'eikazein dans trois grands registres de sens :
1. la problématique de relation entre une image et son modèle (7 occurrences) : Phèdre, 248a2 (l'âme en tant qu'imitant un dieu) et 250b5 (faiblesse du reflet de la justice elle-même, de la modération, etc. dans les comportements humains) ; République, II, 377e1 (l'image fausse des dieux et des héros chez les poètes) ; Cratyle, 432b4 (pour être une image, l'image ne peut pas être une reproduction rigoureusement identique à tous points de vue à son modèle) et 439a8 (vaut-il mieux partir de l'image ou de l'original pour déterminer à quel point l'image est fidèle à son original ?) ; Parménide, 132d4, 6 (la participation des autres choses aux eidôn serait une relation d'image à modèle) ;
2. la notion d'image utilisée de manière analogique à travers des comparaisons, des analogies, des parallèles, des métaphores, des allégories, etc. (7 occurrences) : Ménon, 80c1, 4 (la comparaison de Socrate avec un poisson-torpille par Ménon) ; Banquet, 216c6 (la comparaison fait par Alcibiade de Socrate avec une Silène ou le satyre Marsias) ; République, VI, 488a2, 5 (l'analogie du navire sans pilote) ; Phédon, 99e6 (la comparaison que fait Socrate de diverses approches intellectuelles avec les différentes manières d'observer une éclipse de soleil) ; Politique, 260e3 (même dichotomie « activité concernant ce qui est produit par soi-même/activité portant sur ce qui est produit par autrui » dans le cadre du commerce et dans le cadre de l'activité consistant à donner des ordres)
3. le registre de la conjecture, qui implique plus ou moins une forme affaiblie d'analogie supposant une mise en parallèle implicite de la situation présente et de l'expérience acquise dans des cas similaires et qui s'oppose au registre du savoir, de manière explicite dans les références suivies d'une astérisque (9 occurrences) : Alcibiade, 105c7 (*) ; Ménon, 89e2, 2 et 98b1, 3 (*) ; Banquet, 190a4 ; Cratyle, 425c3 (*) ; Ion, 532c5 ; Philèbe, 55e5.
On pourrait encore ajouter à cela 55 occurrences de apeikazein (plus fréquent dans les dialogues qu'eikazein), verbe formé sur eikazein par adjonction du préfixe ap(o), qui induit une idée d'achèvement qui ne change guère le sens général du verbe, et 3 occurrences de apeikasia, le substantif d'action dérivé de ce verbe, mais cela ne changerait pas substantiellement les résultats. Je me contenterai de mentionner deux occurrences d'apeikazein voisines du texte qui nous occupe, l'une dans l'analogie de la ligne elle-même, en 511a7, dans l'explicitation du premier sous-segment de l'intelligible, où Socrate parle de personnes « se servant à titre d'images des choses mêmes qui sont copiées par celles d'en bas (eikosi de chrômenèn autois tois hupo tôn katô apeikastheisin) », et l'autre au début de l'allégorie de la caverne qui suit immédiatement l'analogie de la ligne, en 514a1, que Socrate introduit par ces mots : « représente-toi d'après une épreuve telle que celle-ci
notre nature par rapport à l'éducation et au fait de ne pas être
éduqué (apeikason toioutôi pathei tèn hèmeteran phusin paideias te peri kai apaideusias) ». La première se situe dans le registre de la relation entre image et modèle, la seconde dans le registre de l'analogie.
Ce qu'on peut retenir de cet inventaire, c'est qu'eikazein, lorsqu'il est employé pour parler d'une activité intellectuelle (registres 2 et 3), et non pas d'une relation entre réalités (registre 1) renvoie à une alternative au savoir véritable ou à l'aptitude à restituer ce savoir directement par des mots, mais que, si cette alternative est effectivement plus loin de la vérité que le savoir proprement dit (epistèmè), son usage n'est pas à proscrire dans tous les cas, en tout cas pour Platon, témoin l'usage intensif qu'il fait des comparaisons, analogies, allégories et autres mythes dans les dialogues. L'important dans de tels cas est de bien prendre consciences que les images ne sont que cela, des images, et de ne pas prendre l'image, quelle qu'elle soit, pour la réalité qu'elle ne fait qu'illustrer ou que chercher à reproduire tant bien que mal.
Dans le contexte immédiat de l'analogie de la ligne, eikasia est associée au premier sous-segment du visible, celui des « images (eikones) », et s'oppose à la pistis (« confiance ») associée au second sous-segment du visible, dont on vient de voir qu'elle renvoyait à l'attitude d'esprit qui sait évaluer le degré de confiance qu'on peut avoir dans les perceptions sensibles, en sachant distinguer ce que n'est qu'« image (eikôn) » de ce qui est « modèle » pour en déduire la valeur plus ou moins grande des images pour nous fournir des informations sur ce dont elles sont images, on peut penser que l'eikasia désigne l'attitude opposée à celle-là, celle d'un esprit qui ne sait pas vraiment faire la différence entre image et modèle, ou du moins pas en tirer proprement les conséquences sur la valeur des informations fournies par les images. Et cette mise en regard nous invite à réaliser que, pour que nous puissions accorder à notre vue la confiance (pistis) que nous lui accordons, il faut justement que nous soyons capable de faire la distinction entre un objet vu et son reflet ou son ombre. Or cette distinction n'est pas le fait de la vue elle-même, qui ne perçoit que des taches de couleur, mais de notre esprit interprétant les données brutes de la vue avec l'aide de celles des autres sens (au moins le toucher) et elle ne va pas de soi, elle a été l'objet d'un apprentissage dans les premières années de la vie, aisé quand il s'agit des ombres, mais déjà moins évident quand il s'agit de reflets (plus encore aujourd'hui, du fait de la qualité des miroirs dont nous disposons, que du temps de Platon). Et si, en fin de compte, on arrive assez vite, dans le cas de la vue, à savoir identifier une image quand on en voit une, même dans un bon miroir, il n'est pas aussi évident qu'on sache toujours tirer toutes les conséquences du fait qu'on a affaire à une image (on dira par exemple « je me vois dans la glace » et non pas « je vois mon image dans la glace », alors que ce que je vois n'est tout au plus qu'une reproduction de mon apparence (eidos) extérieure et non pas mon moi le plus profond), et les choses se compliquent encore lorsqu'on passe aux données des autres sens (réaliser par exemple que lorsqu'on entend un récit de fait dont on n'a pas été témoin direct, on n'a affaire qu'à une perception indirecte, et donc une « image », de ce dont il est question), et plus encore lorsqu'on en arrive aux intelligibles, pour comprendre en quoi, puisque Socrate nous a averti que le découpage du visible et celui de l'intelligible se faisaient ana ton auton logon et que nous avons compris que ce logon était justement celui qui existe entre modèle et image, la dianoia est dans l'ordre de l'intelligible un analogue de l'eikasia dans l'ordre du visible, car là, le risque de se laisser prendre au piège des images et de ne pas réaliser ce qui est image et ce qui est modèle est beaucoup plus réel (les mots, qui sont le seul outil dont dispose la dianoia, ne sont en fin de compte qu'une forme d'« images »), ce qui nous invite à comprendre eikasia dans un sens beaucoup plus large et à nous dire que ce n'est peut-être pas par hasard que Socrate a utilisé le verbe apeikazein en 511a7, dans l'explication du segment qu'il associe maintenant à la dianoia.
Pour en revenir à la liste des quatre pathèmata introduits par Socrate, remarquons pour terminer que le vocabulaire utilisé confirme
ce que je disais dans la note 45 et implique une hiérarchisation
« verticale » plutôt qu'une ligne horizontale, comme on la voit
représentée dans beaucoup de commentaires : il dit en effet
que la noèsis doit être amenée epi tôi anôtatô,
« sur le plus haut » des segments, et non pas « sur le premier »,
alors qu'il parle ensuite du second (epi tôi deuterôi) du
troisième (tôi tritôi) et du dernier (tôi
teleutaiôi). S'il a pris la peine d'introduire cette dissymétrie
dans la formulation, ce n'est sans doute pas sans raison. Certes, on peut penser
que Socrate utilise anôtatô (« le plus haut ») au
sens « figuré » pour marquer la primauté de la noèsis
sur les autres segments, mais puisque justement son analogie est destinée
à « figurer », à rendre visible et représentable,
ce dont il parle, pourquoi ne pas utiliser les indications « figuratives »
qu'il donne par le choix de son vocabulaire pour « illustrer » ses propos ?! Pour tous, l'analogie du haut et du bas est parlante pour « illustrer »
une hiérarchie de « noblesse », alors que l'horizontalité
évoque plutôt une idée d'égalité. Alors, pourquoi
ne pas en tenir compte, comme je l'ai fait dans le schéma qui illustre l'analogie au début de cette note ? (<==)
(76) « Sur
cette raison » traduit le grec ana logon, formule voisine du ana ton auton logon utilisée au début de notre section,
en 509d7-8, que j'avais traduite par « selon la même raison », en précisant en note (cf. note 10) que le mot logon pouvait dans ce cas se comprendre soit dans le sens mathématique de « proportion » ou de « rapport » (numérique), soit dans le sens non mathématique de « raison (de découper le segment) » renvoyant à l'idée d'un critère de découpage n'ayant rien de numérique et non pas à la taille supposée des segments. J'ai précisé au fil des notes qu'une bonne compréhension de l'analogie conduisait à choisir ce second sens, la « raison » de découper chaque segment en deux sous-segments étant la séparation entre ce qui conduit à une perception en « vue » indirecte (ombres et reflets dans le visible, réalités visibles en tant qu'« images » de réalités intelligibles dans l'intelligible) et ce qui conduit à une perception en « vue » directe soit des réalités visibles, soit des réalités intelligibles. Ici, il ne s'agit plus de la « raison » qui préside au découpage en sous-segments, mais de la raison qui préside à la hiérarchisation des quatre pathèmata qui viennent d'être listés par Socrate, ce qui n'est pas la même chose. Et de ce fait, il n'y a guère plus d'ambiguïté sur le sens à donner à logon, qui ne peut ici renvoyer à un rapport numérique. Mais cela ne semble pas avoir incité les traducteurs à se poser des questions sur le sens de logon dans le ana ton auton logon initial tant il est évident pour eux que, puisque Socrate parle de segments, il ne peut envisager alors que des rapports numériques ! Et la plupart d'entre eux n'hésitent pas, malgré la ressemblance entre les deux expressions, à traduire logon de manière différente dans les deux cas, comme on pourra s'en rendre compte en se reportant à la page sur le vocabulaire de la ligne.
En traduisant le grec taxon auta ana logon... hègèsamenos...
par « range-les en te guidant sur cette raison que... », je fais
porter, dans ma traduction, ce ana logon sur le hègèsamenos
qui vient plus loin dans la phrase (dans le grec, il est l'avant-dernier mot
de la réplique de Socrate), de manière à mettre en relief
le sens étymologique du verbe hègeisthai, dont hègèsamenos
est le participe aoriste, qui est « marcher devant, conduire, guider »,
mais qui, après Homère, en vient aussi à signifier « croire,
penser ». Plus textuellement, on pourrait sans doute traduire par « range-les
selon une raison, en pensant que... », mais ceci introduirait dans le
français un verbe « penser » dont on ne verrait pas qu'il rend
un original grec qui n'a aucun lien avec le nous, mais qui, par contre,
met en relief le rôle « directeur » du logos en nous.
Notons encore que Socrate invite ici Glaucon, par cet impératif taxon (« range, mets en ordre »), à ordonner les quatre pathèmata sur la base d'un critère qu'il va fournir, alors qu'en les nommant,
il a lui-même introduit un ordre (« le plus haut », « le
second », « le troisième », « le dernier »)
qui n'est d'ailleurs pas celui dans lequel il a présenté les segments,
mais l'ordre exactement inverse. Il ouvre ainsi la porte à une possible contestation par Glaucon de cet ordre, maintenant qu'il en donne la clé. (<==)
(77) « Et range-les en te guidant sur cette raison que, comme les *** sur lesquels c'est participent à la vérité, ainsi celles-ci participent à
la clarté. » traduit le grec kai taxon auta ana logon, hôsper eph' hois estin alètheias metechei, houtô tauta saphèneias hègèsamenos metechein.
