© 2025 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 15 juillet 2025
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Le Théétète
(6ème tétralogie : La dialectique - 1er dialogue de la trilogie)

Du savoir perception au savoir opinion
(Théétète, 184b3-187a9)

Cette section du dialogue fait la transition entre la première partie, qui a cherché le savoir (epistèmè) dans la perception (aisthèsis), d'abord avec Théétète et ensuite avec Théodore de Cyrène, et la seconde partie, qui va le chercher, avec Théétète, dans l'opinion (doxa), en introduisant l'âme (psuchè) comme siège du savoir. Elle marque le retour de Théétète comme interlocuteur de Socrate, après que ce dernier a réussi à faire intervenir Théodore dans la discussion, qui a pris la place de Théétète comme son interlocuteur dans la section qui a précédé.

Dans les notes sur cette traduction, je fais référence aux traductions suivantes du Théétète que j'ai consultées :
- Cousin, Victor , tome II de sa traduction des œuvres complètes de Platon, Paris, 1824 (disponible en ligne)
- Jowett, Benjamin, volume IV de sa traduction complète des dialogues de Platon, OUP, London, 1892 (disponible en ligne)
- Fowler, Harold N., dans Plato in Twelve Volumes, Vol. 12, Cambridge, MA, Harvard University Press; London, 1921 (disponible sur le site Perseus)
- Diès, Auguste, dans Platon, œuvres complètes, tome VIII, 2ème partie, Budé, Paris, 1926
- Cornford, Francis M., Plato's Thery of Knowledge, Cambridge, 1934
- Robin, Léon, Platon, œuvres complètes, vol. 2, Pléiade, Paris 1950
- Chambry, Émile, Théétète, Garnier, 1967, reprise dans le volume n° 163 de la collection de poche GF Flammarion (accessible en ligne)
- Benardete, Seth, Plato's Theaetetus, part I to The being and the beautiful, Chicago, 1984, 1986
- Waterfield, Robin A. H., Plato Theaetetus, Penguin Books, London, 1987
- Lewett, Margaret J., 1928, revised by Burnyeat, Miles, 1989
- Narcy, Michel, Théétète, GF Flammarion n° 493, Paris, 1994

J'utilise aussi à l'occasion l'expression « Le Socrate de la République » pour faire référence au Socrate mis en scène par Platon dans les cinq premières tétralogies (selon le plan des dialogues en sept tétralogies que je présente sur ce site et dont je prétends qu'il est celui qu'avait en tête Platon en écrivant ses dialogues), qui n'est plus le meneur de jeu dans les dialogues de la sixième tétralogie (Parménide - Théétète / Sophiste / Politique) et qui ne réapparaît comme meneur de jeu ensuite que dans le Philèbe, le dialogue introductif de la septième et dernière tétralogie (Philèbe - Timée / Critias / Lois). J'explique dans la page de ce site intitulée Les Socrates de Platon que le Socrate meneur de jeu du Théétète n'est pas le même que celui de la République et des autres dialogues des cinq premières tétralogies, comme le suggère en particulier le fait que Platon en attribue la paternité à Euclide de Mégare par le biais du prologue qui fait intervenir ce personnage, un autre des « suiveurs » du Socrate historique. Si je singularise ainsi la République pour qualifier ce Socrate, c'est parce que ce dialogue occupe la position centrale dans le plan d'ensemble des sept tétralogies et constitue en quelque sorte la clé de voûte de l'ensemble. 

[184b] ...

SOCRATE

   Examine donc encore, Théétète, ceci à propos des savoirs. « Perception » (1) as-tu donc en effet répondu à propos du savoir, non ?

THÉÉTÈTE

   Oui.

SOCRATE

   Si donc quelqu'un t'interrogeait ainsi : « Par quoi un homme voit-il les [objets] blancs et les noirs et par quoi entend-il les [sons] aigus et les graves ? », (2) tu dirais, je pense : « Par [les] yeux et par [les] oreilles ». (3) 

THÉÉTÈTE

   Moi, certes.

SOCRATE

  [184c] Mais le [fait d'être] expert dans le maniement des mots et des expressions et de ne pas les soumettre à un examen approfondi en quête d'exactitude [ne sont] en général pas [signe d'un] manque de noblesse, mais c'est plutôt le contraire de cela [qui est] indigne d'un homme libre, mais il est [des cas][c'est] nécessaire, comme aussi maintenant [il y a] nécessité de se saisir de la réponse que tu as faite sur ce par quoi [elle n'est] pas correcte. Regarde en effet : laquelle des deux réponses [est] la plus correcte : ce par quoi nous voyons, c'est les yeux, ou ce au moyen de (dia) quoi nous voyons, et ce par quoi nous entendons, les oreilles, ou ce au moyen de (dia) quoi nous entendons ? (4)

THÉÉTÈTE

   Ce au moyen de quoi, dans chaque cas, nous percevons, me semble-t-il, Socrate, plutôt que ce par quoi.

SOCRATE

  [184d] [Ce serait] en effet quelque part effrayant, mon enfant, si, comme dans des chevaux de bois, plusieurs sens se tenaient en embuscade en nous (5) mais que, vers une unique idea, soit âme, soit comme il faut l'appeler, tout cela ne tendait, (6) [idea] par laquelle, au moyen de (dia) ceux-ci comme outils / organes, (7) nous percevons tout [ce qui est] perceptible.

THÉÉTÈTE

   Mais il me semble [que c'est] plutôt ainsi que de l'autre manière.

SOCRATE

  [C'est] bien pourquoi je veux examiner ça à fond avec toi, si [c'est] par le même quelque chose de nous-même [que], au moyen (dia) des yeux d'une part, nous accédons [184e] aux blancs et aux noirs, puis au moyen (dia) d'autre part des autres [organes], à d'autres de ceux-ci et [si] tu aurais moyen, interrogé [là-dessus], de rapporter tous les [processus] tels que ceux-ci au corps. (8) Mais peut-être [vaut-il] mieux que tu dises ces [choses] en répondant plutôt que moi faire les demandes et les réponses à ta place. (9) Et maintenant, dis-moi : les [choses que tu perçois] chaudes et sèches et légères et douces, (10) les [moyens] par lesquels tu [les] perçois, est-ce que tu ne poses pas chacun d'eux comme [faisant partie] du corps ? Ou de quelque chose d'autre ?

THÉÉTÈTE

   De rien d'autre.

SOCRATE

   Et est-ce que tu voudras bien convenir que les [perceptions] que tu perçois au moyen de (dia) un certain pouvoir, (11) [185a] [il est] impossible de les percevoir au moyen de (dia) un autre, comme celles [que tu perçois] au moyen de (dia) l'audition, au moyen de (dia) la vue, ou celles au moyen de (dia) la vue, au moyen de (dia) l'audition ?

THÉÉTÈTE

   Comment donc ne le voudrais-je pas !

SOCRATE

   Si donc tu pensais  (12) quelque chose à propos des deux, tu ne [le] percevrais à propos des deux ni certes au moyen de (dia) l'un des deux organes, (13) ni au contraire au moyen de (dia) l'autre ?

THÉÉTÈTE

   Certes non, en effet ! (14)

SOCRATE

   Eh bien à propos d'un son et à propos d'un teint, (15) est-ce qu'en tout premier lieu, à propos de l'un et l'autre tu penses cela même : que l'un et l'autre sont ? (16)

THÉÉTÈTE

   Moi, oui bien sûr !

SOCRATE

   Donc aussi que chacun des deux [est] autre que l'autre, mais le même que lui-même ? (17)

THÉÉTÈTE

  [185b] En un sens, certainement.

SOCRATE

   Et que l'un et l'autre ensemble [sont] deux, mais chacun des deux un ?

THÉÉTÈTE

   Cela aussi.

SOCRATE

   Donc aussi, [qu'ils soient] soit dissemblables, soit semblables l'un par rapport à l'autre, tu es capable de faire porter ton examen la-dessus ?

THÉÉTÈTE

  Également.

SOCRATE

   Mais alors, tout ça, au moyen de (dia) quoi, à propos de ces deux-là, [le] penses-tu ? Car [ce n'est] ni au moyen de l'audition, ni au moyen de la vue [que tu es] capable d'appréhender ce [qui est] commun à propos d'eux. Mais voici encore un indice relativement à ce dont nous parlons. Si en effet il était possible d'examiner pour les deux si c'est salé [185c] ou pas, (18) sais-tu que tu serais porté à dire par quoi tu [l']examines, et [que] ça ne semble être ni la vue ni l'audition, mais quelque chose d'autre ?

THÉÉTÈTE

   Mais pourquoi cela ne se produirait-il pas ? [C'est] évidemment le pouvoir (19) [qui s'exerce] par le moyen de (dia) la langue. (20)

SOCRATE

   Tu parles de belle manière ! (21) Mais alors, le pouvoir par le moyen duquel se manifeste à toi ce [qui est] commun au sujet de toutes (les sensations perçues à travers des organes spécifiques) et aussi au sujet de ceux-là (le son et le teint dont on vient de parler), par quoi tu appliques dessus ces noms, le « est » et le « n'est pas » (22) et tout ce que nous avons à l'instant demandé à propos d'eux ? Quels organes affectes-tu à tout ça par le moyen desquels est perçu par nous ce qui est perçu dans chaque cas ? (23)

THÉÉTÈTE

   Tu parles d'étance et du ne pas être, et de ressemblance et de dissemblance et du l'même et du autre (24) et encore aussi de un [185d] et des autres nombres à propos d'eux. Et [c'est] clair que tu interroges aussi sur le pair et l'impair, et sur tout ce qui s'ensuit : par le moyen de laquelle des [parties] du corps nous pouvons bien [le] percevoir par l'âme ?

SOCRATE

   Tu suis super bien, Théétète, et c'est sur ces [notions] elles-mêmes que j[e t]'interroge !

THÉÉTÈTE

   Mais par Zeus, Socrate, quant à moi, je ne saurais que dire sinon du moins qu'il me semble pour commencer n'être pour tout ça aucun organe spécifique comme pour ceux-là, mais [185e] qu'elle-même, par ses propres moyens, l'âme me paraît, à propos de toutes, faire porter son examen sur les communs. (25)

SOCRATE

   C'est que tu es beau, Théétète, et non pas, comme le disait Théodore, laid, car celui qui parle de belle manière est beau et bon. Et en plus du beau, tu as bien agi en m'évitant une très longue discussion, s'il te semble que les uns, l'âme elle-même par ses propres moyens fait porter sur [eux] son examen, les autres, [c'est] par les pouvoirs du corps. (26) C'était en effet ce qu'il me semblait à moi aussi, mais je voulais que ça te semble aussi [le cas].

THÉÉTÈTE

  [186a] Mais en effet, ça [me] paraît bien [le cas].

SOCRATE

   Dans lequel des deux [groupes] places-tu donc l'étance ? Cela en effet plus que tout accompagne toutes [choses] ? (27)

THÉÉTÈTE

   Eh bien moi, dans celui de ce que l'âme elle-même, par ses propres moyens, cherche à atteindre en plus. (28)

SOCRATE

   Et aussi le semblable et le dissemblable et le l'même et [le] autre ?

THÉÉTÈTE

   Oui.

SOCRATE

   Quoi encore ? Beau et laid et bon et mauvais ? (29)

THÉÉTÈTE

   Et [je les place] parmi tout ce, me semble-t-il, à propos de quoi [il lui faut] surtout regarder l'étance des unes par rapport aux autres, en raisonnant en elle-même [186b] par analogie à partir des [observations] passées et présentes en prévision de celles à venir. (30)

SOCRATE

   Arrête-toi là ! (31) N'[est-ce] pas par le toucher [qu']elle sent la dureté du dur et pareillement la molesse du mou ? (32)

THÉÉTÈTE

   Si.

SOCRATE

   Mais l'étance justement et lequel des deux c'est et l'opposition de l'un par rapport à l'autre et l'étance à son tour de cette opposition, l'âme elle-même, revenant de l'un à l'autre et [les] comparant, essaye de trancher pour nous [là-dessus]. (33)

THÉÉTÈTE

   Tout à fait en effet.

SOCRATE

   Donc, d'une part, aussitôt [qu'ils sont] nés, il est donné par nature [186c] de percevoir aux hommes et aux bêtes, pour autant que, par le moyen du corps, des affections (34) tendent vers l'âme ; d'autre part, les raisonnements par analogie (35) à leur sujet relativement à l'étance et au caractère plus ou moins bénéfique, (36) [c'est] difficilement et avec le temps [que], par le moyen d'une intense activité et de l'éducation, ça échoit en partage à ceux à qui ça doit échoir. (37)

THÉÉTÈTE

   Absolument en effet.

SOCRATE

   [Est-il] donc possible de tomber sur la vérité pour qui ne [tombe] même pas sur l'étance ? (38)

THÉÉTÈTE

   Impossible.

SOCRATE

   Mais quelqu'un qui ne tombera pas sur la vérité, sera-t-il un jour savant / expert en cela ? (39)

THÉÉTÈTE

   [186d] Et comment [le deviendrait-il], Socrate ?

SOCRATE

  [Ce n'est] donc bien pas dans les affections [qu']est le savoir, mais dans le raisonnement (40) à leur sujet ; en effet, étance et vérité, là, à ce qu'il semble, [il est] possible de [les] atteindre, mais là-bas (dans les affections) impossible.

THÉÉTÈTE

   C'est clair.

SOCRATE

   Mais alors, donneras-tu le même nom à ceci (les affections) et à celà (les raisonnements), qui ont une telle différence [l'un avec l'autre] ?

THÉÉTÈTE

   [Ce ne serait] effectivement pas juste du tout !

SOCRATE

   Alors quel nom attribues-tu donc à ceci : le voir, écouter, sentir, être refroidi, être réchauffé ? (41)

THÉÉTÈTE

  [186e]  Percevoir, (42) pour ma part, car quoi d'autre ?.

SOCRATE

   Donc globalement, tu appelles cela "perception" ?

THÉÉTÈTE

   Nécessairement.

SOCRATE

   Auxquelles, disons-nous, n'est justement pas donné en partage d'atteindre la vérité, car [elle n'atteignent] pas non plus l'étance.

THÉÉTÈTE

   Certainement pas non plus.

SOCRATE

   Ni donc le savoir.

THÉÉTÈTE

   Pas non plus.

SOCRATE

   Il ne sera donc jamais possible, Théétète, que perception et savoir soient la même chose.

THÉÉTÈTE

   Il apparaît que non, Socrate. Et maintenant certes, il est devenu parfaitement évident que savoir est autre chose que perception.

SOCRATE

[187a] Mais bien sûr, nous n'avons en quelque sorte pas commencé à dialoguer en vue de cela, afin de trouver ce que peut bien ne pas être [le] savoir, mais ce que c'est. Mais en même temps, nous avons du moins progressé au point de ne pas le moins du monde le chercher dans [la] perception, mais dans ce nom, quel qu'il soit, que porte l'âme à chaque fois qu'elle-même par ses propres moyens s'affaire autour des étants. (43)

THÉÉTÈTE

   Mais bien sûr ! [C'est] sans doute cela [qui] est appelé, Socrate, à ce que je pense pour ma part, se former des opinions. (44)

SOCRATE

  En effet, tu penses correctement, l'ami.

(retour à la page d'introduction du Théétète)


(1) « Perception » traduit le mot aisthèsis, substantif dérivé du verbe aisthesthai, qui signifie « percevoir par les sens », mais aussi « percevoir par l'intelligence, s'apercevoir de, comprendre ». Le substantif dérivé aisthèsis peut donc signifier « sensation (par l'un ou l'autre des sens) », et c'est ainsi qu'il est généralement traduit ici, mais il peut aussi avoir le sens plus général de « perception », y compris par l'intelligence. Il peut aussi, utilisé au pluriel, désigner les sens eux-mêmes, vue, ouïe, etc., lorsqu'on veut en parler comme d'un ensemble dans les distinguer les uns des autres, voire même les organes des sens. Dans ces conditons, il n'est peut-être pas inutile de préciser comment Platon concevait les sens et les organes associés, avant de se pencher sur les utilisations d'aisthèsis et du verbe aisthanesthai dans le Théétète pour voir si Socrate les limite aux cinq sens ou les emploie de manière plus ouverte.
Nous avons l'habitude de considérer qu'il y a cinq sens, la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher, et nous associons la vue aux yeux, l'ouïe aux oreilles, l'odorat aux narines et le goût à la langue. Mais quand on en arrive au toucher, il nous est plus difficile de préciser à quelle partie du corps en particulier il faut l'associer. Ce problème n'est pas nouveau, et c'était déjà celui d'Aristote, et sans doute aussi celui de Platon. Pour Aristote, qui veut à tout prix tout catégoriser dans des cases bien délimitées auxquelles on peut associer des mots précis, il y a bien cinq sens, la vue, l'ouïe, le goût, l'odorat et le toucher et toutes les sensations doivent se ramener à l'un ou l'autre de ces sens et chaque sens est assosié à un et un seul organe (les yeux pour la vue, les oreilles pour l'ouïe, etc.), à une gamme de sensations qui s'organisent entre deux extrêmes opposés (comme noir et blanc pour la vue, grave et aigu pour le son) et à ce qu'il appelle un sensible propre que cet organe est seul à percevoir (la couleur pour la vue, le son pour l'ouïe, etc.). Mais cette belle vision se heurte à plusieurs difficultés lorsqu'on en vient au cas du toucher, qui finit par être une sorte de « fourre-tout » de toutes les sensations qu'on ne peut pas rattacher à l'un ou l'autre des quatre organes des sens clairement identifiables que sont les yeux, les oreilles les narines et la langue, sans sensible propre et dont il est difficile de déterminer l'organe propre, sans compter que certaines de ces sensations, comme le chaud et le froid, le sec et l'humide, sont aussi perçue par la langue (et dans une moindre mesure par les narines), qui n'est donc pas l'organe exclusif du goût et qui perçoit donc en plus des saveurs, des sensations dont elle n'a pas l'exclusivité et dont elle partage la perception avec le toucher. Aristote est parfaitement conscient de ces problèmes, comme on peut le voir en De l'âme, 422b20-33, où il se demande si le toucher est un ou plusieurs sens, et à quel organe on peut le rapporter, en remarquant qu'« il semble que chaque sens ne soit concerné que par une paire de contraires (enantiôsis), par exemple la vue par le blanc et le noir, l'ouïe par l'aigu (oxus) et le grave (barus), le goût par l'amer (pikros) et le doux (glukus), mais qu'il y a pour le toucher plusieurs paires de contraires, chaud (thermon) et froid (psuchron), sec (xèron) et mouillé (hugron), dur (sklèron) et mou (malakon) et les autres comme ceux-là », pour finir par admettre que « pour les autres sens aussi, il y a plusieurs couples de contraires, comme pour le son, non seulement son caractère aigu (oxutès) ou grave (barutès), mais aussi son caractère fort (megethos) ou faible (mikrotès), etc. » et que l'organe propre du toucher est tout simplement la chair (sarx), tout en précisant que « celle-ci est l'intermédiaire, mais le principal organe de sensation (aisthètèrion) est quelque chose à l'intérieur ». Mais les longues explications qu'il donne ensuite pour tenter de préciser comment « fonctionne » le toucher et ce que pourrait être cet « organe intérieur », dans lesquelles il mentionne au passage le cas spécifique de la langue, qui participe à la fois au toucher et au goût (423a17-19), restent pour le moins « fumeuses ». Restant sur l'idée que le toucher est un seul sens, dans le De la génération et de la corruption, 329b17-19, il énumère de manière plus complète les paires de contraires le concernant : « chaud (thermon) et froid (psuchron), sec (xèron) et mouillé (hugron), lourd (baru) et léger (kouphon), dur (sklèron) et mou (malakon), visqueux (glischron) et friable (krauron), rugueux (trachu) et lisse (leion), épais (pachu) et fin (lepton) ». On y trouve l'opposition lourd / léger, et, à son propos, la question se pose de savoir si c'est le toucher qui évalue le caractère léger ou lourd de quelque chose : lorsque je touche un objet immobile posé sur une table ou sur le sol, rien de ce que sent ma main ne me donne la moindre indication sur son poids, et lorsqu'à l'aide d'une corde et d'une poulie, je dois hisser une charge, je ne suis même pas en contact avec l'objet lourd ou léger que je dois hisser, mais avec la corde à laquelle il est attaché. C'est plus l'effort musculaire à déployer que les impressions tactiles sur mes mains qui me permettent de décider si l'objet que je cherche à déplacer vers le haut sans le toucher directement est léger ou lourd. Il n'y a pratiquement que dans le cas où l'objet est posée sur ma main ou une partie de mon corps appuyée sur une surface stable que la plus ou moins grande impression d'écrasement ressentie par ma main ou mon corps peut me donner une idée du caractère léger ou lourd de l'objet (par rapport à une norme déterminée par ce que mon corps peut supporter sans douleur ou étouffement, qui ne serait pas la même pour une fourmi ou un animal vivant dans les grands fonds marins soumis à des pressions considérables). D'ailleurs, Aristote sent bien que cette sensation de lourd ou de léger pose un problème, qu'il exprime en disant de ce qui est ainsi qualifié qu'ils « ne sont ni actifs, ni passifs », ce qui semble vouloir dire que lorsqu'on qualifie quelque chose de lourd ou de léger, ce n'est ni du fait d'une action, la même dans tous les cas, de ce quelque chose sur celui qui le qualifie ainsi, ni du fait que ce qui est ainsi qualifié subit quelque chose de la part de celui qui le qualifie ainsi, la même chose dans tous les cas, alors que par exemple quelque chose est dit chaud du fait d'une action qu'il a sur la peau de celui qui le touche.
Platon, pour sa part, n'est pas aussi normatif qu'Aristote et il ne fait pas une fixation sur le fait de ramener toutes les sensations à cinq sens. En fait, il parle très peu du toucher (aphè, qui peut désigner le sens du toucher ou l'action de toucher quelque chose, dérivé du verbe aptein, « attacher », qui s'emploie surtout au moyen aptesthai, dans une pluralité de sens propres et figurés, dont « toucher » au sens propre (toucher un objet) et au sens figuré (toucher au but), mais aussi « atteindre », « porter la main sur », c'est-à-dire « s'attaquer à », « prendre » (de la nourriture), « s'adonner à » (à partir de l'idée de mettre la main sur une activité ou un sujet d'étude), « se rattacher à, être en rapport avec ») : on ne trouve qu'une seule fois ce mot dans tous les dialogues, en République VII, 523e6, dans une discussion incidente à la discussion sur l'arithmétique, où Socrate distingue les impressions sensibles selon qu'elles sollicitent ou pas l'intervention de l'intelligence pour tirer au clair des impressions qui semblent contradictoires, prenant l'exemple de trois doigts de sa main (soit le pouce, l'index et le majeur, soit le majeur, l'annulaire et l'auriculaire), par rapport auxquels la vue n'a pas besoin d'aide pour déterminer qu'un doigt est un doigt, alors que s'il s'agit de déterminer si l'un de ces doigts est grand ou petit, la vue montre l'index grand par rapport au pouce, mais petit par rapport au majeur, ou l'annulaire grand par rapport à l'auriculaire, mais petit par rapport au majeur, ne permettant donc pas de déterminer s'il faut dire ce doigt grand ou petit, et il ajoute qu'il en va de même avec « la mollesse et la dureté avec le toucher », faisant référence au fait que lorsqu'on tâte un doigt, il est dur par endroit (au niveau où les os affleurent sous la peau) et mou à d'autres, si bien qu'on ne peut décider s'il faut dire le doigt dur ou mou. On trouve aussi dans les dialogues le mot epaphè, dérivé d'aphè par adjonction du préfixe ep(i), « sur », qui désigne l'action de toucher la surface de quelque chose, cinq occurrences, dont deux dans le Cratyle, dans des discussions d'étymologie (Cratyle, 404d4 ; 412b8), une dans le Théétète, dans la section ici traduite, en 186b3, où il peut se comprendre soit dans le sens d'action de toucher, soit dans le sens de sens du toucher, une dans le Sophiste, en 246a10, où le mot est utilisé dans la caractérisation par l'Étranger d'Élée de ceux qu'il appelle « fils de la terre », qu'il décrit comme des personnes qui « soutiennent vigoureusement jusqu'au bout être seulement ce qui permet frottement et contact (epaphèn), definissant comme la même [chose] corps (sôma) et étance (ousia) », et une dans le Timée, en 46b5, où le mot est utilisé dans l'explication de la raison pour laquelle les images dans un miroir sont inversées, pour parler du contact entre le rayon visuel et l'objet, donc dans un sens qui n'a rien à voir avec le sens du toucher, si bien que la seule occurrence qui pourrait être une référence au sens du toucher est celle du Théétète, dans laquelle, comme on le verra bientôt, rien n'oblige à la comprendre comme faisant référence au toucher comme un sens au même titre que la vue ou l'ouïe, plutôt que comme une référence au toucher comme une action de mise en contact avec la surface d'un objet nous fournissant des informations sur cet objet. Et si l'on se reporte au Timée, on y constate que Platon, plutôt que de se focaliser sur les sens et d'en fixer le nombre à cinq, préfère distinguer les sensations perceptibles par le corps sans qu'on puisse les affecter à une partie particulière de celui-ci, sans chercher à les regrouper sous un vocable particulier, des sensations qui sont spécifiques à un « organe » particulier, qui sont pour lui au nombre de quatre, la vue spécifique aux yeux, l'ouïe spécifique aux oreille, l'odorat spécifique aux narines et le goût spécifique à la langue : dans la section du Timée qui traite des impressions sensibles, il commence par s'intéresser à celles qui concernent tout le corps et les chairs (sarka) à partir de 61c3 en évoquant successivement le chaud (thermon) et le froid (psuchron) (61d2-62b6), le dur (sklèron) et le mou (malakon) (62b6-c3), le lourd (baru) et le léger (kouphon) (62c3-63e8), le lisse (leion) et le rugueux (trachu) (63e8-64a1) avant de s'intéresser aux sensations qui se produisent dans des parties spécifiques du corps : par le biais de la langue pour les saveurs (64b7-66d1), des narines pour les odeurs (66d1-67a6), des oreilles pour les sons (67a7-c3) et des yeux pour les couleurs (67c4-68d7). Regrouper toutes les sensations pour lesquelles il n'y a pas d'organe propre n'a aucun intérêt pour lui puisque c'est une simple question de mots et que, pour lui, la connaissance n'est pas dans les mots, mais au-delà des mots. Il est infiniment plus intéressé par la question de savoir jusqu'où va le rôle de chacun des organes des sens dans la perception de ce à quoi ils sons sensibles et comment les impressions provenant d'organes différents peuvent être regroupées pour qu'on les considère comme concernant un même « quelque chose » dont ce sont des caractéristiques distinctes, mais complémentaires.
Si maintenant on examine l'usage que fait Socrate d'aisthèsis et d'aisthanesthai dans le Théétète, la première chose qui doit attirer notre attention est l'usage qu'il fait d'aisthèsis au tout début de la discussion sur le savoir considéré comme aisthèsis, lorsqu'en 156a1-b7, il expose la théorie des mobilistes, selon laquelle « le tout était mouvement et rien d'autre en dehors de cela, et [il y avait] deux sortes (eidè) de mouvements, chacune infinie en nombre et ayant le pouvoir, l'une d'agir (poiein), l'autre de subir (paschein) ; de leur rapprochement et de leur friction les unes contre les autres naissent des rejetons infinis en nombre, mais [formant des couples] jumeaux, le perçu (aisthèton) d'une part, la perception (aisthèsis) d'autre part, toujours coïncidant et engendrée avec le perçu (aisthètou). Et donc les perceptions (aisthèseis) ont pour nous ce genre de noms, visions et aussi auditions et olfactions et sensation de froid et de chaud (le grec n'a qu'un mot pour chacune de ces deux sensations) et bien sûr aussi plaisirs et peines et désirs et craintes... ». Les quatre derniers termes de cette liste, en gras dans la traduction, ne sont à l'évidence pas des « sensations » perçues par l'un des organe des sens, même si, en français aussi, on peut parler d'une « sensation » de plaisir ou de douleur. Mais personne ne dirait que ce sont les oreilles qui éprouvent du plaisir à écouter de la belle musique, ou les yeux qui ont peur devant un spectacle effrayant, sinon par métonymie. Socrate comprend donc aisthèsis dans un sens qui n'est pas limité aux « sensations » perçues par les organes des sens, qu'ils soient quatre ou cinq ; il ajoute d'ailleurs que « infinies [sont] celles qui n'ont pas de nom, mais tout à fait nombreuses celles qui ont un nom », montrant qu'il est moins attaché à identifier des « sens » en nombre réduit auxquels associer cette multitude de « sensations / perceptions » qu'à identifier les « sensations / perceptions » elles-mêmes à partir de la réalité du vocabulaire qui y est associé, et est de toutes façons impuissant à les nommer toutes.
Dans ces conditions, qui suggèrent que Platon n'était pas attaché à une notion de « sens » au sens où nous l'entendons aujourd'hui quand nous parlons des cinq sens, je préfère traduire dans toute cette section aisthèsis par « perception » et aisthanesthai par « percevoir », qui sont plus ouverts et moins ambigus que des mots construits sur la racine « sens » comme « sensation » et « sentir ». Et par ailleurs, dans la mesure où tous les mots grecs utilisés pour désigner les « sens » chez Aristote, opsis (« vue », qui signifie au sens premier « action de voir », mais aussi « vue / spectacle » au sens de ce qu'on voit, et peut aussi désigner l'œil), akoè (« ouïe », qui signifie au départ « action d'écouter / audition », et aussi « ce qu'on entend / récit / tradition... »), geusis (« goût », qui signifie au départ « action de goûter / dégustation » et aussi « goût » (de quelque chose) au sens de « saveur »), osmè (« odorat », qui signifie au départ « odeur »), aphè (« toucher », qui signifie aussi « action de toucher »), sont des noms d'action avant de prendre le sens spécialisé désignant le sens impliqué dans cette action, je préfère dans la suite traduire akoè par « audition », moins spécialisé en français qu'« ouïe », laissant ainsi ouverte la question de savoir si Platon utilisait ces termes en leur donnant le sens spécialisé que leur donnera Aristote en en faisant l'un de ses cinq sens ou préférait rester dans le vague sur cette question de pure nomenclature qui n'est pas sa tasse de thé. Ce qui importe pour lui, c'est, sachant que certaines de ces sensations / perceptions sont perçues par des « organes » spécialisés, quel qu'en soit le nombre, la question de savoir où et comment se fait le lien entre ces sensations / perceptions multiple pour les rapporter à une « origine » unique hors du sujet les éprouvant (par exemple une unique personne dont on perçoit la couleur de peau par les yeux et le son de la voix par les oreilles). (<==)