Pour conclure l'analogie, Socrate, après avoir pour ainsi dire sorti du chapeau à la dernière minute dans la première partie de cette réplique quatre pathèmata (« affections » engendrée dans l'âme) qu'il propose d'associer chacun à l'un des quatre segments de la ligne, mais dont les noms, sauf pour un (dianoia), sont des termes nouveaux dans l'analogie, semble proposer à Glaucon de les classer « selon une raison (ana logon, cf. note précédente) » qui mettrait en relation chaque pathèma avec quelque chose qui est désigné par la formule eph' hois estin (que je traduis par « les *** sur lesquels c'est » pour en conserver le caractère peu explicite et rester au plus près du grec), et qui permettrait de déterminer pour ces affections un ordre de plus ou moins grande « participation » à la « clarté (saphèneia) » (notion de « participation » exprimée par le verbe metechein, formé
du préfixe meta-, qui, à partir du sens premier de « au milieu de, parmi », implique cette idée de participation,
et du verbe echein, « avoir, posséder », et qui signifie
donc quelque chose comme « avoir quelque chose à voir avec, avoir part à ») en se fondant sur la plus ou moins grande « participation » (même verbe que précédemment) de ces eph' hois estin à la « vérité (alètheia) ».
Du point de vue du vocabulaire et de la grammaire, cette formule eph' hois estin reprend la préposition epi (« sur », devenue ici eph' du fait que le mot qui suit, hois, commence par une diphtongue avec un esprit rude) qui vient d'être utilisée par Socrate plusieurs fois au début de cette réplique pour demander à Glaucon d'amener les affections (pathèmata) qu'il va lister epi tois
tettarsi tmèmasi, « sur les quatre segments »,
et ensuite, l'intelligence « sur le plus haut (epi tôi anôtatô) », la réflexion « sur le second (epi tôi deuterôi) », associée à un relatif, hois, datif neutre pluriel de hos, sans antécédent explicite, les deux ensemble commençant une proposition relative réduite au verbe estin (« est »), sans sujet explicite, mais dont il est clair que le sujet implicite est le auta qui a précédé et qui renvoie lui-même aux quatre pathèmata qu'il s'agit de classer (il est classique en grec de mettre au singulier un verbe dont le sujet est un neutre pluriel, comme on le fait en français avec le pronom « on » qui, bien qu'ayant un sens collectif, donc pluriel, commande comme sujet un verbe au singulier). Il est par contre plus difficile de décider si le hois est au pluriel (que j'ai conservé en français en traduisant par « les *** sur lesquels c'est » plutôt que par un plus léger « ce sur quoi c'est ») du simple fait qu'il y a quatre affections, ou parce que les *** sur quoi c'est sont multiples pour chaque affection.
Quoi qu'il en soit, cette formule nous rappelle la
discussion sur science et opinion à la fin du livre V (cf. note 19), où
l'on a déjà rencontré ce même genre de
formulations utilisant la préposition epi associée
à divers verbes (voir les notes à
ma traduction de cette section, et spécialement les notes 42, 51 et 62), et en particulier République V, 477c1-d6, où Socrate a précisé ce qu'il entendait par dunamis (« pouvoir ») et expliqué qu'il distinguait les dunameis les uns des autres par deux critères associés à chacun d'eux : « ce sur quoi il est et ce qu'il
accomplit (eph' hôi te esti kai ho apergazetai) » (V, 477d1). Et de fait, les pathèmata sont une catégorie particulière de dunameis, de « pouvoirs », même si ce n'est dans leur cas qu'un pouvoir de « subir » (les exemples de dunameis que donne Socrate dans le passage auquel je viens de faire référence sont le vue et l'ouie, dans lesquels nos organes sont passifs par rapport aux sollicitations de la lumière et du son), ce qui implique qu'il y a donc bel et bien pour Socrate « quelque chose » de spécifique « sur lequel » s'exerce chacun des pathèmata listés. Or, dans le cas qui nous occupe ici, ce « quelque chose » devrait être différent pour chaque affection puisque, selon la demande de Socrate, c'est le eph' hoi esti seul qui devrait servir à les classer. Mais comme il n'a jamais été question des quatre pathèmata auparavant dans l'analogie, que Socrate a seulement demandé de les amener epi (« sur ») chacun des quatre segments décrits auparavant, mais que ces segments n'ont pas été décrits de manière homogène par des « contenus », des « populations », pour reprendre le terme utilisé au fil des notes antérieures, et qu'en particulier les deux derniers, ceux de l'intelligible l'ont été par des modes d'appréhension ou de raisonnement, des cheminements intellectuels, il n'est pas évident de déterminer ce que Socrate a dans l'idée en parlant des eph' hois estin des quatre pathèmata.
Si maintenant on remarque qu'il a déjà ordonné ces quatre affections en les listant, au moins selon un classement sur une échelle « verticale » du plus « haut » au plus « bas » (cf. le dernier paragraphe de la note 75), qu'il avait par ailleurs annoncé dès le début de l'analogie qu'il allait décrire les segments successifs « en fonction de la clarté et de l'absence de clarté des uns par rapport aux autres (saphèneiai kai asapheiai pros allèla) » (509d9), et qu'il voudrait maintenant que ce soit la plus ou moins grande participation à la vérité de ce sur quoi s'exerce chacun des pathèmata, qu'il n'a pas vraiment pris la peine de préciser et dont il nous laisse le soin de découvrir par nous-mêmes quels ils sont, qui serve à déterminer la plus ou moins grande participation de l'affection correspondante dans l'âme à la clarté, comme si la plus ou moins grande participation à la vérité de ce que nous percevons ou à quoi nous pensons était pour nous plus facile à déterminer que la plus ou moins grande clarté
de ce qui s'offre à notre vue ou d'un raisonnement que nous menons ou qui nous est soumis, ce qui supposerait que nous connaissions déjà la vérité sur ce qui est en cause, on en arrive à se dire qu'il y a une bonne dose d'ironie de la part de Socrate dans cette requête et que, sous couvert de nous demander de classer les affections, il nous souffle en fait le critère qui lui a servi à faire ce classement pour nous permettre de découvrir le rapport à la vérité de ce qui suscite chacune de ces quatre affections dans notre âme !
On peut alors se souvenir que Socrate nous a déjà proposé une mise en parallèle similaire, impliquant aussi la vérité (alètheia), en 510a8-10, lorsqu'il avait suggéré, au terme de la description des deux sous-segments du visible, un parallèlisme dans la différence de rapport à la vérité entre le couple constitué de to doxaston (l'opinable/opiné) et to gnôston (le connaissable/connu) (qui nous renvoyait déjà à la discussion de la fin du livre V), et le couple constitué de « ce qui est rendu semblable (to homoiôthen) » et de « ce à quoi c'est rendu semblable (to hôi hômoiôthè) » à l'aide d'une construction grammaticale (hôs... houtô...) similaire à celle qu'on trouve ici (hôsper... houtô...) et dans laquelle c'était finalement le premier terme du parallélisme qui posait le plus de problèmes (la relation entre doxaston et gnôston), si bien qu'on était en fait conduits à faire fonctionner la mise en parallèle proposée par Socrate à l'envers de ce qu'il suggérait, en éclairant ce qu'il présentait comme devant servir à éclairer l'autre terme du parallèle, la relation entre doxaston et gnôston introduite par hôs (« comme... »), par ce qu'il présentait comme nécessitant un éclairage supplémentaire, la relation entre image et original introduite par houtô (« ainsi... ») (cf. note 19).
Et si l'on anticipe la suite du dialogue et qu'on se reporte à la fin du livre VII, où Socrate cherche à préciser ce qu'il entend par to dialegesthai, que la plupart des traducteurs traduisent par « la dialectique », on constate qu'en 533e7-534a8, il revient sur la liste des quatre pathèmata qu'il vient d'introduire ici, mais dans un contexte un peu différent : il ne parle plus de la ligne, mais de développement intellectuel et des noms qu'il faut donner aux différentes « portions/parts/parties (moira) » de ce développement en proposant qu'on en reste, pour ces noms, à ceux qui ont été proposés antérieurement, à savoir, nos quatre pathèmata, à ceci près qu'il remplace noèsis (que j'ai traduit par « appréhension par l'intelligence ») par epistèmè, qu'on peut traduire par « science » ou mieux par « savoir ». Il ajoute alors que les deux « affections de l'âme » qui étaient ici associées aux segments du visible constituent ensemble la doxa (« opinion ») et les deux associés ici aux segments de l'intelligible la noèsis ; et il ajoute que l'opinion (doxa) est dans la mouvance du devenir (peri genesin : peri suivi de l'accusatif signifie « autour de, dans la région de », ou encore « à l'égard de ») et la noèsis (« exercice de l'intelligence ») dans la mouvance de l'ousia (voir schéma ci-contre, que l'on pourra comparer au schéma proposé dans la note 75), que l'ousia est au devenir ce que l'exercice de l'intelligence (noèsis) est à l'opinion, et que ce qu'est l'exercice de l'intelligence (noèsis) par rapport à l'opinion (doxa), le savoir (epistèmè) l'est par rapport à la confiance (pistis), et la réflexion (dianoia) par rapport à la conjecture (eikasia), pour terminer en annonçant qu'il se refuse à en dire plus sur le rapport de ceux-ci avec les « sur quoi » (tèn eph' hois tauta analogian) et sur la division en deux du doxaston d'une part et du noèton de l'autre, « pour ne pas nous rassasier de discours beaucoup plus
longs que ceux qui ont précédé ».
Bref, Socrate conclut que finalement, il laisse tomber l'analogia qu'il proposait ici avec les eph' hois (« les sur quoi ») et montre qu'il est plus intéressé par les parallèles qu'il peut faire entre visible et intelligible, opinion et intelligence, devenir et ousia que par la recheche de ce sur quoi porte chaque pathèma, dont il craint qu'elle conduise à des discussions sans fin. Et il envisage ces pathèmata, ces affections de l'âme, sinon à proprement parler comme des étapes successives du processus éducatif qu'il illustre de manière imagée dans l'allégorie de la caverne, qui suit immédiatement l'analogie de la ligne, du moins comme des « parties » de la démarche intellectuelle conduisant à la connaissance (epistèmè), qui en constitue la partie la plus éminente (prôtèn moiran, 533e8, où prôtèn peut signifier « première » aussi bien au sens ordinal qu'au sens figuré impliquant une plus ou moins grande valeur). C'est qu'en effet, de même que, comme je le faisais remarquer plus haut, pour juger de la plus ou moins grande participation à la vérité de quoi que ce soit, il faut déjà connaître la vérité sur ce qui est en cause, de même, pour déterminer « sur quoi » porte tel ou tel pathèma, il faut avoir parcouru tout le cheminement et avoir compris ce qui est en cause à chaque niveau, aussi bien en termes de « réalités » en cause hors de notre esprit (les auto to ***, « le *** lui-même »), que d'« apparence (eidos) » que peuvent prendre ces réalités pour des yeux (et plus généralement des sens) ou pour une intelligence humaine, ou encore d'« impression », d'« affection », suscitée dans l'esprit de tel ou tel individu particulier. Dit simplement en restant dans le registre du visible, plus compréhensible pour tous : pour quelqu'un qui ne serait pas capable de faire la distinction entre une image dans un miroir ou sur toute surface réfléchissante et une réalité observée en vue directe, il n'y aurait pas deux eph' hois sur quoi s'exerceraient deux pathèmata différents, mais une seule catégorie, le visible (noter que c'est en fait la situation de très jeunes enfants qui n'ont pas encore dépassé le « stade du miroir », mais qui sont aussi incapable d'exprimer ce qu'ils ressentent et ce qu'ils comprennent, faute d'avoir encore appris les mots pour cela, peut-être entre autre justement parce que cette étape est un préalable nécessaire à l'apprentissage des mots). De la même manière donc, pour quelqu'un qui n'accepte pas l'existence de « réalités » non perceptibles par les sens, la question des eph' hois ne pourra pas trouver les mêmes réponses que pour quelqu'un qui admet l'existence de « réalités » purement intelligibles ; et selon que l'on accepte comme réalités intelligibles seulement les « substances secondes » d'Aristote, c'est-à-dire les genres et les espèces des réalités visibles organisées (êtres vivants au sens large et objets fabriqués) ou bien aussi des « choses » comme le juste, le beau, le bon, les réponses différeront encore. Il est donc vain de se battre sur ces questions tant qu'on n'a pas parcouru et fait parcourir à l'interlocuteur tout le cheminement qui mêne à la contemplation directe des astres et du soleil au sommet de la colline à l'extérieur de la caverne. Par contre, pour aider dans ce cheminement, le jeu des analogies peut être d'un grand secours.
Mais il y a plus concernant ces eph' hois estin, ces « sur quoi c'est », car, si Socrate suggère plus ou moins implicitement qu'ils diffèrent pour chacun des quatre pathèmata, il parle aussi de leur rapport respectif à la « vérité (alètheia) » comme critère de classement des pathèmata. Mais la vérité, même dans son sens grec de « dévoilement » (alètheia est un substantif dérivé de l'adjectif alèthès, composé du alpha privatif devant une forme dérivée du verbe lanthanein (lathein à l'aoriste) sous sa forme lèthein, « être caché, ignoré, passer inaperçu » ou encore « oublier », qui signifie étymologiquement « non caché »), traduit une relation de plus ou moins grande adéquation d'une perception ou d'une expression verbale à ce dont elles est perception ou expression verbale. Que voudrait donc dire, dans ces conditions, que des « sur quoi c'est », disons pour faire court des « objets », de ces différents pathèmata participent plus ou moins à la vérité si chaque pathèma a des « objets » différents ? Cela n'est compréhensible que si la vérité dont il est question n'est pas la vérite sur ces objets spécifiques, leur plus ou moins grand « dévoilement » aux « yeux » (du corps ou de l'esprit) des observateurs que sont les hommes, mais LA Vérité, avec un « V » majuscule, sur le tout de la réalité. Et c'est en progressant dans cette direction qu'on en vient à assimiler ces degrés de « vérité » à des degrés d'« être » et à supposer que le Socrate de Platon a voulu, dans l'analogie de la ligne, représenter par la ligne le tout de de la réalité visible et intelligible, mais hérarchisé selon des degrés d'être qui leur donne leur degré de « vérité » en ce que les plus « vrais » nous donnent une plus grande intelligibilité de ce tout que les moins « vrais ». Mais est-on bien sûr que c'est cela que Platon avait dans l'esprit ?
Si c'est la cas, le moins que l'on puisse dire est que Platon n'a pas été très clair, lui qui, comme je l'ai rappelé au début de cette note, nous faisait annoncer par son Socrate au début de l'analogie une division en segments « en fonction de la clarté et de l'absence de clarté des uns par rapport aux autres (saphèneiai kai asapheiai pros allèla) » (509d9) ! Car le seul endroit de l'analogie où il semble lister clairement pour l'un des segments des contenus, c'est-à-dire des « objets » susceptibles d'être ce « sur quoi » travaille le pathèma associé, c'est à propos du second segment du visible, lorsqu'il demande d'y inclure « les êtres vivants autour de nous, et tout ce qui se plante, et l'espèce entière de ce qui se fabrique » (510a5-6), et j'ai fait remarquer en note 17 que cette liste était loin d'épuiser tout le visible (on n'y trouve pas, par exemple, tout l'ordre « minéral », ni les éléments de notre environnement comme les mers, les fleuves, les montagnes, etc.) et qu'elle se limitait à cette partie du visible qui exhibait de la manière la plus évidente pour tous un principe d'organisation et d'intelligibilité reproduit à de multiples exemplaires dans de multiples individualités similaires, principe qui présidait à l'attribution de noms « communs » à ces réalités (ce qui permet de reconnaître des hommes, des chevaux, des lits, des platanes, etc.). Ceci nous invite à penser que le Socrate de Platon n'est pas ici en train de chercher à nous proposer un classement exhaustif des différents ordres de réalités visibles et intelligibles, mais bien plutôt à nous faire prendre conscience de différentes attitudes d'esprit vis à vis de ce que nos sens et notre intelligence perçoivent et de la plus ou moins grande adéquation à la vérité ultime de ces réalités que peuvent atteindre ces différentes attitudes d'esprit. Et, dans cette perspective, rien n'interdit de penser que ces différentes attitudes d'esprit, les pathèmata qu'il vient de lister, puissent s'exercer sur les mêmes réalités, chacune en donnant une compréhension plus ou moins claire et donc plus ou moins proche de la « vérité ». Et je dis bien « compréhension » pour tous les pathèmata, et non pas « vision », car il s'agit bien dans tous les cas d'attitudes d'esprit, du nous (« intelligence ») et non pas de simples perceptions sensibles, qui, elles, ne servent qu'à mettre en branle notre esprit selon l'un ou l'autre des pathèmata listés.
Il me semble qu'on peut trouver une confirmation de cette manière de voir à travers un exemple implicite dans l'allégorie de la caverne, qui suit immédiatement cette réplique de Socrate, celui des êtres humains (anthrôpoi). En anticipant sur la page suivante de la République, résumons ce dont il est question dans cette allégorie que Socrate introduit comme une image de « notre nature par rapport à l'éducation et au fait de ne pas être éduqué (tèn hèmeteran phusin paideias te peri kai apaideusias) » (514a1-2), en nous attachant à repérer les mentions qui y sont faites d'anthrôpôn, à l'aide de ce mot ou de termes voisins : des « hommes » (anthrôpous, 514a3) sont enchaînés dans une caverne, sans aucune possibilité de bouger ni même de simplement tourner la tête et ne voient que la paroi de la caverne qui leur fait face ; derrière eux, un feu éclaire la caverne et, entre le feu et eux, passe une route bordée par un mur ; sur cette route passent des « hommes » (anthrôpous, 514b8), cachés par le mur qui borde la route, qui portent « des ustensiles de toutes sortes dépassant du mur, ainsi que
des statues d'hommes et d'autres animaux de pierre et de bois et des ouvrages variés (skeuè te pantodapa huperechonta tou teichiou kai andriantas kai alla zôia lithina te kai xulina kai pantoia eirgasmena) » (514c1-515a1), si bien que les seules choses que voient les enchaînés, ce sont les ombres (tas skias, 515a7) produites par la lumière du feu d'eux-mêmes, de leurs compagnons d'infortune et des objets qui dépassent du mur, dont les andriantas (accusatif pluriel du mot andrias), « statues d'hommes », désignées par un mot formé sur la racine aner, andros, qui signifie « homme », mais non plus en tant qu'espèce, comme anthrôpos, mais en tant qu'être sexué, c'est-à-dire par opposition à « femme (gunè) », et ce qu'ils entendent, c'est l'écho renvoyé par le fond de la caverne de leur propre voix et de celle des porteurs marchant le long du mur. Socrate imagine ensuite qu'un de ces prisonniers est délivré de ses chaînes et forcé de se lever, de se retourner, de marcher et de regarder ce dont jusqu'alors il ne voyait que les ombres, et aussi la lumière du feu ; puis il l'imagine forcé d'escalader la pente de la caverne pour sortir à la lumière du soleil, capable seulement, dans un premier temps, de voir les ombres projetées par le soleil, puis avec l'habitude, « les images dans les eaux des hommes et des autres [choses], puis enfin cela même (en tois hudasi ta te tôn anthrôpôn kai ta tôn allôn eidôla, husteron de auta) » (516a7-8), puis de regarder ce qui est dans le ciel et le ciel lui-même, d'abord de nuit pour contempler la lumière des astres et de la lune, puis de jour enfin pour regarder le soleil et la lumière du soleil. Au terme de cette allégorie (qui se termine par le retour dans la caverne du prisonnier libéré et les réactions à ses propos de ses compagnons restés enchaînés), Socrate prends la peine de nous en faire un « décodage » partiel, déclarant qu'il faut « assimil[er] d'une part la place rendue apparente par la vue (tèn di' opseôs phainomenèn hèdran) à l'habitation
de la prison,
d'autre part la lumière du feu en elle à la puissance du soleil ; la montée en haut d'autre part,
et la contemplation des choses d'en haut, la regard[er] comme la route ascendante de l'âme vers
le domaine intelligible (ton nèton topon) » (517b1-5) et que « dans le connaissable (en tôi gnôstôi),
l'ultime est
l'idée du bien (hè tou agathou idea), et
elle est vue avec peine, mais une fois vue, elle force à déduire
par raisonnement (sullogistea) qu'elle est, et comment donc ! pour toutes choses cause de tout ce qui
est droit et beau,
et dans le visible (en horatôi),
enfantant la
lumière et son souverain,
et dans l'intelligible (en noètôi), souveraine elle-même, procurant de son propre
fond vérité (alètheian) et intelligence (noun),
et que doit la voir quiconque est destiné à agir sensément (emphronôs praxein) dans la vie privée
ou dans la vie publique » (517b8-c5).
Comme on le voit dans ce bref résumé, il est plusieurs fois question d'anthrôpôn dans l'allégorie, et ce, à toutes les étapes du processus qui y est décrit et en dehors de la référence au prisonnier libéré, mais bien en relation avec ce qu'il peut voir aux différents niveaux, et ce, toujours au pluriel. C'est même la seule « chose » explicitement mentionnée aussi bien parmi ce qu'on peut voir à l'intérieur de la caverne que parmi ce qu'on peut voir à l'extérieur. Et par ailleurs, ces mentions se font dans des contextes qui rappellent fortement le vocabulaire de l'analogie de la ligne : ainsi, les statues d'hommes/de mâles (andrianta) sont mentionnées dans la liste des objets portés par les passants le long du mur et visibles au-dessus de lui, en même temps que des skeuè (« équipements », pluriel de skeuos), mot qui nous renvoie au skeuaston de 510a6 (cf. note 17), et les zôia, autre mot qu'on trouve dans la liste des « contenus » du second sous-segment du visible, à côté du skeuaston (cf. 510a5-6) ; et les anthrôpoi qui sont en dehors de la caverne sont mentionnés comme observés dans un premier temps à travers leurs ombres, puis à travers leurs reflets dans l'eau, avec un vocabulaire très proche de celui de la description du premier sous-segment du visible en 510a1 : il est question de skias (« ombres ») des deux côtés et, alors que Socrate mentionne dans l'analogie de la ligne ta en tois hudasi phantasmata, il mentionne dans l'allégorie de la caverne en tois hudasi ta (tôn anthrôpôn kai...) eidôla, remplaçant donc un mot utilisé quand il parlait du visible, phantasmata (pluriel de phantasma), dérivé, à travers le verbe phantazein (« faire voir en apparence »), du verbe phainein (« faire paraître »), dont le participe présent phainomenon, à l'origine du français « phénomène », peut désigner ce qui se révèle à la vue sans nécessairement être véritablement (comme par exemple en République X, 596e4, où phainomena est opposé à onta, à propos justement de réalités vues dans un miroir), par un mot de sens très voisin, eidôla (pluriel de eidôlon), dérivé, lui, de eidos, mot dont on a vu qu'il était plus ouvert sur des « apparences » intelligibles. Et aussi bien dans la caverne qu'hors de celle-ci, ces anthrôpoi sont d'abord vus à travers leurs ombres (et, à l'extérieur, leurs reflets), avant d'être contemplés en vue directe. Mais, si l'on est attentifs aux détails de l'allégorie, ce ne sont pas les mêmes « hommes » dans les deux cas, puisque, dans la caverne, ce ne sont que des statues d'hommes, des andrianta, ou leurs ombres (nulle part, Socrate ne précise que le prisonnier délivré voit derrière le mur les hommes qui portent ces statues, il dit simplement qu'on le force à regarder « ce dont auparavant il voyait les ombres (ekeina hôn tote tas skias heôra) » (515c9-d1), ce qui suggère uniquement ce qui dépasse du mur, et la référence un peu plus loin à hekaston tôn pariontôn (« chacune des *** qui passent », 515d4), pour lui demander d'expliquer ce qu'est chacune d'entre elles n'implique pas qu'il voit plus que ce qui dépasse du mur ; et il paraît plus raisonnable de penser que l'ouverture de la caverne donnant vers l'extérieur n'est pas derrière le feu, mais plutôt sur un côté, dans une direction plus ou moins perpendiculaire à l'axe qui va du feu aux prisonniers, de manière à ce que la lumière venant de l'extérieur ne soit pas perceptible par les prisonniers enchaînés et n'interfère pas avec la lumière du feu, ce qui impliquerait que la progression du prisonnier délivré ne se fait pas vers le feu, et donc vers le mur et la route, mais dans une direction latérale si bien qu'il finit par leur tourner plus ou moins le dos pour sortir de la caverne et ne voit jamais ce qu'il y a derrière le mur), alors que dehors, ce sont des hommes à part entière, des anthrôpoi, distincts des porteurs qui restent sur leur chemin dans la caverne, ou leurs ombres et leurs reflets, mais ombres et reflets produits ici par la lumière du soleil et non plus par celle du feu.