(2) « les blancs » (ta leuka), « les noirs » (ta melana), « les aigus » (ta oxea), « les graves » (ta barea) : il s'agit ici d'adjectifs substantivés par l'article au neutre pluriel, qui renvoient à des pluralités d'« objets » (au sens le plus général incluant tout ce qui présente une ou des couleurs à la vue) et de sons, sans qu'il soit nécessaire en grec de préciser par un nom générique (comme « objet » ou « chose » ou « son ») ce à quoi on attribue une couleur ou une tonalité, qui peut justement être n'importe quoi. Socrate ne parle pas ici de la couleur ou de la hauteur d'un son en tant qu'abstractions, ni même du blanc ou du noir en tant que couleurs particulières, de l'aigu ou du grave en tant que hauteurs particulières de sons, mais bien de pluralités qui activent concrètement nos yeux en présentant à chaque fois des couleurs multiples qu'il convient de distinguer les unes des autres et nos oreilles en présentant des sons multiples qui changent en permanence de tonalité et qu'il convient d'individualiser. Bref, il n'est pas dans la perspective de discussions sur des abstractions que sont les couleurs et les sons dans l'abstrait et, contrairement à ce que pense Narcy dans la note 322 à sa traduction du Théétète pour la collection GF Flammarion (vol. 493), les pluriels ne renvoient pas ici à des nuances de blanc ou de noir ou à des hauteurs plus ou moins grandes de sons graves et aigus, mais à des instances de perception de couleurs ou de son qu'il convient d'identifier et de distinguer les uns des autres. Bref, on est dans le concret et l'on parle de ce que chacun de nous peut expérimenter dans la vie quotidienne de manière répétée. Et c'est pour suggérer cette problématique de différenciation qu'il mentionne deux couleurs (blanc et noir) à propos des yeux et deux tonalités (aigu et grave) à propos des oreilles. Ce qui l'intéresse ici, ce n'est pas la couleur en général et le son en général, mais la manière concrète dont nous distinguons les différentes couleurs dans ce que nous voyons et les différents sons dans ce que nous entendons et la question de savoir si cette distinction est faite par les yeux eux-mêmes pour les couleurs et par les oreilles elles-mêmes pour les sons, ou si c'est un autre « organe » qui fait cette distinction à partir de données brutes fournies par les yeux et les oreiles. (<==)

(3) « Par [les] yeux et par [les] oreilles » traduit le grec ommasi te kai ôsin, dans lequel ommasi est le datif pluriel d'omma (« œil ») et ôsin le datif pluriel d'ous (« oreille »). En d'autres termes, il n'y a pas dans le grec de la réponse de préposition, correspondant aux deux « par » du français. C'est le datif à lui seul qui implique ce sens. Mais la multiplicité des sens possibles du datif grec rend ambiguë la réponse que Socrate met dans la bouche de Théétète, et il va lui reprocher de l'avoir admise sans broncher. Le datif, rendu en français par la préposition « par », tout aussi ambiguë, veut-il dire que ce sont les yeux qui distinguent les couleurs les unes des autres et les oreillles qui distinguent les sons les uns des autres (comme dans « Le lit a été fait par le menuisier »), ou que les yeux et les oreilles sont simplement des voies de passage d'informations qui sont interprétées par un autre « organe » (comme dans « La couturière a fait passer le fil par le chas de l'aiguille ») ? (<==)

(4) Socrate oppose ici l'emploi du simple datif sans préposition à l'emploi de la préposition dia accompagnée du génitif, dont le sens premier est « à travers ». Dia peut aussi se traduire par « au moyen de », « par l'entremise de », avec idée d'agent, d'instrument ou de moyen, mais les exemples donnés par le Bailly montre que l'idée de « à travers » n'est jamais loin : il y est question de larmes qui coulent dia les yeux, de parler dia un messager ou un prophète, de dieux engendrant une descendance dia un roi. On peut donc se demander si l'utilisation de cette préposition clarifie rellement l'incertitude introduite par l'emploi du seul datif. Et ce n'est pas ce changement de vocabulaire qui permettra de résoudre la question de savoir comment, dans la vue et l'audtion, et plus généralement dans les perceptions sensibles, se distribuent les rôles permettant de passer d'une sensation brute à quelque chose auquel on est en mesure de donner un nom et qu'on est capable de rapprocher d'autres sensations perçues par d'autres organes comme provenant d'une même « origine » et de manipuler tout cela dans des logoi pour tenir des raisonnements sur ça.
Si l'on s'intéresse maintenant à la réplique de Socrate dans son ensemble, il semble, par des formulations alambiquées qui utilisent des négations de termes eux-mêmes de sens négatif, s'excuser de cette soudaine recherche de précision dans le langage, considérant que pinailler sur les mots et les expressions est en général plutôt le fait d'esprits lourds et obtus et indigne d'un homme libre, mais si l'on remarque qu'il n'a pas hésité, au début du dialogue, à affirmer que « [c'est] la même [chose], epistèmè et sophia » (145e6), sans préciser le sens qu'il donnait à sophia, qui peut se traduire aussi bien par « savoir » que par « sagesse » selon les contextes, voire par autre chose encore, et à ajouter aussitôt après qu'il ne parvenait pas à se faire une idée claire sur « ce qu'epistèmè peut bien avoir chance d'être » (145e9-146a1), sans que cela l'ait empêché de l'assimiler à sophia, on peut effectivement se demander si ces considérations sur la différence entre un simple datif, de sens effectivement très ouvert, et l'emploi de la préposition dia, dont le sens reste encore relativement ouvert, même dans le contexte spécifique de cette discussion, n'est pas justement du pinaillage indigne d'un homme libre, libre en fait surtout, semble-t-il dans son cas, d'utiliser des mots aussi lourds de sens multiples possibles que sophia et epistèmè, dans le ou les sens qui l'arrangent au gré de la conversation, surtout qu'en fin de compte, c'est lui qui a soufflé la réponse à Théétète et est donc à l'origine de l'imprécision qu'il critique, faite sans doute délibérément pour pouvoir briller ensuite en la soulignant et en prétendant la corriger. Je reviendrai sur l'attitude générale du Socrate du Théétète par rapport au langage et à sa plus ou moins grande attention dans le choix des mots dans mes commentaires sur son avant-dernière réplique dans cette section.
J'avais dans un premier temps envisagé de conserver dans ma traduction les deux sens de « à travers » et « au moyen de », mais après avoir pris conscience, en avançant dans la traduction et dans l'analyse du texte, du fait que l'attitude du Socrate du Théétète vis à vis du choix des mots n'était pas celle du Socrate de la République, j'ai estimé qu'il n'était pas cohérent de chercher dans la traduction une précision que le Socrate ici mis en scène ne cherchait, en apparence en tout cas, que sur des points de détail, et j'ai finalement choisi de ne retenir dans ma traduction que le sens de « au moyen de », qui laisse ouverte la question de savoir si ce « moyen » est uniquement un moyen de transport d'informations (sens le plus proche de « à travers ») ou s'il fait plus que simplement transmettre de l'information.(<==)

(5) « Comme dans des chevaux de bois, plusieurs sens se tenaient en embuscade en nous » : l'image qui est sous-jacente à ce vocabulaire, l'expression « chevaux de bois » (doureiois hippois) et le verbe egkathèsthai, dont le sens premier est « demeurer à la même place (kathèsthai) dans (en)) » et que j'ai traduit par « se tenir en embuscade », un des sens donnés par le Bailly, pour renforcer l'image, verbe rare dans les dialogues (2 occurrences en tout, l'autre en Parménide, 156d7, pour évoquer l'idée de quelque chose qui se tiendrait entre le repos et le mouvement), est celle du cheval de Troie, mais revisitée en imaginant que les soldats grecs, au lieu d'être regroupés tous ensemble dans un unique cheval de bois monumental, seraient chacun dans un cheval de bois différent et donc assis camouflés en territoire ennemi mais sans moyen de communiquer les uns avec les autres pour coordonner leur action, ce qui donne son caractère « effrayant » (deinos) à l'image.
Platon utilise ici le mot aisthèseis au pluriel pour désigner ces « soldats » enfermés chacun dans un cheval de bois distinct et il ne fait pas de doute que ce que désigne ici ce mot, ce sont bien les « organes » de perception et pas des perceptions spécifiques, ce que confirme la suite de la phrase, où il est justement fait usage du mot organon, dont le sens premier est « outil » avant d'en venir à désigner ces « outils » particulier que sont les organes d'un corps humain ou animal. Si je traduis ici ce mot par « sens » plutôt que par un plus général « organes de percepttion » qui aurait été cohérent avec ma traduction d'aisthèsis par « perception » quand il s'agit d'instances de « perception » et d'aisthanesthai par « percevoir », c'est justement pour ne pas anticiper sur l'apparition du mot organon plus loin dans la réplique. Mais il faut se souvenir de ce que je disais dans la note 1 sur la position de Platon relativement à cette notion de « sens » et sur le fait que, pour lui, la question n'est pas le nombre de ces « sens », mais la diversité des impressions sensibles que notre corps, par un moyen ou par un autre, est capable de percevoir et la manière dont nous associons ces impressions issues de « sens » dfférents à une même « source » ou à des « sources » différentes. (<==)

(6) « Vers une unique idea, soit âme, soit comme il faut l'appeler, tout cela ne tendait » traduit le grec mè eis mian tina idean, eite psuchèn eite hoti dei kalein, panta tauta sunteinei, mot à mot « pas vers une (au sens numérique) une_certaine idea, soit âme soit ce_que il_faut appeler, tous ces_ça (neutre pluriel) tendre ». « Tout cela » traduit panta tauta, neutre pluriel, qui ne peut donc renvoyer directement à aisthèseis, traduit ici, pour des raisons que j'explique dans la note précédent, par « sens », qui est féminin en grec. Il faut plutôt comprendre que ce neutre pluriel renvoit à tout ce qui est fourni par les sens à ce dont il est ici question et qui est qualifié d'idea, mot que je ne traduis pas pour des raisons qui vont apparaître dans la suite de cette note, à laquelle pourrait convenir le nom d'« âme » (psuchè). Et tout le problème est précisément de comprendre ce que veut dire ici Socrate par idea, mot qui est souvent associé chez Platon à ce qui est au cœur de la « théorie » qu'on lui prête sous le nom justement de « Théorie des ideai » ou « des eidè » (en français, « des idées » ou « des formes »).
La première erreur à éviter ce faisant est justement de chercher à comprendre le choix de ce mot à la lumière des propos du Socrate de la République. Pour comprendre le Théétète, il faut commencer par prendre au sérieux ce qui est dit dans le prologue, qui introduit le dialogue qui va suivre en le présentant comme un ouvrage écrit par Euclide de Mégare. Bien sûr, il ne faut pas prendre cette histoire au pied de la lettre et penser que Platon a publié sous son nom un ouvrage écrit par un autre en n'y ajoutant qu'une brève introduction de sa plume. Il faut plutôt y voir une manière pour Platon de nous laisser entendre que le Socrate qu'il y met en scène n'est pas le Socrate de la République et de la plupart des autres dialogues, comme je l'explique dans la page de ce site intitulée Les Socrates de Platon, et qu'il revient au lecteur de trouver par lui-même en quoi il diffère de cet autre Socrate et par là même de vérifier qu'il a bien compris les dialogues antérieurs. Pour comprendre son objectif ici, il faut en effet se placer dans le contexte de ma vue d'ensemble supposant que les dialogues constituent un unique ouvrage en sept tétralogies, composées chacune d'un dialogue introductif et d'une trilogie, développant un programme de formation de futurs philosophes-rois. Dans cette structure, le Théétète est le premier dialogue de la trilogie de la sixième tétralogie, introduite par le Parménide et continuée par le Sophiste et le Politique. Comme je le montre dans la page qui présente le plan du Théétète, ce dialogue est une reprise, une sorte de « révision », des cinq premières tétralogies et on peut le découper en cinq grandes parties qui correspondent chacune à l'une des cinq premières tétralogies. Cette « révision », qui est en même temps une sorte d'« auto-test », dans la mesure où Platon ne fournit jamais des réponses prédigérées, mais laisse le soin au lecteur de trouver ses propres réponses en se contentant de lui baliser le chemin par des dialogues mettant en présence des thèses soumises à examen contradictoire, prélude au Sophiste, qui est le point culminant du programme développé par l'ensemble des tétralogies, et au Politique, qui anticipe la septième tétralogie, celle de la mise en application du programme au niveau politique. Or, chacun des quatre dialogues de la tétralogie (Parménide - Théétète / Sophiste / Politique) met en scène un « Socrate » différent, justement pour tester la compréhension du lecteur en l'invitant à se demander s'il retrouve le Socrate auquel il est habitué, celui de la République en particulier, et si oui, où. Dans le Parménide, Platon met en scène un Socrate encore très jeune, qui n'est pas le meneur de jeu puisque, vu la grande différence d'âge, ce rôle est tenu par Parménide âgé, et ce Socrate très jeune ne fait pas le poids face à cet imposant vieillard car il n'a pas encore mûri les arguments qui lui permettraient de contrer les objections de son interlocuteur, arguments qu'il maîtrise dans la République, dialogue central de la trilogie de la tétralogie centrale (Banquet - Phèdre / République / Phédon), clé de vôte de l'ensemble, qui vient avant le Parménide, dans l'ordre des tétralogies et vers lequel doit se tourner le lecteur pour venir au secours de ce Socrate en difficultés face à Parménide et contrer ses objections que ne sait pas contrer le Socrate adolescent mis en scène par Platon dans le dialogue, comme je l'explique dans une page de ce site intitulée L'argument du troisième homme. Dans le Théétète, comme je viens de le dire, c'est un autre Socrate que celui de la République et de la plupart des autres dialogues, un Socrate dont Platon attribue la paternité à Euclide de Mégare pour bien nous faire comprendre que ce n'est pas celui auquel on est habitué, qui mène le jeu. Dans le Sophiste, dialogue qui aurait aussi bien pu s'appeler le Philosophe (ou Le sophiste et le philosophe) mais où c'est au lecteur de comprendre qu'en présentant explicitement le portrait du sophiste, Platon y présente aussi en creux celui du philosophe, il met en scène un Socrate muet : Socrate est présent mais silencieux sauf au tout début du dialogue et laisse la place de meneur de jeu à un étranger anonyme originaire d'Élée, la cité dont était originaire Parménide mais dont Théodore nous dit au début du dialogue, en le présentant, qu'il n'est pas un de ses disciple (cf. Sophiste, 216a2-3, lu selon la leçon heteron de tôn amphi Parmeniden kai Zènona hetairôn (« mais différent des disciples autour de Parménides et Zénon )), et c'est au lecteur de déterminer si cet étranger dont on ne sait rien en dehors de sa cité d'origine est un digne successeur du Socrate de la République pour mener la discussion dans le dialogue qui est l'aboutissement de toute la réflexion menée jusque là et présenter la dialektikè, couronnement des études du candidat philosophe roi, telle que la conçoit Platon, avec pour seul indice, en dehors de ses propos, le fait que Socrate est présent et n'intervient pas, ce qui peut être interprété comme un signe d'assentiment aux propos de l'Étranger (qui ne dit mot consent) (on trouvera une mise en regard du Théétète et du Sophiste dans la page de ce site intitulée Le Théétète et le Sophiste). Dans le Politique enfin, on trouve encore un Socrate muet, qui laisse là aussi le premier rôle à l'Étranger d'Élée sans non plus émettre d'objections à ses propos, mais c'est un autre Socrate, homonyme du premier, jeune aussi, comme celui du Parménide, qui assume le rôle d'interlocuteur de cet étranger, tenant, face à ce concitoyen de Parménide, le rôle que tenait un Socrate adolescent dans le Parménide, et ce jeune Socrate, qui ne ressemble à Socrate que par le nom (c'est-à-dire le logos), au contraire de Théétète dont il prend la place et qui lui ressemble physiquement, montre au lecteur le chemin pour devenir lui aussi un nouveau Socrate, c'est-à-dire un philosophos comme lui, qui n'est pas de lui ressembler physiquement / littéralement (en cherchant à restituer ses paroles textuellement), mais de retrouver son esprit. Bref, dans chacun de ces quatre dialogues, c'est à un Socrate déstabilisant que le lecteur est confronté et c'est à lui de faire le tri entre le bon grain et l'ivraie.
Ici, donc, il ne faut pas chercher à comprendre le mot idea à la lumière de ses emplois par le Socrate de la République, mais à partir des seuls propos du Socrate euclidien du Théétète, pour déterminer si les deux Socrate donnent le même sens à ce mot ou des sens différents. C'est ici la première fois dans le Théétète que le mot idea est employé par Socrate et il peut être intéressant de voir quels sont les autres emplois qu'il fait de ce mot dans la suite du dialogue. Le mot idea revient encore six fois dans la bouche de Socrate, une première fois en 187c4, pour dire qu'« il y a deux ideain (dual) d'opinion » (duoin ontoin ideain doxès), l'opinion vraie et l'opinion fausse, et les cinq autres fois dans une discussion où, à l'aide de l'exemple des lettres (stoicheia, qui a à la fois le sens général d'« éléments » et le sens spécialisé de « lettres ») et des syllabes (sullabè, qui a à la fois le sens général d'« assemblage, combinaison », qui est son sens étymologique, et le sens spécialisé de « syllabe », qui en est la transcription en français, où le mot n'a gardé que ce sens spécialisé), Socrate se demande si, à partir d'éléments inconnaissables autrement que par leur nom, on peut composer des assemblages qui seront, eux, connaissables, c'est-à-dire sur lesquels on pourra dire plus que simplement leur nom et donc avoir une opinion vraie ou fausse s'exprimant dans des logoi :
- en 203c6, Socrate se demande si une syllabe / combinason est simplement un assemblage de lettres / éléments « ou une certaine idea unique produite en les ayant mis ensemble » (è mian tina idean gegonuian suntethentôn autôn) ;
- en 203e4, Socrate dit qu'on aurait dû dire que « l'assemblage / syllabe [n'est] pas les éléments / lettres, mais un certain eidos unique produit à partir d'eux, celui-ci portant une idea unique de ça, différente des éléments / lettres » (tèn sullabèn... mè ta stoicheia all' ex ekeinôn hen ti gegonos eidos, idean mian auto hautou echon, heteron de tôn stocheiôn) ;
- en 204a1, Socrate déclare : « qu'il soit désormais tenu pour acquise, comme nous le disons maintenant, une unique idea issue de chacun des éléments / lettres s'ajustant ensemble pour devenir l'assemblage / syllabe » (echetô dè hôs nun phamen, mia idea ex hekastôn tôn sunarmottontôn stoicheiôn gignomenè hè sullabè) ;
- en 205c2, Socrate dit que, « selon le discours actuel, l'assemblage / syllabe serait une certaine idea unique [et] indivisible » (kata ton nun logon mia tis idea ameristos sullabè an eiè) ;
- en 205d5, Socrate dit que « donc, l'assemblage / syllabe tombe dans le même eidos que ceux-ci (les premiers éléments) si tant est qu'il n'a pas de parties et est une unique idea » (oukoun eis tauton empeptôken hè sullabè eidos ekeinôi, eiper merè te mè echei kai mia estin idea).
Dans la première occurrence, en 187c4, où il est question d'ideai d'opinions, soit vraies, soit fausses, le mot a clairement le sens de « sorte, genre, espèce », qu'il partage avec eidos et qui n'est pas spécifique à Platon, mais l'un des sens usuels du mot (l'eidos ou l'idea en ce sens est une généralisation du sens premier commun à ces deux mots, « apparence (pour la vue), aspect extérieur » qui fait passer de l'aspect extérieur individuel à l'apparence commune de plusieurs choses, puis à un ensemble de propriétés communes, d'ordre sensible et/ou intelligible et plus seulement visuel, qui conduisent à leur donner un même nom) et il n'y a pas de raisons de vouloir lui trouver un sens caché qui serait proprement platonicien. Dans les cinq autres occurrences, qui viennent toutes de la même discussion et où le mot s'applique toujours à la même chose, la sullabè (« assemblage / syllabe »), les choses sont un peu moins tranchées, surtout du fait que, dans deux d'entre elles (203e4 et 205d5) le mot idea voisine avec eidos, de sens voisin (dont on trouve au total 14 occurrences dans le dialogue, toujours dans le sens usuel de « sorte, genre, espèce » qu'il partage avec idea). Si l'on veut trouver ici une différence de sens entre les deux mots, il me semble qu'on peut la trouver en considérant que, pour le Socrate du Théétète, eidos renvoie à la notion de « sorte, genre, espèce » en tant que telle (le simple fait pour un ensemble de choses, quelles qu'elles soient, de partager certaines caractéristiques qui leur valent un même nom), alors qu'idea renvoie à ce qui caractérise une « sorte, genre, espèce » particulière et permet de la distinguer de toutes les autres, ou, dit autrement, qu'eidos insiste seulement sur l'idée de regroupement de « choses » partageant des caractéristiques communes, sans qu'il soit nécessaire de penser à des eidè particuiers, alors qu'idea suppose qu'on ait en tête une ou des « sortes / genres / espèces » particulières et qu'on fasse référence à ce qui leur est justement spécifique. Cette compréhension n'est pas celle que présente le Socrate de la République, en particulier dans la discussion sur les différentes sortes de lits au début du livre X, qui est le texte majeur sur le sens que donne Platon à eidos et idea quand il utilise ces mots dans un sens « spécialisé » et la différence qu'il fait entre les deux. Dans ce texte, il oppose l'eidos, créaion des hommes et donc subjectif, posé par chacun pour donner sens aux mots qu'il emploie en fonction de son expérience passée et donc pour chacun évolutif dans le temps, à l'idea, objective et qui n'est pas une création des hommes, mais un principe d'intelligibilté qui constitue la cible des eidè que chacun se bricole et garantit qu'on peut tant bien que mal se comprendre avec des mots pour décrire l'univers dont nous sommes une partie et interagir les uns avec les autres, le succès dans ces interactions, lorsqu'il est au rendez-vous, garantissant l'objectivité de ces ideai. Mais une idea en ce sens n'est pas ce dont elle est l'idea, le pragma (« fait, chose »), le « ça-même » (to auto). Elle est ce que l'esprit humain en tant que tel (et pas tel ou tel esprit humain avec ses limites propres) est capable d'en percevoir et d'en comprendre. Le Socrate de la République ne dirait jamais que l'assemblage / syllabe est une idea, comme le dit le Socrate du Théétète, mais qu'il y a une idea de tel ou tel assemblage (par exemple l'homme) ou de la syllabe. Le Socrate de la République ne dit jamais que le bon (to agathon) est une idea, mais qu'il y a une idea du bon, qui n'est pas la même chose que le bon lui-même (auto to agathon), et qui n'est pas non plus l'une quelconque des bonnes choses. Pour le Socrate du Théétète, il semble que sa compréhension soit la suivante : il y a un eidos de ce qu'on appelle « syllabe », qu'on peut décrire comme l'assemblage de lettres représentant un son élémentaire dans la composition des mots, il y a par ailleurs une idea de chacune des syllabes possibles envisagées en dehors de toute instanciation effective dans un texte écrit, par exemple l'assemblage des lettres S et O (cf. 203a6, sq.) qui constitue la syllabe SO, qui est une idea, et puis il y a cette syllabe comme apparaissant à la vue dans des écrits spécifiques, par exemple dans le nom de SOcrate gravé sur une pierre ou écrit dans le sable, ou comme son entendu quand quelqu'un prononce le nom de SOcrate.
Si l'on en revient maintenant à l'emploi spécifique du mot idea dans la phrase qui nous occupe ici, Socrate appelle idea ce vers quoi convergent toutes les impressions sensibles, qu'il propose d'appeler psuchè (« âme »), sans qu'il fasse une fixation sur ce nom. Ce faisant, il met au même niveau des organes des sens et une idea qui serait le point de convergence des sensations perçues par ces différents organes. Mais, ce faisant, il met sur le même plan d'un côté des organes et de l'autre une idea qu'il propose d'appeler « âme », en relation avec ces organes. Mais si l'on applique ce modèle sur des cas particuliers, des individus, les organes dont il est question s'instancient dans chaque personne sous la forme d'yeux, d'oreilles, etc., si bien qu'il faut en arriver à la conclusion qu'il y a dans chacune de ces personnes une idea appelée « âme ». Qu'il y ait une âme dans chaque personne, personne ne le contestera (même si la plupart sont bien embarassés si on leur demande de préciser ce qu'ils entendent par « âme »), mais que cette âme soit une idea, même si l'on en change le nom, implique une compréhension du mot idea qui n'est pas celle du Socrate de la République, mais pas non plus celle de la plupart des gens telle que je l'ai décrite plus haut (le sens de « sorte, genre, espèce »). Il semble que le Socrate du Théétète ne parvienne pas à distinguer un « concept » (j'utilise délibérément ce mot pour n'utiliser ni idea, ni eidos), qui, en tant que concept, est toujours une abstraction immatérielle même s'il est le concept d'une chose matérielle (par exemple le « concept » d'homme distinct d'hommes particuliers faits de chair et d'os) des instances de ce « concept » quand celles-ci sont aussi immatérielles, comme c'est le cas pour l'âme. Retranscrit dans son vocabulaire, il ne parvient pas à faire la différence entre l'idea d'âme et des instances de cette idea dans des individus particuliers, tout cela étant immatériel, et il considère chaque instance d'âme comme une idea à part entière. Pour le Socrate de la République, l'idea de quoi que ce soit est par nature unique (cf. République X, 597c1-d3) et distincte (il dirait « d'un autre eidos », cf. République X, 597b13-14) des instances, sensibles ou purement intelligibles, de ce dont elle est l'idea : l'idea de lit n'est pas un lit sur lequel on pourrait dormir et l'idea du beau ne fait pas partie des belles « choses » (c'est pour cela que l'argument dit « du troisième homme » tel que l'utilise Parménide dans le dialogue éponyme est inopérant alors qu'il est pertinent tel qu'utilisé par le Socrate de la République dans la discussion sur les diférents eidè de lits, où il ne l'applique qu'à un ensemble homogène, celui des ideai de lits, pour montrer qu'il ne peut y en avoir qu'une).
Ce qu'essaye de dire ici Socrate en employant des mots qui ne sont pas les bons, c'est qu'il nous faut supposer un unique principe d'intelligibilité (qu'il nomme à tort idea) de l'homme en tant que capable de ressentir des sensations, auquel il propose de donner le nom d'« âme » (ou un autre si l'on en trouve un qui semble mieux convenir), qu'alimentent tous nos sens et par lequel nous sentons tout ce qui active nos différents sens par le biais des données qu'ils lui fournissent tous, chacun dans son domaine d'appréhension (la couleur pour le sens de la vue, le son pour le sens de l'ouïe, l'odeur pour le sens de l'odorat, etc.), ce principe permettant justement de retrouver de l'unité derrière la multiplicité des sensations perçues par les différents sens à partir d'une même « source ». Si chaque sens, enfermé dans son cheval de bois, gardait pour lui les données qu'il capturait, comment pourrait-on appréhender comme unique le monde qui nous présente ces différentes données ? Nous aurions l'impression de vivre dans autant de « mondes » différents qu'il y a en nous de « soldats » capables d'appréhender une et une seule des différentes catégories de perception dont nous sommes dotés, un monde de couleurs, un monde de sons, un monde d'odeurs, etc.. Ou plutôt, nous ne serions pas une personne expérimentant ces différents modes d'appréhension d'un unique monde, mais une pluralité de « personnes », chacune enfermée dans son cheval de bois et appréhendant un « monde » différent de celui appréhendé par les autres : un « monde » fait exclusivement de couleurs pour l'une, un « monde » fait exclusivement de sons pour une autre, un monde fait exclusivement d'odeurs pour une troisième, etc.. Or l'expérience nous montre que ce n'est pas le cas. Donc il doit y avoir un principe unificateur.
Socrate propose d'appeler « âme » (psuchè) ce principe qu'il quallifie d'idea, tout en admettant que peut-être un autre nom lui convienfrait mieux, manière pour Platon qui le fait parler d'inviter le lecteur à se poser la question de la pertinence de ce nom à la lumière des dialogues antérieurs. Or, si l'on suit cette piste, on constate qu'il y a un mot qui est central pour le Socrate de la République dans la problématique ici évoquée et qui n'apparaît jamais dans le Théétète alors qu'il pourrait être plus pertinent que le mot psuchè (« âme ») pour désigner ce qu'a en vue ici le Socrate qui parle dans ce dialogue, c'est le mot noûs (« esprit, intelligence »), qui peut justement être envisagé comme un « organe » de l'âme faisant contrepoint aux organes du corps (je dis « qui n'apparaît jamais », mais c'est faux, car on l'y rencontre quatre fois, seulement ces quatre occurrences se trouvent toutes dans des expressions toutes faites, trois dans l'expression ton noûn prosechein (« tourner son esprit vers » ; 145a12-13, 165a6, 198b8) et une dans l'expression noûn echein (« avoir de l'intelligence, faire preuve d'intelligence » ; 167d8), ce qui ne compte pas vraiment pour la question qui nous intéresse ici). Et on n'y trouve pas non plus le dérivé noèton (« intelligible »), absolument central pour le Socrate de la République, où il s'oppose à horaton (« visible ») comme plus généralement le sensible à l'intelligible, en particulier dans l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne, opposition déterminante dans ce dialogue pour expliquer ce qu'est le savoir (epistèmè), question qui est justement celle du Théétète. Bref, il est à peu près impossible de supposer que le Socrate euclidien du Théétète soit celui, platonicien, de la République. (<==)

(7) « Outil » ou « instrument de travail » au sens le plus général est le sens premier du mot organon utilisé ici par Socrate. Ce n'est que dans un second temps, par analogie, qu'il a pris de sens d'« organe » du corps, le seul qu'il a conservé dans sa transcription en français. Le mot est utilisé par Socrate dans la formule dia toutôn hoion organôn, où toutôn (« ceux-ci ») renvoie au mot aisthèseis qui a précédé et qu'il faut comprendre ici comme désignant les (cinq ?) sens (comme c'est aussi le cas par exemple en République VI, 507e6, où les mots hè tou horan aisthèsis désignent le sens de la vue), et non pas les « sensations », et où l'on retrouve la préposition dia que Socrate vient de mettre à l'honneur, et que je traduis comme précédemment par « au moyen de ». (<==)