Il me semble que tout cela nous incite à voir dans ces différentes « images » d'hommes clairement distinguées dans l'allégorie et situées dans des « localisations » différentes (les ombres des andriantôn sur la paroi de la caverne, les andriantes au-dessus du mur qui borde la route, les ombres et reflets des anthrôpôn du dehors sur le sol et les surfaces des eaux, les anthrôpoi du dehors eux-mêmes à l'air libre) les eph' hois distincts des quatre pathèmata listés par Socrate, correspondant à quatre points de vue distincts sur les hommes que nous cotoyons : les ombres des statues d'hommes, des andrianta, correspondent à l'eikasia (« conjecture ») ; les statues elles-mêmes, vues lorsque le prisonnier libéré se retourne mais est encore dans la caverne, c'est le point de vue de la pistis (« croyance ») ; les ombres et les reflets des anthrôpôn qui sont à l'extérieur de la caverne, c'est le point de vue de la dianoia (« réflexion ») ; enfin, ces anthrôpoi eux-mêmes, c'est le point de vue de la noèsis (« appréhension par l'intelligence »), qui deviendra l'épistèmè (« savoir ») en 533e8. Et dans tous les cas, il s'agit d'un point de vue sur les hommes individuels que nous cotoyons, pas de l'« idée de l'Homme », qui serait, elle, unique, et dont il ne semble pas être question ici, du moins explicitement. Essayons alors de voir plus précisément à quoi correspond, dans le cas des hommes, chacun de ces points de vue en termes moins imagés.
Les anthrôpoi enchaînés représentent les âmes humaines incarnées (rappelons-nous qu'en Alcibiade, 130c5-6, Socrate déclare à Alcibiade, au terme d'un raisonnement qui exclut que l'homme soit son corps, ou la combinaisons du corps et de l'âme, que « l'âme est l'homme (hè psuchè estin anthrôpos) »), prisonnières de leur corps, et plus spécifiquement leur composante logistikon, cette partie immortelle douée de logos et qui a part à l'intelligible, celle donc qui est au premier chef concernée par l'éducation intellectuelle dont l'allégorie nous donne une image. Les anthrôpoi qui défilent derrière le mur, ce sont encore les âmes humaines, mais cette fois dans leurs composantes liées aux corps, les parties qui animent le thumos (le « tempérament ») et les epithumiai (les « désirs/pulsions/passions »), et ces âmes « portent » et font bouger leurs corps, figurés par les « statues d'hommes », les andrianta, seules visibles au-dessus du mur, images d'êtres sexués (andrianta, comme je l'ai dit plus haut, est construit sur la racine aner, andros, qui signifie « homme » au sens de « mâle », par opposition à anthrôpos, qui signifie « homme » en tant qu'espèce, sans distinction de sexe).
Dans la caverne, c'est-à-dire, dans l'ordre visible, les âmes sont invisibles : les prisonniers ne se voient pas eux-mêmes et ne voient pas les porteurs derrière le mur. Dans leur état initial, les seules perceptions accessibles aux prisonniers sont les données de leurs sens : des ombres sur le fond de la caverne (la leur, celles des autres prisonniers et celles des statues qui dépassent du mur derrière eux) et les échos de voix que cette paroi leur renvoie : ce niveau de perception est celui de l'eikasia, de la conjecture, de la représentation par eikones (le mot à la racine de eikasia via le verbe eikazein, « se faire une image de, se représenter, s'imaginer ») et il correspond à une compréhension de l'homme limitée à l'image que chacun donne de lui à travers ses actes (les mouvements des ombres) et ses paroles (les échos renvoyés par le fond de la caverne), observés au premier degré comme des successions de mouvements et de sons dont on ne cherche pas à comprendre les causes ; il est bien décrit vers la fin de l'allégorie, lorque le prisonnier retourne dans la caverne et que Socrate mentionne, à propos des prisonniers restés dans la caverne, « les honneurs et les louanges, si certaines avaient cours alors entre
eux, et les prérogatives accordées à celui qui examinait
de la manière la plus pénétrante ce qui passait et se souvenait le mieux de ce qui avait coutume de passer en
premier, ou en dernier, ou ensemble, et donc pour cela le plus capable de deviner ce qui allait arriver (timai de kai epainoi ei tines autois èsan tote par' allèlôn kai gera tôi oxutata kathorônti ta parionta, kai mnèmoneuonti malista hosa te protera autôn kai hustera eiôthei kai hama poreuesthai, kai ek toutôn dè dunatôtata apomanteuomenôi to mellon hèxein) » (516c8-d2) : il n'y est question que d'observer (kathorônti) avec le regard le plus pénétrant possible (oxutata), de mémoriser (mnèmoneuonti) des séquences qui semblent se répéter, pour être mieux à même de deviner (apomanteuomenôi), de conjecturer, ce que réserve le futur.
Mais on va m'objecter que, s'il est vrai que le mot « ombres (skias) » utilisé dans l'allégorie à ce premier niveau est bien le même que celui qui était utilisé dans l'analogie en 510a1 pour décrire ce qui était associé au premier sous-segment du visible, il est utilisé de manière analogique dans l'allégorie alors qu'il l'était au sens propre dans l'analogie et que donc, si les ombres de la caverne représentent, comme je le prétends, l'apparence visuelle des hommes eux-mêmes, elles ne peuvent être associées avec le premier sous-segment du visible, celui de l'eikasia, qui est concerné par les reproductions, sous formes d'images, ombres ou reflets, de cette apparence visuelle. Pour surmonter cette objection, il faut bien comprendre que ce qu'a cherché à mettre en évidence Socrate dans le découpage du segment du visible, ce n'est pas la distinction entre deux « populations », mais une relation, un logon (cf. le ana ton auton logon de 509d7-8 et la note 10), qui va servir à d'autres découpages, à commencer par celui du segment de l'intelligible, et que ce logon, c'est le rapport (un des sens possibles de logon) entre « ce qui a été
rendu semblable (to
homoiôthen) » et « ce à quoi il a été rendu
semblable (to hôi hômoiôthè) » (510a10), entre l'image et l'original de cette image. Mais l'analogie de la ligne nous a laissé entendre que ce qui est « original » d'un certain point de vue (les réalités du second sous-segment du visible) peut devenir image quand on change de point de vue, et que ces réalités visibles peuvent servir d'images de réalités intelligibles. Avec l'allégorie, Socrate va encore plus loin, et veut nous faire comprendre que si notre corps n'est en quelque sorte qu'une « image » matérielle en trois dimensions de ce qu'est réellement anthrôpos, une « statue (andrias) » animée par une âme invisible, la vision que nous en donnent nos yeux n'est elle-même qu'un image de cette image, réduite à deux dimensions, et d'ailleurs reproductible à l'infini dans des images, peintures (figées), mais surtout reflets (mouvants), qui peuvent être tellement ressemblantes qu'un Narcisse s'y laisse prendre. En fin de compte, ce qui importe à Socrate, ce n'est pas tant la nature intrinsèque pour telle ou telle « réalité » d'être image d'autre chose, mais l'attitude d'esprit de celui qui observe : la différence entre l'eikasia et la pistis n'est pas tant que l'une s'intéresse à des images et l'autre à des « originaux », mais que l'une ne fait pas vraiment la distinction entre images et originaux et traite les images comme si elles étaient des perceptions adéquates et suffisantes de ce dont elles sont images, alors que la seconde intègre le fait qu'une image n'est pas la même chose que ce dont elle est image et que donc la première question à se poser en termes de connaissance induite est celle de la plus ou moins grande fidélité du processus de reproduction par rapport à son modèle, c'est-à-dire a conscience du fait que l'image renvoie à autre chose dont elle ne dévoile qu'un aspect et raisonne en termes de plus ou moins grande « confiance (pistis) » que l'on peut avoir dans l'image pour connaître l'original. C'est tout ce qui est sous-jacent au ei katanoeis (« si tu comprends bien ») de Socrate en 510a2, qui conclut sa description du premier sous-segment du visible, et en particulier au kata- de katanoeis (cf. note 15) : il ne s'agit pas simplement de « comprendre » ce qu'est un reflet et de savoir en reconnaître un quand on en voit un, mais d'en tirer toutes les conséquences et de « comprendre » (noein) toutes les implications (kata-) du fait qu'il s'agit d'un reflet et pas de l'original sur les informations que je puis tirer de la vue de ce reflet pour mieux connaître l'original dont il n'est que le reflet. Or il est plus facile qu'on ne croit de se laisser leurer par des « images (eikones) » (comme par exemple de prendre l'analogie de la ligne pour une analogie géométrique alors qu'elle est en fait une analogie « logique »). C'est sans doute pour cela que Socrate, lorsqu'il introduit le concept d'eikones à propos du premier sous-segment du visible, explicite ce terme à l'aide de deux exemples qui constituent deux extrêmes opposés dans le registre des « ressemblances » visuelles animées, les ombres et les reflets. Comme je l'ai fait remarquer au début de la note 14, la plupart des gens ne considèrent pas une ombre comme une image tant elle est imprécise et susceptible de déformations liées aux irrégularités des surfaces sur lesquelles elle se forme et à l'angle de la lumière qui la produit par rapport à ces surfaces, au fait qu'elle ne dessine que les contours de ce dont elle est ombre, qu'elle peut se mélanger à d'autres ombres, etc. ; au contraire, la plupart des gens, devant un reflet dans un miroir ou sur la surface d'une étendue d'eau, surtout si le miroir est de bonne qualité ou la surface de l'eau parfaitement immobile et exempte de plantes et d'animaux susceptibles de la troubler, oublient qu'ils ne voient qu'une image au point de dire « je me vois dans la glace (ou dans l'eau) », alors qu'ils ne diront jamais « je me vois sur le mur » devant leur ombre projetée sur ce mur, mais bien « je vois mon ombre sur le mur ». Certes, ce n'est qu'une façon de parler, mais elle est significative et crée une habitude d'esprit qui nous incline à court-circuiter les intermédiaires à travers lesquels nous percevons ce que nous percevons. Mais il y a plus encore ! Car ce « je me vois dans la glace » traduit sans qu'on en soit conscient le sentiment que notre moi se réduit à notre apparence physique visible externe, puisque, dans la glace, je ne vois que l'enveloppe de mon corps (le reflet de l'ombre de la statue, dans le langage de l'analogie), et encore, en partie seulement, mais ni l'intérieur de celui-ci, ni surtout mes pensées et mon « âme ». Et il n'est encore ici question que d'images visuelles, dans la mesure où, dans toutes ces analogies (bien et soleil, ligne, caverne), Socrate prend la vue comme représentant les sens en général. Mais il faut bien voir qu'eikôn, dont l'étymologie renvoie à la notion très générale de « ressemblance », peut se prendre dans un sens beaucoup plus large que celui d'image peinte, ou plus généralement visible, comme le montre la discussion entre Socrate et Cratyle à la fin du Cratyle (430a8, sq.), où le mot eikôn est appliqué aux noms (onomata) en 431d5, après celui de mimèma (« imitation ») utilisé en 430a12 pour suggérer que les mots ne sont que des « images » faites de lettres et de syllabes de ce qu'ils désignent. Dans cette perspective, lorsqu'un contemporain de Socrate ou Platon lisait l'Iliade ou assistait à une exhibition d'un raphsode comme Ion, mis en scène par Platon dans le dialogue qui porte son nom, ce qui lui était proposé, aussi bien par le texte d'Homère que par la gestuelle du raphsode, c'était une eikôn d'Achille ou de tel ou tel autre des personnages mis en scène par Homère ; et lorsque le même ou un autre assistait à une représentation des Nuées d'Aristophane, ce qui lui était proposé, là encore à travers les mots tout autant que le jeu des acteurs, c'était une eikôn de Socrate. Et c'était encore d'une eikôn de Socrate qu'il s'agissait lorsqu'un des amis d'Anytos lui racontait un entretien de Socrate dont il avait été témoin. Bref, si l'on suppose que l'« apparence (eidos) » visible/sensible d'un homme pour d'autres hommes est constituée, non seulement par son apparence purement visuelle changeante au fil du temps, mais aussi par l'ensemble de ses actes et de ses paroles, la connaissance qu'un homme peut avoir d'un autre homme dans sa dimension strictement « visible »/sensible repose le plus souvent en majeure partie sur des « images », c'est-à-dire sur une perception indirecte de ses faits et gestes transmis par l'intérmédiaire de chaînes plus ou moins longues de témoins successifs, et dans certains cas seulement, et seulement s'il s'agit d'un contemporain, sur des rencontres ayant permis de voir et d'entendre la personne en chair et en os. Toute la question est alors de savoir jusqu'à quel point, pour composer à partir de cet ensemble d'informations éparses un portrait unique de la personne en cause, on intègre le fait que certaines informations proviennent d'une « vue » directe et que d'autres (toutes dans le cas d'une personne du passé, comme Achille pour les contemporains de Platon et Socrate pour nous, et même pour certains contemporains de Platon comme Aristote) ne sont que des eikones, c'est-à-dire nous proposent une « vue » indirecte, un simple « reflet » de la personne à laquelle nous nous intéressons dans les yeux et les oreilles d'autres personne, voire une « image » d'« image » ou pire, en fonction du nombre d'intermédiaires entre le témoin direct (s'il y en a eu un !) et celui qui nous transmet le témoignage dans la forme dans laquelle nous le recevons. Combien des jurés chargés de juger Socrate mettaient sur le même plan la caricature faite par Aristophane dans sa comédie, les racontars multiples qu'ils avaient pu entendre sur Socrate ici et là au fil des ans et les propos que Socrate lui-même tenait devant eux ? Combien d'entre eux jugeaient ses propos (« vue » directe) à la lumière des « image » antérieures qu'ils avaient eues de lui (« vues » indirectes, de seconde, troisième ou ennième main) plutôt que le contraire, c'est-à-dire, pour reprendre la problématique de Cratyle, 439a6-b2 cité dans la note 75 à propos d'eikasia, jugeaient l'original à partir de l'image plutôt que le contraire ? Et lorsqu'ils jugaient à partir de l'influence réelle ou supposée qu'avait pu avoir Socrate sur un Alcibiade ou un Critias et sur la part de responsabilité que pouvait avoir Socrate dans les méfaits de l'un ou de l'autre, ce n'est même plus un « reflet » qu'ils prenaient en compte, mais une « ombre » ! Et lorsqu'Hippias dissertait (comme Platon nous en donne dans l'Hippias mineur une « image », sans doute fabriquée de toutes pièces par lui, mais conservant l'« esprit » de telles discussions) sur le caractère plus ou moins sincère d'Achille et d'Ulysse à partir de ce que nous en dit Homère, pour conclure qu'Achille est toujours sincère dans ses propos, même s'il passe son temps à changer d'avis, alors qu'Ulysse est roué et retors et tient le plus souvent des propos trompeurs qui cachent ses véritables intentions, alors même que son but ultime, rejoindre sa femme et son fils dans sa patrie malgré tous les obstacles et les pièges qu'il rencontre sur sa route, ne change pas du début à la fin du récit, sans chercher à savoir si l'Achille et l'Ulysse d'Homère sont des portraits fidèles de leurs modèles historiques, et encore moins si ces personnages ont réellement existé, il montrait qu'il n'avait pas une conscience claire du fait que l'Iliade ne donnait qu'une eikona de ces deux personnages et qu'il prenait au premier degré les propos d'Homère. À une telle attitude consistant à lire Homère sans aucun recul s'oppose celle du Socrate de Platon qui, dans la République, n'hésite pas à contester de multiples passages d'Homère, à commencer par certains concernant les dieux (cf. République, II, 379d, sq.) à partir de la conception que lui s'en fait, lorsqu'il lui semble qu'Homère ne les a pas figurés tels que sa propre réflexion lui suggère qu'ils devraient être pour mériter le nom de « dieux », montrant ainsi qu'il sait ne trouver dans Homère que des « images » pas nécessairement fidèles des dieux, qui n'expriment que l'idée que se faisait d'eux Homère, mettant ainsi en question la confiance (pistis) que l'on peut avoir en lui, non seulement à propos des dieux, mais, par contrecoup, sur tout le reste. Ces réflexions nous permettent de mieux comprendre ce que le Socrate de Platon met sous le terme d'eikasia : l'eikasia, mot de même racine que eikôn, c'est dans un premier temps (celui de l'analogie de la ligne) le fait de ne pas faire la différence, dans les impressions sensibles qui alimentent notre réflexion et orientent nos jugements, entre eikôn (« image ») et vue directe, au moins pas dans tous les cas et pas complètement, c'est-à-dire sans toujours tirer toutes les conséquences épistémologiques du fait que certaines des données qui s'offrent à nous ne sont que des images, et c'est surtout, dans un second temps (celui de l'allégorie de la caverne), le fait de ne pas réaliser que nos sens, même lorsqu'ils perçoivent ce qui passe à nos yeux pour des originaux que l'on sait distinguer d'images comme des ombres ou des reflets, ne nous donnent pourtant encore qu'une « image » de la réalité plus profonde et plus complexe dont ils nous permettent de percevoir quelque chose et de s'en tenir aux apparences sensibles.
Le retournement à l'intérieur de la caverne, qui permet de voir en trois dimensions ce qui est à l'origine des ombres, c'est-à-dire avec un peu plus de « profondeur » (on prend conscience que la vue ne nous dévoile encore qu'une « enveloppe » derrière laquelle se cache une réalité complexe), mais en en restant cependant à la dimension exclusivement matérielle, c'est l'appréhension de l'homme qui devient possible à celui qui commence à utiliser son intelligence pour creuser au-delà de ce qu'il voit lorsqu'il ne fait que regarder les ombres. Cela se traduit, au niveau de la connaissance des individus, par une approche que nous dirions aujourd'hui « critique », qui commence par s'intéresser au degré de fiabilité des perceptions qui s'offrent à nos sens pour déterminer le degré de confiance (pistis) que l'on peut avoir en elles dans chaque cas, et pas seulement de manière générale pour éliminer les illusions d'optiques et autres limites de nos sens, mais au cas par cas pour faire la distinction entre ce que l'on perçoit de première main et ce qui n'est que témoignage indirect, qu'il s'agisse, dans le cas de la connaissance des hommes qui nous occupe ici, d'un portrait peint ou d'un buste d'Alcibiade (que je vois de première main en tant que portrait ou buste, mais qui sont une image de ce qu'ils prétendent représenter et donc pour moi une perception indirecte de leur modèle), ou des ragots colportés sur Socrate par mon voisin (que j'entends de mes propres oreilles, mais qui me rapportent des faits ou des propos dont je n'ai pas été le témoin direct), avant d'exploiter ces perceptions pour juger ceux qui en sont l'objet direct ou indirect et pour en tirer éventuellement des conclusions pour ma propre vie, par exemple en imitant ou pas les comportements d'autres personnes.
Et par un mouvement inverse de celui qui conduit Socrate à partir de la division du segment du visible pour nous faire comprendre la division du segment de l'intelligible
« selon la même raison (ana ton auton logon) », nous pouvons voir dans la remontée vers l'« origine première (archè) » des perceptions indirectes qui alimentent notre réflexion pour nous aider à constituer un eidos « visible/sensible » de ce à quoi (ou celui à qui) nous nous intéressons un analogue de la remontée préalable vers l'archèn anupotheton (« le principe (directeur) [qui n'est] pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose] ») qui disitngue la seconde démarche de la première dans le segment de l'intelligible, seul susceptible de nous permettre de mesurer la valeur, le degré de vérité (d'une « vérité » qui n'est ici qu'« historique », pas encore « transcendante »), de l'information que cette perception sensible nous offre, étant entendu que, puisqu'on n'est pas dans l'intelligible, mais dans le « visible », l'archè n'est plus (ou pas encore) principe (directeur) « logique », mais « origine » temporelle et que ces « origines » sont tout aussi multiples que les objets d'investigation qui s'offrent à nos sens.
Cette démarche conduit, lorsqu'on dépasse le niveau des individus, à un premier niveau de connaissance « scientifique » de l'homme, mais d'une « science » qui reste purement empirique et matérialiste (on est encore dans la caverne), faute d'accepter de voir en l'homme plus que son corps et les lois physiques et biologiques qui le gouvernent (les porteurs sont toujours cachés par le mur). Cette connaissance est de l'ordre de la pistis, de la croyance, de la confiance en la régularité des « lois » physiques ; c'est celle du médecin ou du biologiste qui savent regarder au-delà de la simple apparence visuelle, qui ne constitue pour eux qu'un symptôme, et sont capables de découvrir les causes physiques d'un teint jaunâtre ou de rougeurs sur la peau, d'un ventre balonné ou d'une jambe paralysée.
La sortie de la caverne traduit, pour ce qui est de la connaissance de lui-même et de ses semblables par l'homme, le moment où il accepte de voir en lui une composante purement intelligible, qui échappe à la perception par les sens, et réalise que cette composante, à laquelle Platon donne le nom de psuchè (« âme »), joue un rôle déterminant dans la compréhension de ses comportements, et que c'est elle, plus encore que son coprs périssable, qui consitue son moi profond. Les anthrôpoi dont Socrate mentionne la présence en dehors de la caverne, ce ne sont pas les autres prisonniers libérés qui ont précédé celui dont il décrit les progrès et qui auraient refusé de retourner dans la caverne, mais bien tous ses compagnons d'infortune, qu'ils aient eux-même suivi le même chemin ou pas, car, qu'ils le sachent ou non, tous les hommes ont une âme et ceux qui cherchent à l'appréhender pour mieux comprendre leurs concitoyens peuvent en saisir quelque chose même si celui dont elle est l'âme refuse de la « voir ». Et il s'agit bien ici, même si l'on est dans le registre de l'intelligible, des âmes individuelles permettant de mieux comprendres des hommes et des femmes particuliers, ayant un nom « propre », une histoire spécifique, etc. (dans cette perspective, on peut dire qu'un des objectifs de Platon à travers ses dialogues est de nous donner en exemple l'âme de Socrate hors de la caverne, à travers des « images » qui, même si elles trahissent l'histoire individuelle du Socrate de la caverne, sont un reflet vrai de son esprit).
Mais ces « âmes » d'anthrôpôn visibles hors de la caverne peuvent encore être comprises de différentes manières. N'en voir que les ombres et les reflets dans l'eau, c'est certes ajouter la psychologie à la biologie dans la compréhension des hommes, accepter de ne pas tout ramener à des processus physico-chimiques (pour le dire dans nos catégories modernes), mais c'est faire de la psychologie sans principe directeur ultime, c'est rester au stade de la dianoia, de la réflexion, qui prend pour « fondements (hupotheseis) », sans chercher à en donner raison (logon didonai, cf. 510c7 à propos des géomètres et de leurs hupotheseôn), les préceptes moraux, les lois, us et coutumes de la cité et juge des comportements des citoyens par rapport à ces principes tout relatifs et non fondés en raison. Certes, la lumière du bien/soleil est à la source de ces ombres et de ces reflets, mais elle n'est pas vue en elle-même, mais dans ses reflets plus ou moins fidèles dans la cité, dans ses lois, dans les principes moraux de ses citoyens.
Regarder enfin les hommes eux-mêmes, c'est-à-dire leurs âmes raisonnables dans toute leur profondeur sous la lumière directe du bien, et non plus seulement à travers les reflets qu'en donnent leurs comportements (ombres, qui renvoient aux ombres de la caverne, traces visibles de leurs comportements) et leur motivations apparentes (reflets dans le « miroir » des lois et coutumes de la cité), c'est cela et cela seul qui permet de les connaître pour ce qu'ils sont vraiment, de prendre conscience de leur ousia (« richesse d'être » mesurée à l'aune du bien), de parvenir à l'epistèmè (« savoir ») et d'être enfin au plus près de la vérité (alètheia) sur chacun d'eux, et sur soi par la même occasion (« apprends à te connaître toi-même (gnôthi sauton) »).
Mais cette compréhension suppose qu'on voie les hommes dans leur environnement, c'est-à-dire qu'on prenne conscience que, même sorti de la caverne et parvenu dans le registre de l'intelligible, on est encore sur terre, avec le ciel au-dessus de nous et très très loin dans le ciel, des astres et le plus brillant d'entre eux, le soleil. Dans ce contexte, et dans ce contexte seulement, et en ayant pleine conscience qu'on est dans le registre de l'analogie, de l'allégorie, on peut parler de « ciel » des idées pures, dont les astres de l'allégorie nous donnent une image, sans d'ailleurs que le Socrate de Platon éprouve le besoin de s'étendre sur cet aspect des choses. Mais il faut noter que ce ciel n'est pas un autre monde, mais une partie du « monde » dont la caverne est une autre partie, une partie qui ne se distingue du reste que par le fait que, tant que nous restons des âmes incarnées, nous ne pouvons la contempler que de loin, capables pourtant, si nous nous en donnons la peine, de réaliser que le bien est ce qui illumine tout le reste et d'en contempler l'idea, l'« apparence » intelligible qu'il a pour les yeux de notre esprit lorsque, sortis de la caverne, nous pouvons le regader directement, qui n'est pas le bien lui-même (auto to agathon), mais l'appréhension que peut en avoir notre esprit avec les limites qui sont les siennes.