(8) Dans cette phrase, Socrate pose la question de ce qui est nécessaire pour expliquer les sensations que nous éprouvons à travers les sens et se demande si tout peut s'expliquer au moyen de processus strictement corporels, mais il le fait en évitant tous les termes abstraits qui pourraient désigner ce qui serait en jeu dans ces explications et en multipliant au contraire les pronoms et autres termes passe-partout qui laissent ouvert ce à quoi ills renvoient sans le nommer. Il ne parle par des sens ou de la vue, mais des yeux et des autres (sous-entendu « organes des sens », laissant à chacun le soin de suppléer oreilles, nez, langue, etc., plutôt qu'audition, goût, odeur, etc., qui sont des abstractions) ; pour faire référence à ce qui est perçu, il revient aux exemples utilisés précédemment, parlant des blancs et des noirs, ici encore au pluriel pour bien montrer qu'il ne parle pas de « couleurs », terme abstrait, mais de la multiplicité des différentes sensations individuelles percues par les yeux et les autres organes des sens, individualisées les unes par rapport aux autres ; et il n'utilise aucun nom précis pour regrouper tout ce dont il vient de parler quand il se demande si tout cela peut se rapporter seulement au corps (j'ai introduit le mot « processus », que j'ai mis entre crochets pour bien montrer qu'il n'est pas dans le grec, parce que le français supporte moins ce genre d'inprécisions familères au grec de Platon). Les quelques mots concrets utilisés, yeux, noir, blanc, et même corps, sont compréhensibles par tous et leur sens ne pose guère de problèmes dans ce contexte, même pour quelqu'un qui ne croit que ce qu'il peut voir et toucher (ce que l'Étranger d'Élée appellera dans le Sophiste des « fils de la terre » (gègeneis, 248c2)). Par cette gymnastique de l'esprit, Socrate veut nous amener à prendre conscience du fait que ce ne sont pas les mots qui nous font comprendre ce à quoi on s'intéresse puisqu'on peut l'évoquer et se comprendre sans utiliser les mots qui le désignent. (<==)

(9) « Faire les demandes et les réponses à ta place » traduit le grec polupragmonein huper sou (mot à mot « m'activer_dans_plusieurs_activités à_la_place de_toi »). Le verbe polupragmonein, rare dans les dialogues (11 occurrences en tout, les dix autres étant Charmide, 161d11 ; Gorgias, 526c4 ; Apologie, 31c5 ; République, IV, 433a8 ; 433d5 ; 443d2 ; Parménide, 137b7 ; Lois, VII, 821a3 ; XII, 952d1), est construit sur la racine pragma (« activité, agissement », mais aussi « événement, chose » en tant que ce qu'on fait ou ce qui est fait, qui existe, et aussi, en mauvaise part « affaire désagréable, embarras, difficulté »), avec le préfixe polu (« nombreux »), et il a le plus souvent une connotation déprécative, évoquant l'idée de quelqu'un qui s'agite dans tous les sens sans résultat, ou qui crée beaucoup d'embarras par son activité intempestive. En République IV, où Socrate définit la justice comme le fait de faire chacun la tâche qui est la sienne, polupragmonein est l'antithèse même de cette justice, s'occuper de tout, ou en tout cas de beaucoup de choses, et donc les faire toutes mal au lieu de se consacrer à son unique spécialité. Parménide utilise ce verbe lorsqu'il explique pourquoi il chosit le plus jeune (Aristote, le futur tyran) pour lui donner la réplique dans le semblant de dialogue qui va suivre, disant que c'est celui qui sera le moins susceptible de polupragmonein, de lui causer du tracas par ses réponses. Dans l'Apologie, Socrate utilise ce verbe de manière ironique pour décrire son activité auprès de ses concitoyens lorsqu'il les rencontre sur l'agora. Il y a probablement un peu de cette ironie ici aussi où Socrate se rend compte que, depuis qu'il a repris la discussion avec Théétète, au début de la section ici traduite, il s'est contenté de faire les demandes et les réponses, n'attendant de son jeune interlocuteur que son acquiescement, alors même qu'au début du dialogue, il s'était décrit comme « accoucheur d'âmes » ne sachant rien lui-même et se contentant de faire produire de logoi à ses interlocuteurs (cf. 148e7, sq.) ! Mais l'ironie ne s'arrête pas là lorsqu'on constate que, dans la suite de la discussion, il va continuer à proposer à Théétète des choix en nombre limité et qu'il faudra attentre encore quelques répliques avant que celui-ci, en 185c9, ne commence à faire des réponses que plus de quelques mots. Cette parenthèse méthodologique, qui vient quelques lignes après un rappel par Socrate, lui aussi ironique dans son emphase, de l'entretien qu'il a eu dans sa jeunesse avec un Parménide âgé (cf. 183e7-184a2) et qui est à l'évidence l'entretien rapporté dans le Parménide nous invite à nous demander, en particulier quand on se remémore le dialogue parfaitement artificiel entre Parménide et Aristote dans le Parménide, dans lequel le jeune Aristote n'est là que pour, de l'aveu même de Parménide (cf. Parménide, 137b8), lui servir à reprendre son souffle et ne fait que de brève réponses par oui ou par non, s'il suffit de procéder par questions et réponse pour avoir un vrai dialogue et si, au terme d'un dialogue dans lequel l'interlocuteur n'a fait qu'acquieser à ce que disait Socrate (ou Parménide), on peut dire que celui-ci a « accouché » son interlocuteur d'un logos qui était bien de lui, l'interlocuteur, et non pas de Socrate (ou de Parménide) (cf. Théétète, 150b6, sq.). (<==)

(10) On a ici, une fois encore, comme en 184b7-8 et en 184e1, des pluriels neutres substantivés, pour des raisons que j'explique dans la note 2. Mais cette fois, Socrate ne mentiionne pas des couples de contraires comme noir et blanc ou grave et aigu, mais quatre mots qui sont chacun l'un des termes d'un couple de termes opposés faisant référence à l'une des sensations que nous percevons par les sens : dans l'ordre : therma (« chauds »), qui fait partie du couple d'opposés chaud (thermon) / froid (psuchron) ; sklèra (« durs »), qui fait partie du couple d'opposés dur (sklèron) / mou (malakon) ; koupha (« léger »), qui fait partie du couple d'opposés lourd (baru) / léger (kouphon), et glukea (« doux », principalement au goût, mais parfois aussi à l'odeur ou à l'oreille, mais pas au toucher, où c'est leios qui a le sens de « doux »), qui fait partie, dans son sens premier relatif au goût, du couple d'opposés amer (pikros) / doux (glukus). Comme on l'a vu dans la note 1, Aristote associe les trois premiers couple (chaud /froid, dur/mon et léger/lourd) au sens du toucher, le plus problématique de ses cinq sens, et le quatrième (amer/doux) au sens du goût, mais Platon est plus réservé sur le sens du toucher, qu'il ne mentionne pratiquement jamais. Quoi qu'il en soit, ici la question n'est pas de rattacher à toute force chacun de ces mots à un et un seul sens, ce qui ne nous apprendrait rien de plus sur eux que ce que nous en savons déjà, mais de réfléchir au rôle que jouent les différentes parties du corps et ce qu'on pourrait appeler l'âme pour passer de sensations brutes à ces qualifications par des mots. Les deux premiers mots, chaud et dur sont deux qualifications que nous pouvons déduire d'un même contact de la main avec un objet qui est devant nous. Se pose alors la question de savoir comment un même contact peut nous fournir plusieurs informations distinctes n'ayant pas de rapport l'une avec l'autre : un même objet peut être à la fois chaud et dur, mais il peut aussi être chaud et mou, ou froid et dur, ou encore froid et mou. Où et comment se fait la distinction entre ces deux couples de contraires indépendants l'un de l'autre, mais accessibles par le même contact ? Si l'on en vient à la troisième sensation, léger, un nouveau problème se pose : si je touche de la main un objet posé sur une table devant moi, ce contact me permettra de savoir si cet objet est chaud ou froid, et s'il est mou ou dur, mais il ne me donnera aucune information sur son poid. Si par contre, quelqu'un pose cet objet sur ma main tendue, non seulement je pourrai savoir s'il est chaud ou froid et mou ou dur, mais je pourrai aussi détérerminer s'il est lourd ou léger. Où et comment se fait cette détermination supplémentaire ? Quant au dernier terme, glukus (« doux »), si on prend dans son sens relatif au goût (de la citation faite en note 1 d'un passage du De l'âme d'Aristote, il ressort que pour lui, le couple de contraires amer (pikros) / doux (glukus) est celui par lequel est concerné le goût). Il serait donc déterminé par le contact d'un aliment ou d'une boisson avec la langue. Mais ce même contact permet aussi de déterminer si cet aliment ou cette boisson est chaude ou froide et, pour un aliment, s'il est dur ou mou. Là encore, la question se pose de savoir comment se font toutes ces déterminations. Et pour tout arranger, on a vu au début de cette note que glukus pouvait aussi se dire d'odeurs et de sons (Platon utilise ce mot à propos de musique en Lois, VII, 802c6 et 802d2, et aussi en République, III, 411a7). Si l'on utilise le même mot pour parler de sensations distinctes, appréhendées par des organes différent, c'est qu'il doit malgré tout y avoir quelque chose de commun à ces différentes sensations pour qu'on leur donne le même nom. Mais qui ou quoi est en charge de reconnaître ce caractère commun qui leur vaut le même nom ? Et si l'on poursuit dans cette direction, les quatre mots retenus par Socrate ont des sens « analogiques » dans lesquels ils s'appliquent à des comportements, ou des traits de caractère, qui ne sont certainement pas ressentis par le corps... (<==)

(11) Le mot qu'introduit ici Socrate pour parler de ce qu'il a en tête est le mot dunamis, que je traduis par « pouvoir », et qu'on pourrait aussi traduire par « faculté » ou « aptitude ». Il est à remarquer qu'alors qu'il vient d'utiliser le verbe aisthanesthai, dont le sens premier est « percevoir par les sens », il se garde d'utiliser le mot aisthèsis, dont un des sens est justement « sens » (au sens des cinq sens d'Aristote), alors même que les Grecs étaient friands de ces formules où l'on donne comme sujet ou comme complément à un verbe le substantif de même racine. S'il le fait, c'est probablement, dans la continuité de ce que je disais dans la note précédente, parce qu'il veut élargir la problématique à tout ce qu'on peut percevoir par le biais du corps en laissant ouverte la question de savoir si tout peut se rattacher à l'un ou l'autre des sens. Le mot qu'il utilise, dunamis, est un mot beaucoup plus ouvert qu'aisthèsis, au moins dans un contexte où aisthèsis risque d'être justement compris comme désignant l'un ou l'autre des cinq sens d'Aristote. En République V, 477c-d, Socrate, après avoir qualifié le savoir (epistèmè) et l'opinion (doxa) de « pouvoirs » (dunameis, 477b8), ouvre une parenthèse dans la discussion en cours sur savoir et opinion pour préciser ce qu'il entend par « pouvoir » (dunamis), en donnant comme exemples de « pouvoirs » la vue et l'ouïe. Pour lui, dit-il, un pouvoir se définit par ce sur quoi il s'exerce et ce qu'il accomplit. Ce qu'a en tête ici Socrate en utilisant ce mot, c'est ce qui nous rend capable d'appréhender des « propriétés » du monde qui nous entoure au moyen d'« organes » du corps, qu'il ne veut pas limiter a priori à ce qu'il est convenu d'appeler les organes des sens, dans la mesure où, là encore, s'il est facile d'associer quatre de ces sens à un organe spécifique chacun, la vue aux yeux, l'ouîe aux oreilles, le goût à la langue et l'odorat au nez, il est moins évident de ramener tout ce qui reste à un seul sens (le toucher) affecté à un seul « organe ». Comme on l'a vu dans la note 1, Aristote l'identifie à la chair (sarx), mais cela ne résoud rien tant cette identification est large. La seule vraie question est celle de savoir où se situe la frontière entre ce qui est strictement corporel et ce qui ressortir de ce que Socrate propose d'appeler l'« âme » (psuchè). L'avantage, dans cette prespective, du mot dunamis (« pouvoir ») est qu'il ne préjuge pas de cette distribution des rôle : c'est une personne qui a le « pouvoir » de voir, peu importe quelle part est effectuée par les yeux et quelle part par autre chose, combien il y a d'intermédiaires, corporels ou pas dans ce processus, le « pouvoir » en cause est la résultante de tout cela quelles que soient les partie de la personne qui sont mises en cause. Il permet mieux qu'aisthèsis (« sensation »), qui reste ambigu sur les limites de ce qu'il désigne (est-ce que ça se limite à la sensation « physique » ou est-ce que ça va juqu'à son analyse et sa description au moyen de mots ?), d'envisager ces « processus » dans leur globalité jusqu'à leur description au moyen de mots. Ainsi, pour le cas de la vue, elle nous donne le « pouvoir » de reconnaître des couleurs et des formes, mais sont-ce les yeux tous seuls qui font tout ce travail ? Ce ne sont en tout cas pas eux qui donnent des noms aux couleurs et aux formes différentes... (<==)

(12) « Tu pensais » traduit le grec dianoèi, deuxième personne du présent de l'indicatif du verbe diaoeisthai, qui signifie « penser, faire usage de son noûs (« esprit, intelligence, pensée ») ». On passe ici du aisthanesthai (« percevoir, sentir, éprouver une sensation ») au dianoeisthai (« penser, faire usage de son intelligence ») et ça change tout, car la pensée est unique au-delà des multiples sensations. C'est parce qu'on passe au niveau de la pensée que Socrate peut envisager que la pensée pense quelque chose à propos de l'objet d'une sensation perçue par la vue et la même chose à propos de l'objet d'une sensation perçue par l'audition que le problème qu'il évoque ici peut se poser. Et ce problème, c'est la question de savoir si ce quelque chose que la pensée pense à la fois à partir d'une sensation visuelle et à partir d'une sensation auditive est fourni dans chaque cas à la fois par l'« organe » de la vue et par celui de l'audition. (<==)

(13) En 184d2, Socrate a parlé de sens (aisthesis) pour récuser l'idée que chacun d'eux serait enfermé dans un cheval de bois différent sans la moindre communication avec les autres, ce qui conduirait à des hommes vivant dans autant de « mondes » différents qu'ils ont de types différents de sensations : un monde d''« objets » visibles, et seulement visibles, un monde d'« objets » sonores, et seulement sonores, un monde d'objets sapides, et seulements sapides, etc., sans aucunes relations les uns avec les autres. En 184d4, il a introduit le mot organon, dont le sens premier est « outil », à partir duquel il peut prendre le sens d'« organe » (cf. note 7), pour parler de ce par quoi nous sentons les sensibles et qui alimente ce qu'il propose d'appeler « âme ». En 184e8, il vient d'introduire le mot dunamis (« pouvoir ») pour parler de ce par quoi nous sentons (aisthanesthai) les différentes sortes de sensations que nous sommes capables de sentir, en suggérant une pluralité de « pouvoirs » correspondant à une plurailté de sortes de sensations le plus souvent désignées par des couples de contraires (blanc/noir, grave/aigu, chaud/froid, etc.) entre lesquelles prennent place des continuums de sensations de cette famille. Ici, il revient au mot organon pour suggérer l'impossibilité de sentir par deux « organes » différents quelque chose que la pensée associe à la fois à quelque chose qui est vu et à quelque chose qui est entendu et qu'elle considère comme provenant de la même « source » de sensations. Mais toute la question est de savoir si c'est la même chose de parler de « pouvoir » (dunamis) et de parler d'« organe » (organon). Dire qu'on a le « pouvoir » de sentir la température d'un objet et de déterminer s'il est chaud ou froid implique-t-il qu'il y ait un « organe » dédié à ce « pouvoir » et à lui seul ? En d'autres termes, le fait qu'on considère comme des « pouvoirs » distincts ce qui nous permet de sentir des sensations distinctes impose-t-il que chaque sensation soit perçue par un et un seul organe dédié à cette sensation ou peut-on imaginer que certains organes /outils puissent être multifonctions et/ou que certaines fonctions puissent être remplies par plusieurs organes /outils ? C'est le problème qu'évoque Aristote dans le passage du De l'âme, 422b20-33 cité dans la note 1 à propos de la pluralité de couples de sensations contraires (chaud et froid, aigu et grave, fort et faible pour un son, etc.) qu'un même « sens » est susceptible de reconnaître. Socrate va bientôt prendre l'exemple du goût, capable de déterminer si un aliment est salé (almuros) ou pas, et Théétète va attribuer ce pouvoir à la langue (glottè). Mais la langue est aussi capable, comme toutes les autres parties du corps, de déterminer si l'aliment qu'elle goûte est chaud ou froid. Si l'on considère, comme le fait Théétète, que la langue est l'« organe » du goût, alors il faut admettre qu'un même « organe » peut exercer à la fois le « pouvoir » de déterminer le caractère salé ou pas de quelque chose, et celui de déterminer s'il est chaud ou froid, ce qui implique bien deux « pouvoirs » différents, si l'on reprend la « définition » de « pouvoir » donnée par Socrate en République V, 477c-d (cf. note 11) : ici, les deux « pouvoirs » s'exercent sur la même chose (un aliment), mais accomplissent quelque chose de différent, déterminer sa température dans un cas, son caractère salé ou pas dans l'autre. Et par ailleurs, il faut admettre que le pouvoir de déterminer si quelque chose est chaud ou froid est partagé entre l'« organe » du goût (la langue, selon Théétète) et celui du toucher (si tant est qu'on puisse définir un « organe » du toucher). Bref, cela montre qu'on est en terrain plus solide en parlant de « pouvoirs » (dunameis) qu'en parlant d'« organes » (organa). Mais il n'en reste pas moins que le problème que pose Socrate est réel et que les exemples de la vue de de l'audition le mettent bien en évidence : la vue est l'apanage des yeux qui ne peuvent percevoir les sons et l'audition est l'apanage des oreilles, qui ne peuvent détecter les couleurs, et même si les choses ne sont pas aussi claires par rapport à d'autres sensations et organes, le problème se pose bien de savoir ce qui fait le lien entre des sensations perçues par des organes différents spécialisés pour les considérer comme venant d'une même « source ». Et le fait que, dans certains cas, un même « organe » puisse être sensible à plusieurs catégories de sensations et plusieurs « organes » capables de ressentir un même type de sensation ne remet pas en cause le fait que ce problème reste entier si l'on prend en considération la totalité des sensations perceptibles par l'homme : toutes les sensations que nous ressentons nous arrivent par le moyen d'« organes » différents dont aucun n'est capable de faire le lien avec toutes les autres sensations provenant d'autres « organes » pour les supposer avoir la même origine. Dans cette discussion, il semble bien qur Platon met en scène un Théétète qui ne voit pas la complexité du problème et un Socrate qui, lui, en est parfaitement conscient (d'où en particulier sa discrétion sur un éventuel « sens » et un éventuel « organe » du toucher qui aurait à la fois le « pouvoir » de déterminer le caractère dur ou mou de quelque chose, le « pouvoir » de déterminer son caractère chaud ou froid, le « pouvoir » de déterminer son caractère lourd ou léger, le « pouvoir » de déterminer son caractère doux ou rugueux, etc.), mais qui choisit comme par hasard la plupart de ses exemples au-delà de la vue et de l'audition, qui lui suffisent pour établir la réalité du problème posé, là où ça fait mal et s'amuse des réponses irréfléchies et naïves d'un jeune Théétète qui n'a manifestement pas suffisamment réfléchi sur la complexité du problème dès qu'on le généralise au-delà de la vue et de l'audition, les deux seuls sens pour lesquels les choses sont claires et tranchées (à condition du moins d'en rester à l'appréhension des couleurs pour la vue et des sons bruts pour l'audition, sans entrer dans la complexité de l'analyse de ces données brutes pour y déceler des formes, des « objets » distincts les uns des autres et des positions spatiales dans le cas de la vue, et des pluralités de sons superposés d'origines différentes, bruits de fond, paroles faites de mots, parlées ou chantées par une ou plusieurs personnes, notes de musique provenant de sources différentes avec des hauteurs, des timbres et des niveaux sonores différents, dans le cas de l'audition). (<==)

(14) Comme on vient de le voir dans la note précédent, la réponse à la question de Socrate n'est pas aussi universellement évidente que ne le pense Théétète, mais elle est pertinente dans certains cas au moins, dont celui de la vue et de l'audition, en particulier par rapport aux caractéristiques qu'a en vue Socrate, ce qui est suffisant pour lui. Pour pouvoir avancer, il est inutile de vouloir d'entrée aborder le problème dans sa plus grande complexité dès lors que les cas particuliers plus complexes ne remettent pas en cause ce qui va être établi en se limitant aux cas simples. Il n'est pas nécessaire, pour que ce que Socrate va établir soit vrai, que tous les « pouvoirs » de perception dont est doté l'homme aient chacun un et un seul organe dédié, il suffit que certaines perceptions ne soient pas accessibles à tous les organes de perception pour que se pose la question de savoir comment se fait le lien entre des perceptions venant d'organes différents pour déterminer qu'elles concernent toutes une même « source » origine de ces sensations différentes, que par exemple un son (un hennissement) et une odeur ont la même origine que la tache brunâtre que voient mes yeux et que j'identifie comme un cheval. (<==)

(15) « À propos d'un son et à propos d'un teint » traduit le grec peri phônès kai peri chroas. La plupart des traducteurs parlent ici du son et de la couleur (Cousin : « à l'égard du son et de la couleur » ; Diès : « relativement au son et à la couleur » ; Robin : « concernant le son et concernant la couleur » ; Chambry : « Prenons pour exemple le son et la couleur » ; Narcy : « restons-en donc au son et à la couleur »). Or c'est aller trop vite en besogne en passant d'impressions sensibles spécifiques à des abstractions qui ne sont justement pas, en tant que telles, saisies par les sens. Les oreilles ne captent pas le son, mais des sons spécifiques situés dans le temps et l'espace et les yeux ne perçoivent pas la couleur, mais des couleurs spécifiques situées dans le temps et l'espace. Et d'ailleurs le mot utilisé par Socrate pour parler de « couleur » est, non pas chrôma, dont c'est l'un des sens, mais chroa, dont le sens est beaucoup plus concret : chroa signifie au sens premier la surface d'un corps, et en particulier du corps humain, d'où le sens de « peau », et, à partir de là, la teinte de la peau, le teint. Ce mot, rare dans les dialogues (16 occurrences contre 87 pour chrôma) n'apparaît que deux fois dans le Théétète (contre 10 occurrences de chrôma), ici et en 182d3, où il voisine justement avec chrôma dans la même phrase, ce qui peut nous donner un éclairage sur la différence entre ces deux termes voisins : cette phrase intervient dans une analyse de l'affirmation des mobiliste que « tout se meut et s'écoule » (kinetai kai rhei ta panta), où Socrate distingue deux types de mouvements, selon que les choses en mouvement sont transportées (pheromena) ou altérées (alloioumena), avant d'ajouter que s'il n'y avait que transport / translation, on pourrait encore supposer une certaine permanence de ce qui est transporté, mais que « puisque pas même cela ne subsiste, que ce qui s'écoule s'écoule blanc, mais que cela change, si bien qu'il y un écoulement de cela même, la blancheur, et un changement vers une autre teinte (chroan), si bien que celle-ci (la blancheur) ne peut être prise en flagrant délit de stabilité, sera-t-il un jour possible d'attribuer un nom à la couleur (chrôma) de quelque chose de sorte que ce soit appelé correctement ? » (182d1-5). Il emploie chroa (« teinte ») pour parler de la teinte d'un objet blanc particulier (quel qu'il soit) en translation dont la teinte change au fil de cette translation, et chrôma lorsqu'il évoque le problème de donner un nom correct à la couleur (chrôma) de quelque chose, c'est-à-dire lorsqu'il parle de la couleur comme d'une abstraction aux instances desquelles il faut donner des noms. S'il parle ici de chroa (« teint », avec le sous-entendu que ça concerne plus spécialement une peau), en non pas de chrôma en tant que concept, c'est bien parce qu'il a en vue une instance particulière, quelle qu'elle soit, dans laquelle, en prenant les mots dans leur sens premier, il imagine Théétète voyant une personne dont ses yeux détectent le teint de la peau et ses oreilles entendent le son de sa voix (le sens premier de phônè est « son de la voix, voix »). (<==)

(16) Ici encore, il faut prendre garde de ne pas aller trop vite en besogne et de ne pas faire dire aux deux mots amphoterô eston (« l'un et l'autre sont », où eston est la troisième personne du dual de l'indicatif présent du verbe einai (« être »)) plus que nécessaire. Ce qui est en cause ici, ce ne sont pas de profondes considérations métaphysqiues sur l'« Être » et le « Non-Être » (quoi que cela puisse vouloir dire) et pas plus une problématique d'« existence », terme tout aussi creux que celui d'« Être » tant qu'on ne dit pas de quelle « existence » on parle (ce qui disqualifie les traductions par « existent » de Robin et Chambry, et en anglais de Cornford, qui insiste en mettant en italiques « exist »), mais le premier mouvement (« en tout premier lieu » (prôton)) de la pensée de Théétète (« tu penses » (dianoèi)) confronté à des impressions sensibles spécifiques (ce qu'il a devant lui à ce moment) qu'il cherche à identifier individuellement, avant même de se poser la question de savoir si elles ont la même « source » (le teint et le son de la voix de la même personne). Et ce que pense à l'aide de mots (cf. Théétète, 189e4-7, où Socrate définit « penser » (dianoeisthai) comme « un discours (logon) qie l'âme elle-même parcourt tout du long avec elle-même sur ce qu'elle examine ») celui qui réagit à des impressions sensibles qui le frappent dans l'instant et qui, dans un premier temps, les envisage individuellement, c'est, à propos de ce que lui montrent ses yeux, « c'est rouge », ou « c'est vert », ou quelque chose de ce genre avec le nom de couleur pertinent, et, à propos de ce que lui font entendre ses oreilles, « c'est une voix » ou « c'est un cri » ou quelque chose du même ordre avec un nom qualifiant un type de son. Il n'est pas question d'« existence », d'existence de quoi d'ailleurs ? de la couleur particulière que lui montrent ses yeux, qu'il n'a pas encore associée à un « étant » qui pourrait être aussi l'origine du son qu'il entend en même temps ? du bruit que lui font entendre ses oreilles considéré isolément de toute autre sensation transmise par ses autres « organes » ? Si le verbe « être » est employé ici isolément, ce n'est pas pour faire référence à l'Être avec une majuscule, mais pour faire référence au mot qu'il pense pour exprimer dans sa pensée ce qu'il perçoit, ce mot incontournable (cf. Sophiste, 252c2-9) qui, pour Platon, n'a aucun sens par lui-même et ne sert qu'à introduire une « étance » (ousia), c'est-à-dire un attribut (au sens grammatical). Quand Socrate dit ici « tu penses que l'un et l'autre sont », il faut comprendre « ...que l'un et l'autre sont quelque chose » qui, dans chaque cas, est précisé par ce qui suit « sont », dans les exemples ici, un nom de couleur dans un cas, un ou plusieurs mots qualifiant le son entendu, dans l'autre, rien de plus. Et cette pensée « première » induite par les sensations perçues peut prendre un tour plus hésitant mélangeant des « c'est... » avec des « ce n'est pas... » avant de décider de la qualification la plus pertinente (par exemple « ce n'est pas vraiment bleu, ce n'est pas vraiment vert, c'est bleu-vert ») sans que cela implique un quelconque « Non-Être ».
Sur le plan grammatical, il convient de remarquer le fait suivant, concernant le pronom amphoteros (« l'un et l'autre ») qui y apparaît deux fois : la première fois, dans la formule peri amphoterôn (« à propos de l'un et l'autre »), amphoterôn est un génitif induit par la préposition peri, et il peut être considéré comme féminin pluriel parce que renvoyant à phônè (« son (de voix) ») et chroa (« teint »), qui sont tous les deux féminins en grec ; par contre, dans la seconde occurrence, dans la formule amphoterô eston (« l'un et l'autre sont »), il est au duel puisqu'il y a deux sensations en cause, mais non plus au féminin (qui serait amphotera), mais au neutre, ce qui, rétrospectivement, nous invite à nous demander si la première occurrence, amphoterôn, doit être considérée comme un féminin, comme le suggère le genre des deux noms auxquels elle renvoie, ou aussi au neutre, car cette forme au génitif pluriel est commune aux trois genres. Mais ce qui est certain, c'est que la seconde occurrence n'est pas un féminin. Il semble donc que Platon, bien qu'il ait mentionné deux sensations dont il se trouve que le nom est féminin en grec, préfère, en vue d'une généralisation à d'autres perceptions, opter pour le neutre, qui ne préjuge pas du genre des noms qui peuvent leur être donnés, qui est purement conjoncturel et n'implique rien sur elles. Comme le français n'a pas de neutre (sauf avec les pronoms « cela / ça », qui n'existent qu'au singulier), il est impossible de rendre ces nuances en français. Ici, comme les noms français que j'ai utilisés pour traduire phônè et chroa, à savoir « son » et « teint », sont tous deux masculins, j'ai traduit amphoteros par « l'un (masculin) et l'autre (genre indéterminé) ». (<==)

(17) On n'est pas ici au niveau des concepts, des « idées », en train d'affirmer qu'une idée est identique à elle-même et différente de toutes les autres idées, mais au niveau primaire des sensations prises individuellement et des premiers pas de la pensée dans l'interprétation de ces sensations dans la durée. Théétète, ou n'importe qui d'autre, est supposé percevoir un teint de peau et entendre le son d'une voix, et ce que sa pensée constate dans un premier temps, c'est qu'elle perçoit un teint de chair et un son de voix. Elle commence par affirmer en elle-même que ce qu'elle voit est couleur chair et que ce qu'elle entend est une voix. Et aussitôt après, elle prend conscience du fait que la couleur n'est pas la voix, que les deux perceptions, celle des yeux et celle des oreilles, sont bien deux choses différentes l'une de l'autre, mais que par ailleurs, il y a une certaine permanence dans chacune d'elle : la couleur chair qu'elle perçoit a une certaine stabilité, reste sensiblement dans les tons chair et ne passe pas son temps à changer brutalement pour une teinte complètement différente, par exemple passer de chair à vert, puis à bleu, puis à rouge écarlate, puis à noir, puis à blanc, et ainsi de suite dans un ordre totalement aléatoire, et que le bruit de voix qu'elle perçoit reste un bruit de voix tant que celui qui parle continue à parler. Le « même » (tauton) dont il est question ici n'est pas un « même » hors du temps et de l'espace, mais un même dans la durée des perceptions causes des sensations . Cette notion de « même » (tauton) et d'« autre » (heteron) est au fondement de l'individualisation et de la distinction d'« étants » qui frappent nos sens et de la possibilité pour des pesonnes capables de dialegesthai (« dialoguer ») de leur donner des noms rendant possible un logos à leur propos. S'il n'y avait aucune permanence dans ce qui frappe nos sens, si l'esprit n'était pas même capable de disitnguer les différentes sensations que nous éprouvons, il nous serait impossible de fixer notre attention sur quoi que ce soit, de faire émerger une pluralité d'« étants » distincts les uns des autres d'un magma informe de sensations se mélangeant les unes aux autres sans possibilité de les différencier, et donc de faire émerger un langage pour y penser et en parler. Le tauton (« le même ») de Socrate ici fait écho au tauta (« les mêmes ») de République VII, 515b4-5, où il dit, vers le début de l'allégorie de la caverne; parlant des prisonniers pris au fond de la caverne dans des liens qui les empêchent de bouger la tête et même de se voir les uns les autres : « s'ils étaient capables de dialoguer entre eux, les [choses] présentes étant les mêmes (tauta), ne crois-tu pas qu'ils prendraient l'habitude de donner des noms à ces [choses] mêmes qu'ils voient ? ». Le préalable au langage, c'est l'aptitude à reconnaître du même et du autre dans ce qui n'est pourtant qu'une combinaison de flux d'impressions sensible qui sont en perpétuel changement, mais pas en changements si brusques, conséquents et imprévisibles qu'il est impossible d'y détecter la moindre « permanence ». (<==)

(18) Commençons par noter que les deux dont il est ici question, ce ne sont pas deux « choses » distinctes agissant chacune sur tous nos sens, mais ce que nous offre la vue, et elle seule, en tant qu'un teint et ce que nous offre l'audition, et elle seule, en tant qu'un son de voix. Il n'est donc pas question ici de déterminer si un « objet » dont nous percevons la couleur et/ou entendons le bruit est aussi salé, mais de déterminer si ce qui se présente à nous comme une tache de couleur et cela seulement, ou comme un son de voix et cela seulement, est salé ou pas, salé prenant ici la place de « même », « autre », « un », etc., dans la discussions qui a précédé. Et de fait, à aucun moment Socrate n'a encore envisagé la possibilité que la pensée attribue à la même « source », une personne par exemple, le teint de peau que ses yeux perçoivent et le son d'une voix que ses oreilles entendent.
Venons-en maintenant à la sensation spécifique que Socrate prend pour exemple, qu'il associe au qualificatif almuros, dont le sens premier est « salé » (en particulier en parlant de l'eau de mer), ou encore « saumâtre, âcre » ou « amer, piquant » au propre et au figuré. On trouve 9 occurrences de ce mot dans les dialogues, dont 6 dans le Timée, où il est une fois sur deux associé au terme oxus (Timée, 74c7 ; 82e6 ; 85b3), beaucoup plus fréquent dans les dialogues (90 occurrences), dont le sens premier est « aigu, pointu », mais qui prend une multitude de sens analogiques dans différents domaines, dont le toucher (« pointu, piquant »), la vue pour qualifier une lumière ou des couleurs « vives », ou la vue elle-même comme « perçante », l'audition à propos d'une voix ou d'un son « aigu » (comme au début de la section ici traduite, en 184b8), le goût, pour parler d'une saveur « piquante, aigre, acide », l'odorat pour parler d'une odeur très pénétrante, bref, un mot qui peut s'appliquer à tous les sens. Pour revenir au mot almuros, il est intéressant de noter qu'il est utilisé par Socrate dans le Phèdre, en 243d4-5, pour qualifier l'audition du discours de Lysias que vient de lui lire Phèdre d'almuran akoè (« audition amère / saumâtre »), c'est-à-dire qualifier quelque chose qui est de l'ordre de l'audition et non pas du goût (mais de sons non pas « bruts », mais reconnus comme des mots). Pour rester dans le registre du goût, Aristote, dans le passage du De l'âme cité dans la note 1, le définit comme portant sur l'opposition entre l'amer (pikros), et non pas le salé (almuros), et le doux (glukus). Mais dans le Bailly, glukus (« doux ») est donné comme s'opposant tantôt à « amer » (pikros), tantôt à « salé » (almuros), tantôt à « piquant » (drimus), tantôt encore à « acide » (oxus). (<==)

(19) Théétète parle d'un pouvoir (dunamis) de la langue, pas de la langue comme « organe » (organon) (cf. notes 11 et 13). (<==)

(20) Il convient, dans la continuité de la note 18, de s'arrêter un instant sur cet échange et sur la supposée évidence de la réponse de Théétète. Paraphrasons cet échange :
« Socrate.— Supposons que la question de savoir si ce teint ou cette voix est salée ou non ait un sens. Je suis sûr que tu me dirais que tu sais par quoi on détermine ça et que ce n'est ni la vue ni l'audition, mais autre chose.
Théétète (offusqué).— Et pourquoi est-ce que je ne le dirais pas ?!... Bien sûr que je le sais : c'est par le pouvoir qui s'exerce au moyen de la langue ! ».
La question de Socrate est un piège et Théétète tombe dedans tête baissée. En quoi est-elle un piège ? En ce qu'il remplacé des mots désignant des sortes de sensasions, chroa (« couleur » ou « teint », peu importe ici) et phônè (« son »), par un mot désignant une sensation particulière dans une gamme de sensations de même sorte, almuron (« salé »). Or s'il est vrai de dire que ces sont les yeux (et eux seuls) qui détectent la couleur (chroa, singulier à sens collectif impliquant la reconnaissance de toutes les couleurs que le vocabulaire peut distinguer) et les oreilles (et elles seules) qui détectent le son (chroa, là encore singulier à sens collectif impliquant la reconnaissance de toutes sortes de sons distingués dans le langage par des termes distincts, comme « bruit », « parole », « aboiement », etc.), les choses ne sont plus du tout aussi évidentes dès lors que l'on parle d'une sensation particulière distinguée par un mot spécifique, car on est là au niveau de noms qui ne sont pas reconnus par les organes (yeux, oreilles, langue...) qui perçoivent telle ou telle sorte de sensation, mais par quelque chose qui interprète ces sensations et, par comparaison avec des sensations similaires perçues antérieurement et en fonction de son apprentissage plus ou moins poussé d'une langue, leur donne des noms qui permettent de distinguer différentes perceptions d'une même sorte de sensation (sensations perçues par les yeux, ou par les oreilles, ou par la langue...). Entre les deux, on est passé des sensations brutes perçues par des « organes » corporels à des noms qu'on peut leur donner pour différencier les unes des autres les différentes sensations d'une même sorte et qui introduisent de la discontinuité dans des phénomènes le plus souvent continus par le biais de distinctions plus ou moins raffinées selon les groupes humains, les langues qu'ils parlent et les besoins plus ou moins grands qu'ils ont de multiplier ces distinctions dans leurs activités. Ainsi, s'il est vrai de dire que les yeux perçoivent la couleur, il n'est pas vrai, en rigueur de termes, de dire que les yeux perçoivent le bleu, le rouge ou le vert, si l'on entend par là que ce sont les yeux eux-mêmes qui identifient le bleu en tant que bleu, le rouge en tant que rouge et le vert en tant que vert. De même, ce n'est pas l'oreille elle-même qui distingue un la en tant que la d'un do en tant que do, selon une catégorisation parfaitement arbitraire introduisant des discontinuités dans une gamme continue de sons, car cette identification suppose la mémoire de sons de même niveau antérieurement entendus et que les oreilles n'ont pas de mémoire. Et pour tout arranger, le nom choisi par Socrate, almuron (« salé »), comme je l'ai souligné dans la note 18, a un sens relatif aux perceptions gustatives et un sens qualifiant des propos, donc quelque chose qui est perçu par les oreilles. Et ce n'est pas parce que ce sens est un sens « figuré » que cela résoud le problème. La notion de sens « propre » et de sens « figuré » est tout au plus une question de chronologie. Et si des sens « figurés » peuvent apparaître, c'est parce que l'esprit humain trouve certaines similitudes entre des caractéristiques de phénomènes de genres différents (voir le cas d'oxus (« pointu, aigu, piquant... ») qui, au sens premier, caractérise des objets, mais peut qualifier des impressions perçues par tous les sens, et bien d'autres choses encore comme des sentiments ou l'intelligence, l'esprit...). Si les Grecs du temps de Platon, et lui le premier (cf. Phèdre, 243d4-5), sont d'accord pour qualifier d'almuron autre chose que ce qui contient du chlorure de sodium en quantité détectable par la langue, et plus généralement tout ce qui a une goût similaire, et en particulier des propos, c'est-à-dire des sons, comme le font d'ailleurs les Français aujourd'hui avec le mot « salé » qui est un de ses équivalents en français, c'est sans doute qu'ils voient quelques similarités entre les différentes sortes d'impressions en cause, même si elles concernent des sensations perçues par des « organes » différents. On dira que ce ne sont que des questions de mots, mais justement, Platon veut nous faire prendre conscience de ce qu'on n'est capables de caractérises les sensations qu'on éprouve qu'à l'aide de mots, qui sont le résultat de processus complexes faisant intervenir la mémoire et des comparaisons dans le temps et que ce ne sont jamais les organes par lesquels nous percevons ces sensations qui leur donnent des noms. Ce ne sont pas seulement des mots comme « est », « même », « autre », « deux », et les notions auxquelles ils renvoient qui ne sont pas fournis par les organes par lesquels nous percevons des sensations de divers genres, ce sont en fait toutes les qualifications que nous pouvons leur attribuer à l'aide de mots. Et la réponse qu'attendait Socrate sur cet « autre chose » qui n'est ni la vue, ni l'audition, ce n'est pas « C'est la langue », c'est « C'est l'âme », réponse qui ne préjuge pas du sens que l'on donne à almuron (« salé ») et de l'organe par le moyen duquel on perçoit ce qu'on qualifie ainsi (langue ou oreille). Et que le cheminement pour arriver à ce qualificatif soit plus direct dans le cas d'une saveur que dans le cas d'un propos, qui suppose tout un cheminement préalable pour reconnaître un son comme étant des paroles et pour comprendre le sens de ces paroles avant de les quaifier éventuellement de « salées » ne change rien à l'affaire : ce n'est dans aucun des deux cas l'organe par lequel nous percevons la sensation qui peut la qualifier et lui attribuer un nom. Il se contente de fournir des « données » différentes dans chaque cas, dont l'interprétation, qui suppose la mémoire et les notions de « même » et d'« autre », est du ressort d'autre chose, ce que Socrate peu avant a suggéré d'appeler psuchè (« âme », 184d3). (<==)

(21) La formule utilisée par Socrates est Kalôs legeis. Kalôs est l'adverbe construit à partir de l'adjectif kalos, qui veut dire « beau », et non pas « bon » ou « bien ». Que l'adverbe ait fini par assimilation par signifier « convenablement ou « bien » pour les gens du temps de Socrate et Platon pour lesquels « beau » et « bon » étaient inséparables ne doit pas nous faire perdre de vue que l'idée initiale est celle de « beau », et ce que j'ai dit dans la note précédente devrait nous amener à nous demander si Socrate n'est pas ici ironique. Si, comme je le suggère, la réponse donnée par Théétète n'est pas celle qu'attendait Socrate et que son interlocuteur est tombé dans le piège qu'il lui tendait, il peut certes qualifier de « belles » ses paroles sans que cela veuille dire que c'était la bonne réponse. Que Socrate puisse trouver belles les paroles d'un Lysias ou d'un Gorgias (cf. par exemple Gorgias, 460a5) ne veut pas dire qu'il les approuve et qu'elles sont vraies. Mais cette possibilité que ces deux mots soient ironiques est perdue lorsqu'on les traduit par « Bonne réponse » (Diès), « Bien parlé » (Robin) ou « Bien dit » (Chambry, Narcy). (<==)

(22) « Le "est" et le "n'est pas" » traduit le grec to estin kai to ouk esti. En 185a9, Socrate avait dit que, confrontés à une couleur ou à un son, nous pensons que « l'un et l'autre sont » (amphoterô eston). Ici, il complète cette affirmation au moment où il la généralise en mettant à égalité la forme positive « est » (estin) et la forme négative « n'est pas » (ouk esti) comme inséparables. Cela confirme ce que je disais dans la note 16 sur le fait que, pour Platon, « est » et « n'est pas » utilisés sans attribut explicite doivent toujours se comprendre comme sous-entendant un quelque chose, une « étance » (ousia), qu'est ou n'est pas l'« étant » (to on) dont on parle, soit de manière positive (« est »), soit de manière négative (« n'est pas »), qui reste un « étant » dans les deux cas, un « étant » qui n'est pas ce qu'implique l'attribut dans le cas de la négation, mais qui est autre chose pour qu'on puisse percevoir quelque chose de lui et en parler, comme le montrera l'Étranger d'Élée dans le Sophiste. Imaginer qu'un organe puisse percevoir quelque chose relativement à on ne sait trop quel « n'étant pas » au sens absolu, c'est-à-dire n'« existant » pas dans tous les sens que l'on peut donner à « exister », est en effet une absurdité. Ce que veut dire Socrate ici en ajoutant ce « n'est pas », c'est que le même pouvoir qui est capable de percevoir que quelque chose « est » par exemple rouge, est aussi capable de percevoir que ça « n'est pas » bleu, ou vert, ou de percevoir que tel son « est » aigu est aussi capable de percevoir que ce son « n'est pas » grave. Affirmer quoi que ce soit de n'importe quoi, c'est en même temps implicitement nier de ça tout ce qui est incompatible avec ce qu'on en affirme. (<==)

(23) Dans la première partie de cette réplique, Socrate reprend le mot dunamis (« pouvoir / faculté ») utilisé par Théétète dans sa précédente réponse, mot qui avait été introduit par Socrate en 184e8. Dans la seconde partie, il revient au mot organon (« organe »), qu'il utilise au pluriel (organa), sans qu'on sache si ce pluriel vise le fait qu'il pourrait y avoir des organes différents pour des pouvoirs différents ou plusieurs organes pour un même pouvoir, voire en plus plusieurs pouvoirs pour un même organe. Pour la différence entre ces deux termes, on se reportera à la fin de la note 11. Ce changement de vocabulaire reste cohérent avec ce que j'y disais : au début, il envisage un « pouvoir », celui par exemple de dire de quelque chose « c'est (ci ou ça) », sans préjuger justement de ce qui nous rend capable de le dire, et dans la seconde partie, il se demande justement quel(s) « organe(s) » nous en rend(ent) capable.
On notera par ailleurs, dans la continuité de ce que je disais dans la note 1, que les mots que j'ai traduits par « est perçu par nous ce qui est perçu » sont aisthanetai hèmôn to aisthanomenon, dans lesquels on trouve deux formes du verbe aisthanesthai, dont dérive aisthèsis, le mot dont Théétète veut faire la « définition » d'epistèmè (« savoir / sagesse » ?). Socrate n'hésite donc pas à continuer à utiliser ce verbe à propos de notions abstraites qui ne sont associées à aucun des « sens » en particulier, ce qu'il appelle les « communs » (koinon). Et dans sa réponse, Théétète reprend ce même verbe pour reformuler la question de Socrate sous la forme « à travers / par le moyen de laquelle des [parties] du corps nous pouvons bien [le] percevoir par l'âme ? » (dia tinos pote tôn tou somantos tèi psuchèi aisthanometha), n'hésitant pas à suggérer que l'âme « perçoit » par la médiaton du corps. Cela confirme que la traduction d'aisthèsis par « perception » est préférable à celle par « sensation ». (<==)