Aucune des mentions d'anthrôpôn, toujours au pluriel dans l'allégorie, ne renvoie donc à ce qu'on pourrait appeler une « idea/eidos (idée/forme) de l'Homme », unique et à laquelle tous les hommes participeraient plus ou moins. Est-ce à dire que cette « idée » est absente de l'allégorie et que l'homme peut avoir une claire connaissance de lui et de ses semblables sans référence à elle ?
Avant de proposer une réponse à cette question, commençons par remarquer qu'on ne trouve nulle part dans les dialogues l'expression anthrôpou idea (« idée de l'homme ») dans le sens qu'on voudrait lui donner ici et qu'elle n'y figure qu'une seule fois (par recomposition, le idea n'y étant que sous-entendu), et ce dans un sens beaucoup plus concret, puisque c'est en République, IX, 588d3-4, où Socrate, pour donner en paroles (logôi) une image (eikona) de l'âme, propose de façonner (plasantes) cette image à partir d'une part d'une idean thèriou poikilou kai polukephalou (« une apparence de monstre à l'humeur changeante et doté de multiples têtes »), en y ajoutant mian... allèn idean leontos, mian de anthrôpou (« une autre apparence de lion et une autre d'homme ») ; quant à l'expression anthrôpou eidos, on ne la trouve qu'une fois dans tous les dialogues dans le sens dont il est ici question, en Parménide, 130c1, non pas dans la bouche de Socrate, mais dans celle de Parménide cherchant à savoir de quoi Socrate accepte des eidè, ce qui lui permet d'apprendre que, si Socrate accepte « un certain eidos du juste lui-même tel qu'en lui-même et du beau et du bon et de toutes les *** similaires (dikaiou ti eidos auto kath' hauto kai kalou kai agathou kai pantôn au tôn toioutôn) », il est dans l'aporia (« embarras ») en ce qui concerne « un eidos d'homme distinct de nous et de tous ceux [qui sont] tels que nous sommes (anthrôpou eidos chôris hèmôn kai tôn hoioi hèmeis esmen pantôn) » ; on la trouve par ailleurs trois fois dans la formule en/eis anthrôpou eidos au sens de « sous/dans une forme humaine » pour parler de l'âme incarnée (Phèdre, 249a8-b1 ; Phédon, 76c12 et 92b6) et une fois au pluriel en République, VIII, 544d6, où Socrate dit qu'il doit y avoir autant d'anthrôpôn eidè (« d'apparences/sortes d'hommes ») que de régimes politiques.
Pour trouver un fondement à cette notion d'eidos/idea de l'homme, il faut donc se reporter à la discussion de République, X, 595c7-598d6 sur les trois sortes de klinai (« couches », pour rester au plus près du grec où klinè dérive du verbe klinein (« incliner, coucher, étendre »), ou, selon la traduction usuelle « lits »), où Socrate prend comme point de départ de la discussion le fait que « nous avons l'habitude de poser un certain eidos unique pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom (eidos ti hen hekaston eiôthamen tithesthai peri hekasta ta polla hois tauton onoma epipheromen) » (596a6-7) et fait ensuite référence à l'idean unique de lit que contemple l'artisan qui fabrique un lit (596b3-10), et se dire que, s'il existe une idea de quelque chose d'aussi trivial que « lit/couche (klinè) », il doit a fortiori exister une idea d'homme. Mais dans cette discussion sur les lits/couches, Socrate distingue celle (féminin parce que le mot grec klinè, comme « couche » en français, est féminin), unique, qu'il désigne par l'expression « celle qui est dans la nature (hè en tèi phusei ousa) » (597b5-6) et dont il attribue la paternité à un dieu, celles, multiples, qui sont fabriquées par les artisans et enfin les images de lits/couches qui sont produites par les imitateurs comme les peintres ou les sculpteurs, pour conclure en listant « peintre, fabriquant de couches, dieu, ces trois responsables pour trois eidesi de couches (zôgraphos dè, klinopoios, theos, treis houtoi epistatai trisin eidesi klinôn) » (597b13-14). Trois eidè de ce qui est désigné par un même nom, quatre niveaux de compréhension mis en évidence par l'allégorie de la caverne lue à la lumière de l'analogie de la ligne, y a-t-il moyen de concilier ces deux approches ?
Pour y voir clair dans tout cela, il faut, me semble-t-il, renoncer à cloisonner les divers sens d'eidos et chercher au contraire à laisser résonner dans chaque cas tous les registres de sens que pouvait avoir ce mot pour un grec du temps de Platon, à commencer par son sens premier d'« apparence », c'est-à-dire « ce qui apparaît, ce qui se voit », en se contentant d'accepter que « voir » puisse être pris dans un sens analogique pour parler aussi de ce qui se « voit » avec les « yeux » de l'esprit (cf. 511a1 : « cherchant à voir celles-là mêmes qu'on ne peut pas voir autrement que par la réflexion (zètountes de auta ekeina idein ha ouk an allôs idoi tis è tèi dianoiai) » et note 42) et qu'il y ait donc continuité de sens du mot eidos et seulement enrichissement de « contenu » lorsqu'on passe des horômena eidè (« apparences vues », cf. 510d5 et note 34) aux noèta eidè (« apparences intelligibles », cf. 511a3 et note 44) et surtout qu'il ne s'agisse dans un cas comme dans l'autre que d'« apparences » pour nous, pour nos yeux et notre esprit avec les limites qui sont les leurs, et non de cela même que sont les réalités en cause. Et il faut comprendre que l'allégorie de la caverne nous décrit justement l'enrichissement progressif dont peut être l'objet en particulier la notion d'« homme » (celle qu'il est pour nous le plus important d'approfondir : « gnôthi sauton, apprends à te connaître toi-même ») dans notre esprit si nous acceptons de ne pas en rester aux « apparences » les plus immédiates offertes par nos sens, et tout spécialement par nos yeux, mais que nous cherchons à faire (bon) usage des « yeux » de notre esprit à la « lumière » de l'« idée du bon/bien (hè tou agathou idea) » qui est l'« apparence » du bon/bien lui-même (auto to agathon) accessible à nos esprits humains. Ce qu'elle nous suggère aussi, c'est que connaître l'Homme suppose de commencer par comprendre les hommes (au pluriel) qui nous entourent et que cette connaissance peut s'approfondir à plusieurs niveaux, qu'elle représente successivement dans l'imagerie qui est la sienne par les ombres des andriantôn (« statues de mâles »), par ces statues elles-mêmes, par les ombres et les reflets des anthrôpôn hors de la caverne, et enfin par les anthrôpoi hors de la caverne eux-mêmes, qui, dans chaque cas, nous sont perceptibles à travers des eidè, des « apparences » d'hommes individuels. Mais, quel que soit le niveau de compréhension des hommes auquel est parvenu chaque homme, quel que soit le point où il en est dans sa progression des chaînes vers l'extérieur de la caverne, il attribue le même nom anthrôpos à une pluralité d'individus dont il perçoit quelque chose, ce qui fait qu'on peut supposer, selon ce que dit Socrate en 596a6-7, qu'il pose un eidos unique commun à tout ce qu'il désigne par anthrôpos. En d'autres termes, il y a un eidos unique qui permet à ceux qui ne s'intéressent qu'aux apparences visuelles et en restent donc à l'eikasia d'identifier toutes les ombres de statues de mâles (et bien sûr de femelles, le andr- de andrias n'étant fait que pour insister sur le caractère sexué des anthrôpôn du point de vue purement corporel et biologique, pas sur le fait que seul les mâles seraient des humains dignes de ce nom, même si cette idée pouvait germer dans l'esprit de certains de ceux qui, au temps de Platon, ne s'intéressaient aux humains que du point de vue biologique et sans égards à leur psuchè (« âme ») !) ; il y en a un autre, plus « riche », qui permet à tous ceux qui se sont retournés vers les statues et autres ustensiles qui dépassent au-dessus du mur de donner le même nom d'anthrôpos à toutes celles d'entre les multiples statues d'hommes et d'animaux qui sont des andriantes, un eidos qui ne se limite pas à l'apparence purement visuelle, mais sait analyser le corps de l'homme en termes de membres et d'organes, visibles et cachés, dont il étudie les fonctions en faisant confiance (pistis) à l'investigation et à l'expérience pour l'aider à comprendre la nature matérielle ; il y en a un autre, encore plus riche, qui permet à ceux qui sont sortis de la caverne mais n'ont pas encore accoutumé leurs « yeux » à la lumière extérieure, d'attribuer le nom d'anthrôpos aux ombres, puis aux reflets des anthrôpôn sur la surface des eaux, un eidos maintenant noèton (« intelligible ») et non plus seulement horômenon (« vu ») comme les deux précédents, qui sait prendre en compte l'âme et plus seulement le corps, qui sait faire usage de la réflexion (dianoia) pour cela mais ne la comprend encore qu'à la lumière des normes de la cité, c'est-à-dire du jugement des autres hommes qui l'entourent ; il y en a enfin un dernier, le seul qui rende compte, dans la limite de ce qui est accessible à notre nature humaine et à ses moyens, de toute la « richesse (ousia) » de la « nature » humaine, qui permet à ceux qui sont capable de voir les hommes eux-mêmes hors de la caverne de leur donner le même nom d'anthrôpos, un eidos qui cherche à comprendre l'âme humaine à la lumière du bon/bien qui lui donne sa valeur, son ousia, seul moyen d'arriver à la connaissance (noèsis/epistèmè) réelle et adéquate de l'Homme. Et bien sûr, chacun de ces niveaux d'eidos d'anthrôpos inclut d'une certaine manière les précédents, mais en les resituant à leur juste place, celui d'une vision partielle de ce dont ils sont eidos, « apparence », qui n'a pas encore pris en compte toute la richesse de cette réalité et n'en donne donc qu'une « image (eikôn) » partielle. Et de fait les trois premiers niveaux sont tous trois figurés dans l'allégorie par des termes qui désignent des « images » : ombres de statues de personnes, statues de personnes, ombres et reflets de personnes. Et ces eidè, ces « apparences » plus ou moins « riches » évoluent entre deux pôles extrêmes qui correspondent aux deux eidè extrêmes que liste Socrate lorsqu'il parle de trois eidè de couches/lits : à une extrêmité, l'apparence purement visuelle sans consistance propre, qui peut être reproduite à l'infini dans des images, des « imitations » de toutes sortes qui méritent tout autant le nom d'anthrôpos (ou de klinè) que de vrais personnes (ou lits) pour celui qui ne s'attache qu'aux apparences externes accessibles par la vue (ainsi, pour l'enfant qui apprend à parler à l'aide de livres d'images, il y a un grand nombre de choses dont il connaîtra le nom sans en avoir jamais vu un exemplaire réel, même si, de nos jours, la photo et la vidéo permette d'avoir des images d'une très grande ressemblance avec ce dont elles donnent des images) ; à l'autre extrêmité, l'idea unique d'anthrôpos (ou de klinè), qui est l'ouvrage d'un dieu et qui seule permet de comprendre (et non de voir) ho estin anthrôpos, « ce qu'est "homme" » (ou ho estin klinè, « ce qu'est "couche/lit" »). Et si ces eidé, en tant que telles, sont déterminées à chaque niveau par ce que la nature humaine est susceptible de saisir, à ce niveau, des hommes (ou de ce qui est l'objet de leur examen), leur perception par chacun de nous se fait dans le cadre d'un progrès continu (la marche qui permet de sortir de la caverne et d'explorer l'extérieur) dans le « dévoilement (alètheia) » de la vérité sur les hommes (et plus généralement les réalités qui nous entourent), qui va plus ou moins loin selon les individus, leurs capacités naturelles et leurs choix de perséverer ou pas, progrès continu dans lequel il y a néanmoins à certains moments (ceux qui permettent de distinguer les quatre niveaux) des « ruptures », comme il y en a lorsqu'en chauffant de manière continue de l'eau gelée, on passe successivement de l'état solide à l'état liquide, puis de l'état liquide à l'état gazeux. La première rupture (le retournement une fois libéré des chaînes) est celle qui permet de comprendre que l'apparence visible(/sensible) n'est pas la vérité des choses, et donc de passer de l'eikasia à la pistis (confiance) qui résulte du fait de savoir distinguer ce qui est tangible et palpable de ce qui n'est qu'image immatérielle, ce qui est perçu directement de ce qui l'est indirectement, la seconde (la sortie de la caverne) est celle qui permet de comprendre que la réalité matérielle n'est pas encore la vérité des choses, qui se produit lorsqu'on accepte de faire usage de la dianoia pour dépasser les limitations de nos sens, la troisième, moins clairement tranchée (elle résulte de l'habitude (sunètheia, 516a5)/habituation (ètheia, 532c1, cf. note 20 sur ma traduction de cette section pour cette lecture d'un texte corrompu) à la lumière extérieure une fois sorti de la caverne et de l'aptitude à lever les yeux vers le ciel, de nuit, puis de jour), est celle qui permet de comprendre que l'opinion des hommes n'est pas la vérité des choses en prenant conscience de ce que c'est le bon/bien (le soleil à l'extérieur de la caverne) qui donne sa valeur à toutes choses et que celui-ci n'est pas l'image fluctuante qu'en donnent les hommes dans leurs discours pas toujours d'accord entre eux, ce qui nous fait passer de la dianoia (réflexion) vagabonde sans orientation fixe à la véritable connaissance orientée une fois pour toute vers le bon/bien qui lui sert d'archèn (principe directeur) anupotheton (510b7), chaque rupture nous rapprochant donc un peu plus de cette vérité des choses, sans pour autant invalider les visions partielles qui ont précédé, mais en en montrant simplement les limites.