(24) Le texte grec que je traduis presque littéralement et en respectant la présence ou l'absence d'article par « Tu parles d'étance et du ne pas être, et de ressemblance et de dissemblance et du l'même et du autre » est ousian legeis kai to mè einai kai homoiotèta kai anomoiotèta kai to tauton te kai to heteron (mot à mot : « étance tu_parles_de et le pas être et ressemblance et dissemblance et le l'même aussi et le autre »). Socrate utilisait des exemples concrets et employait des verbes conjugués (« l'un et l'autre sont (eston) », « le "est" (estin) et le "n'est pas" (ouk esti) » et des adjectifs (autre (heteron), l'même (tauton, forme attique contracte de to auto), deux (duo), un (hen), dissemblable (anomoiô), semblable (homoiô)). Théétète généralise en remplaçant verbes et adjectifs par des substantifs, sauf pour « n'est pas », pour lequel il n'a pas à sa disposition de substantif équivalent à ousia (« étance ») par rapport à estin (« est ») et se contente donc de substantiver la forme verbale ouk esti (« n'est pas ») sous la forme to mè einai (« le ne pas être ») : il parle de ressemblance (homoiotès) et de dissemblance (anomoiotès) là où Socrate parlait de semblable (homoios) et de dissemblable (anomoios) et du l'même (to tauton, dans lequel l'article est redondé puisque tauton contient déjà, dans le tau initial, l'article contracté, d'où ma traduction par « l'même » pour rendre cela sensible en français) et du autre (to heteron) là où Socrate parlait de « même » (tauton, compris comme un adjectif malgré la présence oubliée de l'article contracté, comme le montre justement le fait que Théétète éprouve le besoin d'ajouter un article explicite pour le susbstantiver) et de « autre » (heteron), et introduit aussitôt aprrès le concept de « nombre » (arithmon) là où Socrate utilisait « un » (hen) et « deux » (duo) comme de simples adjectifs qualifiant le résultat d'un comptage dans chaque cas particulier. En cela il ne fait que continuer avec Socrate ce qu'il disait au début du dialogue avoir entrepris avec Théodore, à savoir, généraliser un problème d'arithmétique que celui-ci avait présenté sur des exemples en « inventant » un vocabulaire pour l'occasion en donnant un sens nouveau (arithmétique) à des mots existant, soit dans le registre de la géométrie, tetragônon (« carré », étymologiquement « qui a quatre angles »), isopleuron (« équilatéral », étymologiquement « qui a des côtés égaux »), promèkès (« oblong », c'est-à-dire « plus long que large »), soit dans d'autres registres plus généraux, comme mèkos (« longueur ») et dunamis (« puissance ») (cf. Théétète, 147d4-148b3).
Mais le premier des substantifs qu'il utilise, celui qui généralise ce à quoi fait référence Socrate lorsqu'il emploie le verbe estin (« est »), ousia (« étance »), interroge lorsqu'il est utilisé par le jeune Théétète en ce sens. Ce mot est un substantif formé par adjonction du suffixe -ia, qui indique l'action, à la forme féminine ousa du participe présent du verbe einai (« être »), formation que rend parfaitement en français le mot « étance » que j'utilise pour le traduire (et que rendait parfaitement en latin le mot essentia qu'avait forgé Cicéron pour le traduire en latin, formé sur l'infinitif esse (« être ») à défaut du participe présent, qui n'existe pas en latin, mais que ne rend plus sa transcription en français « essence », à la fois parce qu'en français, on perd la relation au verbe « être » si l'on n'est pas latiniste, ce qui est le cas d'un nombre de plus en plus grand de francophones, et parce que ce mot tire avec lui des siècles de commentaires plus influencés par Aristote que par Platon, ce qui, comme on va le voir dans la suite de cette note, rend difficile de comprendre Platon). Selon les dictionnaires, ousia a un sens « usuel » et un sens « philosophique ». Dans son sens « usuel », il signifie « biens, fortune, richesse, avoirs (en particulier fonciers, mais pas seulement) », sens relativement éloigné du sens étymologique lié au verbe « être » (einai), qui semble en avoir dérivé à partir de l'idée qu'une personne « est » (einai) ce qu'elle possède (echein), que ce sont ses possessions, ses avoirs, sa plus ou moins grande fortune, qui définissent sa « valeur » et donc sa postion dans la société (c'est d'ailleurs cette idée que combat Platon, en particulier dans la République ; cf. note 44 à ma traduction du début de la République). Le sens que l'on appelle aujourd'hui « philosophique » d'ousia, et qui est en fait plus proche de son sens étymologique, quant à lui, nous est principalement connu par les ouvrages de Platon et Aristote (ce qui lui vaut son appellation de sens « philosophique ») et n'a laissé aucune trace dans les textes qui nous sont parvenus d'auteurs antérieurs à Platon, ce qui fait qu'il nous est pratiquement impossible de savoir si ce mot avait un ou des sens plus en lien avec son étymologie avant Platon et, si c'est le cas, quel(s) il(s) pouvai(en)t être. Et pour tout arranger, la tradition a compris ses sens « philosophiques » (« essence, substance, être, existence... ») à partir d'interprétations des textes d'Aristote en projetant rétroactivement sur les textes de Platon les sens résultant d'analyses faites par Aristote, qui ne reflètent que très partiellement, voire pas du tout, le ou les sens que Platon donnait à ce mot, conduisant à des compréhensions fautives des textes de Platon.
Pour Platon en effet, le verbe einai (« être ») n'a aucun sens par lui-même, et surtout pas celui d'« exister » qui ne veut rien dire tant qu'on ne dit pas de quelle existence on parle (un mot « existe » dans un dictionnaire, une chimère « existe » comme animal fantastique dans des poèmes, des peintures et des sculptures, un concept ou une idée « existe » au moins dans la pensée de celui ou celle qui y pense...), il sert seulement à faire le lien entre un sujet, qu'on peut de ce fait appeler un « étant » (on) en ce qu'il « est » le sujet d'une attribution à l'aide du verbe einai (« être »), comme on pourrait appeler un « parlant » quelqu'un qui est le sujet du verbe « parler » dans une phrase ou un « dormant » quelqu'un qui est le sujet du verbe « dormir », et un ou des « attributs », exprimés par un ou plusieurs mots, qui consituent donc une ou des « étances » (ousiai). C'est ce que les grammaires et dictionnaires appellent le sens copulatif. Lorsqu'einai (« être ») est utilisé de manière « absolue », c'est-à-dire sans attributs, c'est que ces attributs soit peuvent se déduire du contexte, par exemple dans des oppositions entre être (einai) et devenir (gignesthai) ou entre être (einai) et paraître (phainesthai, dokein...), soit sont sous-entendus. J'ai montré dans la note 16 que c'était bien le cas dans la formule amphoteron eston (« l'un et l'autre sont ») utilisée par Socrate en 185a9, où le « sont » suppose dans un cas un nom ou une formule décrivant le son entendu et dans l'autre le nom de la couleur perçue par la vue. Que le verbe einai (« être ») n'ait pas de sens par lui-même, c'est ce que cherche à faire comprendre la définition qu'en donne l'Étranger d'Élée en Sophiste, 247d8-e4, « définition » pour une fois revendiquée comme telle par Platon (c'est la seule fois dans tous les dialogues où Platon dit explicitement qu'il propose une définition en la qualifiant comme telle (horos en 247e3)) qui réussit le fait d'arme de ne poser aucune limite à ce qui peut y satisfaire, alors même que le mot qui signifie « définition », horos, signifie au sens premier « borne, limite » : « Je dis donc ce qui possède la moindre puissance, ou pour agir sur une quelconque autre créature, ou pour subir le plus minime [effet] de la part de la plus insignifiante, et même seulement pour une seule fois, tout cela [je le dis] être à la manière d'un étant (« à la manière d'un étant » est la traduction littérale de l'adverbe ontôs construit sur le participe présent on, ontos du verbe einai (« être »), habituellement traduit par « réellement », traduction qui masque le caractère redondant de l'expression ontôs einai en grec) ; car je pose comme définition de définir les étants par le fait que ce n'est pas autre chose que puissance. » (legô dè to kai hopoianoun tina kektèmenon dunamin eit' eis to poiein heteron hotioun pephukos eit' eis to pathein kai smikrotaton hupo tou phaulotatou, kan ei monon eis hapax, pan touto ontôs einai: tithemai gar horon horizein ta onta hôs estin ouk allo ti plèn dunamis.). C'est aussi ce qui explique qu'en Sophiste, 262c2-5, lorsque l'Étranger explicite les conditions minimales pour qu'un logos soit porteur de sens, qui est qu'il doit décrire l'activité (praxis) ou l'inactivité (apraxia) d'un sujet au moyen d'un verbe, il est contraint de faire un cas particulier pour les phrases construites avec le verbe einai (« être ») précisément parce que lui n'implique ni activité, ni inactivité, en ajoutant « [ou] l'étance d'un étant [ou] d'un n'étant pas (sous-entendu « ça ») » (ousian ontos [è] mè ontos, Sophiste, 262c3), qu'on peut reformuler ainsi : « ou l'attribution ou la négation de la pertinence d'un attribut relativement à un sujet ». L'ousia (« étance ») est toujours l'ousia d'un « étant » (on), c'est-à-dire d'un « sujet » (au sens grammatical) particulier qui peut être n'importe quoi, mais elle ne dit pas nécessairement tout sur lui / elle / ça. Selon les contextes, le sens d'ousia (« étance ») peut évoluer de celui de simple « attribut » (au sens grammatical), qui dit quelque chose du sujet (par exemple « Alcibiade est beau » ou « le manteau de Socrate est blanc » ou « le bon est bénéfique »), sens qui est celui qu'il a dans les propos de l'Étranger que je viens de citer et qui peut concerner aussi bien une affirmation (« Alcibiade est beau ») qu'une négation (« Socrate n'est pas beau »), c'est-à-dire aussi bien l'attribution de cette « étance » au sujet que la négation de sa pertinence pour ce sujet, à celui d'« étance » de ce sujet particulier en tant que ce qui répond le mieux à la question « c'est quoi ? » (ti estin) à son sujet, qui, de ce fait, ne peut le plus souvent pas se réduire à un seul mot (c'est le sens qu'a le plus souvent le mot ousia quand c'est lui qui est utilisée dans une phrase à propos d'un sujet déterminé et qu'on n'est pas dans des considérations « grammaticales » comme celles de l'Étranger du Sophiste). Mais ce qu'il est important de bien voir, c'est que, chez Platon, sauf quand on est dans des considérations strictement grammaticales où il utilise le mot dans le sens d'« attribut », le mot ousia (« étance ») ne perd jamais complètement son lien avec le sens usuel de « biens, avoirs, fortune », c'est-à-dire avec l'idée de « valeur » sous-jacente : l'ousia (« étance ») de quoi que ce soit, c'est tout ce qui lui donne sa valeur, ce en quoi il est plus ou moins « bon » (agathon), ce qui explique qu'en République VI, 509b6-10, en conclusion de la mise en parallèle du bon et du soleil, il puisse affirmer que « [le] bon n'est pas ousia, mais encore au-delà de l'ousia », voulant dire par là que le bon (to agathon) étant ce par rapport à quoi se mesure la valeur (ousia) de toutes choses, il ne fait pas nombre avec ce qu'il sert à mesurer. En fait, tout l'effort de Platon au fil des dialogues est de proposer une philosophie qui ne soit pas fondée sur une « ontologie », c'est-à-dire sur un discours (logos) sur l'étant (to on) prétendant le plus souvent faire un tri entre ce qui « est » et ce qui « n'est pas » et donc donner un sens au vebe einai (« être ») en lui-même, mais sur une réflexion préalable sur le logos, qui est l'outil au moyen duquel s'explicite toute philosophie, sur la manière dont il peut nous donner accès à autre chose que les mots qui le composent en tant que phénomènes sonores ou graphiques, nous permettre, en en maîtrisant le pouvoir (hè tou dialegesthai dunamis, cf. République VI, 511b4) et en en connaissant les limites, d'interagir les uns avec les autres de manière efficace et productive et de comprendre, dans les limites de ce que permet l'intelligence humaine, le monde dont nous sommes une partie, l'une des finalités ultimes de cette réflexion sur le logos étant justement de comprendre le rôle qu'y joue le verbe einai (« être »), pratiquement incontournable dans toute tentative de comprendre et d'expliquer le monde (cf. Sophiste, 252c2-3), mais qui n'est en fin de compte qu'un outil linguistique sans signification propre, seulement destiné à établir ou nier des liens entre des « étants » (onta) et des « étances » (ousiai) (cf. Sophiste, 262c3), dans un « outil » (le logos) qui ne nous permet que d'établir des liens entre « étants », c'est-à-dire entre sujets de discours, pas de connaître les « étants » individuellement tels qu'il sont en eux-mêmes en dehors des discours sur eux (un mot tout seul ne nous apprend rien sur ce qu'il désigne si nous n'avons pas préalablement établi de relations entre ce mot et des sensations perçues ou entre ce mot et d'autres mots, comme le montre le fait que si j'entends un mot isolé d'une langue que je ne comprends pas, je suis incapable de savoir ce qu'il signifie). Dans cette perspective, il veut nous faire comprendre que toutes les tentatives de donner un sens propre à einai (« être »), un sens qu'on dirait aujourd'hui « existentiel », sont vouées à l'échec et ne peuvent conduire qu'à des élucubrations sophistiques dont le meilleur exemple nous est donné par le « jeu laborieux » du Parménide, car le vebe einai (« être ») ne peut avoir de sens quand il est utilisé seul, sans attribut(s) explicite(s) que pour autant qu'on lui suppose des attributs implicites (par exemple vivant, ou matériel, ou visible, ou tangible, ou éternel, ou intelligible, ou...) et que, dès lors qu'on ne précise pas ces attributs implicites, c'est la porte ouverte à tous les sophismes et à toutes les incompréhensions (dans le Parménide, Parménide ne précise jamais quel sens il donne à esti (« est ») dans ses hypothèses successives et il le change sans prévenir d'une hypothèse à une autre, ce qui explique qu'il puisse arriver à des conclusions opposées les unes aux autres avec la même rigueur logique dans tous les cas).
Aristote, pour sa part, n'a jamais admis cette approche de Platon et cette compréhension du verbe einai (« être ») comme simple outil linguistique. Pour lui, « il est une certaine science qui examine l'étant en tant qu'étant et les [propriétés] lui appartenant en tant que tel » (estin epistèmè tis hè theôrei to on hèi on kai ta toutôi huparchonta kath' hauto, Aristote, Métaphysique, Γ, 1003a21-22). En disant cela, il suggère que le simple fait de qualifier quelque chose d'« étant » (on) sans autres précisions implique certaines choses à son sujet, qu'il entend établir par une science spécifique, dont il précise aussitôt après qu'elle n'est aucune des sciences qui sont dites « particulières » (en merrei legomenôn), c'est-à-dire qui ne s'intéressent qu'à une partie des étants, et cette « science », qu'on appellera « métaphysique » après lui, est pour lui la plus haute de toutes les sciences. Mais, s'il rejoint Platon pour admettre qu'il est fondamental de bien comprendre comment fonctionne le logos, il aborde cette étude avec un a priori, qui est justement qu'einai (« être ») a un sens par lui-même et là où Platon dit qu'einai n'a aucun sens par lui-même, lui rétorque que « l'étant se dit en plusieurs sens, comme nous l'avons expliqué auparavant dans les [propos / discours / ouvrages...] sur la multiplicité des sens » (to on legetai pollachôs, kathoper dieilometha proteron en tois peri tou posaxhôs, Métaphysique, Z, 1028a10-11), ajoutant aussitôt qu'« il signifie d'une part le ce que c'est et un certain ça, d'autre part la qualité ou la quantité (« qualité » et « quantité » sont des paraphrases interprétatives de termes qui, en grec, sont les pronoms interrogatifs qui posent la question correspondante : poion pour la qualité, qui signifie « de quelle nature ? » et est l'équivalant grec du latin qualis, dont dérive « qualité » ; poson pour la quantité, qui signifie « combien grand / nombreux ? » et est l'équivalant grec du latin quantus, dont dérive « quantité ») ou chacun des autres [prédicats / attributs] ainsi attribués » (sèmainei gar to men ti esti kai tode ti; to de poion è poson è tôn allôn hekaston tôn outô katègoroumenôn, Métaphysique, Z, 1028a11-13), renvoyant à une liste de « formes de l'attribution » (tas schèmata tès katègorias) décrivant de combien de manières « le "être" signifie » (to einai sèmainei) que l'on trouve en Métaphysique, Δ, 1017a22-27 sous la forme « les ce que c'est ou les qualités ou les quantités ou les relations (comme « qualité » et « quantité », « relation » interprète un simple pronom en grec, ici pros ti, qui signifie « en relation avec quoi ? ») ou les agir ou subir ou les où (lieu) ou les quand (temps) » (ta men ti esti, ta de poion, ta de poson, ta de pros ti, ta de poiein è paschein, ta de pou, ta de pote), mais aussi de manière plus complète et légèrement différente en Catégories, 1b25-27, où elle est présentée comme décrivant ce que peut signifier (semainei) « chacun des propos tenus sans aucune combinaison » (tôn kata mèdemian sumplokèn legomenôn hekaston), c'est-à-dire en gros des mots isolés ne formant pas une proposition combinant des noms et des verbes, sous la forme « ou étance ou quantité ou qualité ou relation ou où ou quand ou être_dans_une_position (un seul verbe à l'infinitif en grec) ou avoir ou agir ou subir » (ètoi ousian è poson è poion è pros ti è pou è pote è keisthai è echein è poiein è paschein), et aussi en Topiques, I, IX, 103b20-24, comme définissant « les genres d'attributions » (ta genè tôn kathègoriôn), sous la forme « ce que c'est, quantité, qualité, relation, où, quand, être_dans_une_position (un seul verbe à l'infinitif en grec), avoir, agir, subir » (ti esti, poson, poion, pros ti, pou, pote, keisthai, echein, poiein, paschein), reprise quelques lignes plus loin, lorsqu'Aristote dit que « celui qui désigne le ce que c'est tantôt une étance qu'il désigne, tantôt une qualité, tantôt l'une quelconque des autres attributions » (ho to ti esti sèmainôn hote men ousian sèmainei, hote de poion, hote de tôn allôn tina katègoriôn). Comme on peut le voir, ce que liste ainsi Aristote comme les multiples sens que peut prendre le verbe einai (« être »), qu'il désgne par le mot katègoria, devenu « catégorie » en français, dont le sens étymologique est « ce qui est dit (agoreuein) à propos de (kata) » et dont la traduction en ce sens est initialement « attribut » (dans un sens pas exclusivement grammatical) avant qu'on l'ait françisé en « catégorie » quand il s'agit de traduire Aristote, et qu'il désigne soit par les pronoms interrogatifs qui posent la question à laquelle répond ce qui entre dans cette « catégorie », soit par un verbe très générique, n'est en fait qu'une « catégorisation » des sens possible de ce qu'introduit le verbe einai (« être ») et non pas du verbe lui-même, et plus généralement, comme le précise le passage cité des Catégorie, des sens possibles de mots ou groupes de mots pris isolément. Mais ce qu'il convient de constater, c'est que là où Platon utilisait l'expression to on (« l'étant ») pour désigner le sujet quelqu'il soit, et ousia (« étance ») pour désigner l'attribut quel qu'il soit, Aristote introduit un vocabulaire grammatical avec les mots katègoria (ou to katègoroumenon) pour désigner l'attribut et to hupokeimenôn, étymologiquement « ce qui est placé dessous », pour désigner le sujet (mot qui est la transposition en français de l'équivalent latin d'hupokeimenon, subjectus, « ce qui est mis sous »), sans rapports étymologique avec einai (« être »), ce qui lui laisse libres les expressions to on (l'étant ») et hè ousia (« l'étance »), la première pour faire référence à l'ensemble des multiples sens qu'il suppose au verbe et la seconde au contraire pour en faire l'une des « categories » (parfois appelée aussi « le quoi c'est » (to ti esti) ou encore to ti èn einai (« le fait d'être ce qu'on était »)) et donc en restreindre le sens et faire référence à ce qui correspond au sens qu'a pour lui einai pris isolément, le sens « existentiel », ce qui conduit à la traduction par « substance », « essence » ou « existence ». Ainsi, en Métaphysique, Δ, 1017b10-14, il définit ousia comme « les corps simples comme terre et feu et eau et ceux qui sont tels, et en général les corps et les êtres vivants et divins composés de ceux-ci et leurs parties » (ousia legetai ta te apla sômata, hoion gè kai pur kai hudôr kai hosa toiauta, kai holôs sômata kai ta ek toutôn sunestôta zôia te kai daimôna kai ta moira toutôn), ajoutant que « toutes ces [choses], c'est dit ousia parce que ce n'est pas dit sur un sujet, mais les autres [sont dites] sur elles » (apanta de tauta legetai ousia hoti ou kath' hupokeimenou legetai, alla kata toutôn ta alla), et en Catégories, 2a11-14, il définit ousia comme « ce qui est dit le plus proprement et en premier et principalement, ce qui ni n'est dit sur un certain sujet ni n'est dans un certain sujet » (ousia de estin hè kuriôtata te kai prôtôs kai malista legomenè, hè mète kath' hupokeimenou tinos legetai mète en hupokeimenôi tini estin), en donnant comme exemples « cet homme particulier ou ce cheval particulier » (ho tis anthrôpos è ho ti hippos). Mais cette compréhension d'ousia se situe au niveau du sujet individuel. Or, en Métaphysique, B, 999b1-4, Aristote écrit que « si donc il n'est rien en dehors des particuliers, rien ne serait intelligible mais tout [serait] sensible / perceptible et [il n'y aurait] science / savoir de rien, à moins qu'on dise que la sensation / perception est science / savoir » (ei men oun mèden esti para ta kath' hekasta, outhen an eiè noèton alla panta aisthèta kai epistèmè oudenos, ei mè tis einai legei tèn aisthèsin epistèmèn). Pour rendre la science possible, il est donc contraint d'introduire un sens d'ousia qui ne soit pas limité à l'individuel, ce qui le conduit à ajouter : « mais sont dites en second lieu ousiai les espèces (eidè) auxquelles appartiennent les ousiai dites en premier, celles-là et aussi les genres (genè) de ces espèces (eidè). Par exemple, cet homme particulier appartient à l'espèce (eidos) de l'homme et le genre (genos) de l'espèce (eidos) est l'animal. Donc secondes sont dites ces ousiai, comme l'homme et l'animal » (deuterai de ousiai legontai, en hois eidesin hai prôtôs ousiai legomenai huparchousin, tauta de tai tôn eidôn toutôn genè, hoion ho tis anthrôpos en eidei men huparchei tôi anthrôpôi, genos de tou eidous esti to zôion, deuterai oun autai legomenai ousiai, hoion ho te anthrôpos kai to zoion, Categories, 2a14-19).
Cette double définition est particulièrement intéressante quand on la rapproche des propos de l'Étranger dans le Sophiste évoquant le « combat de géants » (gigantomachia, Sophiste, 246a4) que se livrent selon lui, à propos précisément de l'ousia (« étance »), deux familles de penseurs qu'il qualifie respectivement de « fils de la terre » (gègeneis, 248c2) et d'« amis des eidè » (tous tôn eidôn philous, 248a4-5), caractérisant les premiers comme « definissant comme la même [chose] corps et étance » (tauton sôma kai ousian horizomenoi, 246b1) et les seconds comme « soutenant avec force que certains eidè intelligibles et incorporels sont la véritable étance » (noèta atta kai asômata eidè biazomznoi tèn alèthinèn ousian einai, 246b7-8) : on pourrait en effet penser qu'Aristote, avec sa double définition d'ousia, met un terme à ce combat de géants que n'aurait pas su arrêter Platon par la voix de l'Étranger d'Élée, puisque la première définit le premier type d'ousia comme corps (sômata) et la seconde définit le second type d'ousia comme eidè, semblant ainsi pouvoir mettre tout le monde d'accord, mais il n'en est rien, car ce que reproche Platon aux uns comme aux autres par la voix de l'Étranger, ce n'est pas leur manière de définir ousia (« étance »), mais le fait de poser des restrictions, quelles qu'elles soient, sur ce qui peut prétendre à l'appellation d'ousia (« étance ») alors même que, pour poser ces restrictions, ils doivent parler de ce à quoi ils refusent l'« étance » en utilisant à leur sujet le verbe einai (« être »), même si c'est dans une formulation négative, ce qui n'en fait pas moins des « étants » (onta) et donc leur suppose une « étance » (ousia), simplement des « étants » qui ne sont pas quelque chose, mais qui n'en sont pas moins autre chose et ont donc une « étance » (ousia) (c'est en cela que Platon n'est pas un « ami des eidè » et renvoie dos à dos les deux groupes en se situant au-dessus de la mêlée). Or, avant d'arriver à cette double définition qui semblerait pouvoir mettre tout le monde d'accord, Aristote à commencé par « catégoriser » différents sens d'einai (« être ») en inventant un vocabulaire nouveau consistant ici à remplacer ousia par katègoria pour désigner ce qui est introduit par le verbe einai (« être »), de manière à laisser libre le mot ousia (« étance ») pour en faire l'une de ces « catégories » et donc de refuser le qualificatif d'ousia (« étance ») à toutes les autres « catégories / attributions », supposées impliquer einai (« être ») dans un autre sens, alors même qu'elles sont bien des attributions faites au moyen du verbe einai (« être »), donc des « étances » (ousiai au sens étymologique, fait qui est masqué en français dès qu'on traduit ousia par autre chose qu'« étance »), et que ce n'est pas einai (« être ») qui change de sens en fonction des attributs qu'il introduit, mais ces attributs qui décrivent des « étances » (ousiai) de différentes natures (les fameuses « catégories » que liste Aristote), mais qui sont dans tous les cas des « étances » (ousiai), sans que cela donne un quelconque sens spécifique à einai (« être ») dans chaque cas. L'erreur d'Aristote aux yeux de Platon, c'est d'avoir choisi de donner à l'une des « catégories » qu'il inventoriait (de manière pertinente) un nom, ousia (« étance ») dérivé du verbe einai (« être ») ce qui impliquait qu'il donnait à ce verbe un sens par lui-même qui devait se retrouver pour lui dans ousia (« étance ») et déterminer les spécificités de la catégorie à laquelle il donnait ce nom. Et le fait de vouloir par ce même nom désigner, non pas une seule « catégorie » d'attribution, mais deux choses complètement différentes, l'une de l'ordre de l'individualité, l'autre de l'ordre de l'espèce, loin de concilier deux visions antagonistes, ne faisait que compliquer les choses, car ce n'est pas au moment où l'on cherche à distinguer des « catégories » différentes d'attributs en leur donnant des noms différents qu'il faut créer l'ambiguïté sur l'un de ces noms, surtout lorsque c'est celui auquel on entend donner le plus de poids ! Le résultat, c'est qu'en cherchant à clarifier les choses, il a fait de l'ousia telle qu'il cherchait à la redéfinir la catégorie la plus fumeuse et ambiguë de toutes.
En fin de compte, ce que veut faire comprendre Platon, c'est que se battre sur le ou les sens d'einai (« être ») est un jeu stérile qui veut donner à un fait de langue une portée « existentielle » qu'il n'a pas, faute d'avoir bien compris les relations entre les mots et ce qu'ils sont (ou pas) censés désigner. Si ce débat est stérile, c'est pour lui parce qu'il cherche à donner du sens à un mot qui n'en a pas, ou qui peut avoir celui ou ceux qu'on veut, puisque justement il n'en a aucun par lui-même, et que ce n'est donc pas par ce chemin qu'on peut résoudre des problèmes de compréhension du monde qui nous entoure qui sont de vrais problèmes : ce n'est pas en choisissant le mot ayant la plus grande extension de tous puisqu'il peut s'utiliser à propos d'absolument n'importe quoi dont on peut parler qu'on va pouvoir mieux distinguer les choses les unes des autres et la solution consistant à donner plusieurs sens à un même mot n'est pas la meilleure pour nous aider à distinguer les choses les unes des autres. Et surtout, ces débats sur einai (« être »), on (« étant ») et ousia (« étance ») nous détournent du vrai débat qui devrait mériter notre attention et tous nos efforts, qui n'est pas de faire le tri entre des « choses » qui « existeraient » (quoi que cela puisse vouloir dire) et des choses qui « n'existeraient pas » alors que pour mener ce débat il faut faire « exister » tout ce dont on parle comme au moins des mots dans des logoi, mais de chercher à déterminer ce qui est bon (agathon) pour nous, êtres destinés à vivre en société, à la fois sur le plan individuel et d'un point de vue collectif.
Le problème d'Aristote, c'est qu'il pense pouvoir rendre compte adéquatement du monde avec des mots et des logoi, sans réaliser que les mots n'étant pas ce qu'ils désignent, ils ne peuvent nous donner accès qu'à une image du réel qui ne pourra jamais être parfaite. Et même les relations que l'on cherche à traduire dans des logoi ne peuvent adéquatement représenter les relations entre les « étants » puisqu'elles expriment des relations entre des mots qui ne sont jamais parfaitement adéquats à ce qu'ils cherchent à désigner, qui n'est pas fait de mots. Or c'est précisément cet écart que Platon, qui, lui, avait parfaitement compris que les mots ne sont pas les « choses », et en avait tiré toutes les conséquences, a cherché à mettre en évidence (avec des mots) en proposant un modèle à trois niveaux :
- le plan des mots, auquel chacun associe des eidè (« apparences, formes, genres, espèces, sortes... », l'important n'est pas de trouver la « bonne » traduction, mais de comprendre ce que Platon met derrière le mot, quelle que soit sa traduction en français, à partir des différences qu'il met en évidence avec d'autres mots voisins, principalement idea), pour leur donner sens, eidè qu'il fait évoluer tout au long de sa vie au fur et à mesure qu'il passe d'une approche exclusivement visuelle dans la première enfance, lorsqu'il apprend à parler, où les mots ne sont associés qu'à des « images » qui lui sont fournies par la vue, à une compréhension de plus en plus « conceptuelle » où il se débarrasse progressivement des critères visuels pour les remplacer par des critères d'ordre intelligible (c'est le cheminement décrit par l'allégorie de la caverne) ;
- le plan des « réalités » dont ces mots et les eidè qu'on y associe cherchent à donner une image, les « ça-même » (ta auta) / pragmata (« faits, choses ») / étants (onta) qui activent nos sens et suscitent notre activité mentale et les logoi qui cherchent à en rendre compte et à les comprendre ;
- et, entre les deux, le plan de ce qu'il appelle les ideai (la traduction en français par « idées » est peut-être encore la moins mauvaise dans cette manière de le comprendre), qui ne sont ni les eidè, créations de l'activité intellectuelle de chacun et différents d'une personne à une autre et, pour une même personne, d'un instant de sa vie à un autre, ni les « ça-même » tels qu'ils sont en eux-mêmes, mais ce que l'intelligence humaine (noûs) en tant que telle est capable, avec l'aide des sens, d'en appréhender, qui constitue donc la cible (lointaine) des eidè que chacun se construit et ajuste au fil du temps (représentée dans l'allégorie de la caverne par les astres du ciel, qui se ressemblent tous en tant que points lumineux, à une ou deux exceptions près, la soleil et la lune, et ne peuvent se différencier les uns des autres que par leur position relative les uns par rapport aux autre dans un tout que constitue le ciel), ideai dont l'« existence » est confirmée par le fait que les hommes arrivent tant bien que mal à se comprendre avec des mots et à coopérer de manière efficace dans de nombreux cas grâce au dialogue (to dialegesthai) : si je commande à un menuisier parlant la même langue que moi ce qui, dans cette langue, est désigné par le mot « lit », je suis confiant dans le fait que ce qu'il me livrera correspondra bien à une instance de ce que j'ai dans l'esprit en utilsant le mot « lit », alors que nous n'avons pas construit, lui et moi, notre compréhension de ce mot (l'eidos que nous y associons) sur la même expérience.
De ce modèle, Aristote, incapable de distinguer le plan des mots et du logos du plan de la « réalité », et pour qui le seul problème est celui de la bonne « définition » des mots pour les rendre adéquats au réel et du bon usage du raisonnement au moyen de ces mots bien définis pour rendre compte des relations de cause à effet dans le monde réel, a retenu le terme d'eidos pour en faire ce qui, dans le réel, est partagé par une pluralité et justifie le nom commun qu'on donne aux éléments de cette pluralité (on parlerait aujourd'hui d'ADN dans le cas des vivants, lui parle de « forme » qui, dans chaque individu, vient « informer » la matière pour donner à chaque individu qui résulte de ce processus la « forme » commune à l'« espèce », « forme » et « espèce » étant deux des traductions possibles d'eidos, en particulier chez Aristote), c'est-à-dire qu'il a fait de ce qui n'était chez Platon que le produit d'une activité mentale des hommes (et d'eux seuls, en tant que seuls dotés de logos), un composant du réel qui n'est plus la production des hommes, prenant acte des similarités observées, par les sens et par l'esprit, entre individus multiples partageant des caractéristiques communes, mais une partie constitutive de chaque individu de l'« espèce ». Le résultat de cette approche, c'est qu'il n'a plus besoin des ideai, puisque ses eidè ne dépendent plus de la compréhension de chacun et sont devenus une composante des « ça-même ».

Si l'on en revient maintenant au problème qui a initié tout ce long développement sur le ou les sens d'ousia chez Platon et Aristote, la question de savoir quel sens Théétète pouvait donner à ce mot, qu'il emploie ici pour la première fois dans le dialogue, et de qui il avait pu l'apprendre en ce sens, deux options s'offrent à nous : comme il est peu probable que ce soit de Théodore que, dans des « leçons » portant plutôt sur l'arithmétique, la géométrie et l'astronomie (cf. Théétète, 145a6-9 et c7-d2) que sur la philosophie, comme le montrent son peu d'empressement à prendre la défense de Protagoras sur des questions plus « philosophiques » (cf. Théétète, 164e2-165a3) et la manière dont il a gobé la caricature de philosophe que lui a servie Socrate au milieu du dialogue, il ait appris un sens d'ousia autre que le sens usuel dans lequel Socrate (en 144c7) et Théodore (en 144d2) l'emploient dans la présentation par ce dernier à Socrate de Théétète (hors la présence de celui-ci) pour parler de la fortune dont il avait hérité et que ses tuteurs ont dilapidée, soit il reprend un mot qu'il a entendu utilisé per Socrate dans la conversation qui a précédé en le prenant dans le sens qu'il pense que lui donnait Socrate dans ces propos, soit le mot avait dès avant Platon un sens autre que celui de « biens, fortune, avoirs », un sens plus proche de son étymologie et suffisamment usuel pour qu'à son jeune âge, il en ait eu connaissance.
Commençons donc par voir quel usage Socrate a fait de ce mot dans ce qui a précédé lorsqu'il ne l'utilise pas dans son sens usuel comme en 144c7. Les occurrences antérieures d'ousia (« étance ») dans ses propos sont au nombre de six et sont les suivantes :
(1) 155e7 : avant de se lancer dans l'examen de la théorie mobiliste selon laquelle tout est en mouvement, Socrate évoque ceux qu'il qualifie de « non-initiés aux mystères » (hoi amuètoi) qu'il décrit comme « ceux qui pensent qu'il n'est rien d'autre que ce qu'ils peuvent prendre fermement dans leurs deux mains, mais qui n'admettent pas les actions et les engendrements / productions et tout ce qui est invisible comme partie de l'étance (ousia) », c'est-à-dire de ce qui est pour eux quelque chose, quoi que ce soit : ousia est utilisé ici dans le sens que lui donnera l'Étranger d'Élée lorsqu'il parlera du combat de géants entre « fils de la terre » et « amis des eidè » évoqué plus haut dans cette note et l'on reconnaît dans ceux dont parle ici Socrate les « fils de la terre » de l'Étranger. Ousia désigne ici ce qui est commun à tout ce dont on accepte de dire que « c'est » (esti) pour des personnes qui n'acceptent pas de le dire de tout ce dont elles parlent.
(2) 160b7 : Socrate explique qu'il n'y a de sensation que dans l'interaction entre un sujet sentant qui est dans un certain état à ce moment-là et un agent provoquant cette sensation, qui est lui aussi dans un certain état à ce moment-là et que chacune de ces conjonctions est unique puisqu'elle implique la rencontre d'un sujet et d'un agent qui ne sont, ni l'un, ni l'autre, jamais identiquement les mêmes au fil du temps, mais passent leur temps à changer l'un et l'autre : « il reste donc pour nous (moi, Socrate, qui perçoit une sensation et l'agent qui produit cette sensation en moi), si nous sommes (quelque chose), à être (cela), si nous devenons (quelque chose), à devenir (cela) l'un par rapport à l'autre, puisqu'aussi bien la nécessité lie ensemble notre étance (ousia) mais ne lie à aucune des autres [étances] ni non plus [les autres] à nous-mêmes ». L'« étance » (ousia) dont il est ici question c'est indissociablement, pour reprendre l'exemple utilisé par Socrate dans la réplique précédente, où il dit qu'il ne peut pas « devenir sentant (aisthanomenos), mais sentant de rien » et que quelque chose ne peut « devenir doux, mais doux pour personne », celle de Socrate trouvant une certaine douceur à ce qu'il mange ou boit et celle de ce qu'il mange ou boit telle qu'elle est ressentie par lui, puisque justement les deux sont indissociables et ne font qu'un.
(3) 160c8 : Socrate en arrive à la conclusion de ses développements sur la sensation comme interaction entre un sujet sentant et un agent producteur de sensation en revenant à la problématique de la vérité : « Vraie donc [est] pour moi ma sensation, car elle est toujours [une partie] de mon étance (ousia) », c'est-à-dire de ce que je suis. Si dire vrai, c'est « di[re] les étants comme c'est » (legei[n] ta onta hôs estin, cf. Sophiste , 263b4-5), c'est-à-dire dire l'« étance » (ousia), alors, lorsque quelqu'un dit ce qu'il ressent, c'est-à-dire dit l'étance (ousia) de sa sensation, il ne peut que dire vrai puisque cette « étance » est en même temps la sienne en tant que sujet éprouvant cette sensation et celle de la sensation éprouvée par lui.
(Cette doctrine présentée par Socrate, mais qui n'est pas la sienne, n'est pas complètement fausse, mais elle ignore deux choses : d'une part que, si l'objet que deux personnes regardent en même temps peut leur apparaître différent, leurs regards ne font pas changer l'objet regardé, mais seulement son apparence pour chacune d'elles (ainsi la taille d'un objet ne change pas entre celle qui le voit de loin et celle qui le voit de près) ; et d'autre part que la vérité est une propriété du logos, et que le logos est composé de mots qui ne sont pas les choses qu'ils nomment et ne peuvent donc pas rendre dans toute sa spécificité la sensation unique de chacun en contact à un instant donné avec un objet sensible et que si l'on a pu donner des noms aux choses, c'est précisément parce qu'il y a une certaine ressemblance entre les sensations que ressentent plusieurs personnes dans une même situation dont elles peuvent se rendre compte, même si elles ne sont pas exactement les mêmes. Comme le dit Socrate au début de son discours d'introduction à sa discussion avec Calliclès dans le Gorgias, « si quelque chose de ce qu’éprouvent les hommes, autre pour les uns, autre pour les autres, n'était pas le même, mais si l’un d’entre nous éprouvait quelque chose qui lui serait propre différent de ce qu’éprouvent les autres, il ne serait pas facile de faire connaître à autrui sa propre affection » (ei mè ti èn tois anthrôpois pathos, tois men allo ti, tois de allo ti, to auto, alla tis hèmôn idion ti epaschen pathos è hoi alloi, ouk an èn rhaidion endeixasthai tôi heterôi to heautou pathèma) » (Gorgias, 481c5-d1). Le fait que les hommes aient pu développer des langages avec lesquels ils parviennent à se comprendre suffisamment pour pouvoir coopérer de manière efficace prouve l'« objectivité » de ce qu'on suppose derrière certains au moins des mots qu'on emploie.)
(4) 172b5 : Socrate tire les conséquences des thèses de Protagoras en politique, en disant qu'elles conduisent à admettre que « en ce qui concerne les [personnes, comportements, affaires, agissements...] justes et injustes et pieux et impies, ils prétendent soutenir à toute force que rien de tout cela n'est par nature en ayant son étance (ousian) propre, mais que ce qu'ils pensent d'un commun accord, cela devient alors vrai quand on le pense et aussi longtemps qu'on le pense » (mais par contre il ne suffit pas de le penser avantageux (sumpherôn) pour que ce le soit). Ici, l'ousia (« étance ») dont il est question est le fait pour n'importe quoi d'être qualifié de pieux ou d'impie, de juste ou d'injuste et la question posée est celle de savoir s'il y aurait une « étance » (ousia) unique commune à tout ce qui est qualifié par l'un ou l'autre de ces termes (constitués, notons-le, de deux couples d'opposés, juste et injuste, pieux et impie), ce que refusent d'admettre ceux dont il est question, qui pensent que c'est l'opinion commune qui détermine le sens de ces termes.
(5) 177c7 : après la « digression » dans laquelle Socrate a servi à Théodore un portrait du philosophe tel que lui, Théodore, le conçoit, opposé à un portrait du plaideur invétéré, Socrate rappelle où ils en étaient avant la digression; c'est-à-dire ce dont fait partie l'extrait traduit juste avant celui-ci, où ils parlaient de « ceux qui parlent de l'étance emportée (dans un incessant mouvement) (tèn pheromemèn ousian) et que ce qui à chaque fois paraît à chacun, cela est aussi [tel] pour celui à qui ça paraît [tel] ».
(6) 179d3 : Socrate propose de revenir sur la thèse parménidienne de « cette étance emportée (dans un incessant mouvement) » (tèn pheromemèn tautèn ousian).
Dans ces deux dernières occurrences, Socrate montre qu'il ne donne aucun sens « transcendant » à ousia (« étance ») puisqu'il accepte d'utiliser ce mot pour parler de choses qui n'ont aucune permanence et dont le nom qu'on leur donne ne dépend que de simples conventions. Dans l'occurrence (2), il avait déjà étendu la notion d'ousia (« étance ») à ce qui est de l'ordre du devenir (gignesthai), suggérant par là que, pour prendre des exemples qui ne sont pas de lui, il n'y a pas de différence de sens pour le mot « rouge » entre celui qu'il a dans « tu es rouge » et celui qu'il a dans « tu deviens rouge », ou pour le mot « belle » entre celui qu'il a dans « tu es belle » et celui qu'il a dans « tu deviens de plus en plus belle », et que donc on peut parler d'ousia (« étance ») dans les deux cas (ce qui revient à constater que, sur le plan grammatical, le verbe « être » n'est pas le seul à pouvoir introduire des « attributs » (ousiai au sens « grammatical » dans lequel l'emploie l'Étranger dans le Sophiste)). Bref, les emplois d'ousia qu'a fait Socrate dans sa conversation avec Théétète et Théodore jusqu'à ce point n'impliquaient pour ce mot aucun sens plus spécifique que celui qu'implique son étymologie, celui d'être un terme général pour désigner tout ce qui peut être attribué à un sujet, quel qu'il soit, au moyen du verbe einai (« être »), ou même gignesthai (« devenir »), sans que cela implique la moindre idée de persistence ou de transcendance, ou un quelconque caractère sensible ou intelligible de ce qui est qualifié d'ousia (« étance »).
Arrivé à ce point, si effectivement le Socrate mis ici en scène par Platon dans ce dialogue, qui, rappelons-le, n'est pas le Socrate de la République et de la plupart des dialogues antérieurs au Théétète, mais un Socrate dont Platon attribue la paternité à Euclide de Mégare (cf. note 6), ne semble donner à ce mot aucun sens « technique » qui pourrait renvoyer à une « doctrine » qui lui serait spécifique, mais l'utilise dans un sens qui découle simplement de son étymologie sans qu'il soit besoin de supposer un sens particulier à einai (« être ») dont il découle, en acceptant tous les usages qui en sont faits dans le langage courant et dans les discours de n'importe quel penseur, on peut se demander si cet usage était bien une nouveauté de sa part, ou de la part de Platon, ou si ce mot avait toujours conservé ce sens étymologique, y compris dans le langage courant, sans que cela laisse de trace dans les écrits antérieurs à ceux de Platon qui sont parvenus jusqu'à nous. Un autre indice en ce sens nous est donné par l'usage qu'en fait Glaucon (un autre jeune dans la scénarisation de la République, comme Théétète dans celle du dialogue éponyme) en République, II, 359a5, quand il parle de « l'origine et l'ousia de la justice » (genesin te kai ousian dikaiosunès) dans un discours visant à expliquer comment, de son point de vue, les hommes ont « inventé » cette notion : comme je le montre dans la note 103 à ma traduction de la mise en parallèle du bon et du soleil au livre VI de la République, le rapprochement dans une même formule des mots ousia et genesis (« origine / naissance »), et plus généralement le sens du discours de Glaucon dans lequel des mots prennent place, interdisent de voir dans ousia à propos de la justice une quelconque référence à une idea de justice au sens spécialisé qu'on a l'habitude de supposer à ce mot dans les dialogues de Platon, et donc de lui supposer un sens « technique » spécifiquement platonicien, et encore moins un sens aristotélicien, dont on a vu plus haut dans cette note qu'il n'était aucun des sens que Platon (bien compris) pouvait donner à ce mot. En fait, tout ce qui vient d'être dit invite à considérer que l'élément nouveau introduit par Platon n'a pas été de donner à ousia un sens « technique », comme le fera Aristote, mais de refuser un sens spécifique à einai (« être ») et de restreindre ce verbe à un rôle purement linguistique, lier un attribut, quel qu'il soit, à un sujet, quel qu'il soit, et que cette option rejaillit bien évidemment sur toutes les formes et les dérivés de ce verbe, donc en particulier on (« étant »), et ousia (« étance ») dans son sens étymologique, qu'il peut donc utiliser, dans une langue qui n'avait pas encore de vocabulaire grammatical, l'un, on (« étant »), pour désigner le sujet au sens grammatical (ce qu'Aristote appellera hupokeimenon), et l'autre, ousia (« étance »), pour désigner l'attribut au sens grammatical (ce qu'Aristote appellera katègoria), en s'appuyant sur une sens « étymologique » de ce substantif qui n'avait sans doute jamais complètement disparu chez le Grecs, ce qui explique qu'il ne pose pas de problèmes au jeune Théétète, qui, comme le montre le prologue entre Socrate et Théodore, n'est pas un familier de Socrate et donc ne peut être supposé connaître un vocabulaire « technique » que celui-ci utiliserait, au contraire par exemple d'Adimante et Glaucon dans la République.
Quoi qu'il en soit, l'important, ce n'est pas de chercher à déterminer qui a pu être à l'origine quand du sens d'ousia comme « étance » dans le sens le plus général possible et non pas comme « biens, avoirs, fortune », mais de comprendre en quel sens Théétète utilise ce mot ici, et il doit sembler maintenant clair que, comme Socrate dans ce dialogue, il l'utilise dans son sens étymologique le plus général possible (ce qui ne veut pas dire qu'il accepte l'idée qu'einai (« être ») n'aurait aucune sens propre). Ce qu'il faut par contre remarquer, c'est que Théétète semble avoir un petit côté « Aristote » dans son souci de passer d'exemples à des concepts, que ce soit ici où Socrate en restait à des exemples ou avec Théodore dans l'exemple arithlmético-géométrique relaté au début du dialogue, et sa hâte à inventer ou redéfinir des mots abstraits. Et de fait, il nous donne ici en quelques mots un petit éventail de quelques unes des différents manières dont les grecs de son temps pouvaient fabriquer des substantifs abstraits à partir d'adjectifs, de verbes, de pronoms ou de groupes de mots : le suffixe -ia avec ousia (« étance ») ou le suffixe -tès ajouté à un adjectif avec homoiotès (« ressemblance / similitude », dérivé d'homoios (« semblable »), et son contraire anomoiotès (« dissemblance / différence »), l'emploi de l'article neutre singulier to devant un infinitif avec to mè einai (« le ne pas être »), ou devant un pronom avec to tauton « le l'même ») et to heteron (« le autre »). (<==)

(25) « À propos de toutes, faire porter son examen sur les communs » traduit le grec ta koina peri pantôn episkopein. Je traduis le verbe episkopein, formé à partir du verbe skopein, qui signifie « observer, regarder, examiner, considérer », par adjonction du préfixe epi-, pris ici dans le sens de « sur », par « faire porte son examen sur ».
La question qui se pose ici est celle de savoir ce qu'a en tête Théétète avec les mots peri pantôn, que j'ai traduits par « à propos de toutes » en rendant par un féminin pluriel ce qui peut aussi bien être en grec un masculin qu'un féminin ou un neutre. On peut y voir un écho du epi pasi de Socrate en 185c4-5, que j'ai traduit par « au sujet de toutes », en précisant entre parenthèses  « les sensations perçues à travers des organes spécifiques » pour justifier le féminin utilisé pour traduire le datif neutre pluriel pasi, en cohérence avec les explications données dans la seconde partie de la note 16 et la première partie de la note 18 sur le fait que ce dont il est question dans cette discussion, c'est de sensation spécifiques à un organe particulier, des perceptions visuelles fournies par les yeux et des perception sonores fournies par les oreilles dans les exemples pris par Socrate, dont il se demande si l'organe impliqué dans chaque cas peut aussi faire percevoir d'autres caractéristiques associées à ces perceptions, comme le fait d'« être » chacune une perception spécifique, le fait d'être « différentes » l'une de l'autre ou le fait d'être chacune « une » mais ensemble « deux ». Mais on peut aussi penser que Théétète, qui semble prompt à la généralisation, a ici en vue toutes les « choses » qui donnent naissance à des perceptions, et pas seulement toutes les perceptions prises individuellement sans préjuger de leur origine, qui impliquent le fait d'« être » (quelque chose), d'être « semblables » ou « dissemblables » entre elles, etc., même si, à ce point rien dans les propos de Socrate n'a fait allusion à la problématique des « sources » de ces perceptions et à la question de savoir si des perceptions différentes, par exemple un teint et un son, proviennent d'une même « chose » ou de « choses » différentes. Comme « chose » en français est féminin, comme « sensation », que je sous-entendais dans ma traduction du epi pasi (« au sujet de toutes ») de Socrate, le choix du féminin ici permet de laisser subsister l'ambiguïté en français. (<==)

(26) Socrate montre clairement ici qu'en fin de compte, l'opposition à laquelle il s'intéresse n'est pas entre données des sens et activité de l'esprit / intelligence (noûs) mais entre activités de l'âme (psuchè) par elle-même (di' hautès) et pouvoirs (dunameis) du corps (sôma), sans qu'il estime nécessaire de faire un inventaire exhaustif des « organes » du corps fournissant des informations à l'âme, dans la mesure en particulier où, comme on l'a vu dans la note 1, il inclut dans les aisthèseis (« perceptions » du corps) plaisirs et peines, désirs et craintes (cf. 156b3-6). En fait, comme la suite va bientôt le montrer, cette terminologie est bien plus générale, dans la mesure où elle est applicable à tous les animaux, et pas seulement à l'homme, quel que soit le nombre de « sens » dont ils sont pourvus et sans avoir à faire appel à l'intelligence spécifique à l'homme.(<==)

(27) « Dans lequel des deux [groupes] places-tu donc l'étance ? Cela en effet plus que tout accompagne toutes [choses] ? » traduit le grec poterôn oun tithès tèn ousian; touto gar malista epi pantôn parepetai (mot à mot : « dans_lequel_des_deux donc tu_places la étance ? cela en_effet plus_que_tout sur tous (pluriel neutre) accompagne »). Socrate revient au terme qu'a utilisé Théétète en 185c9, ousia, que je traduis par « étance », et précise que c'est ce qui a la plus universelle extension. Comme je l'ai expliqué dans la note 24, ce terme est un nom dérivé du verbe einai (« être ») par substantivation de son participe présent au féminin ousa, verbe qui, comme le montre la définition qu'en donne l'Étranger l'Élée dans le Sophiste, citée dans cette note, peut s'appliquer à absolument n'importe quoi puisqu'il n'a pas de sens par lui-même et est seulement un outil linguistique permettant de lier une « étance » (ousia, attribut) à un « étant » (on, sujet). Mais quand on parle d'outil linguistique, d'attribut, de sujet, on est dans le logos, pas dans les pragmata (« faits / choses ») que cherche à décrire ce logos, en d'autres termes, on parle de mots, pas de ce que veulent désigner ces mots. Une « étance » (ousia), c'est donc toujours des mots, pas les « étants » (onta) auxquels on applique ces mots, les « ça-même » (ta auta), les pragmata (« faits / chose ») que l'on cherche à appréhender pour raisonner (logizesthai, dérivé de logos) dessus. Et c'est bien en ce sens que ça a la plus grande extension : dès que je produis, en pensées ou en paroles, un logos, tous les mots que j'utilise qui ne sont pas de simples outils linguistiques (noms, adjectifs, verbes (sauf justement le verbe einai)) renvoient à des ousiai, des « étances ». C'est très exactement ce que dit l'Étranger en Sophiste, 261e5, lorsqu'il décrit les mots (au sens le plus large, qu'il va ensuite diviser en noms et verbes) comme « les révélateurs par le moyen du son à propos de l'étance » ([ta] tèi phonèi peri tène ousian dèlômat[a]). Bref, on ne peut envisager l'activité de l'âme chez l'homme, doué de logos, qu'en faisant référence au logos, et donc en supposant des « étances » auxquelles renvoient les mots. Et supposer que certains noms, adjectifs ou verbes ne renvoient pas à des « étances » (ousiai), comme le font de manière différente aussi bien les fils de la terre que les amis des eidè qu'oppose et critique l'Étranger dans le Sophiste, n'a pas de sens. La question pertinente à propos de n'importe quoi dont on prétend parler et donc sur lequel on produit un logos, n'est pas « est-ce que ça a une « étance » (ousia) ou pas ? », que certains voudraient comprendre comme signifiant « est-ce que ça "existe" ? », sans se rendre compte que remplacer « être » par « exister » ne change rien tant qu'on n'a pas dit de quelle « existence » on parle, mais « quelle est son « étance » (ousia) ? », c'est-à-dire « c'est quoi ? », qui appelle d'autres mots en réponse. Et que la réponse soit « c'est immatériel », « c'est un homme », « c'est un cheval », « c'est beau », « c'est bleu », « c'est sucré », « c'est tiède », « c'est imaginaire », « c'est en train de dormir », « c'est à Athènes », « c'est grand », « c'est en perpétuel mouvement », « c'est éternel », « c'est demain », « c'est un mensonge », « c'est un rêve », « c'est un mot et rien de plus », « c'est une idée », ou ce qu'on veut d'autre, c'est toujours attribuer une « étance » (ousia). Et cela est indépendant du fait que, si ces mots sont produits en réponse à une question, cette réponse est pertinente ou pas, vraie ou fausse (une réponse peut être vraie bien que non pertinente : par exemple, à la question « Quel est son nom ? », la réponse « C'est un médecin », même si elle est vraie, n'est pas pertinente), complète ou incomplète (contrairement à celle d'Aristote, l'ousia de Platon n'est pas limitée à certaines caractéristes de ce dont c'est l'ousia, à l'exclusion d'autres caractéristiques qui, bien que vraies, ne feraient pas partie de l'« étance » (ousia) de ce sur quoi on s'interroge, alors même que pour les énoncer, on emploie le verbe « être » ; en d'autres termes, l'ousia (« étance ») pour lui n'est pas une « catégorie » parmi d'autres, elle est ce que les « catégories » classifient en fonction du sens et elle ne se manifeste que dans les logoi).
Dans ces conditions, il est amusant de voir les contorsions que font les traducteurs, influencés consciemment ou inconsciemment par les relectures de Platon à la lumière (?!...) d'Aristote au long des siècles, dès qu'ils rencontrent ce mot (un exemple particulièrement jouissif de ces contorsions est la traduction de la formule ousian ontos [è] mè ontos, en Sophiste, 262c3 que je cite plus bas dans cette note, comme le montre la note 24 à ma traduction de la section du Sophiste dans laquelle elle apparaît). Pour la réplique qui nous intéresse ici, voici les traductions que j'ai eues en main (en gras la traduction d'ousia dans chaque cas) :
- Cousin : « Dans laquelle de ces deux classes ranges-tu l'être ? car c'est ce qui est le plus généralement commun à toutes choses. » ;
- Diès : « En quel rang poses-tu donc l'être ? Car c'est bien lui qui a la plus universelle extension. » ;
- Robin : « Ceci dit, dans laquelle de ces deux classes places-tu l'existence ? Car aucune notion, plus que celle d'être, n'est pour toutes choses un accompagnement. » (Robin trouve le moyen, en explicitant ousia dans la seconde partie de la réplique, où il n'est qu'implicite dans le texte grec, d'en proposer deux traductions différentes dans cette réplique !) ;
- Chambry : « Dans laquelle de ces deux classes places-tu donc l'être ? car c'est ce qui est le plus commun à toutes choses » ;
- Narcy : « Dans laquelle de ces deux sortes de choses ranges tu le fait d'exister ? Car voilà surtout ce qui vient se joindre à toutes choses. ».
(J'ai souligné dans les traductions les occurrence de « est », qui est une forme conjuguée du verbe « être », ajoutées par les traducteurs dans la seconde partie de la réplique, dans laquelle Platon a justement fait attention à ne pas l'utiliser dans un contexte où son emploi compliquerait les choses).
La traduction par « être » (Cousin, Diès, Chambry) est problématique et sème la confusion, car elle ne permet pas de faire la distinction entre trois termes ou expressions qu'on trouve fréquemment dans les dialogues (surtout la première et la dernière) traduites par ce même mot et dont il convient au contraire de bien différencier le sens, différenciation qui ne poserait aucun problème à un helléniste si le verbe en cause était n'importe quel verbe autre que le verbe einai (« être »), c'est-à-dire en fin de compte un verbe qui a un sens par lui-même :
to on (si je remplace le verbe einai (« être ») par le verbe dianoeisthai (« penser »), ho dianooumenôn, mot à mot « le pensant », c'est « celui qui pense »), substantivation du participe présent, que je traduis littéralement par « l'étant » (et au pluriel ta onta par « les étants » en accordant le participe, c'est-à-dire en le considérant comme un nom puisqu'il est substantivé) et qui signifie « ce qui est » et renvoie donc au sujet du verbe, ce dont on dit que « c'est » ci ou ça, mais qui est souvent utilisé comme un singulier à sens collectif, au sens de « tout ce qui est », comme ou pourrait parle du mouvement (singulier) pour faire référence, non à un mouvement particulier, mais au mouvement en général, c'est-à-dire à toutes les sortes de mouvements ;
to einai (si je remplace le verbe einai (« être ») par le verbe dianoeisthai (« penser »), to dianoeisthai, mot à mot « le penser », c'est « le fait de penser »), substantivation de l'infinitif, qu'on pourrait traduire littéralement par « l'être » si le mot « être » en français n'était pas devenu un nom qu'on ne distingue plus du verbe à l'infinitf, ce qui fait perdre le sens du grec, qui est « le fait d'être », qui renvoie à l'activité impliquée par le verbe, qui, dans ce cas, n'en implique aucune, ce qui explique, comme je l'ai déjà mentionné en note 24, qu'en Sophiste, 262c2-5, lorsque l'Étranger explicite les conditions minimales pour qu'un logos soit porteur de sens, qui est qu'il doit décrire l'activité (praxis, c'est-à-dire verbe à l'actif) ou l'inactivité (apraxia, c'est-à-dire verbe au passif) d'un sujet au moyen d'un verbe, il est contraint de faire un cas particulier pour les phrases construites avec le verbe einai (« être ») précisément parce que lui n'implique ni activité, ni inactivité, en ajoutant « [ou] l'étance d'un étant [ou] d'un n'étant pas (sous-entendu « ça ») » (ousian ontos [è] mè ontos, Sophiste, 262c3) ;
hè ousia (si je remplace le verbe einai (« être ») par le verbe dianoeisthai (« penser »), hè dianoia, c'est « la pensée »), substantif formé, comme je l'ai dit au début de cette note, sur le participe présent d'einai, qui, faute de pouvoir renvoyer au résultat de l'action impliquée par le verbe einai puisqu'il n'en implique aucune, renvoie à l'« attribut » introduit par lui, qui est ce qui donne sens à la phrase puisque le verbe lui-même n'a aucun sens spécifique, et surtout pas celui d'« exister », qui ne veut rien dire de plus qu'« être » tant qu'on ne précise pas de quelle « existence » on parle, et que donc on laisse implicite l'ousia (« étance ») qu'il désignerait tout seul. La traduction littérale que j'en propose par « étance » a l'avantage de coller au grec de Platon sans tirer avec elle vingt-quatre siècles de commentaires de ses dialogues pollués dès le départ par les incompréhensions d'Aristote, et donc de laisser au lecteur le soin de préciser le sens de ce mot pour Platon à partir du seul texte des dialogues en sachant que je traduis toujours ousia par ce mot (sauf quand il est utilisé dans son sens usuel de « fortune, richesse, possessions », comme c'est le cas pour ses deux premières occurrences dans le Théétète) et que donc il peut facilement en localiser toutes les occurrences.
Traduire ousia par « être » masque le fait qu'ousia vise spécifiquement ce qui est introduit par le verbe einai (« être ») et non pas un sens que le verbe aurait par lui-même, puisqu'il n'en a aucun, le « ce que c'est » (to ti esti) et non pas le simple fait d'être (to einai), qui ne renvoie à rien puisque einai (« être ») n'a pas de sens propre. Mais le traduire par « existence », formé sur le verbe « exister » comme « étance » sur le verbe « être » n'est qu'un tour de passe-passe puisque, comme je viens de le dire, « exister » n'a pas plus de sens propre qu'« être » et ne peut prendre un sens que si l'on lui suppose des attributs implicites qui font comprendre de quelle sorte d'« existence » on parle. Certes, « étance » n'en dit pas plus, mais il a au moins l'avantage de ne pas tirer avec lui vingt-quatre siècles de commentaires sur Platon et Aristote et d'obliger le lecteur à se demander de quoi parle Platon et à chercher à le comprendre à partir des usages qu'il en fait.
Pour faire toucher du doigt la nécessité de ce travail, je propose dans le tableau ci-dessous les traductions d'ousia par les traducteurs que j'ai consultés dans toutes ses occurrences depuis le début du dialogue jusqu'à la fin de la section ici traduite, sauf les deux premières, ses utilisations par Socrate en 144c7 et par Théodore en 144d2, où le mot est utilisé à l'évidence dans son sens matériel de « biens, fortune », le plus usuel au temps de Socrate et Platon (les occurrences sur fond grisé sont celles où le mots est utilisé par Théétète). Les six premières occurrences ont été contextualisées et commentées dans la note 24, les suivantes, à partir de sa reprise par Théétète en 185c9, qui fait l'objet de la note 24, sont toutes dans le texte traduit dans cette page.

      Cousin Diès Robin Chambry Narcy
(1) 155e7 en ousias merei non traduit spéficiquement au partage de l'être au rang de réalité au rang des êtres fasse partie de la réalité
(2) 160b7 tèn ousian leur manière d'être son être nos natures notre être  
(3) 160c8 tès hemès ousias ma manière d'être de mon être à moi de ma nature à moi de mon être l'être qui est le nôtre
(4) 172b5 ousian heautou une essence qui lui soit propre son être en propre une réalité qui soit à elle d'existence propre d'une réalité aui lui soit propre
(5) 177c7 tèn pheromenen
ousian
tout est en mouvement un être en translation la mobilité essentielle de l'être la réalité change sans cesse la réalité est en translation
(6) 179d3 tèn pheromenen
tautèn ousian
cette essence toujours en mouvement cet être mobile la mobilité essentielle de l'être cette mouvante réalité cette réalité en translation
(7) 185c9 ousian l'être l'être l'existence l'être le fait d'exister
(8) 186a2 tèn ousian l'être l'être l'existence (redoublé par être) l'être le fait d'exister
(9) 186a11 tèn ousian l'essence l'être l'existence l'essence la réalité
(10) 186b6 tèn ousian leur essence leur être leur existence leur essence leur réalité
(11) 186b7 tèn ousian la nature l'être l'existence l'existence la réalité
(12) 186c3 pros ousian par rapport à leur essence leur rapport à l'être à l'égard de leur réalité leur essence la réalité
(13) 186c7 ousias l'essence l'être l'existence l'être la réalité
(14) 186d3 ousias l'essence l'être l'être l'essence réalité
(15) 186e5 ousias l'essence l'être ce qui est l'existence la réalité
      manière d'être, être, essence, nature être réalité, nature, être, existence, ce qui est être, existence, réalité, essence réalité, être, fait d'exister

La dernière ligne du tableau récapitule les diverses traductions utilisées par le traducteur concerné, avec, en gras, la traduction la plus fréquente chez lui. C'est édifiant ! Certes, dans les six premières occurrences listées, Socrate expose des thèses qui ne sont pas les siennes et la première évoque justement le sens particulier que certaines personnes donnent à ousia. Mais il n'en reste pas moins que c'est le même mot qui est utilisé en grec dans toutes ces occurrences, que pour savoir que certains lui donnent un sens restreint, il faut savoir que c'est ce mot-là dont ils restreignent le sens, qu'il s'agit d'un mot qui est central dans la compréhension de ce que cherche à nous faire comprendre Platon dans l'ensemble des dialogues, mais dont Aristote a détourné le sens, et que, dans ces conditions, rendre ce même mot grec par des mots français différents selon les cas ne peut que dénaturer ses propos et rendre difficilement compréhensible ce qu'il dit sur un sujet particulièrement sensible. Et appeler à la rescousse Aristote, qui n'a justement pas compris Platon, sur cette question là en tout cas, ne peut que rendre plus confuse encore la situation. Des cinq traducteurs mentionnés, un seul, Diès, traduit toujours ousia de la même façon (par « être »). Malheureusement, comme je viens de l'expliquer, cette traduction pose de sérieux problèmes. Pour les autres, ils utilisent au moins trois mots différents pour traduire ce même mot grec, le pompom revenant à Robin, qui en utilise cinq et réussit en plus le fait d'arme d'en proposer deux différents dans la réplique qui nous occupe ici, en brodant sur le texte grec de Platon pour supposer le mot redondé dans la seconde partie de la réplique, mais à l'aide d'un mot français différent de celui qu'il utilise dans la première partie pour traduire ousia ! Selon les instances et les traducteurs, on parle d'être, de manière d'être, de ce qui est, d'existence, du fait d'exister, d'essence, de réalité ou encore de nature. (<==)

(28) « Cherche à atteindre en plus » traduit grec eporegetai, troisième personne du singulier de l'indicatif présent moyen du verbe eporegein, formé à partir du verbe oregein, signifiant au moyen « tendre vers, chercher à atteindre », par adjontion du préfixe ep(i)-, ici dans le sens de « en outre, en plus ». Un peu plus haut, en 185e2, il avait utilisé le verbe episkopein, que j'ai traduit par « faire porte son examen sur », repris par Socrate en 185e7. L'idée nouvelle suggérée par ce verbe est que l'âme est destinataire de données issues du corps, en particulier, mais pas seulement, des quatre organes des sens spécialisés (yeux, oreilles, nez, langue), mais qu'elle cherche « en plus » par ses propres moyens (kath' hautèn) des compléments d'informations que ces sources d'informations ne peuvent lui fournir, dont Socrate vient de lister des exemples. Une autre traduction possible de ce verbe serait « ajoute ». On notera au passage que c'est le même préfixe epi- qui, selon le verbe auquel il s'ajoute, indroduit l'idée de ce « sur » quoi porte l'examen ou l'idée de quelque chose fait « en sus ». (<==)

(29) Tous les traducteurs français que j'ai consultés ajoutent ici des article (« le beau, le laid, le bon, le mauvais » qui ne sont pas dans le grec, transformant ce qui n'est dans la pensée de Socrate que des qualités, des « étances », susceptibles de s'appliquer à des situations spécifiques appréhendées par l'âme en des notions abstraites, des « idées », considérées en tant que telles. Socrate a commencé par mentionner l'« étance » (ousia), c'est-à-dire le fait d'être quelque chose, peu importe quoi, comme ce qui peut s'appliquer à absolument tout ce qui est perçu. Il mentionne ensuite ce qui permet de différencier ces « étances » les unes des autres, aptitude nécessaire pour pouvoir distinguer des perceptions les unes des autres et leur donner des noms différents. Et il en vient maintenant à proposer des exemples d'« étances » (ousiai) spécifiques, qui, au contraire de ce qui a été évoqué auparavant ne s'appliquent pas à tous les cas, même s'il a choisi des paires d'opposés suffisamment générales pour que l'un ou l'autre des termes du couple puisse être pertinent dans de très nombreux cas. C'est ce passage de termes concernant des notions qui s'appliquent à tous les cas et qu'on considère donc dans leur généralité et non pas dans des instances particulières à des termes qui qualifient toujours des situations particulières qui explique la présence de l'article pour le premier groupe et son absence ici. Ce qui « au plus haut point accompagne toutes [choses] », ce n'est pas une ousia (« étance ») particulière, mais l'ousia en tant que telle, et ce qui permet de différencier les ousiai (« étances ») les unes des autres dans tous les cas, ce n'est pas une dissemblance ou une ressemblance particulière, mais le simple fait d'être semblable ou dissemblable, quelle que soit le ressemblance ou la dissemblance en cause. Et ce n'est qu'une fois ces préalables mis en place qu'on peut commencer à s'intéresser aux cas particuliers, à partir d'« étances » (ousiai) spécifique, comme le fait d'être beau ou laid, bon ou mauvais, pour des instances spécifiques de perception de pragmata (« faits / choses ») qui activent nos sens et sollicitent notre intelligence (noûs). (<==)

(30) À l'occasion de l'introduction par Socrate de deux couples d'« étances » (ousiai) possibles qui impliquent une notion de « valeur », ce qui n'était pas le cas avec les couples semblable / dissemblable et même / autre (qui ne sont que deux manières différentes de parler de la même chose) qui n'impliquent aucune notion de « valeur » par eux-mêmes (ressembler à autre chose ou au contraire en différer n'implique aucune notion de valeur particulière tant qu'on ne précise pas la valeur de ce à quoi ça ressemble ou dont ça diffère), Théétète évoque non seulement le besoin de comparer des perceptions passées avec des perceptions présentes, qui était déjà implicite dans les notions de même et autre, semblable et dissemblable, grâce à ce qu'il appelle analogizesthai, raisonner par analogie, de manière à pouvoir identifier des relations de cause à effet entre perceptions successives, mais encore celui d'anticiper le futur pour tenter, là où des choix sont possibles, de faire les meilleurs choix, c'est-à-dire de choisir ce qui a le plus de chances de conduire aux résultats que l'on considère comme les meilleurs pour nous, ce qui suppose d'avoir identifié des relations de cause à effet dans la succession de nos perceptions.
Plus fondamentalement, ce que cette évocation du passé et du futur invite à réaliser, c'est qu'il n'y a d'« étance » possible, c'est-à-dire d'aptitude à nommer quoi que ce soit, qu'à partir du moment où il y a mémoire et comparaison possible entre impressions passées et présentes. Or les organes des sens et autres parties du corps qui transmettent des informations sur ce qu'ils perçoivent n'ont pas de mémoire et ne peuvent faire cette comparaison. Seule ce que Socrate a appelé l'âme le peut. Quant au futur, par rapport auquel il n'y a pas encore de perceptions, il intervient au niveau de la motivation : si les hommes n'avaient pas conscience du fait que leur vie va continuer et qu'ils pourront être de nouveau confrontés à des situations similaires à certaines de celles qu'ils ont déjà vécues, ils ne chercheraient pas à anticiper le futur et à tenter d'identifier des relations de causalité permettant de le prédire. On retrouve ces deux aspects dans l'allégorie de la caverne : la nécessité de prendre conscience de similitutes pour donner des noms aux choses est évoquée lorsque Socrate dit en République VII, 515b4-5 (lu selon la leçon du manuscrit A, cf. la note 17 à ma traduction de l'allégorie pour une justification de ce choix) : « s'ils étaient capables de dialoguer entre eux, les [choses] présentes étant les mêmes, ne crois-tu pas qu'ils prendraient l'habitude de donner des noms à ces [choses] mêmes qu'ils voient ? », et la motivation par le souhait d'anticiper le futur est évoquée lorsqu'il mentionne en 516c8-d2, à l'occasion du retour du prisonnier libéré dans la caverne après en être sorti, « les honneurs et les louanges [...] et les prérogatives accordées à celui qui voyait de la manière la plus pénétrante ce qui passait et se souvenait le mieux de ce qui avait coutume de passer en premier, ou en dernier, ou ensemble, et donc pour cela le plus capable de deviner ce qui allait arriver ». (<==)

(31) Socrate freine ici l'ardeur juvénile de Théétète, qui ne se rend pas compte qu'en trois répliques, en admettant sans réserves que l'appréhension de l'étance (ousia) et des ressemblances et différences entre elles et le raisonnement par analogie soient du côté de ce que l'âme appréhende par ses propres moyens (kath' hautè), il vient de se tirer une balle dans le pied sur sa prétention à faire de la sensation le savoir. Cette problématique de raisonnement par analogie, c'est-à-dire en fin de compte de capacité à comparer des perceptions, que Théétète a introduite à partir de l'évocation par Socrate de paire de qualifications opposées, beau et laid, bon et mauvais, qui impliquent un jugement de valeur qui ne peut à l'évidence pas être fait par les organes des sens et les autres parties du corps sources de perceptions eux-mêmes, ce dernier va lui montrer qu'on la trouve déjà au niveau le plus élémentaire des données brutes des sens, qui, toutes, s'apprécie par rapport à des couples d'opposés, le blanc et le noir pour la vue, le grave et l'aigu ou le fortissimo et le pianissimo pour le son, etc., et que cela dépase les capacités des organes des sens, qui ne perçoivent que l'affection de l'instant et n'ont pas de mémoire, tout autant que les jugements de valeur par rapport au bon et au mauvais, au beau et au laid. (<==)

(32) Cet exemple du dur (sklèron) et de la dureté (sklèrotès) et du mou (malakon) et de la molesse (malakotès) est à lire en ayant présent à l'esprit ce que dit le Socrate de la République en VII, 523a10-524d1, auquel j'ai fait allusion dans la note 1 comme étant le seul endroit dans tous les dialogues où l'on trouve le mot aphè qui désigne le sens du toucher (ici, Socrate utilise le mot dérivé epaphè, dans lequel le préfixe ep(i)- (« sur ») ajoute l'idée d'un contact seulement superficiel), et où il distingue « certaines de nos perceptions [qui] ne sollicitent pas l'intelligence en vue d'une enquête, parce qu'adéquatement jugées par la perception, alors que d'autres prescrivent à toute force qu'elle enquête, parce que la perception ne produit rien de sain », en prenant l'exemple des doigts : reconnaître des doigts en tant que doigts, c'est-à-dire leur « étance » de doigts, ne pose pas de problèmes, par contre, lorsqu'on (se) demande si le second doigt (l'annulaire si l'on commence par le petit doigt, l'index si l'on commence par le pouce, est grand ou petit, c'est-à-dire quelle est son « étance » par rapport à la grandeur (ou à la petitesse, cela revient au même), force est de constater qu'il est grand par rapport au précédent et petit par rapport au suivant, et si l'on s'intéresse, à propos de n'importe quel doigt, à sa dureté (sklèrotèta, 523e6) ou sa mollesse (malakotèta, id.), c'est-à-dire à son « étance » par rapport à la dureté (ou à la mollesse, cela revient au même), selon qu'on tâte le doigt au niveau des chairs ou des os, il paraîtra mou ou dur. Au vu de ces considérations, on peut supposer que la question sous-jacente aux propos du Socrate du Théétète n'est pas seulement de distinguer un objet qui est dur d'une autre objet qui est mou, mais aussi, à propos d'un unique objet qui n'est pas homogène au regard du dur et du mou, de parvenir à un jugement au-delà des données contradictoires de la perception, c'est-à-dire de lui attribuer une « étance » par rapport à la dureté (ou la mollesse, cela revient au même) malgré les données contradictoires fournies par le toucher selon l'endroit où l'on tate l'objet concerné. (<==)