Il faut cependant noter que cette perception des limites de chaque niveau n'est accessible qu'à celui qui est parvenu au moins au niveau supérieur : chaque niveau, c'est-à-dire chaque pathèma, donne accès à une compréhension de son objet (les anthrôpoi dans le cas qui nous occupe) qui se suffit à elle-même dans les limites qui sont les siennes et dans laquelle rien n'impose de passer au niveau supérieur. Les prisonniers qui restent enchaînés n'ont aucune raison de chercher quelque chose au-delà des ombres sur la paroi et le prisonnier libéré qui n'a encore fait que se retourner, s'il comprend maintenant que les ombres étaient les ombres de quelque chose d'autre, n'a aucune raison de chercher au-delà de ce qu'il voit au-dessus du mur, et rien de ce qu'il voit ne peut lui suggérer qu'il y a moyen de sortir de la caverne et de voir autre chose à la lumière du jour. À chaque niveau, on découvre quelque chose de nouveau qu'on met un certain temps à appréhender convenablement et dont on comprend qu'il est en rapport avec ce que l'on voyait au niveau inférieur, mais qui, en tant que tel, ne nous force pas à chercher plus loin autre chose encore qui en serait cause. Rien n'oblige le chirurgien à supposer une âme humaine qu'il n'a jamais trouvée sous son bistouri ! C'est en ce sens qu'on peut parler de eph' hois estin (« sur quoi c'est ») distincts pour chaque pathèma, alors même que chacun d'entre eux n'est qu'une compréhension partielle d'une même réalité.
Aussi, lorsque Socrate, dans sa description synthétique des deux démarches associées aux deux sous-segments de l'intelligible, en 510b4-9, dit à propos de la seconde démarche, celle qui a identifié cet archèn anupotheton, qu'elle progresse aneu tôn peri ekeino eikonôn, autois eidesi di' autôn tèn methodon poioumenè (« sans les images [gravitant] autour de ça, se faisant avec les apparences elles-mêmes le plan de marche à travers elles »), il ne veut pas dire qu'il n'y a que là qu'on a affaire à des eidèsi, en donnant à ce mot un sens maintenant spécialisé qu'il n'avait pas auparavant et qui en ferait, non plus une « apparence » pour nous, mais la réalité même des choses, mais que c'est alors et alors seulement qu'on perçoit les eidè dans toute leur richesse, les eidè auta (les « apparences elles-mêmes ») débarassées de tout ce qui en elles n'est encore qu'images (eikones), c'est-à-dire perceptions indirectes, et qu'on peut découvrir dans toute sa vérité l'eidos unique de chaque pluralité à laquelle on associe un même nom.
Dans l'imagerie de l'allégorie de la caverne, ces eidè ne sont pas explicitement mentionnées : il n'y a pas d'Anthrôpos au-delà des anthrôpoi visibles à l'extérieur de la caverne, mais seulement des astres dans le ciel, et c'est donc là que, si l'on veut trouver une « idée de l'Homme » dans l'allégorie, il faut supposer qu'elle se trouve. Le fait que cette identification ne soit pas explicitement faite par le Socrate de Platon, mais laissée à notre initiative, peut nous aider à comprendre que, tout comme c'est par abus de langage qu'on appelle encore « homme » un reflet ou une image d'homme peinte ou sculptée alors que ce n'est pas à proprement parler un homme, c'est par abus de langage qu'on appelle « homme » l'eidos unique que l'on suppose derrière toutes les créatures auxquelles on applique ce nom, qui est d'un tout autre ordre et ne fait pas nombre avec les eidè individuels des hommes particuliers (ce qui tord le cou à l'argument du troisième homme). S'il y a continuité lorsqu'on passe des ombres de statues aux statues de mâles(/femelles), puis des statues aux reflets d'hommes réels, puis de ces reflets aux hommes hors de la caverne vus directement, et que tous incluent une part plus ou moins grande de ce qui fait partie de l'« apparence » des hommes (au pluriel) et peuvent donc se voir désigner par le mot « homme », ce n'est plus le cas lorsqu'on passe des hommes multiples hors de la caverne compris dans toute leur richesse à l'astre qui constitue l'eidos unique commun à tous les hommes : cet astre a plus de ressemblance avec les autres astres, les eidè d'autres réalités saisies dans toute leur richesse, qu'avec ce dont il est l'eidos spécifique, du moins dans son « apparence » pour nous. De fait, pour nous, l'« apparence » que prend le plus souvent un tel eidos est celle d'une suite de mots, d'un logos cherchant à en rendre raison (logon didonai), à en délimiter (horizein) les contours, à en épuiser l'ousia (« richesse »), et une suite de mots ressemble plus à une autre suite de mots qu'à ce dont elle parle ! Mais il ne faut pas oublier que les mots, qui sont le seul outil dont dispose la dianoia, ne sont eux-mêmes que des « images » de ce qu'ils cherchent à nommer (voir sur ce point la discussion entre Socrate et Cratyle à la fin du Cratyle (430a8, sq.), à laquelle j'ai déjà fait référence plus haut dans cette note) et que la compréhension de ce qu'ils tentent d'exprimer, la connaissance ultime accessible à l'esprit humain de cela même qu'est chaque « chose », ne peut venir que d'une illumination de l'esprit au terme d'un long travail d'étude qui est par nature incommunicable aux autres et ne peut être pour chacun que le résultat d'un travail personnel (cf. Lettre VII, 341c-344b).
À ce point, bien qu'ayant pris appui sur la discussion sur les trois eidè de couches/lits du début du livre X pour guider mon analyse, j'ai surtout parlé des niveaux d'eidos relatifs à « homme (anthrôpos) », dans la mesure où c'est ce qui était mis en avant par l'allégorie de la caverne où, comme je l'ai fait remarquer, il n'y a que les anthrôpoi ou leurs images que l'on retrouver explicitement mentionnés aux quatre niveaux de l'allégorie, comme pour nous rappeler que c'est là la réaltité qu'il est le plus important pour nous de connaître dans toute sa vérité. Et, par rapport à « homme », j'ai dit que la sortie de la caverne marquait le moment où l'on prend conscience que l'homme n'est pas que son corps matériel mais possède aussi une composante purement intelligible que Platon désigne par le mot psuchè, mot que nous traduisons en français par « âme ». Mais qu'en est-il alors d'une réalité comme klinè (« couche/lit ») ? Faut-il aussi lui supposer une « âme » ? Ou faut-il supposer qu'elle ne donne prise qu'aux deux premiers pathèmata, l'eikasia et la pistis, c'est-à-dire qu'elle n'« existe » qu'à l'intérieur de la caverne,dans le monde matériel ? Il me semble que si c'est justement une réalité de ce type que Socrate a prise comme exemple dans la discussion où il met en évidence les trois eidè, images, réalités matérielles et eidos unique de ho estin *** (« ce qu'est *** »), œuvre d'un dieu, c'est justement pour nous suggérer que ce n'est pas le cas et que, s'il n'est pas question de supposer une « âme » à des objets matériels, cela ne dispense pas de chercher en eux un principe d'intelligibilité, même si ce principe d'intelligibilité leur est extérieur (c'est en cela qu'ils diffèrent des hommes dotés d'une âme). Et c'est bien ce que suggère l'allégorie de la caverne si l'on fait attention aux détails du texte. En effet, dans la caverne, les porteurs qui défilent sur la route et « animent » le théâtre d'ombres sont tous des anthrôpoi, dont j'ai dit qu'ils représentaient les âmes des hommes dans leurs composantes thumoeidès et epithumètikon (« faisant preuve de caractère » et « désirante, en proie aux passions »), et Socrate nous dit qu'ils portent « des ustensiles de toutes sortes dépassant du mur, ainsi que
des statues d'hommes et d'autres animaux de pierre et de bois et des ouvrages variés (skeuè te pantodapa huperechonta tou teichiou kai andriantas kai alla zôia lithina te kai xulina kai pantoia eirgasmena) » (514c1-515a1) : la liste commence et finit par des termes désignant des ouvrages de l'art humain, skeuè au début, nom qui, comme je l'ai dit en note 17, peut désigner tout objet d'équipement,
meuble, outil, instrument, arme, etc., et eirgasmena à la fin, participe parfait passif à l'accusatif neutre pluriel du verbe ergazesthai, dérivé de la racine ergon (« travail, ouvrage »), qui signifie « travailler, façonner, produire, faire », dont le participe parfait passif ici employé peut aussi bien désigner des ouvrages produits par l'activité d'artisans que des actions effectuées par des hommes, c'est-à-dire ce qu'ils ont fait au sens le plus général du terme. Et quand le prisonnier libéré sort de la caverne, Socrate dit qu'il commence par voir « les images dans les eaux des hommes et des autres [choses] (en tois hudasi ta te tôn anthrôpôn kai ta tôn allôn eidôla) » (516a7) avant de pouvoir voir auta (« ces ***-mêmes », accusatif neutre pluriel). L'inventaire de ce qui peut être vu dans la caverne est donc assez exhaustif et, comme je l'ai déjà dit, recoupe celui qui est fait par Socrate de ce qu'il met dans le second sous-segment du visible, et il inclut sans ambiguïté aucune les ouvrages de l'art humain, donc en particulier les klinai (« couches/lits »), à propos desquels Socrate emploi le mot skeuè en 596b3. Que représentent alors les anthrôpoi qui portent des skeuè dans l'allégorie ? Notons tout d'abord à propos de ces porteurs que la description de Socrate ne précise à aucun moment si chaque porteur ne porte qu'une et une seule chose et toujours la même chose. L'évocation sous-jacente d'un théâtre de marionnettes, même si les termes employés par Socrate ont un sens moins spécialisé, suggère au contraire que chaque « montreur » peut présenter plusieurs figurines, et pas toujours les mêmes. Et de même, le fait que Socrate utilise plusieurs fois le verbe parienai (« passer (le long de) ») à propos des porteurs et des ombres (515b8, 515b9, 515d4, 516c9) n'implique nullement que chaque porteur ne passe qu'une fois, et au contraire, le passage déjà cité de 516c8-d2 où il est question des honneurs accordés à ceux qui savaient le mieux prédire ce qui allait arriver suggère que ces porteurs vont et viennent derrière le mur. Bref, rien n'empêche qu'un porteur qui passe à un moment en tenant un lit porte aussi une statue d'homme (son corps dans l'imagerie de l'allégorie) et on peut penser que le lit qu'il porte est son ouvrage du moment et qu'il est l'artisan qui l'a fabriqué en fixant son regars sur l'idea de lit, selon ce que dit Socrate en 596b7. Et dès lors que ces ouvrages des hommes répondent à un principe d'intelligibilité, quelque chose d'eux a sa place hors de la caverne, parmi les tôn allôn de 516a7, expression certes très vague, mais de ce fait même très ouverte, surtout reprise par un auta au neutre pluriel lorsqu'il n'est plus question de voir des reflets ou des images, mais les originaux eux-mêmes, et dont on peut penser qu'elle renvoie à la liste de ce qui était visible au-dessus du mur dans la caverne, même si Platon, fidèle à son habitude de faire travailler nos méninges, nous laisse le soin de tirer ou pas cette conclusion.