(33) L'ousia (« étance ») dans le cas présent c'est, comme on l'a vu dans la note précédente, le fait d'« être » dur ou d'« être » mou, qui implique pour en rendre compte, même si ce n'est que dans l'esprit de la personne qui touche, de donner des noms aux sensations ressenties, aux différentes « étances » susceptibles d'être perçues par le toucher. « Lequel des deux c'est » (hoti eston, dual, comme en 185a9), c'est l'opération par laquelle se fait le choix entre les différentes qualifications, les différentes « étances » (ousiai) qui sont candidates à décrire la sensation spécifique ressentie lors du toucher dont il est question, en particulier lorsque des touchers différents du même objet à des endroits différents fournissent des informations différentes. « L'opposition de l'un par rapport à l'autre » (tèn enantiotèta pros allèlô), c'est la prise de conscience que les deux sensations tactiles sont différentes, mais sont toutes deux des sensations d'un même registre de sensations qui se situent chacune quelque part entre deux sensations extrêmes opposées dans le continuum de sensations de ce registre. « L'étance de cette opposition » (tèn ousian tès enantiotètos), c'est ce que j'ai appelé à l'instant le registre de sensations dont font partie les deux sensations opposées l'une à l'autre par Socrate, qu'on l'appelle « dureté » (sklèrotès) ou « molesse » (malakotès), puisqu'en fin de compte ce sont deux manières différentes de désigner le même registre de sensations, soit par le nom d'un des deux extrêmes, soit par le nom de l'autre : essayer de déterminer la dureté d'un objet, c'est la même chose qu'essayer de déterminer sa molesse. Et tout cela, qui implique des mots traduisant des étances (ousiai) particulières (le fait de pouvoir penser ou dire « c'est ci » ou « c'est ça », ici « c'est dur » ou « c'est mou ») et suppose des comparaisons entre perceptions sensibles distinctes ne peut être le fait des organes par le moyen desquels ces perceptions sont transmises à l'âme, qui ne manipulent pas des mots et ne perçoivent qu'une sensation à la fois et ne peuvent donc comparer des sensations successives entre elles, même si elles sont dans le même registre de sensations, celle ressenties par cet organe, ici la plus ou moins grande dureté (ou molesse) de ce qui est touché.
Pour prolonger les considérations développées à la fin de la note 27 sur les problèmes de traduction du mot ousia, je propose ici les diverses traductions que j'ai consultées de cette réplique dans laquelle on trouve deux fois le mot ousia et dont le texte grec est tèn de ge ousian kai hoti eston kai tèn enantiotèta pros allèlô kai tèn ousian au tès enantiotètos autè hè psuchè epaniousa kai sumballousa pros allèla krinein peiratai hèmin, que j'ai traduit par « Mais l'étance justement et lequel des deux c'est et l'opposition de l'un par rapport à l'autre et l'étance à son tour de cette opposition, l'âme elle-même, revenant de l'un à l'autre et [les] comparant, essaye de trancher pour nous [là-dessus] » :
- Cousin : « Mais pour leur essence, leur opposition et la nature de cette opposition, c'est l'âme qui, les examinant à plusieurs reprises et les confrontant ensemble, essaie de nous les juger par elle-même » ;
- Diès : « Mais sur leur être, la dualité de leur être, leur mutuelle opposition, l'être enfin de cette opposition, c'est l'âme elle-même qui, d'un retour fréquent sur chacun et de leur confrontation mutuelle, essaie de dégager pour nous un jugement » ;
- Robin : « Mais, pour ce qui est de leur existence, du fait qu'ils "sont" tous deux, de l'opposition de contrariété qu'ils soutiennent l'un à l'égard de l'autre, et enfin de l'existence même de l'opposition de contrariété, c'est l'âme elle-même qui, par une incessante confrontation, s'efforce de les discriminer pour nous l'un par rapport à l'autre » ;
- Chambry : « Mais leur essence, la dualité de leur être, leur opposition mutuelle et aussi l'existence de cette oppositon, c'est l'âme elle-même qui, revenant sur ces notions et les comparant entre elles, essaye d'en juger pour nous » ;
- Narcy : « Mais leur réalité, le fait qu'elles sont l'une et l'autre, l'opposition de l'une à l'autre, la réalité, à son tour, de cette opposition, l'âme elle-même, quand elle récapitule et confronte l'une à l'autre ces données, s'essaye à en juger — la nôtre, en tout cas ».
Deux des traducteurs sur les cinq cités, Cousin et Chambry, traduisent par deux mots différents les deux occurrences d'ousia (« étance ») dans cette phrase. Comment, dans ces conditions, parvenir à comprendre ce que cherche à faire comprendre Platon lorsqu'il emploie le mot ousia ? (<==)

(34) Affections » traduit le mot grec pathèmata, pluriel de pathèma, substantif dérivé du verbe paschein via l'aoriste pathein, qui signifie « être affecté par, souffrir, subir », par opposition à prattein, « faire, accomplir, agir », dont dérive le substantif de même terminaison pragma, souvent traduit par « chose », mais dont le sens premier est « action, fait ». En utilisant ici pathèma (« affection ») plutôt qu'aisthèsis (« perception / sensation »), que suggère le verbe aisthanesthai employé peu avant dans la réplique, que j'ai traduit ici encore par « percevoir », Socrate veut mettre l'accent sur la passivité de l'homme et des animaux, en fait de leurs organes des sens et de leur corps en général en tant qu'éprouvant des sensations, dans la perception de ces sensations, qu'ils subissent de la part d'« agents » extérieurs qui activent ces organes corporels sans qu'ils aient rien à faire pour cela. Socrate oppose ainsi la passivité des sens à l'activité de l'âme impliquée dans les raisonnements sur ces affections subies dont il est question aussitôt après. (<==)

(35) « Raisonnements par analogie » traduit le grec analogismata, pluriel d'analogisma, substantif dérivé du verbe analogizesthai (« raisonner par analogie ») employé peu avant par Théétète et dont c'est la seule occurrence dans tous les dialogues, qui est (le substantif) probablement un néologisme formé par Platon pour les besoins de la cause, car c'est non seulement sa seule occurrence dans tous les dialogues, mais encore sa seule occurrence dans tout les textes grecs disponibles sur le site Perseus, et le seul exemple d'utilisation que donnent aussi bien le Bailly que le LSJ. Il existe aussi le mot voisin analogismos (« réflexion, raisonnement, proportion »), formé sur le même modèle que sullogismos (« calcul, compte, conjecture, raisonnement »), qui fera fortune avec Aristote dans le sens spécaliisé qu'a sa transcription en français sous la forme « syllogisme », dont on trouve deux occurrences dans les dialogues, dans le sens préaristotélicien de « raisonnement », une en Cratyle, 412a5, et l'autre quelques lignes plus loin dans le texte ici traduit, en 186d3 (par contre, on y trouve 13 occurrences du verbe sullogizesthai (au sens de « raisonner »), dont une en République VII, 516b9 pour évoquer les raisonnements que se fait le prisonnier libéré après avoir vu le soleil hors de la caverne). Si Platon a préféré ici le mot analogisma au mot analogismos, c'est sans doute pour faire consonner analogismata avec pathèmata utilisé dans la première partie de cette opposition (« d'une part... ; d'autre part... »), chacun des deux étant le mot important de la branche de l'opposition dans laquelle il figure, et parce que la terminaison en -ma évoque une instance de ce à quoi fait référence le verbe dont dérive le substantif, alors que la terminaison en -os évoque cette activité (ou inactivité) dans son abstraction, et qu'ici, il est dans le concret des perceptions individuelles et des raisonnements qu'elles suscitent, même si Théétète cherche à le tirer vers des considérations générales et abstraites. Parler d'analogismata au pluriel en regard de pathèmata (« affections ») au pluriel là où Théétète s'était lancé dans des considérations générales sur l'activité de raisonner par analogie dans l'abstrait en employant le verbe analogizesthai, c'est revenir au concret de l'analyse d'instances spécifiques de sensations prises en exemples et de ce qu'elles suscitent en nous. (<==)

(36) « Caractère plus ou moins bénéfique » traduit le grec ôpheleia. Ce mot est un substantif dérivé du verbe ôphelein que je traduis dans d'autres pages de ce site par « bénéficier » pour des raisons que j'explique dans la note 13 à ma traduction de la section 77a5-80d1 du Ménon. Dans la continuité de cette traduction, je traduis l'adjectif ôphelimon par « bénéfique », qui rend sur racines latines la définition qu'en donne Socrate dans l'Hippias majeur : « to poioun agathon », « ce qui produit du bon » (296e7). Malheureusement, le mot « bénéficité », qui conserverait la même connotation avec le bon que le substantif n'existe pas en français. Or il est important de bien faire sentir que ce dont il est question ici est du rapport au bon, dont il a été question peu avant, mais non pas à un « bon » abstrait dans l'absolu, mais à un bon pour nous, non d'un point de vue strictement utilitaire (Socrate, dans l'Hippias majeur, s'arrête sur la notion d'ôphelimon (« bénéfique ») après avoir disqualifié « convenable » (prepon) et « profitable » (chrèsimon)) ou purement conventionnel, mais à un bon objectif (voir ce qu'a dit Socrate en 177d2-7 sur le fait qu'une cité ne pouvait définir par la loi ou par décret ce qui est bon pour elle (tagatha, « les bons » sans préciser les bons quoi : comportements, lois, décisions, agissements, ou n'importe quoi d'autre, puisque justement le grec ne le précise pas), qui devient dans la suite de la phrase ôphelima (là encore neutre pluriel, en 177d4 et 177d5), au sens de « bénéfique pour la cité qui édicte ces lois », sauf à considérer que « bon », ou « bénéfique », n'est qu'un mot (onoma, 177d6), et non un pragma (177e1) qui ne dépend pas de ce que les hommes en pensent. (<==)

(37) Le critère que propose ici Socrate pour distinguer ce qui est de l'ordre des perceptions (aisthèseis) et ce qui est de l'ordre des moyens propres de l'âme est pertinent et radical : est de l'ordre des « perceptions » ce qui est présent dès la naissance (donc inné) ; tout le reste, qui est l'objet d'apprentissage et de développement, est de la responsabilité de l'âme seule travaillant sur des données fournies par le corps, au-delà de ce que celles-ci lui fournissent, et suppose un apprentissage dont le résultat n'est pas garanti d'avance, dépend de l'âge, de l'éducation et de l'expérience plus ou moins grande que l'on a acquise, et n'est donc pas le même pour tous (on est donc dans l'ordre de l'acquis).
Concernant les perceptions (aisthèseis), comme on l'a vu dans la note 1, Platon ne limite pas les données fournies par le corps aux données fournies par les organes des sens, dans la mesure où d'une part, il est impossible, même à Aristote, d'identifier un ou des organes spécifiques associés à ce qu'on regroupe sous le vocable « toucher », qui viendrait compléter la liste des quatres organes clairement identifiés et localisés que sont les yeux pour la vue, les oreilles pour l'ouïe, le nez pour l'olfaction et la langue pour le goût, et d'autre part et surtout parce qu'il inclut dans les perceptions (aisthèseis) plaisirs et peines, désirs et craintes, au moins ce qui, dans ces sentiments, peut être qualifié d'« instinctifs » (cf. 156b3-6 : « les perceptions (aisthèseis) ont pour nous ce genre de noms, visions et aussi auditions et olfactions et sensation de froid et de chaud et bien sûr aussi plaisirs et peines et désirs et craintes... ») : lorsque je me pince le doigt dans une porte ou que je reçois un violent coup de poing dans la figure, ou lorsqu'un animal sent se refermer sur sa patte les pinces d'un piège, la douleur qui en résulte n'est pas le résultat d'une longue réflexion, mais bien une réaction spontanée se traduisant par exemple par un cri, voire par une perte de connaissance qui ne peut justement pas être le résultat d'une réflexion ; lorsque je sursaute quand je suis surpris par un bruit inattendu, c'est là encore une réaction spontanée de « peur » ; lorsque j'ai faim ou soif et que j'éprouve le « désir » de manger ou de boire, ou lorsque le faon qui vient de naître éprouve le « désir » de têter et cheche le sein de sa mère, il n'y a aucune réflexion derrière ces « sensations ».
Une autre manière de décrire la distinction que fait Platon entre perceptions (aisthèseis) et activités de ce que Socrate a appelé « âme » (psuchè, cf. 184d3) sans faire une fixation sur ce mot, et que le Socrate de la République appellerait sans doute plutôt noûs (« esprit, intelligence »), c'est de dire que l'activité de l'âme /esprit / intelligence, au contraire de la simple « perception » de quelque chose, nécessite la médiation des mots, pensés ou exprimés, indispensable pour donner des noms aux perceptions ressenties, c'est-à-dire leur attribuer une « étance » (ousia) en disant ou pensant « c'est ci ou ça », préalable indispensable pour pouvoir raisonner sur elles au moyen du logos et donc analogizesthai (« raisonner par analogie », cf. note 35) à leur sujet. Bref, on quitte le niveau des perceptions (aisthèseis) pour entrer dans celui de l'« âme » (psuchè) (ou, pour le Socrate de la République, de l'« esprit » (noûs)) dès que l'activité envisagée implique des mots (onomata) et le logos qu'ils rendent possible. C'est ce qui est impliqué par la réplique suivante de Socrate, dans laquelle il dit qu'en rester aux perceptions, c'est ne pas accéder à l'« étance » (ousia) de ce qu'on perçoit, c'est-à-dire pouvoir donner un nom à ce qui est perçu en disant ou pensant à son propos « C'est... », suivi d'un ou plusieurs mots disant ce que c'est (ti esti), c'est-à-dire lui attribuant une « étance » (ousia), au sens le plus primitif et général du mot, et non pas on ne sait trop quel « être » ou « Être » dans un sens métaphysique qu'on est bien en peine de définir. Le verbe « être » (einai) est l'outil linguistique qui permet ce passage des perceptions (asthèseisi) subies passivement aux réflexions rendues possibles par le logos au moyen des mots, et rien de plus. Ceci confiirme donc qu'il faut bien prendre ousia dans le sens que je lui ai donné dans les notes 24 et 33 : lorsque mes yeux perçoivent le teint couleur chair de la peau de la personne qui est devant moi, que mes oreilles entendent les insultes qu'il m'adresse et que je ressent une douleur lorsque son poing frappe ma figure, il y a bien, dans un premier temps au moins, trois ousiai (« étances ») différentes, : l'« étance » (ousia) d'une couleur (« c'est couleur chair »), l'« étance » (ousia) d'un son (« c'est une voix »), avant même que je reconnaise les mots qui modulent ce son, et l'« étance » (ousia) d'une douleur (« c'est douloureux ») ; le travail qui me permettra d'associer ces trois perceptions à une unique personne à laquelle je pourrai associer une nouvelle « étance » (ousia) (« c'est untel ») ne vient que plus tard, au prix d'une analyse supplémentaire sur les données perçuée par des canaux différents, qu'il faut d'abord identifier individuellement avant de les rapprocher éventuellement. Si bien que le premier apprentissage qu'il faut entreprendre en vue d'accéder aux « étances » (ousiai) et d'arriver à « raisonner par analogie », c'est celui du langage et des mots pour nommer ces « étances », et non pas on ne sait trop quelles réflexions « métaphysiques » sur l'« être » : pour dire, ou même simplement penser, à propos de n'importe quoi, « c'est ci ou ça », c'est-à-dire pour lui attribuer une « étance » (ousia), il faut connaître les mots qui l'expriment ; l'œil ne voit pas du rouge ou du noir, mais il transmet à l'âme des affections auxquelles celle-ci, après les avoir différenciées les unes des autres, attribue, avec l'âge et l'expérience, des noms de couleurs choisis dans un ensemble de noms qui évolue au fil des ans et du plus ou moins grand nombre d'occasions qu'elle a eu d'apprendre des noms de couleurs supplémentaires et de savoir les affecter convenablement, c'est-à-dire de la manière dont la plupart des gens qui connaissent ces mots les affectent à des couleurs spécifiques ; de même, le corps ne perçoit pas « dur » ou « mou » quand il se heurte violemment à un obstacle, mais ressent une douleur plus ou moins intense dans certains cas et au contraire une impression de moindre résistance non accompagnée de douleur dans d'autres et c'est l'expérience plus ou moins fréquemment renouvelée qui apprend à l'âme, par comparaison de souvenirs d'expéreinces antérieures, à qualifier de « dur » ce qui fait mal quand on le heurte violemment et de « mou » ce qui offre une moindre résitance et ne provoque aucune douleur dans une confrontation analogue, et, avec l'expérience, elle apprend comment interpréter les sensations éprouvées au contact d'objets pour savoir s'ils sont durs ou mous sans avoir à prendre le risque de se faire mal en les heurtant violemment.
Ces deux critères de distinction, d'un côté ce qui est là dès la naissance opposé à ce qui nécessite un apprentissage, de l'autre, ce qui n'a pas besoin de mots par opposition à ce qui en a besoin sont synthétisés dans l'opposition entre pathèmata (« affections ») subies par le corps (et pas seulement par les organes des sens, quel qu'en soit leur nombre) et analogismata (« raisonnements par analogie ») menés par l'âme au moyen du logos après un apprentissage adéquat. Ce qu'éprouve le corps de manière purement passive n'a pas besoin d'apprentissage pour fonctionner (on n'apprend pas plus à voir ou à entendre qu'à ressentir de la douleur ou un besoin de boire ou de manger), mais un apprentissage est nécessaire chez l'homme pour qu'il puisse donner des noms à ces perceptions et, chez les animaux comme chez les hommes, pour induire des comportements en réponse à elles, par le biais de l'instinct chez les animaux et aussi du raisonnement chez les hommes. Mais il n'y aurait ni instinct chez les animaux, ni raisonnements chez les êtres humains, s'il n'y avait pas d'abord, des perceptions dans lesquelles ils sont purement passifs alimentant ce que Socrate appelle « âme » (terme plus approprié quand on envisage tous les animaux, et pas seullement les êtres humains) et qui est capable d'agir sur la base de ces informations reçues passivement. (<==)

(38) Le verbe grec que je traduis par « tomber sur » est tugchanein, ici à l'infinitif aoriste tuchein dont dérive tuchè, qui signifie « hasard, fortune (bonne ou mauvaise), destin ». Le verbe évoque donc une idée de chance ou de hasard, qui s'oppose à l'idée de raisonnements conduisant à la vérité : on est donc plus au niveau de l'opinion vraie que de la démonstration rigourese. Mais en utilisant ce verbe, Socrate se place au niveau minimaliste d'accès à la vérité, le seul accessible à quelqu'un qui n'est même pas capable d'accéder aux « étances » et n'a donc rien sur quoi raisonner. Dans la réplique suivante de Socrate, on trouve le verbe atuchein, qui en est l'opposé par adjonction du alpha privatif au début et que j'ai traduit par une simple négation (« ne tombera pas sur »).
Pour Platon, la vérité (alètheia) est une propriété du logos : une personne, une chose, un fait ne sont pas vrais ou faux en eux-mêmes. Un faux billet, un faux Van Gogh, une fausse note, ne sont pas faux en eux mêmes, mais seulement par rapport à ce qu'ils prétendent être ou qu'on prétend qu'ils sont. Ce qui peut être vrai ou faux c'est le discours qu'on tient sur eux, selon qu'il est ou non conforme à ce qui est, qu'il dit ou pas « les étants comme c'est » (legei ta onta hôs estin ; Sophiste, 263b4). Et dire les étants comme c'est, c'est dire leur étance (ousia), ce qui ne veut pas dire, dire tout ce qui les décrit, mais implique seulement qu'à chaque fois qu'on dit quelque chose sur eux, par exemple quand l'Étranger dit que Théétète est assis, ou que Théétète vole / est volant, c'est-à-dire qu'on leur attribue une « étance », ce que l'on dit corresponde à ce qui est dans les faits (pragmata). Comme je l'ai dit dans la note précédene, il n'y a d'ousia (« étance ») (pour nous êtres humains) que pour autant qu'il y ait des mots pour la dire. Le mot ousia (« étance ») dérive du verbe einai (« être »), verbe dont, rappelons-le, la seule fonction est de faire de ce qu'il introduit (ou de ce qu'il suppose implicitement), quoi que ce soit, une ousia (« étance »). Et ce que dit ici tout simplement Socrate, c'est que, tant que quelqu'un n'est pas capable de dire « quelque chose qu'est » (ti esti) ce à quoi il s'intéresse, c'est-à-dire dans son vocabulaire, de lui attribuer une « étance », la question de savoir si c'est vrai ou pas ne se pose même pas. Il ne s'agit pas ici d'une notion abstraite d'« être » vide de sens ou d'on ne sait trop quelle « essence » qui, seule, serait la réponse pertinente à la question « c'est quoi », car la question de la vérité se pose tout autant quand je dis « il est rouge » ou « il est grand » que quand je dis « c'est un homme », toutes propositions qui, pour Platon, énoncent des ousiai (« étances ») à propos d'un « étant » (on).
Voici pour finir les traductions en français de cette réplique que j'ai consultées :
- Cousin : « Est-il possible que ce qui ne saurait atteindre à l'essence, atteigne à la vérité ?  » ;
- Diès : « Celui-là peut-il atteindre la vérité qui n'atteint même pas jusqu'à l'être ? » ;
- Robin : « Mais est-il possible d'atteindre la vérité par ce qui n'atteint même pas à l'existence ? », avec une note qui dit : « La traduction : "est-il possible à celui qui..." me paraît, quoique défendable, s'acorder moins bien avec ce qui précède. » ;
- Chambry : « Or est-il possible d'atteindre la vérité quand on n'atteint même pas l'être ? » ;
- Narcy : « Or est-il possible de rencontrer la véritè, à ce qui ne rencontre même pas la réalité ? ». (<==)

(39) « Sera-t-il un jour savant / expert en cela ? » traduit le grec pote toutou epistèmôn estai. La question qui se pose ici est celle de savoir à quoi renvoie le pronom toutou, génitif neutre (ou masculin) singulier du pronom outos (« celui-ci »), autè (« celle-ci), touto (« ceci »). Or il ne peut renvoyer ni à alètheia (« vérité »), ni à ousia (« étance »), qui sont tous deux féminin, le seul genre que ne peut pas être toutou (le féminin serait tautès), qui sont les deux mots les plus proches, ce qui fait qu'il ne peut renvoyer qu'à ta analogismata (« les raisonnements par analogie »), neutre, deux répliques de Socrate plus haut. Cette conclusion invite à traduire epistèmôn plutôt par « expert » que par « savant » puisqu'il s'agit plus ici de manières de raisonner que de conclusions auxquelles on arrive et qui consituent donc un « savoir ». Mais dans la mesure où tout le dialogue cherche une définition de l'epistèmè, mot que je traduis par « savoir », je garde la double traduction pour faire sentir en français la parenté de racine entre epistèmè (« savoir ») et epistèmôn (« savant »).
Concernant le savoir (epistèmè) dans les rapports au vrai et à l'étance, on peut se reporter à République V, 477b10-11, dans la discussion sur la différence entre savoir et opinion (doxa), où Socrate dit que « [Le] savoir [...c'est] chercher à connaître comme [c']est, l'étant » (epistèmè [...] gnônai hôs esti to on), dans lequel on retrouve presque textuellement la définition de la vérité du Sophiste citée dans la note précédente. Il y a un lien indéfectible entre ousia (« étance »), vérité (alètheia) et savoir (epistèmè) : savoir, c'est connaître la vérité sur l'étance de ce à quoi on s'intéresse du point de vue sous lequel on l'envisage, ainsi que les raisons pour lesquelles c'est ainsi. (<==)

(40) Le mot que je traduis par « raisonnement » est sullogismos, alors que Théétète avait parlé d'analogizesthai (« raisonner par analogies ») et Socrate à l'instant, en écho à ces propos, d'analogismata (« raisonnements par analogie »). Deux différences notables entre ces deux mots, tous deux construits sur logismos (« compte, calcul, raisonnement »), le préfixe et la terminaison. Le préfixe ana- induit une idée d'itération qui évoque l'analyse alors que le préfixe sun- (transformé ici en sul-) évoque une idée de rassemblement, de synthèse. Pour Socrate les deux sont complémentaires, mais la finalité, c'est la synthèse, que l'analyse ne fait que préparer et rendre possible. Il est donc normal qu'il privilégie ici la synthèse. La terminaison en -ma, comme je l'ai expliqué dans la note 35, désigne une instance particulière de ce que décrit le verbe dont dérive le substantif, ici des raisonnements, alors que la terminaison en -os désigne l'activité spécifique que nomme le verbe dans son abstraction. Avec analogismata, Socrate évoquait des raisonnements, multiples, dans leur individualité, opposés à des affections (pathèmata), elles aussi multiples, dans leur individualité. Avec sullogismos, il évoque le raisonnement rassembleur (sul-) en tant que type d'activité, qui s'oppose justement à la pluralité des affections (pathèmata) dont le raisonnement (sullogismos) doit faire la synthèse. (<==)

(41) Les deux derniers verbes de cette liste sont psuchesthai et thermainethai, infinitif présent moyen ou passif des verbes psuchoun, qui signifie « refroidir », et thermainein, qui signifie « chauffer, échauffer, réchauffer ». Après ce que j'ai dit dans les notes précédentes des motivations de Socrate / Platon dans le choix du mot pathèmata (« affections ») pour parler de ce qui est fourni par les sens, il est évident qu'il faut comprendre ces formes verbales comme des passifs (mot français dérivé de paskein via le latin) et les traduire par « être refroidi » et « être réchauffé », et non pas par des formes pronominales comme « se refroidir » et « s'échauffer » (Diès, Chambry), comme s'il s'agissait de moyens, pour bien montrer qu'il s'agit de phénomènes dans lesquels nous sommes tout aussi passifs que dans le fait de voir ou d'entendre : il n'est pas question ici d'une action que ferait une personne pour « se rafraîchir », comme de s'éventer, ou « se réchauffer », comme de s'approcher d'une source de chaleur, mais du phénomène physique qui fait changer sa température, qu'elle peut certes provoquer par ses actions, mais dont le résultat ne dépend pas plus de sa volonté que le fait de voir mieux un objet dont on s'est rapproché. (<==)

(42) « Percevoir » traduit le verbe aisthanesthai, dont dérive le substantif aisthèsis (« perception »), que l'on va retrouver dans la réplique suivante de Socrate. Si l'on se souvient de ce que j'ai dit dans la note 1 pour justifier la traduction d'aisthèsis par « perception » plutôt que par « sensation » pour mieux marquer que Platon ne le limite pas aux perceptions des quatre (ou cinq) « sens », et qu'on revient à ce que Socrate a dit en 156b3-6, que « les perceptions (aisthèseis) ont pour nous ce genre de noms, visions et aussi auditions et olfactions et sensation de froid et de chaud et bien sûr aussi plaisirs et peines et désirs et craintes... », on comprend mieux maintenant pourquoi il mentionne plaisirs, peines, désirs et craintes comme des aisthèseis (« perceptions ») alors qu'elles ne sont liées à aucun organe des sens en particulier. Comme les perceptions par les sens, vue, audition, etc., ces « sentiments » (substantif dérivé de « sentir ») sont, au moins dans un grand nombre de cas, spontanés et non pas le résultat de « raisonnements par analogie » : lorsque j'éprouve du plaisir à écouter un morceau de musique qui me plait ou à faire l'amour, ou que je ressens une douleur quand je me pince un doigt dans une porte, ou encore que je sens monter en moi un désir en voyant passer une belle fille dans la rue, ou ressens de la peur en étant surpris par une explosion derrière moi, ces « sentiments » sont pour ainsi dire « reflex » et non pas le résultat d'une réflexion prolongée y aboutissant, même si, dans certains cas, ces « sentiments » peuvent être provoqués par une réflexion s'appuyant sur la mémoire d'événements similaires que j'ai vécus dans le passé et des raisonnements par analogie. Il y a donc bien un niveau où ces « sentiments » sont de pures « sensations » au même titre que la couleur ou l'odeur. Et dans les deux cas, perceptions perçues par les sens ou pas, il y a bien d'un côté une « perception » brute qui n'est pas provoquée par celui qui « perçoit » mais par quelque chose qui lui est extérieur et de l'autre un ou des noms que la raison (noûs) peut donner à ces « perceptions » brutes (« rouge », ou « odeur de jasmin », ou « agréable » ou « effrayant »...) et par lesquels elles acquièrent une « étance » (ousia), le fait d'« être » ce qu'on les pense ou dit « être » au moyen de ces mots, mots qui ne sont pas liés indissociablement à ces « perceptions » en dehors de tout sujet « percevant », mais n'existent que dans l'esprit de ceux qui les « perçoivent » du fait de conventions partagées dépendant du langage parlé par celui qui « perçoit ». (<==)