On peut alors se livrer sur klinè (« couche/lit ») au même exercice que sur anthrôpos (« homme ») et chercher à préciser à quoi correspondent les perceptions qu'en donnent les quatre pathèmata listés ici par Socrate. Au niveau de l'eikasia, on se limite à l'apparence visible du meuble spécifique qu'on a devant les yeux, reproductible par un peintre dans une image qui n'en montrera que cette apparence sous un certain angle et sous un certain éclairage (cf. 598b-c), et on pourra même être trompé par une image faite d'imagination. Au niveau de la pistis, on approfondit la structure matérielle des lits en s'intéressant au choix des matériaux, aux dimensions des différentes pièces et aux techniques d'assemblage utilisées pour qu'ils présentent la solidité voulue, etc. et l'apprenti d'un fabriquant de lits peut même, avec les conseils de son maître, fabriquer un lit tout à fait convenable sans même savoir à quoi il sert. Sortir de la caverne, c'est prendre acte du fait qu'un lit est destiné à un certain usage et qu'il y a un lien entre l'usage qu'on en attend et la manière dont on doit le fabriquer : c'est le fait qu'il doivent permettre à des êtres humains de s'allonger dessus qui en détermine les dimensions et les critères de solidité et, de ce point de vue, un lit de bébé ne répondra pas aux mêmes critères qu'un lit d'adulte. L'artisan devra donc faire preuve de dianoia, de réflexion, pour être capable de fabriquer des lits autrement qu'un copiant servilement des lits faits par d'autres sans chercher à comprendre pourquoi ils sont ainsi faits. Mais, dans cette réflexion, il pourra se laisser guider par la mode, par les traditions de sa corporation, par des études de marché pour définir les formes et les matières qui plaisent au plus grand nombre, et même utiliser son intelligence pour optimiser les processus de fabrication et maximiser ses profits, et il ne fera que mettre en œuvre une dainoia de plus en plus élaborée, sans arriver vraiment à la connaissance complète de ce qu'est un lit. Pour y parvenir, il lui faudra faire un pas de plus et faire entrer en ligne de compte la perspective du bon/bien, non pas seulement du plaisant pour ses clients ou du bon pour ses affaires à lui, mais en se demandant non seulement comment faire les lits les mieux adaptés à chaque type d'utilisateur et d'utilisation (un lit de bébé n'est pas le même qu'un lit d'adulte, un lit pour malade à l'hôpital n'est pas le même qu'un lit pour adultes bien portants à la maison, un lit de camp n'est pas le même qu'un lit destiné à rester dans une chambre à la maison, etc.), comment choisir les meilleurs matériaux dans chaque cas, comment tirer parti d'études morphologiques des hommes pour faire des sommiers et des matelas mieux adaptés aux utilisateurs, mais encore et surtout s'il est bon pour les humains de dormir sur des lits trop moelleux, non seulement pour la santé du corps, mais aussi pour celle de l'âme, c'est-à-dire en partant d'une connaissance (epistèmè) réelle, non seulement de son art, mais encore des destinataires de ce qu'il fabrique, c'est-à-dire, une fois encore, des anthrôpoi. Et c'est à l'horizon de cette réflexion qu'il pourra contempler l'eidos/idea unique de ho estin klinè (« ce qu'est "lit" ») qui, dans l'imagerie de l'allégorie, est un astre parmi les autres dans le ciel. Mais le Socrate de Platon, en n'entrant pas dans le détail de ce qui est en dehors de la caverne et de ce qui est dans le ciel, ne nous impose pas cette conclusion. À chacun d'entre nous de décider s'il ne veut voir parmi les astres que les eidè de beau, de juste, de pieux, etc., ou aussi des eidè comme celle d'anthrôpos (et quoi d'autre ? de tous les êtres « animés » ?) ou s'ils acceptent d'y voir aussi des astres moins brillants que sont les eidè de tout ce qui répond à un principe d'intelligibilité, qui vient de lui-même ou d'ailleurs, en se posant les mêmes questions que le Socrate jeune du Parménide dans l'échange que j'ai mentionné plus haut dans cette note et où figure la seule occurence dans tous les dialogues de l'expression anthrôpou eidos (Parménide, 130c1). Quoi qu'il en soit, on voir bien que les différentes manières d'appréhender les réalités, ces quatre pathèmata dont il est ici question, tels que je les ai décrits à propos d'« homme » et de « lit », sont applicables à tout ce que nous pouvons appréhender.
Mais si, comme Calliclès (cf. Gorgias, 491a1-3), on trouve par trop triviales ces histoires d'artisans fabriquants de lits, disons-nous qu'en choisissant ces exemples, le Socrate de Platon voudrait nous faire comprendre que chacun est l'artisan de lui-même et de sa propre vie et qu'à ce titre, il se trouve confronté aux mêmes types de choix, impliquant la connaissance de ce qu'il est appelé à « fabriquer », soi-même en tant qu'« homme » (gnôthi sauton, « apprend à te connaître toi-même ») : faut-il se contenter d'imiter les anciens, de voir dans tous les honnêtes (kaloi kagathoi) citoyens les éducateurs de la jeunesse à l'excellence (aretè), comme le pense Anytos (cf. Ménon, 92e), de reproduire les modèles que met en avant la cité, sans se poser de questions sur le bien-fondé de ses choix, prendre pour modèle Achille, dont Homère, au moins dans la lecture qu'en faisaient les contemporains de Socrate et Platon, fait un héros digne d'admiration et un modèle à imiter alors qu'en fait, il n'est qu'un chef de guerre dont le comportement infantile a provoqué la mort de son plus cher ami et conduit son peuple et tous ses alliés au bord de l'anéantissement pour une vulgaire histoire de fesses, une dispute personnelle avec le général en chef autour d'une captive, qui l'a conduit en pleine guerre à une bouderie prolongée à peine digne d'un gosse, révélant qu'il donnait la priorité à ses affaires personnelles sur le bien de son peuple, et finir comme Alcibiade, qui, pour des raisons similaires d'incapacité à dominer ses pulsions, a causé la ruine d'Athènes, sa défaite dans la guerre du Péloponnèse et l'arrivée au pouvoir des Trente Tyrants, ou bien faut-il, chacun à son niveau, reprendre soi-même à frais nouveaux, par le dialogue et avec l'aide des autres, l'examen de ce que signifie vraiment « être un anthrôpos », prendre le risque (cf. Phédon, 114d6 sur le « beau risque (kalos kindunos) » qu'a pris Socrate) d'une navigation (cf. Phédon, 99d1, sur la « seconde navigation (deuteron ploun) ») pas toujours facile à travers les épreuves de la vie et suivre Socrate qui, tel Ulysse cherchant envers et contre tout à regagner sa patrie terrestre, l'île d'Ithaque, cherche envers et contre tout à atteindre au terme de sa vie sa patrie céleste, les îles des bienheureux (cf. Gorgias, 523b1 et République, VII, 519c5) ? Être un humain digne de ce nom, est-ce en rester au niveau de l'eikasia, de l'image, en cherchant à devenir top model pour avoir sa photo en couverture des magazines, ou bien faire confiance (pistis) à la médecine pour me conserver le plus longtemps possible en mesure de profiter d'une vie de plaisirs, ou bien vouloir plaire au plus grand nombre pour se faire élire président de la République en ne pensant qu'à ça chaque matin en se rasant et en passant son temps à réfléchir (dianoia) au moyen d'y arriver plutôt qu'à savoir ce que l'on fera une fois élu, ou... ?
Quoi qu'il en soit, si l'objectif cherché est bien de parvenir à cette illumination hors de la caverne, cela ne veut pas dire que les autres démarches sont sans valeur et que les images de toutes sortes sont à mépriser purement et simplement, puisqu'elles sont les étapes, les points de passage obligé entre le statut de prisonniers et l'illumination finale. Il serait aussi stupide de vouloir renoncer aux mots et aux discours, comme aurait fini par le faire Cratyle (cf. Aristote, Métaphysique, Gamma, 1010a11-13) que de refuser d'ouvrir les yeux pour ne pas risquer de voir, non seulement les ombres et les images dans des miroirs, mais encore les réalités physiques parce qu'elles ne sont que les images de réalités intelligibles !
Il ne s'agit pas pour le Socrate de Platon de nier la réalité de l'un ou l'autre de ces eidè, des images pas plus que des réalités matérielles et sensibles (ce sont encore des anthrôpoi multiples, des individus particuliers, que l'on trouve hors de la caverne), mais de nous inciter à les considérer chacune à sa juste place (comme c'est le cas pour les parties de l'âme), sans leur demander plus qu'elles ne peuvent donner. Une image existe en tant qu'image et nous dit quelque chose de ce dont elle est image pourvu qu'on prenne en compte sa nature propre d'image, image visuelle ou image verbale, et qu'on prenne conscience des biais qui peuvent être ceux du fabriquant de cette image, peintre, sculpteur ou poète, ainsi que de ceux qui sont liés au mode de représentation qu'il utilise. Et de la même manière, chaque homme particulier, qui constitue une « image » particulière de « ce qu'est anthrôpos », nous dit quelque chose de cette réalité purement intelligible. Mais aucun d'entre eux, aussi parfait soit-il et aussi parfaite soit la « connaissance » que l'on a de lui (qui n'est pas « science » au sens propre du terme, puisqu'elle est connaissance d'un singulier, mais qui peut néanmoins être connue avec un plus ou moins grand degré de « vérité », comme le suggère ma lecture de l'allégorie de la caverne en ce qui concerne les anthrôpoi hors de la caverne, même s'il ne s'agit que de « vérité historique »), pas même Socrate, ne nous permettra de comprendre tout ce qu'implique « être Homme », car il est prisonnier d'un corps particulier, soit d'homme, soit de femme, d'un lieu et d'une époque particulières qui conditionnent les circonstances particulières de sa vie, et de toutes façons, nous ne pouvons juger de la plus ou moins grande conformité de cet individu particulier à « ce qu'est anthrôpos », c'est-à-dire de sa plus ou moins grande aretè (« excellence ») en tant qu'Homme, qu'à la lumière de l'idea d'« Homme ». Et pas plus que nous ne pourrons décider quel est le meilleur portrait d'Alcibiade, c'est-à-dire le plus ressemblant à son modèle, sans avoir jamais vu celui-ci, et en comparant simplement entre eux les multiples portraits dont nous disposons, pas plus ne pourrons-nous juger de l'excellence d'un homme, quel qu'il soit, en nous contentant de comparer entre eux les hommes que nous cotoyons et ceux que nous connaissons à travers des « images » (témoignages, récits, portraits peints ou sculptés, etc.), sans commencer par nous demander ce qui fait l'excellence d'un homme en tant qu'Homme : « apprends à te connaître toi-même (gnôthi sauton) », c'est, avant de signifier « connais-toi en tant que tu es Socrate », « puisque tu es un Homme, commence par chercher à comprendre ce que signifie "être un Homme" pour en tirer les conséquences sur ta propre vie et la manière de la conduire ».
Plus donc que le « degré d'être » de ces différentes réalités, qui n'a, en tant que tel, aucun intérêt pour nous puisqu'il n'implique aucune échelle de valeur et ne peut que nous entraîner dans un cercle vicieux autour de la signification de « exister », ce qui intéresse le Socrate de Platon, c'est, comme il le suggère dans la réplique qui nous intéresse ici, le rapport à la vérité de ces différents niveaux de compréhension : plutôt que de se poser la question de savoir si ce que je perçois par les sens ou par l'intelligence « existe » ou pas, question oiseuse puisque justement il s'agit de quelque chose que je perçois et qui donc « est » à tout le moins une de mes perceptions, « existe », ne serait-ce qu'un instant dans mon esprit comme perception, les questions pertinentes sont : de quoi cette perception est-elle perception ? y a-t-il hors de mon esprit « quelque chose », matériel ou pas, qui est à l'origine de cette « perception », de cet eidos ? et, si c'est le cas, jusqu'à quel point cette perception est-elle fidèle à ce dont elle est perception? que me permet-elle de connaître de ce qui en est à l'origine ? ce qui est très précisément la question de la « vérité », du « dévoilement (alètheia) ». Dans le cas qui nous occupe, la « vérité » ultime dont il est question est celle sur « Homme » : que signifie « être Homme » et comment approcher au plus près de l'excellence (aretè) qu'implique cette nature, ce qui constitue son plus grand bien, puisqu'après tout nous sommes des hommes et que nous recherchons tous notre bien ? Comment passer des ombres au fond de la caverne aux statues qui dépassent du mur, puis des statues aux reflets d'hommes hors de la caverne, puis des reflets aux hommes eux-mêmes, puis des hommes aux étoiles, comme va nous y inviter par l'image la section suivante de la République ? (<==)