(43) Le texte grec traduit par « Mais en même temps, nous avons du moins progressé au point de ne pas le moins du monde le chercher dans [la] perception, mais dans ce nom, quel qu'il soit, que porte l'âme à chaque fois qu'elle-même par ses propres moyens s'affaire autour des étants » est homôs de tosouton ge probebèkamen, hôste mè zètein autèn en aisthèsei to parapan all' en ekeinôi tôi onomati, hoti pot' echei hè psuchè, hotan autè kath' hautèn pragmateuètai peri ta onta, mot à mot « néanmoins mais de_telle_sorte du_moins nous_avons_progressé que pas chercher celle-ci dans perception du tout mais dans celui-ci le nom quel_qu'il_soit un_jour porte la âme à_chaque_fois_que elle-même par ses_propres_moyens s'affaire autour_de les étants ».
Le problème que pose ce propos de Socrate est qu'il semble, en refusant d'assimiler le savoir à la perception, en faire un simple nom / mot (onoma). Et la construction de la phrase ne laisse pas de doute là-dessus, puisqu'elle oppose de manière évidente du fait de la similitude des formulations une recherche en aisthèsei (« dans [la] perception ») à une recherche en ekeinôi tôi onomati (« dans ce nom »). Avant de chercher à expliquer comment il faut comprendre ces mots, voyons comment nos prédécessseurs les ont traduits et parfois commentés :
- Cousin : « Cependant, nous sommes assez avancés pour ne plus chercher la science dans la sensation, mais dans cette opération de l'âme, quel que soit le nom qu'on lui donne, par laquelle elle considère elle-même les objets. »
- Jowett : « at the same time we have made some progress, for we no longer seek for knowledge in perception at all, but in that other process, however called, in which the mind is alone and engaged with being. »
- Fowler : « However, we have progressed so far, at least, as not to seek for knowledge in perception at all, but in some function of the soul, whatever name is given to it when it alone and by itself is engaged directly with realities. »
- Diès : « Toutefois ce nous est une sérieuse avance de n'avoir plus du tout à la chercher dans la sensation, mais dans l'acte, quelque nom qu'il porte, par lequel l'âme s'applique seule et directement à l'étude des êtres. »
- Cornford : « Still, we have advanced so far as to see that we must not look for it in sense-perception at all, but in what goes on when the mind is occupied with things by itself, whatever name you give to that. »
- Robin : « Il n'en est pas moins vrai, d'autre part, que nous nous sommes en tout cas suffisamment avancés, pour totalement nous abstenir de l'aller chercher dans la sensation ; bien plutôt sous cette autre dénomination, quelle qu'elle soit, dont l'âme est désignée quand, à elle seule et par elle-même, elle travaille à considérer la réalité des choses. »
- Chambry : « Toutefois nous sommes assez avancés pour ne plus du tout la chercher dans la sensation, mais dans le nom, quel qu’il soit, qu’on donne à l’âme, lorsqu’elle s’applique elle-même toute seule à l’étude des êtres. »
- Benardete : « But still and all, we've advanced so far at least, so altogether not to seek it in perception but in that name, whatever the soul has, whenever it alone by itself deals with the things which are. »
- Waterfield : « Still, we have got somewhere: we have completely given up looking for knowledge in perception. Instead we'll look for it in whatever one calls that function of the mind when it is involved with things by itself. »
- Lewett : « However, we have made a little progress. We shall not now look for knowledge in sense-perception at all, but in whatever we call that activity of the soul when it is busy by iteslf about the things which are »
- Narcy : « Cependant, nous voici assez avancés pour ne la chercher absolument pas dans la sensation, mais sous le nom, quel qu'il soit, que porte l'âme quand, ne faisant appel qu'à elle-même, elle a affaire elle-même aux réalités. », avec une note sur le mot « âme » disant : « Autrement dit, la science n'est qu'un nom de l'âme. Comme l'enseigne la République, (VII, 518c), la science n'est pas quelque chose dont l'âme pourrait être indifféremment munie ou privée : c'est un "état" (pathèma) dans l'âme (VI, 511d), celui où elle est quand elle est tournée vers "ce qui est et ce qu'il y a de plus visible parmi ce qui est", soit le bien, et qu'elle en supporte la vue (VII, loc. sit.) Le nom de cet état, toujours selon l'enseignement de Socrate dans la République, c'est noûs ou noèsis (République VI, 511d) : "l'intelligence" qui, sur la ligne où Socrate ordonne les différentes formes de connaissance, est à l'opposé de la sensation. Le lecteur de la République est donc à même de deviner la réponse suggérée par Socrate. »
À ces traductions, on peut ajouter celle que Monique Dixsaut propose de cette réplique de Socrate dans son commentaire accompagnant sa traduction du Sophiste pour Vrin, Paris 2022, pp. 290-291, lorsqu'elle revient sur ce qui constitue l'« hier » de la discussion rapportée dans ce dialogue, au début d'une section intitulée Hier, le savoir cherché, traduction dont la partie qui nous intéresse est la suivante : « Toutefois, nous voici assez avancés pour ne plus du tout la chercher dans la sensation, mais dans le nom, quel qu'il soit, que porte l'âme quand, elle-même et par elle-même, elle a affaire à des êtres qui sont. », qu'elle commente ensuite en renvoyant à l'analogie de la ligne de République VI, regrettant que Socrate n'ait pas, dans le Théétète, où il discute avec des mathématiciens, repris « la question alors à peine traitée de la différence entre les deux modes de connaissance distingués dans le second segment de le Ligne », c'est-à-dire « la différence entre un savoir dialectique et celui baptisé "dianoétique" dans la République » (dans les termes de l'analogie, entre ce qui y est appelé noèsis, mais, comme elle le fait remarquer dans une note, où elle traduit ce mot par « intellection », devient epistèmè dans la reprise de l'analogie de la ligne au livre VII de la République, qu'elle rebaptise ici « savoir dialectique » et ce qui y est appelé dianoia, qu'elle quallifie ici pour cette raison de « dianoétique »), et l'accusant d'avoir fait preuve de « désinvolture en concluant que la science peut fort bien se chercher dans un nom "quel qu'il soit" ». Elle compare cette désinvolture à celle dont aurait fait preuve selon elle Socrate en République VII lorsqu'« après avoir suggéré de dénier le nom de "sciences" aux disciplines situées dans le premier segment de l'intelligible, il avait conclu "qu'il n'y a pas lieu de débattre sur le nom quand on doit examiner des choses aussi importantes" (République VII, 533d7-e2) ». Pour une compréhension différente de la section 533c7-e7, problématique à la fois sur certains mots et sur le découpage des répliques et leur attribution à Socrate ou Glaucon, section dont fait partie le membre de phrase cité par Monique Dixsaut, compréhension qui en renverse complètement le sens, voir la note 46 à ma traduction de République VII, 531c9-535a2 sous le titre Définition du dialegesthai. Dans le découpage et la lecture que j'en propose, Socrate ne fait pas preuve de « désinvolture » à propos des mots, mais Socrate et Glaucon conjuguent leurs efforts pour nous faire comprendre que discuter sur les mots, ce n'est pas du pinaillage, mais la seule manière d'accéder à quelque chose qui est au-delà des mots et « qui peut seulement être visible dans l'âme du fait de son état » (ho an monon dèloi pros tèn hexin saphèneiai legein en psuchèi, 533e4-5), si bien qu'aucun mot à lui seul, quand justement il s'agit de concepts d'une grande étendue (et non pas de choses importantes), ne peut en rendre perceptibles toutes les nuances.
Comme le font apparaître les mots mis soit en bleu, soit en rouge dans chacune de ces traductions, elles se classent en deux groupes : les « bleus » (presque tous les français sauf Diès, plus Benardete chez les anglo-saxons, traductions toutes postérieures à 1950), qui conservent au mot par lequel ils traduisent onomati (« mot » ou « name », sauf Robin qui le traduit par « dénomination ») son rôle d'alternative à la sensation, et les « rouges » (tous les anglo-saxons, sauf Benardete, et Diès chez les français, traductions qui, toutes sauf une (Waterfield), sont antérieures à 1950), qui refusent de faire d'onomati (« nom ») l'alternative à la sensation, c'est-à-dire de voir dans le savoir (epistèmè) un simple nom, et introduisent un autre terme ou expression (« function », « process », « what goes on », « activity », « acte ») qui n'est pas dans le grec, comme alternative à la sensation, dont seul le nom, auquel ferait pour eux référence le mot onomati, serait indéterminé.
Par ailleurs, les traducteurs qui commentent ces propos (Narcy et Dixsaut) font tous deux référence à l'analogie de la ligne de la République en essayant de concilier ce qui y est dit ou suggéré par Socrate à ce qui est dit ici, ce qui suppose que c'est le même Socrate qui parle dans les deux dialogues et qu'il y propose les mêmes thèses. Or, j'ai montré dans la note 6 que ce n'était pas le cas. Et donc, comme c'était une erreur que de vouloir comprende l'usage fait par Socrate en 184d3 du mot idea à partir de son emploi dans la République, c'est une erreur ici que de vouloir concilier les propos qu'y tient le Socrate du Théétète avec ceux que tient le Socrate de la République, puisque ce n'est pas le même Socrate qui parle dans les deux dialogues. Plutôt donc que de chercher à concilier ce que dit un personnage nommé Socrate ici avec ce que dit un personnage portant le même nom dans la République, il faut au contraire chercher à mettre en évidence les différences qui nous permettront peut-être de mieux comprendre ce qui est dit ici.
Un bon point de départ pour ce faire est le mot pathèma, utilisé au pluriel par Socrate en 186c2 et en 186d2 où je l'ai traduit par « affection » (au sens de ce qui nous affecte, que l'on subit), pour parler de ce qui est transmis à l'âme à partir des sensations éprouvées / subies par le corps, car ce mot est central dans l'analogie de la ligne, à la fin du livre VI de la République. Il n'y est utilisé qu'une seule fois à la fin, en République VI, 511d7, lorsque Socrate liste quatre choses qu'il nomme pathèmata (« affections / états d'esprit »), qu'il associe chacune à l'un des quatre segments dans lesquels il a découpé la ligne, deux dans le vu (horômenon) et deux dans le perçu par l'intelligence (nooumenon), et, quand, vers la fin du livre VII, il reprend cette analogie, il appelle epistèmè (« savoir », République VII, 533e8), l'objet de la recherche du Théétète, ce qu'il avait initialement appelé noèsis (« appréhension par l'intelligence ») dans l'analogie proprement dite, sans qu'il y ait le moindre doute sur le fait qu'il parle de la même chose avec ces deux mots, puisque les trois autres pathèmata (« affections / états d'esprit ») listés portent le même nom les deux fois. Pour le Socrate de la République, donc, il y a des pathèmata (« affections / états d'esprit ») aussi bien du côté du noûs (« esprit, intelligence ») que du côté des perceptions par le corps. Or, en 186b11-c5, le Socrate du Théétète oppose « des affections (pathèmata) [qui], par le moyen du corps, tendent vers l'âme » aux « raisonnements par analogie (analogismata) à leur sujet relativement à l'étance et à leur utilité », en d'autres termes limite les pathèmata aux affections du corps provoquant des sensations et les oppose aux analogismata, aux raisonnements par analogie qu'ils suscitent dans l'âme, ce qui suggère qu'il donne un sens plus limité que le Socrate de la République à pathèma, un sens plus proche du sens étymologique supposant totale passivité, et donc incompatible avec une activité intellectuelle. Par ailleurs, là où le Socrate de la République suppose deux sortes de pathèmata (« affections / états d'esprit ») dans chaque registre, le vu, et plus globalement le sensible, et ce qu'il appelle le perçu par l'intelligence (nooumenon, République VI, 509d8) en utilisant un verbe au passif pour bien faire sentir que, là aussi, il y a une certaine passivité de l'esprit dans son activité intellectuelle, puisqu'elle est soumise aux sollicitations du corps, même si à la longue, elle peut s'auto-alimenter à l'aide de la mémoire, distingués l'un de l'autre dans chaque cas par l'attitude de la personne par rapport à ce qu'elle appréhende, son « état d'esprit » à ce sujet, selon qu'elle considère, dans un cas, que les images que lui fournit la vue lui dévoilent la réalité telle qu'elle est ou qu'elle a pris conscience du fait que ce ne sont que des images de réalités plus complexes, et dans l'autre, que les mots nous font connaître par eux-mêmes ce qu'ils désignent ou qu'elle a compris que les mots ne sont que des sortes d'« images » pour l'esprit, des « étiquettes », qui ne nous apprennent rien par elles-mêmes sur ce qu'elles désignent de manière purement conventionnelle pour un groupe humain donné partageant le même langage, le Socrate du Théétète ne distingue que deux domaines opposés, celui des pathèmata (« affections ») subis par le corps, en particulier, mais pas seulement, à travers les organes des sens, de manière purement passive, et celui de l'activité raisonnante de l'âme travaillant par comparaisons (analogismata) entre les sensations qui l'alimentent, sans entrer dans le détail de cette activité et des « outils » qui la rendent possible au-delà de ceux qui l'alimentent (les organes des sens principalement, mais en fin de compte le corps dans son entier pour tout ce qu'il perçoit). Cette approche plus simple ne s'intéresse ni à ce qui rend possible cette activité, le logos, qui n'apparaît que noyée dans le mot analogisma (« raisonnement par analogie ») et dans le verbe analogizesthai (« raisonner par analogie »), ni à ce qui rend possible le logos, les mots qui le composent et leur rapport à ce qu'ils sont supposés désigner. Et il semble bien que, tout comme ce Socrate ne faisait pas la distinction entre les ideai et leurs instanciations dans de multiples sujets (cf. note 6), il ne fait pas non plus la distinction entre un nom (onoma) et ce dont c'est le nom, ce qui expliquerait l'emploi surprenant d'onoma ici à propos du savoir. Que le Socrate du Théétète n'ait pas une claire compréhension du rôle des noms, qui ne sont ni ce qu'ils ne font que désigner, ni le savoir (epistèmè) sur ce dont ils ne sont le nom que par pure convention sociale et sur lequel ils n'apprennent rien par eux-mêmes, c'est ce que montre l'image qu'il va bientôt donner de l'âme comme volière dans laquelle il assimile les oiseaux que chacun y enferme depuis sa naissance directement à des savoirs (epistèmai, cf. 197e3), ce qui fait que l'image ne fonctionne pas, comme il le montre lui-même, alors qu'elle aurait parfaitement fonctionné s'il avait assimilé ces oiseaux à des mots (sur cette question, voir la page de ce site intitulée Tablette de cire et colombier).
Un indice du fait que le Socrate du Théétète n'a pas la même compréhension des noms que celui de la République nous est implicitement donné par la comparaison entre deux « définitions » voisines du logos, celle donnée par le Socrate du Théétète en 202b5-6, au début de la discussion du savoir comme opinion vraie accompagnée de logos, lorsqu'il dit que « l'entrelacement des mots est l'étance du logos » (onomatôn sumplokèn einai logou ousian) et celle donnée par l'Étranger d'Élée en Sophiste, 259e5-6, lorsqu'il dit que « [c'est] au moyen de l'entrelacement des eidè les uns avec les autres [que] le logos se produit pour nous » (dia tèn allèlôn tôn eidôn sumplokèn ho logos gegonen hèmin). Certes, l'Étranger d'Élée n'est pas le Socrate de la République, mais ses propos sont en parfait accord avec la manière dont celui-ci définit les eidè comme ce qui donne sens aux mots dans la discussion sur les différentes sortes de lits. Pour le Socrate du Théétète, le logos n'est rien de plus qu'un entrelacement de mots (onomata, dans un sens plus général que celui de « nom » au sens grammatical), définition dans laquelle le terme « entrelacement » (sumplokè) est inapproprié, car un logos n'est qu'une succession de mots mis les uns à la suite des autres qui ne dit rien par lui-même du sens qu'il faut donner à cette succession (dans de nombreuses langues, l'ordre de succession des mots peut d'ailleurs varier sans que change le sens du logos, comme Molière nous en donne une brillante démonstration dans Le Bourgeois gentilhomme, acte II, scène 4 avec la phrase « Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour »), sachant en plus que toutes les successions de mots ne sont pas nécessairement porteuses de sens et ne constituent donc pas toujours un logos au sens fort que le Socrate de la République et l'Étranger d'Élée donnent à ce mot, qui implique un assemblage de mots porteur de sens pour que ce soit plus qu'un phénomène sonore ou graphique, un simple phtheggesthai (« produire des sons », pour n'importe quoi, pas seulement les hommes quand ils parlent). Pour l'Étranger d'Élée, qui ne contredit pas le Socrate muet qui assiste à l'entretien relaté dans le Sophiste, et qui, lui, se donne la peine de décortiquer les mécanismes du logos et les règles qui s'imposent pour qu'un assemblege de mots soit porteur de sens, ce qui justement permet aux mots de porter du sens, ce sont les eidè que chaque personne y associe pour donner à chacun du sens, sens qui découle justement des relations que chacun suppose entre les ideai vers lesquelles pointent les eidè qu'ils associent à ces mots. Et ce réseau de relations réciproques constitue bien un « entrelacement », et non pas une simple succession linéraire. Les mots sont ainsi pensés comme distincts à la fois de ce qu'ils sont supposés désigner et du sens qu'on leur donne, différent d'une personne à une autre dès qu'on creuse un peu, et qui découle des relations que l'on suppose entre eux, car ce sont justement ces relations qui permettent de donner du sens à des assemblages de mots qui, pris individuellement, n'ont aucun sens. Le Socrate du Théétète semble jusqu'à un certain point pressentir cela lorsque, après la définiton du logos citée plus haut et en prélude à la discussion sur les éléments / lettres (stoikeia) et les assemblages / syllabes (sullabai) évoquée dans la note 6, il ajoute « ainsi donc les éléments d'une part sont dépourvus de logos et impossibles à connaître, mais perçus par les sens, les assemblages d'autre part, [sont] susceptibles de connaissance et aussi de discours et d'opinion par une opinion vraie » (houtô dè ta men stoicheia aloga kai agnôsta einai, aisthèta de: tas de sullabas gnôstas te kai rhètas kai alèthei doxèi doxastas), donnant ensuite l'exemple de la première syllabe de son nom, SO (ΣΩ en grec), dont on peut dire qu'elle est composée des lettres sigma et omega, alors que sur la lettre sigma (ou omega), on ne peut donner que son nom.
En fait, si l'on regarde de plus près la manière dont le Socrate du Théétète emploie les mots, on s'aperçoit qu'il manque de rigueur dans leur usage et qu'il a tendance à facilement estimer que deux noms différents désignent / sont « la même chose » (tauton). Il suffit, pour s'en convaincre, d'examiner ces quelques échanges au début du dialogue, après que Socrate ait fait préciser à Théétète ce qu'il apprend avec Théodore :

  SOCRATE - Le [fait d']apprendre n'est-il pas le [fait de] devenir plus sophos à propos de ce qu'on apprend ?
  THÉÉTÈTE - Comment non en effet ?!
  SOCRATE - Mais [c'est] par [la] sophia, me semble-t-il du moins, [que sont] sophoi les sophoi.
  THÉÉTÈTE - Oui.
  SOCRATE - Mais cela, est-ce que ça diffère en quelque manière d'epistèmè ?
  THÉÉTÈTE - Mais de quelle manière [serait-ce possible] ?
  SOCRATE - Donc, [c'est] la même [chose], epistèmè et sophia ?
  THÉÉTÈTE - Oui.
  SOCRATE - Eh bien cela même, c'est ce qui me met dans l'embarras, et je ne peux saisir convenablement en moi-même ce qu'epistèmè peut bien avoir chance d'être. (145d8-e9)

J'ai délibérément laissés non traduits les mots sophia (généralement traduit par « sagesse »), sophos (au pluriel sophoi, généralement traduit par « sage ») dont le précédent dérive, et epistèmè (généralement traduit par « savoir », ou « science »), qui est l'objet du Théétète, car les deux mots sophia et epistèmè ont des sens qui se recouvrent en partie (voir à ce sujet la note 6 à la page de ce site intitulée Le Théétète et le Sophiste) et que donc le caractère plus ou moins vrai de ce que dit ici Socrate dépend justement du sens que l'on donne à ces mots. Si sophia et epistèmè peuvent tous deux avoir le sens d'« habileté » ou de « savoir », sophia évolue vers le sens de « sagesse », qui implique une idée de valeur et de rapport au bon que n'a pas epistèmè, mais qu'on retrouve dans le -sophos de philosophos. Toute la question sous-jacente à cette équivalence suggérée par Socrate entre sophia et epistèmè est celle de déterminer s'il suffit de savoir (epistèmè) pour bien agir, pour faire ce qui est bon (sophia au sens de « sagesse »). Or Socrate introduit ici le mot sophos dans un contexte de spécialisation et d'apprentissage : apprendre, par exemple la géométrie ou l'astronomie, comme le fait Théétète auprès de Théodore, cela, dit Socrate, rend plus sophos « à propos de ce qu'on apprend », ce qui invite à comprendre sophos dans le sens de « savant, instruit » plutôt que de « sage » et justifie donc qu'il rapproche sophia d'epistèmè. Mais en même temps, dès la réplique suivante, il prétend ne pas savoir ce que peut bien être epistèmè, qu'il vient pourtant d'assimiler à sophia, sans avoir pris la peine de préciser le sens qu'il donne à ce mot au-delà du fait qu'en apprenant, on devient plus sophos sur ce qu'on apprend.
Et de toutes façons, ce rapprochement de deux mots pour les dire « la même chose » (tauton), que ce soit de la part de Socrate avec les mots sophia et epistèmè ou de celle Théétète avec les mots epistèmè et aisthèsis (« perception »), ne va pas dans le sens de la clarification, mais au contraire de la confusion. Remplacer un mot par un autre supposé signifier la même chose n'est pas la meilleure manière de clarifier des notions complexes, surtout quand chacun de ces mots a une pluralité de sens possibles selon le contexte, comme c'et le cas pour les trois mots ici en cause (pour la multiplicité des sens d'aisthèsis, voir la note 1). Ainsi, si l'on rapproche l'assimilation entre sophia et epistèmè faite par Socrate de celle entre epistèmè et aisthèsis (« perception ») faite par Théétète, on devrait en déduire que sophia et aisthèsis (« perception »), c'est la même chose, ce qui, si l'on prend sophia dans le sens de « sagesse », n'a plus aucun sens et ne serait accepté par personne : cela reviendrait à dire que, puisque Théétète admet dans la suite de la discussion que voir, c'est percevoir et que la vue est une perception (« est-ce que tu ne dis pas le voir percevoir et la vue perception ? » (ara to horan ouch aisthanesthai legeis kai tè opsin aisthèsin, 163d8-9)) et que finalement « il a été convenu que vue en effet et perception et savoir, [cest] la même [chose] » (opsis gar kai aisthèsis kai epistèmè tauton hômologètai, 164a6-7)), voir et être sage, c'est la même chose ! Et les assimilations n'en restent pas là puisqu'à un autre moment de la discussion, où il était question de la perception différente du caractère chaud ou froid du vent, qui paraît (phainetai) chaud à l'un et froid à un autre, Socrate a fait admettre à Théétète que « le paraître est percevoir » (to phainetai asthanesthai estin, 152b12)) et que donc « apparence et perception, [cest] la même [chose] à propos des [choses] chaudes et de toutes les [choses] similaires » (phantasia kai aisthèsis tauton en te thermois kai pasi tois toioutois, 152c1-2)), ce qui, par transitivité, conduit à l'idée que phantasia (« apparence » dans le sens de manière dont les choses se montrent à nous) et sophia, c'est la même chose !
D'ailleurs, Platon avait déjà trouvé dans le cours du dialogue qui a précédé la section ici traduite le moyen de nous avertir discrètement de ce manque de rigueur dans l'emploi des mots et des expressions par le Socrate meneur de jeu du Théétète, dans la conclusion du discours que ce Socrate met dans la bouche de Protagoras défendant ses thèses après le refus de son ami Théodore d'assumer cette défense, lorsqu'il fait dire à Protagoras : « Si donc tu te fie à moi, et cela a été dit auparavant, [c'est] non pas dans un esprit d'hostilité ni de manière combative, mais en te laissant aller à une pensée bienveillante [qu']en vérité tu examineras ce que nous pouvons bien vouloir dire en déclarant que toutes [choses] se meuvent et que ce qui semble à chacun, cela est aussi, pour l'individu et pour la cité, et à partir de là, tu examineras si savoir et perception, [c'est] la même [chose] ou bien différent, mais pas, comme auparavant, à partir de la manière habituelle de faire usage des expressions et des mots, que la plupart des gens attribuent n'importe comment de sorte qu'ils ont toutes chances de s'attirer les uns les autres dans des impasses » (ean oun emoi peithèi, ho kai proteron errèthè, ou dusmenôs oude machètikôs all' hileôi tèi dianoiai sugkatheis hôs alèthôs skepsèi ti pote legomen, kineisthai te apophainomenoi ta panta, to te dokoun hekastôi touto kai einai idiôtèi te kai polei. kai ek toutôn episkepsèi eite tauton eite kai allo epistèmè kai aisthèsis, all' ouch hôsper arti ek sunètheias rhèmatôn te kai onomatôn, ha hoi polloi hopèi an tuchôsin helkontes aporias allèlois pantodapas parechousi, 168b2-c2). Dans ces mots, Platon fait défendre par un Socrate dont il attribue la paternité à Euclide de Mégare et qu'il fait parler au nom de Protagoras une manière de mener les dialogues et de faire usage des mots et des expressions qui est celle du Socrate de la République, et non pas celle du Protagoras historique, en lui faisant dire que ce n'est justement pas la manière utilisée dans ce qui a précédé par le Socrate qui porte cette accusation, qui est donc en fin de compte une sorte d'autocritique, constituant un indice supplémentaire à destination des lecteurs que le Socrate qui parle ici n'est pas le Socrate de la République dont un Protagoras de fiction s'exprimant à travers les mots que lui fait dire un Socrate dont Platon, qui est en fin de compte l'unique auteur de tous ces propos, attribue la paternité à Euclide de Mégare loue la manière de conduire les dialogues !
Et au début de la section ici traduite, Socrate, en disant que « le [fait d'être] expert dans le maniement des mots et des expressions et de ne pas les soumettre à un examen approfondi en quête d'exactitude [ne sont] en général pas [signe d'un] manque de noblesse, mais c'est plutôt le contraire de cela [qui est] indigne d'un homme libre » (184c1-3), dit en quelque sorte de manière emberlificotée, dans une formulation qui nie des termes de sens négatif, que pinailler sur les mots et chercher la petite bête dans l'expression de sa pensée à l'aide de logoi, c'est bon pour les imbéciles et indigne d'un homme libre, en s'excusant de le faire par exception dans le cas particulier de l'utilisation du datif seul par opposition à l'usage de la préposition dia à propos du rôle des yeux et des oreilles pour la vue et l'ouïe (cf. note 3). On pourra comparer ces propos à ceux du Socrate de la République soutenu par Glaucon, son interlocuteur à ce point du dialogue, lorsqu'il explique, en République VII, 533c7-e6, à propos du « cheminement dialektikon » (hè dialektikè methodos), dans un texte mentionné par Monique Dixsaut dans le commentaire à sa traduction de la réplique de Socrate ici en cause, mais dans une mauvaise lecture de ce texte controversé qui en renverse le sens, que le mot epistèmè (« savoir »), qui est justement celui qu'on cherche à définir dans le Théétète, a pu être utilisé, même par lui du fait de l'habitude, dans un sens large dans lequel il s'appliquait aux matières d'enseignement qui ont été examinées pour la formation des futurs philosophes, arithmétique, géométrie, etc., qui sont justement les matières que Théétète apprend de Théodore (cf. 145c7-d2), alors qu'il conviendrait de leur trouver « un autre nom, plus évocateur de clarté qu'"opinion" (doxa), d'obscurité que "savoir" (epistèmè) », au moment où il rappelle l'analogie de la ligne en donnant à ce qu'il y avait initialement appelé noèsis (que je traduis à ce point par « appréhension par l'intelligence ») le nom d'epistèmè (« savoir »), spécialisant donc ce mot en en restreignant le sens à ce qui constitue l'ultime étape de la progression imagée par la ligne de l'analogie et illustrée dans sa dynamique par l'allégorie de la caverne, et ajoutant, dans une remarque méthodologique plus générale dans laquelle il est interrompu par Glaucon, qui finit pour lui sa phrase : « (Socrate) c'est, me semble-t-il, non pas un désaccord à propos du nom, à propos de [concepts] aussi vastes que ceux sur lesquels une investigation nous est proposée…(Glaucon l'interrompant) Sûrement pas, en effet, mais [c'est] dire avec clarté ce qui peut seulement être visible dans l'âme du fait de son état ! », suggérant qu'en dernière instance, les discussions sur le choix des mots n'ont de sens que si elles participent à une meilleure expression de ce qui ne peut être compris que par la pensée intérieure au-delà des mots employés, qui n'ont aucun sens par eux-mêmes et ne prennent sens en nous qu'à travers les assemblages qu'on en fait, ou plutôt qu'on fait des eidè qu'on y associe pour leur donner sens (sur ma manière de comprendre ce texte controversé à la fois dans les mots et dans leur répartition entre Socrate et Glaucon, voir la note 46 à ma traduction de République VII, 531c9-535a2 sous le titre Définition du dialegesthai).
En conclusion, et pour revenir au point de départ de cette note, lorsque ce Socrate, qui ne brille pas par son attention aux mots et semble avoir du mal à faire la différence entre un nom et ce que ce nom cherche à désigner, dit qu'il faut chercher le savoir (epistèmè) « dans ce nom, quel qu'il soit, que porte l'âme à chaque fois qu'elle-même par ses propres moyens s'affaire autour des étants », il faut comprendre qu'il veut dire « dans ce que désigne le nom, quel qu'il soit, que porte l'âme à chaque fois qu'elle-même par ses propres moyens s'affaire autour des étants », en se souvenant de ce qu'il disait en 184d1-5 à propos de ce qui assure l'intégration entre les données des différents organes de perceptions, qu'il considère comme une idea (voir la note 6 sur ce choix de mot et les problèmes qu'il pose) et à laquelle il propose de donner le nom d'« âme » (psuchè) sans faire une fixation sur ce terme et en admettant qu'il faille peut-être en trouver un meilleur. Ce dont il veut parler ici, c'est de ce quelque chose qu'il fait entrer dans la famille des ideai et vis à vis duquel il n'est pas sûr du nom qu'il faille lui donner. Mais pour lui, connaître quoi que ce soit, c'est connaître son nom, et comme là, il n'est pas sûr du nom, il utilise une périphrase pour décrire ce que le nom qui lui manque devrait désigner et, dans la phrase qu'il prononce, au moment d'en arriver à l'endroit où c'est ce nom qui devrait être utilisé, il se contente de remplacer le mot qui lui manque par la périphrase « le nom, quel qu'il soit, que porte l'âme à chaque fois qu'elle-même par ses propres moyens s'affaire autour des étants », sans même chercher à adapter la structure de la phrase au fait qu'il a remplace le mot qui lui manquait par une périphrase commençant par le mot « mot » lui-même (onoma), tant pour lui, le nom et la « chose », c'est la même chose. Encore une indication que le Socrate du Théétète n'est pas le Socrate de la République !...<==)

(44) « Se former des opinions » traduit le verbe grec doxazein, dérivé du mot doxa, qui signifie « opinion ». Doxazein signifie donc « avoir une opinion, croire, penser, juger, supposer ». Dans la mesure où Théétète introduit ce verbe comme caractérisant une activité de l'âme « par ses propres moyens s'affair[ant] autour des étants » (autè kath' hautèn pragmateuètai peri ta onta), il me semble préférable de traduire par « se former des opinion » au pluriel, qui évoque un processus en général, plutôt que par « avoir une opinion », qui évoque un résultat atteint sur un cas particulier. Et puisque sa prochaine proposition de définition va utiliser le mot doxa, cette traduction, qui fait apparaître la traduction française de ce mot, bien qu'elle traduise un simple verbe grec par plusieurs mots, me semble préférable à une traduction par un simple verbe comme « penser » (qui est ambigu ici, dans la mesure où il pourrait être compris comme équivalent à noiein, alors que, quand il traduit doxazein, il a le sens qu'a « penser » dans une phrase comme « je pense que tu as raison ») ou « juger », qui masquerait le lien avec le nom qui va être utilisé dans la définition. (<==)


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Première publication le 15 juillet 2025 ; dernière mise à jour le 15 juillet 2025
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